Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux/L’Entre-deux-guerres/Chapitre III

La bibliothèque libre.
Nouvelle Librairie Nationale (I à IVp. 361-392).

CHAPITRE III


Quelques types de l’Entre-deux-guerres : Félicien Rops, Armand Gouzien. — La mort de Gouzien.
Armand Dayot, Gabriel Hanotaux, Henri Lavedan.
Forain et Caran d’Ache. — Yturri. — Boldini, Helleu, La Gandara, James Tissol, Lobre. — Pierre de Nolhac à Versailles.
Une fête à Trianon. — Un lumineux génie : Santiago Rusiñol.



Voici une corbeille de personnages divers, quelques-uns importants, d’autres moins, qui sont autant de touches de couleurs dans le tableau artistique et littéraire de l’Entre-deux-guerres. Morts ou vifs, ils contribuent à la perspective. Ils témoignent du fort et du faible de la société parisienne. Je les présente ici au naturel, sans autres liens que celui du temps et de la fréquentation.

Félicien Rops, l’aquafortiste hanté que l’on sait, avait une belle mine, haute et fière, de reître du XVIe siècle. Il lui manquait seulement le pourpoint de velours et l’épée. Il ne lui manquait ni la fine moustache, ni la barbiche, ni le visage triangulaire, ni le feu du regard, toujours en mouvement. Il parlait vite, en faisant chevaucher les mots comme les tuiles d’un toit, inventait à mesure des histoires extraordinaires et merveilleuses, à la réalité desquelles il croyait aussitôt. Tantôt à cheval à travers les pampas, dont il dépeignait l’ardeur en plein midi, tantôt coupant la brousse avec de hardis compagnons, tantôt seul en un canot au milieu des banquises, chassant l’ours et le bouquetin, il avait accompli des exploits capables de remplir une cinquantaine d’existences humaines bien occupées. C’était un mirage, mais d’un détail, d’une minutie, d’une précision poétique qui atteignaient au grand art.

L’invention mordait sur lui comme l’acide sur le cuivre, dessinait des formes soudaines, imprévues et vraisemblables. On était là comme au spectacle. Inutile de chercher à l’interrompre. Il reprenait toujours son fil, à la façon d’un habile cordier de village, et tirait dessus tant qu’il pouvait. À table, il prenait à peine le temps de boire, avalait ses bouchées sans mâcher, dans la crainte qu’un autre n’installât une conversation au milieu de ses ahurissantes fables.

Je le supposais atteint de phasie, qui est le contraire de l’aphasie et comme le déroulement frénétique d’un rouleau sans fin du langage. Chose étrange, ce grand artiste, qui se complaisait dans des compositions parfois si vives qu’elles ne peuvent figurer qu’au musée secret, était en paroles d’une extrême chasteté. Il cachait sa manie sexuelle comme l’enfant sa gourmandise. Armand Gouzien, son ami intime, à qui je faisais cette réflexion, me répondit :

— Néanmoins il ne pense qu’à ça.

— Alors, sa faconde, c’est pour s’en distraire ?

— Peut-être.

Et de pouffer. Impossible de rapporter les proverbes qu’il avait fabriqués sur le compte de Rops et que Rops écoutait en riant, c’est-à-dire en plissant, à la Méphistophélès, toutes les lignes de son visage autour de son nez.

Cher Gouzien, quel homme simple, direct, amusant, délectable il faisait ! Deux fées s’étaient penchées sur lui à sa naissance : la musique et la verve, l’une complétant l’autre, comme l’accompagnement fait au chant. À peine au sortir du bateau qui l’amenait à Guernesey, et d’un mal de mer « à vomir ses tripes », comme il disait, il courait chez un petit tailleur de sa connaissance et commandait un complet gris, beige ou marron. L’idée que ce vêtement « solide, élégant, éminemment durable, indestructible même », sur lequel aucune tache n’avait de prise, ne lui coûtait que soixante-quinze francs, ou, plus exactement, trois livres, three pounds, cette idée le transportait de joie. Ce rite accompli, il arpentait Hauteville à grandes enjambées, car il avait une carrure de géant, entrait en conquérant dans le salon rouge, s’asseyait au piano, et en avant !… Il ne se contentait pas de savoir par cœur tous les compositeurs français, allemands, polonais, de Rameau à Bizet, et de Glück à Wagner, en passant par Beethoven, Schumann et Chopin. Il faisait revivre leur style, leur magie personnelle, leurs intentions sur le clavier : « Ils vont se lever du bois sonore. C’est certain. Je le jure. Tiens, écoute ça ». Vlan ! de ses doigts forts et souples de marin breton, il ressuscitait Iphigénie, Yseult, le vieux Rhin, Carmen et le reste. Un ouragan de sons se déchaînait, emportant en tourbillons, comme dans les estampes, des silhouettes de guerriers, d’amoureux et d’amoureuses, de chasseurs, des perspectives de mer, de fleuve et de forêt.

Cependant, maître de ces ondes, Gouzien, secouant sa tête chevelue, comme Neptune, ne cessait de parler et d’admirer : « Hein ! cet accord, ce fa dièse, est-ce assez beau, — il répétait la note, en cinglant la touche, — assez inattendu et en même temps commandé, ordonné de toute éternité par le bon Dieu de la musique. » Sous ses coups, le piano devenait un orchestre, où chaque instrument reprenait sa voix et son rôle. Il n’avait aucun parti pris, aussi fou d’un chant de pâtre catalan que d’une savante pièce de Bach ; mais son goût était infaillible, dans le classique et dans le moderne. Il déclarait : « Ça c’est bon, ça c’est mauvais, très mauvais, exécrable, à vomir ». Timidement une dame objectait :

— Pourtant, monsieur Gouzien, j’avais toujours pensé que Meyerbcer…

— Était le dernier des ânes. Vous aviez raison, madame. Et voilà pourquoi et comment ce malheureux, ce criminel, est le dernier des ânes.

Il exécutait sa démonstration séance tenante, courbé en avant, se rejetant en arrière, faisant saisir sur le vif, au plus obtus, toutes les nuances de sa critique.

Il avait composé lui-même, sur de vieilles chansons populaires, sur des vers de Gautier, de Hugo, de Leconte de Lisle, d’Alphonse Daudet, de Méry, sur des légendes bretonnes, un grand nombre de délicieuses mélodies que nous réclamions les unes après les autres.

— Gouzien, les Filles de Landernette.

— Gouzien, Près du lac bleu.

— Gouzien, Enfant aux airs d’impératrice…

La complainte de saint Nicolas : Ils étaient trois petits enfants, qui s’en allaient glaner aux champs, Gouzien la détaillait avec un style incomparable, qui donnait le frisson à ses auditeurs. Impossible d’exprimer comme lui la majesté du couplet final :

Et le saint étendit trois doigts.
Les p’tits se r’levèrent tous les trois !…

Notre Gouzien prêtait à ce petit drame une ampleur tragique, un goût de miracle. Il n’était pas moins remarquable dans la veine comique, s’esclaffant alors d’un rire immense et contagieux, au récit de ses propres farces. Car il prenait l’existence comme un jeu noble et divers, où l’andante, l’allégro non troppo, le scherzo devaient se succéder ou s’entremêler suivant les destinées, les tempéraments et les circonstances. Il avait connu, chéri, distrait, ranimé de sa bonne humeur incomparable tous ceux qui comptaient dans sa génération et dans la précédente, tous les inquiets, tous les tourmentés de l’art. Il exaltait leurs qualités, leurs vertus, faisait l’ombre sur leurs défauts. Quel optimiste ! Jamais une parole de doute, ou de blâme ne tombait de sa bouche harmonieuse, sur le nom d’un de ses amis ou de ses camarades.

Chaque année, il allait en Bretagne, se retremper, se ressaisir, au milieu des gens de mer, des paysans dont il percevait le rythme profond, près de cet Océan qu’il appelait « le roi des musiciens », sous la lune « qui met tout en mineur ». Il rapportait de Plougastel-Daoulas de belles histoires, des motifs émouvants, des observations amusantes et fines. Georges Hugo et moi ne nous lassions ni de l’interroger, ni de le faire parler ou chanter. Il fallait voir la mine des bons Guernesiais admis à l’écouter. Un peu étonnés d’abord de ce débordement de vie et de chansons, ils finissaient par l’admirer et par s’attacher à lui. On ne pouvait pas ne pas adorer Armand Gouzien.

C’est à Guernesey même, après une soirée où il s’était surpassé, que la mort est venue le prendre brutalement, l’arracher à notre tendresse, à sa femme, à sa fille, artistes comme lui et qui faisaient son légitime orgueil.

Malgré mes protestations superstitieuses, il avait joué de neuf à onze heures et, qui pis est, mimé de nombreux fragments d’un compositeur juif, célèbre sous le second Empire, et dont la frénésie exprime à merveille le désarroi et l’insanité de la société française à la veille de 1870. Vous me verseriez dix millions de bonne monnaie, que je ne prononcerais pas son nom, même en touchant du bois, de peur d’attirer sur ma tête l’eau, le feu, l’épidémie, les septante-deux catastrophes inscrites au livre des Prophètes. En vain je suppliais Gouzien de s’arrêter, de passer à un autre exercice. En vain je dirigeais vers tous les angles du salon, selon le rite fatidique de la conjuration, l’index et le petit doigt tendus de ma main droite, les autres doigts étant repliés. L’entêté Breton continuait de plus belle, me traitait de toqué et de grand serin.

Enfin il s’arrête, épuisé, quitte la pièce, descend l’escalier, met son paletot — car le vent de mer fait les soirées fraîches — et, sifflotant encore un air du musicien maudit, va rejoindre « Friends House, » l’ancienne maison de Mme  Drouet, située cinquante mètres plus bas. On monte se coucher. Je commence à m’endormir, quand on frappe dramatiquement à ma porte : « M. Gouzien est au plus mal. Venez vite. »

Je l’ai trouvé étouffant, étendu sur son lit, l’œil déjà vitreux, les mains froides, foudroyé par une pneumonie subite. En vain l’excellent médecin de la famille, le Dr  Carey, essayait-il de le remonter à l’aide de piqûres de caféine et d’huile camphrée. Il n’avait fallu que quelques minutes au terrible mal pour plonger dans les ténèbres ce lumineux regard, dans le silence cette voix habile à transformer tout en sonorité. Deux jours plus tard nous l’avons conduit au petit cimetière de Guernesey, au milieu de l’affliction générale, car il était bon et loyal, et au lieu d’amoindrir les choses et les gens, comme c’est le rôle ici-bas de tant de larves, il ne cessait de les magnifier, de les vanter à tout venant.

Ce cas n’est certes pas celui des trois bonshommes dont je vais m’occuper maintenant : Armand Dayot est la nullité même. À un tel point que, son nom une fois prononcé et sa silhouette une fois évoquée, il devient difficile d’exprimer le vide, le néant de ce grand diable flasque, amer et brun. Frotté de diverses connaissances, en peinture, en littérature, en histoire, il est comme une redingote qui a pris la poussière d’un mur. Ce qu’il dit, ce qu’il écrit s’évapore instantanément. Il est impossible, encore qu’il soit bavard, de l’écouter et même de l’entendre. Comme Gallimard il a le don d’ubiquité. Son double, son triple, son quadruple — il est tiré à je ne sais combien d’exemplaires — hantent les salons, les musées, les antichambres ministérielles, les mariages, les enterrements, les corridors de théâtres. Il fait obligatoirement partie de toutes les énumérations, ainsi que le carton ou le papier font partie des emballages. C’est un zéro qui ne multiplie pas.

Vous croyez ce fauteuil vide. Vous vous asseyez. Quelqu’un jette un cri. C’est Dayot.

Avec cela, il est intempestif, survenant à point nommé quand on n’a aucun besoin de lui, et le sentiment de son inexistence fait qu’il ne se croit jamais de trop. Ulysse disait qu’il s’appelait « Personne, » afin de dérouter la fureur du Cyclope. Ulysse avait prévu Dayot. Il y a trente ans que ce protecteur des arts, en s’agitant, agite M. Rien.

Le malheur de Gabriel Hanotaux, ce fut toujours de s’imaginer qu’il ressemble au cardinal de Richelieu et qu’il ferait un modèle excitant pour un nouveau Philippe de Champaigne. Regardez-le pincer les lèvres en cul de poule, jeter un œil fin par-dessus le binocle, tortiller la pointe de sa barbe ou frotter l’une contre l’autre des mains qui l’enchantent, en répétant avec malice : « Hé, hé, héhé ! » Il y a néanmoins cette très grande distance entre Hanotaux et Richelieu, même entre Hanotaux et Mazarin, même entre Hanotaux et de Villèle : c’est que Hanotaux, aveuglé par la trop bonne opinion qu’il a de lui-même, non seulement ne prévoit pas le sens des événements, mais encore prévoit et annonce le contresens desdits événements. Il n’y a pas à me raconter d’histoires. Nous nous sommes fréquentés assidûment, lui et moi, trois années de suite, qui furent précisément celles de son ascension politique. Je l’ai entendu, de mes oreilles, déclarer que l’alliance russe serait le pont menant à l’alliance allemande, annoncer pour demain l’immanquable conflit entre la France et l’Angleterre, décréter que Guillaume II était le seul souverain ayant une vue claire et distincte de l’ « échiquier » et que François-Joseph, « le Nestor des Monarques », était le plus ferme soutien de la paix européenne ; idée à laquelle il tient, car je l’ai retrouvée sous sa plume, dans la Revue Hebdomadaire, quinze jours avant la conflagration générale de 1914. Chacun peut se tromper, mais c’est le ton péremptoire qui fait l’amusant de la chanson. Hanotaux décrète… puis se fiche par terre, sans casser un nez privé de flair et qui doit être en caoutchouc.

Il est extraordinairement timoré. « C’est le lièvre de La Fontaine », disait mon père. Il ajoutait : « L’ombre de ses oreilles l’épouvante ». Pour fuir l’apparence d’une responsabilité morale, je ne sais ce que Hanotaux ne ferait pas. Cette fâcheuse tendance l’a incité à plaquer successivement ses amis politiques, à mesure que la faveur populaire ou d’assemblée les plaquait eux-mêmes. On prétend que son ingratitude grise a hâté la fin de Casimir Périer, dont il faut, en ce cas, admirer la candeur. Vous pouvez être certains que, dans une circonstance quelconque, Hanotaux, amené à prendre une décision ou un parti, choisira toujours le moins noble, celui qui l’engage le moins, et cherchera en même temps l’échappatoire, le moyen prochain de se dédire. Il croit que c’est cela la diplomatie. Son originalité consiste à revêtir d’un langage ferme les formes les plus fuyantes : « Je suis résolu à me tirer des flûtes… Ma volonté inébranlable est de n’en pas avoir… Obéissez ou je tremble… » Telles pourraient être ses devises. Nous l’avions défini : un professeur de lâchage. Une chaire, tenue par lui sur ce thème, serait assurément fréquentée.

Il peut être extraordinairement plat. Détestant et méprisant Lockroy, qu’il appelait dans l’intimité un « bouchon de bain », il lui donnait en public du « cher grand patron ». Il accourut un soir et devant moi lui dit, haletant : « On me propose le portefeuille des Affaires étrangères. Je ne veux rien faire sans vous consulter. Vous êtes ma lumière et mon guide ». Tant de bassesse m’estomaquait, mais Hanotaux conclut en sortant, — il me prenait pour un bon jeune homme, — avec son petit rire grelottard : « Mon cher Léon, hé ! hé ! il faut avoir le maniement des hommes ». Ou bien il se dépensait en courbettes devant Challemel-Lacour et Targé, puis les traitait entre deux portes de « vieilles moules » et de bassinoires, ce qui était exagéré. La puissance sociale, mondaine, financière surtout, inspire à Hanotaux une vénération de Canaque devant l’idole grimaçante. La fortune démesurée des manieurs d’argent le fascine et l’éblouit. Il n’est pas de directeur d’établissement de crédit, ni d’Américain milliardaire qui n’ait eu Hanotaux à déjeuner. Cela sans aucune idée de lucre de la part de l’excellent Gabriel ; simplement parce qu’il lui est doux de se frotter contre un homme cousu d’or et d’applaudir à ses propos.

Ainsi fait, pas plus bête qu’un autre, fort érudit, doué d’un certain discernement littéraire, — encore qu’il eût voué à Heredia le Creux une admiration assez comique, — Hanotaux sème derrière lui la colère et la rancune. Sa destinée tient dans un mot : « Il déçoit ». Les gens lui en veulent de ce qu’ils l’ont cru subtil, déterminé, brave et loyal, et de ce qu’il se révèle peu à peu sommaire, hésitant, peureux et fourbe. Je le comparerais à ces plats montés, qu’on sert précisément chez les parvenus, de bonne apparence et se décomposant très vite en leurs médiocres éléments constitutifs. Ou bien encore, c’est une pièce fausse. Il brille, mais frappez-le : il rendra le son du papier de plomb.

Quant à Henri Lavedan, fils de Léon Lavedan, qui ne fut rien, si ce n’est académicien, c’est un Chinois de Paris, un bourreau manqué et qui doit se contenter de torturer la prose française. Il a du Chinois les yeux bridés, le masque plissé et bouffi, les méchantes bonnes manières, les courbettes rituelles et cérémonieuses, l’odeur même, qui tient de la pourriture de rage rentrée et du santal ; mais aussi la hargne sournoise, le goût des rapports compliqués, empoisonnés, des perfidies exquises et susurrées mystérieusement, des projets homicides longuement mûris. Aux séances solennelles de l’Académie, il mériterait un prix de vertu pour n’avoir jamais coupé en mille morceaux et un morceau, — malgré sa bonne envie, — aucun de ses chers contemporains, à commencer par ses amis intimes.

Égratigné par les journaux, il s’ingénie à faire savoir à l’égratigneur qu’il ne lui en veut nullement, qu’il l’a toujours chéri d’une particulière dilection. Ce pendant qu’il sécrète ce baume paralysant, il prépare, par une nuit sans lune, la revanche d’un chaudron de sorcière soigné : grenouille, crapaud, fiel de vipère, rien n’y manque. Lavedan ou le conspirateur raté. Il a la manie du mobilier rare par amour des armoires secrètes, des grimoires fatidiques, des cachettes dans le mur. Ce qu’il cherche, parmi les ouvrages de Lenôtre, ce sont les morceaux de son propre rêve, entre Cadoudal, — un Cadoudal à l’usage des princes de Parme, — et Limoëlan. La farce Naundorf est son élément naturel. Il trouve dans la fausse énigme historique sa revanche mentale de n’être pas une énigme psychologique.

J’ai suivi de loin, avec la plus vive curiosité, la carrière de ce pauvre bonhomme, intoxiqué par son fiel envieux. Une destinée falote l’aiguille sans cesse vers les mauvaises pistes et les culs-de-sac. Lors d’une de nos dernières rencontres, à la terrasse du Café napolitain, entre 1899 et 1900, me soufflant son haleine empestée, il me confia en grand mystère l’imminente dictature de Paul Doumer : « C’est Bonaparte… C’est Bonaparte ! » répétait-il, bavant et jutant comme un escargot, au-dessus de sa glace à la fraise. Puis, afin de faire un trait : « Monsieur de Buonaparte, mille pardons ! » Pardon de quoi ? Je n’ai jamais compris.

En littérature il vise le précieux, le rarissime, et il réalise le pire rococo, la fausse ingéniosité, le Rostand en prose. Ses chroniques de l’Illustration rappellent les travaux en cheveux et en coquillages. Vous connaissez ces villas baroques, édifiées au bord de la mer, à la ressemblance d’une pagode ou d’une mosquée, d’où sort, sur le coup de dix heures du matin, une énorme commère, confidentielle et rancunière, en espadrilles et en taffetas rose, coiffée d’un chapeau canotier, sa « pêche » à crevettes à la main. Voilà ce qui m’apparaît quand je parcours une de ces pages inénarrables que Lavedan consacre, avec l’accent tantôt délicieux bohème, tantôt prédicateur mondain, tantôt grand cœur, aux lectures, à la vie des champs, aux vertus domestiques d’autrefois, aux vieilles pantoufles des maréchaux de l’Empire, aux chapelets, aux pièges à rats, aux berlines d’évêques et aux notaires départementaux. Ces tartines pour personnes pâles font la joie des conservateurs ignares et des épiciers retraités : « Comme c’est bien écrit ! » Derrière cet attendrissement hebdomadaire, je distingue la gale carabinée ; derrière ces larmoiements gongoriformes, le crocodile habillé en monsieur ; derrière ces compotes, papa Locuste. Cette adaptation à la plus grosse et noire vésicule biliaire contemporaine d’une machine à idylles et madrigaux rances me plonge dans un ravissement véritable. Quel beau personnage pour ta comédie vireuse, ô fantôme errant de Ben Johnson !

Dans deux ou trois années d’ici, peut-être avant, les ouvrages dramatiques de Lavedan sembleront aussi conventionnels, aussi vides que ceux d’Ohnet. L’esthétique du Prince d’Aurec ou du Marquis de Priola ira rejoindre celle de Serge Panine, et Servir rattrapera le Maître de forges, qui dépassera le lugubre Pétard. L’image que Lavedan se fait de la tradition balance celle qu’il se fait de la Révolution, et les morceaux crus qu’en rendent au trou du souffleur ses personnages, sous prétexte de dialogues alternés, lèvent le cœur. La recette de ces fabrications est connue : un jeune ingénieur, un vieux militaire, une belle demoiselle, une douairière haletante, un évêque sentencieux mais jovial, un libidineux, une grincheuse, quelques comparses, et ça y est. Je préfère la comtesse de Ségur, je dis la comtesse, non le marquis, dont l’immortalité ne m’en impose pas. Cette rosse recuite de Lavedan aura passé ses plus belles années, et aussi ses plus laides, à décalquer le Général Dourakine ou les Malheurs de Sophie sur l’Histoire du Consulat et de l’Empire.

« Est-il bon, est-il méchant ? » disait Diderot, songeant à lui. Cette question, posée quant à Forain, appelle comme réponse : « Les deux à la fois », ou : « Il dessine bien ». L’homme, son trait, sa voix, ses légendes, forment un ensemble magnifique et génial, donnent le frisson. Il est petit, concentré, pétri de feu, de douleur et de comique. À peine a-t-il distingué qu’il formule. Son œil, aussi prompt que celui du grand Léonard, court aux mobiles moraux des mouvements, aux vertus et aux tares qui actionnent les êtres. Dans les gens, dans les œuvres, dans les idées, dans les actions, il saisit l’essentiel et il s’y attache, avec une déconcertante soudaineté. Ce sont ses dons, mais il s’applique, et son labeur est plus fort que son énervement. Il grince, il déchire, il invente, il griffe, il mord ; puis il se reprend, il élimine, il simplifie et, sans apprivoiser son dragon, il lui donne la belle ligne classique.

On peut l’aimer ou le détester. Moi, je l’aime, malgré toutes les mauvaises blagues qu’il a débitées ou débitera sur mon compte et dont on ne peut lui tenir rigueur, parce qu’elles font partie de son jeu sublime et féroce. Je l’aime pour sa surabondance de vie, d’une vie qui coule depuis soixante ans, sans jamais épuiser son réservoir, en reflétant et multipliant la lumière. Je l’aime pour son rire pathétique, qui vaut la trompette de Jéricho, pour les « hein ! hein ! », les grondements, les grincements, les regards furibonds dont il poursuit votre assentiment, votre acquiescement à ses boutades explosives. Je l’aime pour la naïveté, qui pousse parfois sur son expérience amère, telle une fleur sur un talus du vieux Montmartre. Je l’aime enfin parce qu’il est de Pantruche, la seule ville du monde où l’on dise leur fait aux crétins nantis, où les avantages extérieurs n’en imposent pas. Le plaisir de rencontrer Forain, c’est qu’il est, à lui tout seul, une délivrance.

Dans les limbes féconds de la mémoire, les hommes exceptionnels vous apparaissent joints à leur milieu, aux circonstances. Ils se recomposent en dialogues et en arguments dramatiques ou comiques. Il m’est impossible de rencontrer Forain à une table du café Weber, rue Royale, sans que m’apparaisse en même temps le fantôme de ce pauvre Caran d’Ache, fleuri, le cheveu soigneusement aplati, en veston clair de la dernière coupe, avec son œil farceur, hypocritement réservé quand il parlait aux dames, mais les déshabillant en une seconde comme l’experte nounou fait d’un poupon.

— D’où viens-tu encore, petite saleté ? lui criait Forain à tue-tête.

Caran d’Ache rougissait ou pâlissait suivant le cas et commandait un lait sucré, dont il était friand comme une chatte. Toqué tantôt d’une crémière de la rue de l’Université, tantôt d’une femme de chambre de Passy, tantôt d’un trottin de la rue Royale, il rôdaillait tout le jour en quête d’aventure et travaillait de préférence la nuit, dans son petit hôtel de la rue de la Faisanderie, et le matin. Il revêtait alors une cotte bleue, serrée comme un corset, un tablier d’une blancheur éclatante et, ouvrant la porte lui-même, répondait aux visiteurs inconnus que « monsieur n’était pas là ».

Il avait beaucoup d’esprit et du plus fin, une imagination drolatique, fraîche, comme celle d’un enfant, ou libidineuse comme celle d’un vieux magistrat. Toutes les deux ou trois phrases, il marmonnait rapidement : « C’est drôle, cela, tu sais », qu’il prononçait : « C’est d’lole, ça, t’sais. » On le découvrait, par les jours de pluie, sous les portes cochères, un carton à dessin sous le bras, guettant la dame du premier, à son défaut la cuisinière du second, l’épicière d’en face, l’employée de l’épicière, tenant la tête légèrement inclinée, confit en mélancolie et en politesse.

— Tu vas attraper un rhume. Tu as les pieds dans l’eau.

— Bah ! les grenadiers de Napoléon en ont vu d’autres. Laisse-moi tranquille. Tu vas me faire tout manquer.

Tel le pêcheur à la ligne qu’on dérange au moment où ça mord.

Ses mésaventures étaient nombreuses. Un soir, relancé dans une soupente, à Auteuil, par une grosse dame ivre de rage, à cause du retard motivé de sa jeune bonne, Caran avait fui en chaussettes, à peine pantalonné, ses bottines à la main. Il racontait cela avec gravité, ajoutant que la concierge émue s’était montrée maternelle pour lui, l’avait recueilli dans la loge.

— Je me suis aperçu seulement alors qu’elle avait une ravissante poitrine. C’est d’lole, ça, t’sais.

Il y avait en lui du Valmont, un Valmont retouché par Restif et, comme disait Forain, du marchand de jouets. Son ingéniosité était extrême. Je l’ai vu organiser en villégiature une maison hantée, avec feux follets, traînées de lumière, apparition, d’une fertilité d’agencement, de truquage extraordinaire. Il était diaboliquement habile de ses gros doigts pâles, tremblants, aux ongles polis, qu’il soignait autant que sa raie. S’appelant de son vrai nom Poiret, descendant d’un soldat de l’Empire qui s’était marié en Russie, il symbolisait ethniquement, physiologiquement, psychologiquement, l’alliance franco-russe. Il chantait à miracle les mélopées lentes et tristes des bateliers du Volga, les marches scandées des cosaques. La vie militaire l’amusait ; non content de la piger dans ses croquis, en traits inoubliables, il la mimait avec fidélité, depuis Dumanet jusqu’au général, notant le comique, mais aussi le noble et l’héroïque, avec un tact exquis. Il était patriote enflammé. Je le vois encore, assis à son établi, dessinant ou décalquant une page de têtes d’aigles à la ressemblance de Guillaume II. Car il utilisait les gravures des livres d’enfants pour ses merveilleuses bêtes domestiques ou féroces et procédait par retouches successives d’un poncif qu’il animait peu à peu. Tout en travaillant, il injuriait le Kaiser : « Cabotin… crapule… gueule d’empeigne… En a-t-il une moustache d’idiot, regarde-moi ça !… » C’était le moment de l’alliance russe, en 1894. Caran d’Ache se multipliait. Il montrait les cœurs volant entre la France et la Russie, par-dessus l’Allemagne irritée, et je me rappelle une gentille Alsacienne qui serrait ces gracieux messages contre ses seins, comme un paquet d’oubliés. Quand un détail d’uniforme lui manquait, ce scrupuleux garçon le recherchait, feuilletait nerveusement les albums militaires qui composaient son répertoire technique. Il était aidé dans sa tâche par son fidèle Savine, un Slave aimable, barbu, subtil et discret, qui lui faisait la lecture pendant qu’il dessinait.

Il n’était pas de taquineries dont Forain ne criblât Caran, lequel supportait tout avec placidité, se contentant de murmurer de temps à autre : « Peux-tu étl’embêtant, tout de même, mon pauvl’ami. » Mais il admirait son tourmenteur et ses inventions verbales l’enchantaient. Puis, tout à coup, laissant le frivole, ces deux grands artistes s’entretenaient de leur métier et s’élevaient, Forain par ses formules, Caran par ses constatations aiguës, jusqu’aux sommets de l’art. J’ai gardé le souvenir d’une de ces causeries, sous les étoiles, au bord de la mer, où Forain fut étourdissant. Mais comment fixer l’étincelle, le jet, la déflagration de cette intelligence universelle ? Puis il y a l’accent, traînard ici et faubourien, là incisif comme un bistouri, le haussement d’épaules, le mouvement des mains cherchant à modeler l’insaisissable, la manière abrégée, semi ardente, semi gouailleuse, le « allons donc, allons donc ! » précédant un court silence, suivi, lui-même, d’un formidable, d’un irrésistible argument.

— Où va-t-il chercher tout ça ?… s’écriait un sot.

— Mais dans tes boyaux, mon pauvre vieux ! Tu ne vois donc pas que c’est ta stupidité qui m’excite.

À quelqu’un qui l’interrogeait sur sa méthode de travail : « Je fais un dessin, puis je l’écoute. »

D’une dame importante, républicaine et mal élevée : « C’est une de ces personnes qui croient que la politesse faisait partie des privilèges abolis par la Révolution ».

À un confrère malheureux qui ne parvenait pas à vendre ses « académies » de Montmartroises : « Fiche-leur des bas noirs et tu m’en diras des nouvelles ».

Il n’y a qu’à feuilleter ses albums, notamment ceux de la vie de Paris. On y retrouve le monstre lui-même, un monstre de justesse et de concision, aisément apitoyé, qui réserve son magistral curare aux Juifs, aux métèques, aux banquiers, aux politiciens, aux salonnards et aux larbins.

Vers la fin de sa courte existence, Gabriel de Yturri recherchait volontiers la compagnie de Forain et de Caran. Il était le secrétaire de Robert de Montesquiou, dont j’ai parlé précédemment sans admiration, mais avec sincérité. Or, Gabriel de Yturri était à mon avis fort supérieur, pour l’intelligence et la sensibilité, à son supercoquentieux patron et, jusqu’à une circonstance dont je parlerai, je n’avais jamais pu démêler si l’adoration frénétique et tapageuse qu’il lui témoignait en toutes circonstances était réelle ou feinte : « Le connté a dit… Écoutez la parrole merrveillouse qui vient dé tomber des lèvres du connté… admirrable, positivément étrrange et admirrable… » Oui, mais derrière ces pétarades, qui faisaient la joie des assistants, guettait un œil clair, observateur et froid. Ce singulier garçon est demeuré pour moi une énigme vivante. Comme il avait tout de suite démêlé que je me fichais profondément du « pavillon des muses », de la baignoire de la Montespan, des pendules de Boule et des mobiliers de Riesener, en même temps que des hortensias bleus, verts ou noirs, et que la poésie du maître de céans ne m’amusait guère, il ouvrait le compartiment moral et me racontait rapidement, à la dérobée, comme un gosse chapardeur qui mange un fruit, de savoureuses histoires sur les invités et les belles dames. Ce Tallemant des Réaux à l’accent espagnol avait le don de saisir les mouvements des âmes sous le masque mondain et de typifier la sottise ambiante. Il y avait en lui l’étoffe d’un puissant satirique. Son œil passait de la douceur mélancolique à la colère avec une promptitude ensoleillée et, s’il était perplexe devant un beau cas, il tripotait d’une main nerveuse un grain de beauté velu qu’il avait au visage. D’où venait-il, qui était-il, je l’ignore. Il semblait détaché de tout, bien qu’attaché en apparence à mille futilités. Il avait le cœur chaud, le geste frénétique, le sens du lyrisme et il voyait presque tout en noir, tel qu’une flamme promenée sur le néant.

Un soir, tandis que Robert de Montesquiou, esbrouffeur et tapageur comme un vieux perroquet, emmenait Forain, Caran et Georges Hugo admirer je ne sais quelle pièce de sa collection, je ne sais où — il inaugurait un nouveau logis — je me trouvai seul en voiture avec Yturri. Il m’expliqua son caractère en termes à la fois vagues et émus. Il avait eu une jeunesse difficile, douloureuse, il se savait très malade, bien qu’il eût l’apparence de la santé, et il n’avait rencontré qu’un seul être qui fût bon et accueillant pour lui : Robert de Montesquiou. Cela débité nerveusement, d’un ton sincère qui me frappa et avec la volonté évidente de dissiper mes préventions contre celui dont il me faisait ainsi l’éloge. Dans la vie parisienne, de tels traits d’amitié sont rares.

Faisaient partie du même groupe une punaise qui ne manque pas de talent, du nom de Boldini, et le noir, mince, souffreteux, vénéneux Helleu. Boldini a la face hexagonale. Il est aussi large que haut. Il a l’air écrasé par un plafond, ainsi que dans la Maison du baigneur. Il peint des épileptiques en satin rose, qui se terminent en pointe ou en hélice, pivotent sur un parquet ciré et des sièges bas, comme des chattes ivres de valériane. Helleu dessine, dessine, dessine — on l’a surnommé le Watteau à vapeur — des dames longues, penchées, au col flexible, à la taille en liane, aux yeux fuyants, totalement ou à moitié pâmées de visage, dans une attitude cambrée ou allongée, mais décente. Cette opposition a fait son succès auprès des grands bourgeois de France et d’Amérique, pour lesquels il représente la hardiesse en art et la volupté tempérée. La vogue de ses pointes sèches vient immédiatement après celle des chromos. Assez bien doué au début de sa carrière, il a sombré dans la fabrication : il est devenu le poncif de lui-même, ainsi qu’il arrive à ceux qui ne se renouvellent pas. Moralement, c’est le père Cancan-Cyanure, bavard comme s’il animait toujours une séance de pose, médisant comme s’il travaillait dans la céruse ou un autre oxyde de plomb, avec une imagination tragico-burlesque de couturière échauffée. Boldini et lui dépècent un camarade par jour, le déglutissent par petits morceaux et, en temps de jeûne, se dépècent et se déglutissent l’un l’autre. Je m’attends toujours à apprendre qu’Helleu s’est empoisonné en avalant par mégarde sa salive, que Boldini s’est gangrené en se grattant la jambe. Nous les avions surnommés Charybde et Scylla. Quand vous les apercevrez quelque part, fuyez à toutes voiles, ô navigateurs !

Ici j’ouvre une courte parenthèse. Je considère les êtres méchants sans nécessité comme des malades. S’ils répandent autour d’eux des gaz asphyxiants, c’est que quelque chose pourrit en eux. Un pauvre diable, que je devais renvoyer du journal l’Action française, à la suite d’un propos stupidement calomnieux tenu par lui, me disait en pleurant : « C’est plus fort que moi. Je ne puis me retenir ». Je suis convaincu que ces cas de perversion peuvent se soigner et se guérir. Mais, pour revenir à Boldini et à Helleu, je ne me chargerais pas du traitement. Le mal est chez eux trop invétéré.

Voici au contraire trois hommes excellents : deux vivants et un mort.

Je n’ai fait, malheureusement pour moi, que croiser La Gandara. Mais il m’a été très sympathique, et j’ai remarqué que la suite des choses modifie rarement ces premières impressions. Il en est d’elles comme des entrevisions soudaines d’une personne connue de nous, et qui passe en voiture, en tramway, en auto, absorbée dans sa préoccupation ou sa songerie. Cette saisie au vol vaut une confession. Donc La Gandara est doux, calme, renfermé, de taille moyenne et bien prise, avec une force physique extraordinaire, des muscles tels que des bielles d’acier. Il a le regard appliqué, attentif, embué d’une légère vapeur, de ceux qui méditent en observant. Il parle, d’un ton voilé, avec des pauses et des réticences, où l’ironie prend des airs de distraction.

Il en va autrement de Lobre, le Vermeer français, le peintre exquis des intérieurs et du palais de Versailles, des reflets sur les meubles rares, de la lumière prisonnière des miroirs, des laques et des cuivres polis. Lobre est joyeux comme un coup de vent, qui fait envoler les préjugés et les poncifs, éloquent, passionné, ivre de la couleur et des formes, charmant et conquérant de toutes les manières. Il se promène ici-bas ainsi que dans un musée en plein air, s’amuse de tout, rejette et maudit le laid et le vil, accueille et bénit le beau et le bien, mais pas à la façon du père Jules Simon, saperlipopette ! Devant un tableau, un paysage, il vous saisit par le bras, et son loyal et robuste visage de Méridional blond s’éclaire d’une compréhension belliqueuse : « Regarde ça, ça, ça, ce coin-là, nom d’un chien. Non, pas ce côté ; ce côté, c’est ignoble, c’est hideux, c’est triste, ça sent le moisi et le pourri. Mais là, dans l’angle, la petite lueur bleue à la Velasquez, ah ! la canaille, glisse-t-elle assez, s’insinue-t-elle, est-elle assez ingénieuse et souple ! Je te défends de rigoler, imbécile, tu serais incapable d’en faire autant… Et ce jardinier-là, debout avec sa culotte de velours râpé ; il n’y a que Hals pour user l’étoffe de cette façon !… Mais non, bougre d’âne, pas à la jambe droite. La jambe droite est mal fichue. C’est de la jambe gauche, du modelé de la jambe gauche que je te parle. Viens par ici, on la voit mieux. Tu ne sais même pas te placer. »

Pour faire sortir de ses gonds le vrai Lobre, le volcanique Lobre, il suffit de le contredire sur ses grandes admirations, sur ses préférences, Watteau, Rubens, Rembrandt et les principaux Hollandais, Goya et les maîtres espagnols. Comme on dit au régiment, ça vaut le jus.

— Cher ami, je n’aime plus Watteau, ou plus exactement je ne le comprends plus.

Si vous tenez ce propos au démon Lobre, choisissez de préférence une allée de parc, au crépuscule d’été. L’effet est instantané. Lobre bondit, éclate de rire, s’apaise un moment ; puis, montrant les arbres, la vapeur d’or léger : « Tu n’aimes plus Watteau ?… Mais qu’est-ce que tu aimes alors, qu’est-ce qu’il te faut ?… Des crottes de chien ou un Bonnat ?… Tu n’aimes plus Watteau !… c’est comme si tu disais : je n’aime plus l’aube, ni le crépuscule, ni les jeux de la lune dans la brume d’eau. C’est effrayant de penser cela et d’avoir le toupet de l’exprimer ! Tiens, voilà le faune qui crève de mépris sur son socle, et il a raison. S’il m’arrivait jamais, pendant cinq minutes, pour mon malheur et ma honte, de moins aimer Watteau, ou je me pendrais à un arbre, ou j’entrerais dans l’atelier de Henner, pas du premier Henner qui a des trouvailles charmantes, du second Henner et de sa cuisine au roux sale. Mais alors, si tu n’aimes plus Watteau, qu’est-ce que tu fous ici à cette heure ? Qu’est-ce que j’y fous en ta compagnie ? Il n’y a plus qu’à se coucher dans une chambre de palace et à crever. »

Tout en parlant ainsi, Lobre vous secoue, vous fait pivoter, vous plante dans les yeux ses yeux dorés et vifs de lionceau affamé de lumière. Ou bien il parcourt une cinquantaine de pas, les mains dans ses poches, haussant les épaules et répétant : « Quelle moule… Quelle piteuse moule ! » Il s’adresse aux passants, aux bosquets, aux gardes : « Voilà un monsieur qui n’aime plus Watteau. Monsieur le curé n’aime pas les o. Que lui donnerez-vous ? »

Peu à peu il se calme, il daigne même sourire, il sifflote un motif catalan ; il allume une petite cigarette ; néanmoins, à intervalles réguliers, il s’écrie encore : « Oh… oh… en voilà une idée… Ah ! par exemple !… zut alors… » Puis cet apophtegme final : « Il faut aimer Watteau comme une brute, ou plutôt non, comme un bœuf, c’est exactement cela, comme un bœuf. »

En voilà un qui se moque un peu du débinage féroce des Helleu, des Boldini et de leurs pareils ; il a autre chose à faire qu’à renifler des potins fétides, qu’à récolter les crottins de la médisance. Ne lui faut-il pas jouir éperdument de l’eau, des nuages, des formes mouvantes, des enfilades de salons en rose et or, de tel petit adieu du jour à la pierre, qu’il a remarqué en posant sa palette, de cette silhouette de femme qui traverse l’allée, et aussi du peuple de chefs-d’œuvre qu’il évoque en fermant les yeux !

James Tissot appartenait à une génération antérieure, et, dans cette génération débraillée et bohème, il était une exception, l’artiste correct ayant l’usage du monde, de la distance et de la tenue. Deux yeux ronds et perçants, légèrement soucieux, dans une face ronde, régulière, aux moustaches soignées, un corps solide et même massif, des mains chargées de bagues et faisant des gestes onctueux, discrètes, caressantes, presque ecclésiastiques, une voix aux inflexions chuchotées, confidentielles, tel était Tissot. Il venait souvent chez Alphonse Daudet. Il travaillait alors à son grand ouvrage de l’illustration des Évangiles et nous conviait dans son atelier, afin de nous montrer les planches qui lui plaisaient davantage. Il était à la fois mystique et précis, d’une remarquable éloquence, aussitôt qu’il en venait à la conjonction du paysage et du miracle, à l’ambiance embaumée de l’Enfant-Dieu, aux intailles de la prière dans la pierre d’Orient. Au second étage de cet atelier, il y avait un orgue, et Tissot y prolongeait son mirage de chants religieux, des suaves harmonies de Haendel, de Bach, de Palestrina. Par ailleurs, il sentait un peu le fagot, plongé dans les pratiques du spiritisme, persuadé qu’une jeune femme pure et blanche, une Ligeia ou une Ulalume d’Edgar Poe, venait quelquefois l’aider de ses avis. Il murmurait : « Oh ! de quel lin délicieux est faite sa robe !… Quand elle se déplace, mon cher Alphonse, c’est ainsi qu’une phosphorescence… Elle me touche les yeux de ses petites paumes froides, et c’est comme une bienfaisante rosée qui apaise les feux du plein midi de la Palestine. » Autant que Loti, il était réceptif, ouvert aux sons et aux parfums, hanté par l’haleine des fleurs, les clochettes des mules, le frôlement des sandales sur le marbre chaud, le crissement des aiguilles de pin et la cendre grise des champs d’oliviers. Il appelait la mort « Madame la Mort », la localisait dans une chatte familière, dans une colombe, dans une odeur de vase remuée. Son allure de gentleman de club ou des hautes terres faisait le plus curieux contraste avec ce vagabondage de l’esprit, analogue à celui d’un Gérard de Nerval, quelque peu retouché par Paracelse. Car il avait aussi l’amour de la chimie, et il prétendait que l’eau-forte, où il excellait, n’était que le balbutiement d’un art futur, formé des essences combinées de la science et de l’art actuel.

Sa causerie était un délice crépusculaire, et, plus encore que sa causerie, sa personnalité dégageait un charme mystérieux, ouaté ; un flacon d’extrait sublimé de roses dans une gaine de velours mordoré : « Alphonse, il ne vous arrive jamais de revoir tout votre passé dans la lampe ? J’en suis souvent distrait dans mon travail, et jusqu’aux larmes, car ce sont de toutes petites figures morales, enchaînées comme des prisonnières, et dont chacune est un morceau de nous-mêmes, mais qui ne nous reconstituerons plus jamais. Comprenez-vous ? » Ici, il joignait ses gros doigts bagués, puis les écartait en soufflant dessus, comme s’il accomplissait un vieux rite. Il était très préoccupé par l’usage de certains gestes de Kabbale, celui notamment des trois doigts étendus.

Il disait de lui : « Je ne suis guère soumis au temps ni à l’espace. Je sais m’évader comme il faut. » Il s’évada en effet soudainement, laissant le souvenir d’une immense valeur qui n’avait pas trouvé toute son expression.

Les méandres du souvenir me ramènent à Lobre, à Versailles et, par Versailles, à Pierre de Nolhac qui est, comme le serpent de Kipling, le gardien des trésors de la cité du roi.

Mais Pierre de Nolhac n’a rien d’un serpent. C’est une belle, droite et claire nature, un érudit, un grand humaniste de la Renaissance et qui garde, derrière ses lunettes, un visage étonnamment jeune et souriant. Il sait, il sent et il comprend. Il comprend, il sent et il sait. Puis il exprime et il découvre. Je n’ai pas connu d’homme plus subtil, plus apte à discerner l’important du secondaire, le principal de l’accessoire, le chef entre ses compagnons, l’original entre ses copies, la pensée maîtresse entre ses transformations. C’est un ami de l’ordre, de la hiérarchie, de la mesure, de la nuance. Il dit plaisamment : « Je suis un fanatique de la modération. » Conservateur du Palais de Versailles, il a créé le musée de Versailles et il a ranimé Versailles, les jardins, les appartements, l’ambiance. Il y fallait du goût, de la persévérance et de la bravoure. Il n’en manquait pas.

J’ai gardé, pour la fin, sa vraie définition. Nolhac est poète, profondément poète et il a été, par moments, grand poète. Telle pièce de lui demeurera. C’est le précepte d’Eumolpe au festin de Trimalcion :

Ut cortina sonet, celeri distincta meatu.

Le trépied de Nolhac résonne juste. Voici le vers classique, sobre et fort, tel que l’ont forgé Villon, Malherbe, Ronsard et Racine, qui en dit assez, qui ne dit pas tout, qui laisse entendre, une marge pour le rêve. Avez-vous l’horreur du verbiage, surtout rythmé ? Le plus ingénieux, le plus primesautier m’ennuie, me lasse, me dégoûte. Nous avons maintenant des faiseurs et des faiseuses de vers qui en pondent des centaines à l’heure, comme des œufs de mouches, qui donnent l’impression qu’ils et qu’elles pourraient en pondre des milliers, des dizaines, des centaines de milliers. C’est le triomphe de la sauce sur le poisson, du bavardage sur la sensation vraie, de la sensation sur le sentiment, du sentiment sur la pensée. C’est le renchérissement en partant du bas, je veux dire des régions indistinctes et troubles de l’instinct. C’est l’épanchement du moi à jet continu, un pauvre petit moi rabougri, mais plein d’un pâle et intarissable jus du contentement de soi-même. Tout doit passer par la filière de ce moi éternellement ressassé : la Grèce, l’Italie, la vieille France, la Révolution, ses dates anniversaires et aussi la Perse, l’Égypte, l’Inde… et avec ça, madame ?

Seigneur, combien l’on est fatigué de Rostand !
Car Rostand a toujours dans son stock un restant.

Et si je glisse sur Rostand, mauvais écrivain, dont la pauvre ingéniosité, faussement héroïque, et le boursouflement lyrique sont d’ailleurs heureusement taris, si j’insiste à peine sur la métrique chronique, hideusement symétrique, de Henri de Régnier, le pendu constipé, vous comprenez bien que c’est par pure courtoisie. Il est à la portée de tout phasique de faire barboter des réminiscences romantiques dans le jargon contemporain. Il est malaisé d’enfermer une image juste dans une cadence agréable et claire. C’est ce que réussit Pierre de Nolhac. C’est pour cela qu’il est cher aux lettrés, cependant que les savants lui sont reconnaissants d’avoir ressuscité le Pétrarque latin.

Je vois encore Nolhac parcourant, de son pas rapide et furtif, une fête à demi réussie que Robert de Montesquiou avait organisée au petit Trianon, et donnant discrètement des indications historiques aux Iroquois de Paris qui lui en demandaient. C’était par un bel après-midi d’été. Il brillait un soleil du Grand Roi, peu indulgent aux dames âgées et trapues, en toilettes claires, qui avaient répondu à l’appel du « noble connté ». Car le pauvre Yturri se multipliait pour faire les honneurs du hameau de la Reine et de la laiterie. C’était une de ces trop bonnes idées, comme on en a quelquefois à la sortie d’un dîner agréable, mais qu’il faut laisser à l’état de projet parce que la réalisation les déflore. D’abord les reconstitutions les plus habiles ne vaudront jamais, en un tel endroit, les évocations du silence et de la solitude. Ensuite, les personnes des deux sexes qui tiennent leurs emplois dans ces réjouissances n’ont que de très indistinctes notions de l’époque à laquelle elles sont censées participer. À chaque coin de pelouse, on apercevait la redingote grise du Carabas de céans, Robert de Montesquiou, cambré sur un esclaffement que l’auteur des Hortensias bleus semblait vouloir contenir d’une main lâchement gantée de clair, appliquée sur sa bouche. À chaque arrivant il demandait : « N’est-ce pas que cela est bô ? » À d’autres, il récitait des morceaux extraits de ses propres poèmes, que les pauvres écoutaient résignés, dans des attitudes hérissées de chats sous la pluie. Tout petit, tout porcelaine, tout rose, tout pomponné, Abel Hermant déclarait en clignant des yeux : « C’est charmeint » et prenait des notes pour son prochain « romein ». On remarquait aussi un personnage bizarre, sorte de mondain omnibus qui répond au nom de Georges-Henri Manuel et porte une longue tête écarquillée, en haut d’un cou de trente centimètres, que parcourt une pomme d’Adam semblable à un ludion. Il répétait d’une grosse voix : « C’est l’exaquetitude même… C’est l’e-xa-que-ti-tu-de même qui fait l’intérêt de ça. » « Et l’inntenssité formidablle délla loumièrre », ajoutait Yturri, tandis que, de la main droite, il présentait les uns aux autres, tel un insane maître de ballet, des messieurs à têtes de veaux et des dames à corps de poulet étique.

Une délicieuse apparition de Mme  Bartet en robe rose transforma tout à coup cette ménagerie. Elle lut, au jour fléchissant, une pièce de vers dont je ne me rappelle ni le thème, ni l’auteur — n’était-ce pas encore Robert de Montesquiou ? Mais j’évoque l’adorable profil, si fin, si intelligent, de la comédienne fée, son teint mat, son œil aux mille reflets, la ligne de son corps souple accoudé à une colonnade, et le chant de sa voix, où tremble une perle d’eau. Hermant perdait son air de poupée féroce ; Georges-Henri Manuel immobilisait sa pomme d’Adam au milieu de l’éprouvette de son col ; Yturri, devenu muet, n’usait plus que d’une mimique éperdument admirative. Et je crois bien que c’est Primoli qui arriva sur la pointe des pieds, vers la fin de la pièce, comme un gros matou aux yeux langoureux, et qui prit, entre ses deux mains, la petite main tiède de Mme  Bartet pour lui exprimer, au nom du Sénat et du peuple romains, l’admiration générale.

Pendant que je parle de Mme  Bartet, il est utile de faire savoir à ceux qui liront plus tard ces souvenirs sans complaisance qu’elle fut la première comédienne de notre temps. D’autres eurent une renommée plus vaste et plus bruyante. Elle seule eut, avec une simplicité souriante, la connaissance profonde et le respect de la musique du vers. Elle seule sut interpréter la Bérénice de Racine et contenir dans l’eurythmie le pathétique le plus déchirant. Elle me représente à merveille l’art français et cet insaisissable de la perfection qui fait dire aux vieillards hochant la tête : « Ah ! si vous l’aviez entendue ! » À l’apogée de sa carrière, elle était un rossignol, par une nuit claire, sur une tige flexible et, rien qu’à l’écouter, on pleurait.

Je veux clore cette rapide revue de quelques artistes contemporains par un fils de la fantaisie et de la lumière, le peintre et dramaturge catalan Santiago Rusiñol, mon très cher ami.

Dès notre première rencontre je l’ai aimé, parce qu’il ressemble à Alphonse Daudet. Même bain de soleil épandu sur le front, le regard et le sourire, avec cette différence que l’éternel cigare de Santiago remplace, au coin des lèvres, l’éternelle petite pipe de mon père. Mêmes cheveux abondants, que partage une raie bien droite. Chez Santiago, ces cheveux sont moins longs et ils commencent à blanchir ferme, mais chez Santiago, comme chez Alphonse Daudet, quelque chose ne vieillit pas : le charme conjugué de la bonté et de la sensibilité, une bonté qui rit, pleure et panse les plaies, une sensibilité frémissante ainsi qu’un bouleau sous un ciel d’orage. La vision morale de Santiago Rusiñol est perpétuellement oscillante entre l’ironie tempérée et les larmes, perpétuellement aimante et déçue. Dans ses Fulls de la vida, qui sont de courtes notes sur les pointes quotidiennes de la vie, les plus aiguës, les plus pénétrantes, il note un croisement de trains, dans une petite gare, entre soldats partant pour la guerre de Cuba et paysans rentrant au logis. Les soldats chantent un chant guerrier, les paysans un chant d’amour. Pendant l’arrêt, ils échangent leurs états d’âme et voilà les soldats qui chantent l’amour et les paysans qui chantent la guerre, tandis que les convois se séparent.

Autre récit : pendant un accès de fièvre, un voyageur, couché dans une chambre d’hôtel humide, interprète les cercles de moisissure du plafond ainsi qu’un merveilleux paysage. Le lendemain, il part. L’année suivante, revenant au même endroit, il demande la même chambre, désireux de retrouver son mirage : « Oh ! monsieur, lui dit fièrement la servante, vous allez être content. Nous avons fait nettoyer le plafond. Il est propre maintenant comme un sou neuf. »

C’est ce que j’ai baptisé l’observation santiaguesque, où il entre beaucoup de la vive manière de Cervantès. Voilà pourquoi le dernier volume de Rusiñol — qui en a écrit une vingtaine et presque autant de pièces de théâtre — le Catalan de la Manche, est un chef-d’œuvre. Mais il faut entendre ce fils génial du terroir et de la fantaisie raconter, comme il sait le faire, en accentuant les finales : « Figoure-toi, Léon, qu’en Espagne, on avait, un moment, la marotte de copier dans l’armée les procédés allemands… Les Allemands coupent les queues des chevaux. Bon, se dirent les officiers de cavalerie espagnols, nous allons couper les queues des nôtres. Oui, mais, mon cher, ils avaient oublié les mouches. De sorte que dans la campagne, après cette belle opération, on ne voyait que des chevaux dressés et crispés comme des hippocampes, parce que, tu comprends, les mouches les mordaient, sans souci des théories allemandes. »

Au sujet d’Ibsen, que Santiago appelle « Ibsain » : « J’ai assisté en Andalousie, à une représentation des Revenants d’Ibsain. C’était en matinée, en juillet. On crevait tellement de chaud que la sueur coulait du col des gens dans leurs pieds. Le soleil était tellement perpendiculaire qu’on croyait que jamais il ne descendrait de là. Au dernier acte, quand le héros d’Ibsain crie avec émerveillement : « Le soleil, mère, le soleil ! » tout le monde a applaudi à outrance, mais chacun pensait à part soi : « Ce n’est pas une chose si rare et on l’a assez vu aujourd’hui, le soleil. »

C’est, sous une forme plaisante, toute la critique de la transplantation des œuvres et du snobisme concomitant.

Revenant d’un voyage en Amérique du Sud, Santiago racontait une chasse aux crocodiles à laquelle on l’avait invité avec insistance, en lui assurant que les crocodiles avaient les pattes trop courtes pour rattraper les humains. On arrive au bord du fleuve. Santiago se met en embuscade et commence à peindre, car il est aussi grand peintre que grand dramaturge et ses Jardins d’Espagne sont célèbres. Le crocodile, écartant les roseaux, montre sa tête triangulaire : « Diable ! crie Santiago à son guide, vous êtes bien sûr que celui-là aussi a les pattes courtes ?… » Il définit les Américains : « une race qui a passé sans transition du perroquet au phonographe ».

Comblé par la nature de tous les dons et, par-dessus le marché, d’une belle fortune, Santiago Rusiñol est indifférent aux avantages que procure l’argent. Il vit en dehors des conventions et des contraintes, sans aucune révolte, mais avec l’amour invincible de sa liberté. L’idée qu’on voudrait la lui enlever le fait rire. Quand quelqu’un ou quelque chose l’ennuie, il s’en va sans se fâcher. À quoi bon se fâcher ? Je ne l’ai jamais vu en colère. Le rhumatisme même excite sa verve : « Si ce cochon-là me nouait les doigts, je peindrais avec mon poignet, s’il me nouait le poignet, avec mon bras. Je ne peindrais plus que des horizons, voilà tout. »

Comme il peint souvent en plein air, à Grenade, à Aranjuez et ailleurs, il est très vite entouré d’enfants, qui sont les moustiques du paysagiste : « Au lieu de les chasser, je leur donne, pour jouer, deux gros tubes de couleur rouge et bleue. Au bout de cinq minutes, ils sont bariolés de rouge et de bleu. Alors leurs mères, avec de grands cris les rappellent, les fessent et m’en débarrassent. »

Avec des amis, peintres comme lui, il a voyagé à petites journées en Espagne, dans deux roulottes, pleines d’objets de ménage. Le jeu consistait à choisir un village bien pauvre, bien dénué, comme il y en a, par exemple, en Estramadure ou dans la Manche, et à ameuter les gens sur la place, en jouant du tambour et de la trompette. Les commères s’approchaient, marchandaient :

— Combien, ce pot à eau ?

— Trente pesetas !

— Trente pesetas, mais vous êtes fous ! Ça ne vaut pas plus de trois pesetas.

— Ah ! vous croyez ! En ce cas, je vous le donne pour rien. Emportez-le, et cette cuvette par-dessus le marché.

Les paysans songeaient : voilà de singuliers commerçants. « Au village suivant, ajoute Santiago, la police nous demandait nos papiers. Quand on donne sa marchandise gratis, on est suspect à la police. »

Une autre fois, Santiago, son ami Utrillo et un autre avaient loué la petite maison du douanier, à l’entrée d’un gros bourg. Santiago se coiffait de la casquette officielle sur ses cheveux longs, arrêtait les voitures d’huile, prenait une mine sévère : « C’est de l’huile que vous avez là-dedans ? »

— Oui certainement, monsieur, de l’huile. Et je vais acquitter les droits.

— Gardez-vous-en bien. Comme je ne suis pas sûr que ce soit de l’huile, je préfère vous laisser passer sans payer.

— Mais vous n’avez qu’à vous assurer par vous-même que c’est bien de l’huile.

— Oh ! non, je suis trop paresseux. Et puis il est si facile d’imiter l’huile. Passez sans payer. Je vais même faire mieux. Voici pour vous cinq pesetas de la part du gouvernement. »

Le charretier songeait : « Voilà un drôle de douanier. »

Lobre et Santiago villégiaturaient dans un village de l’Île-de-France. Car Santiago est aussi Français, Parisien et même vieux Montmartrois de cœur que Catalan, ce qui n’est pas peu dire. Santiago a une crise de rhumatisme. Le temps étant beau, Lobre, aidé de l’aubergiste, descend le lit, avec Santiago dedans, l’installe au beau milieu de la rue du village. Rassemblement autour de ce monsieur aux longs cheveux, à l’air étranger, qui fume, étendu, un immense cigare. Tout à coup, le monsieur s’assied, cale son oreiller, demande une guitare et se met à jouer une malaguena, puis un fandango, puis une polka : « Ils ont fini par danser autour de moi jusqu’au soir, et je ne m’arrêtais que pour faire ouë ! aïe ! aïe ! à cause de ce satané rhumatisme. Tu te rappelles, Lovre, — Santiago prononce les b comme des v, — quel agréavle après-midi ! »

Les souvenirs épiques de ses séjours à Montmartre, — il habitait à côté du fameux Moulin, — sont consignés dans un ouvrage qui rappelle les Scènes de la vie de Bohème. On peignait toute la journée. Le soir, on allait dîner chez le père Poncier, un caboulot de la place du Tertre, où l’entrecôte Bercy était réconfortante, le vin parfait. C’est un axiome de Rusiñol que « tout ce qui s’appelle Bercy est bon ». Excellent cuisinier, il réussit comme personne l’escoudelia, plat national catalan, analogue à notre pot-au-feu, et le riz à la majorcaine, c’est-à-dire au poisson et au poulet. Ne vous effrayez pas de ce mélange, qui exige seulement le tour de main.

Mais les quelques traits que je viens de rapporter, simples herbes folles dans le champ immense et varié de l’humour du prince des Catalans, ne donnent qu’une idée sommaire et superficielle de ce magnifique esprit. Pour le connaître, il ne faut pas seulement le voir vivre, rire, fumer et l’entendre chanter. Il faut lire ses livres et ses pièces. Il faut regarder ses tableaux.

Santiago Rusiñol, dramaturge et romancier, sait choisir et traiter des sujets conformes à sa nature. Il apporte à ce choix une haute sagesse, une pondération qui est comme l’axe fixe et solide de ses éblouissantes inventions. La Nuit de l’amour, scène tragique et lyrique de la nuit de la Saint-Jean, la Joie qui passe, le Héros, le Patio bleu, la Laide, les Mystiques et tant d’autres œuvres dramatiques, se distinguent de toute la production espagnole contemporaine par une grâce naturelle, une simplicité, une chaleur passionnée et une gaieté mélancolique sans pareilles. D’autres font métier d’écrire. Santiago projette sa personnalité, incorpore le spectacle du monde et s’amuse de ce va-et-vient. Sa vue est saine et directe. Son dialogue, d’une réalité immédiate, fait s’esclaffer un public de paysans comme un public d’artistes raffinés. J’ai prononcé à son sujet le nom de Cervantès, mais il conçoit aussi comme Molière, il ouvre, comme ces deux génies, dans l’amère observation des travers humains, de larges baies d’une irrésistible bouffonnerie. Les vaniteux, les sots, les avares, les hallucinés nous sont restitués fidèlement, exactement et, néanmoins, il flotte au-dessus d’eux une compréhension apitoyée, qui les baigne à la façon d’un clair de lune somptueux et doux. Ils nous apparaissent à la barre du moraliste, environnés, enrichis de toutes les circonstances atténuantes possibles : « Le plus mauvais n’est pas pour bien longtemps sur la terre, Léon, tu sais. » Un mot exprime cela : générosité. La puissance de ce grand créateur, de ce typificateur perpétuel, réside en ceci qu’il est un prodigue, qu’il dépense sans compter la bonne humeur, les belles formules, les chants harmonieux et les appréciations miséricordieuses. Le véritable artiste ne calcule pas. Son existence est un don continu de lui-même.

Le théâtre de Santiago Rusiñol nous montre de préférence « ce monde où l’action n’est pas la sœur du rêve », comme dit Baudelaire. Mus par de nobles sentiments, ses personnages, en voulant reconstruire la société ou réformer les mœurs, ou tout soumettre à une règle stricte, développent du même coup des principes d’erreur en conséquences douloureuses ou réjouissantes. Les zigzags de la volonté humaine à travers les réalités dessinent des figures amusantes, que l’auteur ne laisse presque jamais dégénérer en caricatures. Mais il connaît les pentes humaines, l’accélération des choses, les déformations qu’apportent le temps, les passions, les circonstances. Ainsi s’édifie une œuvre dramatique qui s’impose déjà à l’attention des critiques, qui demain apparaîtra comme la plus importante, la plus nerveuse, la plus nuancée de l’Espagne actuelle. Rusiñol a cet avantage et ce défaut d’écrire directement en catalan, car il est mistralien dans l’âme. Avantage quant à la fraîcheur et à la puissance du style, que ses compatriotes comparent au castillan de Cervantes. Défaut au regard du succès, qui doit ainsi vaincre deux obstacles pour la traduction en castillan, trois obstacles pour la retraduction du castillan en français, ou en italien. Cette œuvre abondante et typique est d’essence latine. Elle ne s’embringue d’aucune des considérations métaphysiques qui obscurcissent, à la façon d’apports étrangers, l’œuvre de José Echegaray par exemple. Ainsi qu’aux arènes, un jour de course, il y a le côté ombre, le côté soleil, les vertus et les vices sont à fleur de peau ; l’on entend les cris aigus des marchands de pâtisserie et la palpitation des éventails accompagne celle des cœurs féminins. Le mélange de l’ironique et du voluptueux est incessant. Imaginez une fille de là-bas, cambrée et solide, aux pieds nus dans la poussière, peau mate, yeux noirs, lèvres rouges, qui rit au soleil sur un pont de Tolède : telle est la muse de Santiago. Élevé librement à la campagne, aux environs de Barcelone, dans la nature chantante et dorée, il a appliqué cette vision pastorale, cette joie du plein air, aux observations complexes et âpres de la société moderne. De là le pincement d’une double corde, donnant à ce qu’il écrit une saveur unique, d’angoisse mêlée à la jouissance.

Ce qu’il peint est beau et profond comme la nuit étoilée de la Vega andalouse. Ses tableaux sont superposables au lyrique de ses drames, de ses contes, de ses romans, mais l’ironie a disparu ; car la nature toute nue n’est jamais ridicule. Un album en couleur de la série des Jardins d’Espagne, publié à Barcelone chez Lopez, avec une rare perfection lithographique, donne une idée de cette féerie de l’œil et de l’imagination.

— Qu’est-ce qui t’amuse le plus, Santiago, écrire ou peindre ?

— Oh ! peindre, Léon, sans comparaison ! Tu comprends que quand tombe le soir et que je suis au Généralife, ma toile devant moi, ma boîte à couleurs à côté de moi, je ne sens point passer les heures. En Andalousie, il y a toujours quelqu’un qui chante sur la route un peu plus loin et, si tard que ce soit, on entend ce chant, repris par un autre, à mesure qu’il se perd dans les ténèbres. Tu penses si je suis content ! Il n’y a que de regarder mes verreries anciennes à Sijers qui me soit aussi agréable. Et puis aussi me promener dans les rues en été à Paris. »

Santiago met trois ou quatre r à rues et à Paris. Il parle le français très bien, très naturellement, comme l’un de nous, mais il dit une « estatue », un « esquelette ». « C’est ce que tu veux » au lieu de : « Qu’est-ce que tu veux. » Quand on soutient devant lui une idée paradoxale ou un jugement qu’il croit faux, il n’insiste pas, il a un geste de la main, très insouciant, très espagnol, et qui signifie : « Après tout, si vous y tenez absolument… », et il ajoute : « C’est ce qu’il dit est bête, et même très bête, mais j’ai pas voulu le contrarier ». Pour signifier la méfiance, il appuie l’index de sa main droite sur la paupière inférieure de l’œil droit et il tire celle-ci en bas légèrement. Ça veut dire : « Attention ! on ne me la fait pas. » Il supporte allègrement qu’on lui conte des blagues, qu’on lui rogne sa part, qu’on le tape d’un billet de cinquante ou de cent francs. Mais il sait parfaitement à quoi s’en tenir sur le farceur, le mauvais camarade ou le tapeur : « Je m’en fiche, ce n’est pas un ami. C’est un type que j’ai seulement rencontré chez Weverre », c’est-à-dire au café Weber, rue Royale. C’est là, en effet, que Santiago a ses habitudes quand il vient à Paris. Le reste du temps, il circule le cigare au bec, les mains dans ses poches, le chapeau aplati d’un coup de main sur l’oreille, fredonnant un air d’Albenice, de Debussy ou de Bizet ; il circule entre Barcelone, — prononcez Barcelon, — Madrid, Palma de Majorque, Aranjuez et Florence. Et il peint tant qu’il peut : des jardins abandonnés ; des maisons anciennes aux volets fermés depuis des années, pareilles à de vieux secrets que personne ne dérangera plus ; des étangs d’argent et de soie fanée, où somnolent des reflets d’arbres ; des ifs taillés, défilant sous le soleil ou sous la lune, d’un vert profond, abondant, nostalgique, comme l’âme d’une Mauresque exilée et captive à Séville ; des champs de fleurs posées par groupes étincelants, dessinant un écrin éparpillé et rangé sur un tapis somptueux. Il peint les rangées d’arbres en architecte, suivant avec délices les lignes et proportions de la pierre qu’ils ombragent et accompagnent. Il délimite et il donne, en délimitant, le sentiment de l’infini. Il va du précis au rêve, de la chaleur à la fraîcheur, du visible d’une allée au mystère de son prolongement. Il a le choix des couleurs glissantes, fuyantes, ardentes à l’œil, assoupies au souvenir.

Aucun artiste moderne n’a rendu comme lui l’incantation du paysage, ce qu’ajoute à la vie lente et dormante du végétal le passage éphémère et agité de l’homme et de la femme, quand l’homme et la femme s’en sont retirés. Chose étrange, il ne met dans ses tableaux aucun personnage et cependant ils ont l’air peuplés, hantés par la multitude de ceux et de celles qui jouissent de leurs aspects, sans pouvoir les étreindre ni les ravir.

Avant peu d’années, la vogue se mettra sur ces toiles merveilleuses, déjà très appréciées des connaisseurs, dont quelques-unes sont exposées chaque année à la Nationale. On les vendra au poids de l’or, ou mieux de la lumière dont elles sont chargées, et, l’agiotage aidant, elles acquerront des prix fantastiques. Mais cela n’émouvra nullement Santiago. L’amour-propre d’auteur lui est inconnu, aussi bien que n’importe quel amour-propre, sauf l’orgueil d’être Catalan. Quand un imbécile lui fait remarquer que l’Espagne est sale, il répond avec flegme : « Sale peut-être, mais c’est bien ioli. » Puis il rit à petites gorgées, en guignant la fumée de son cigare.

Sa connaissance de la peinture espagnole, dans ses plus subtils replis, est complète et infaillible. Il n’a pas besoin d’un expert pour vérifier l’authenticité d’un Greco, d’un Velasquez, d’un Zurbaran ou d’un Goya. Quand il a déclaré : « C’en est un », on peut être tranquille, ce n’est pas une copie. Sa critique est juste, bienveillante, insiste sur la qualité, excuse le défaut. Sa fraîcheur d’admiration s’applique couramment à ses confrères. Il faut l’entendre vanter une belle chose de Lobre, de Zuloaga, de Forain, de Maxime Dethomas. Pour les faiseurs, les faux artistes, ceux qui s’en croient et qui croient à l’efficacité de la réclame, il se contente d’une moue triste et vague, qui s’achève en rire derrière sa moustache : « C’est un garçon qui croit qu’il est fort. Mais les autres ne croient pas comme lui. Alors, il va se faire de la vile. » Entendez : de la bile.

Aussitôt que Santiago débarque à Paris du Barcelone-express, il y a un rite. Je l’accompagne à Old England, où il se commande un complet, qu’il revêt immédiatement.

— Et que dois-je faire de votre autre vêtement, monsieur ?

— Ce que vous voudrez. Donnez-le à un pauvre homme.

Le vendeur explique, par sa mimique écœurée, qu’il n’a pas cela dans sa clientèle. Le nouveau vêtement va, ou il ne va pas. Quelquefois, les manches sont trop courtes ou le pantalon est trop étroit. Étant pressé de ma nature, je dis à Santiago : « Bah ! Garde-le comme ça. Tu t’en fiches. » À quoi il réplique : « Tu es bon, c’est que j’en aurai pour un an ensuite à avoir l’air d’un saucisson. » Il commande quelques sommaires retouches, que l’on exécute séance tenante. À l’un de ses départs, en montant dans le train et nous faisant des signes d’adieu, il perdit son chapeau, qui vola sur la voie. Ce fut toute une histoire. Les contrôleurs, le rencontrant tête nue, cheveux au vent, avec son cigare, étaient pris de méfiance et lui demandaient, dix fois pour une, son billet : « Tu n’as pas idée comme les gens à casquettes sont troublés par la vue d’un voyageur sans chapeau. Je m’en serais pas douté avant ça. »

Or, de ce promeneur sublime, de ce magistral spectateur de la comédie et de la tragédie ambiantes, de cet indifférent sensible qui transforme son émotion en œuvre d’art, est sorti récemment, au début de la grande guerre européenne, un farouche ami de la France. Nous voyant attaqués et menacés par ceux qu’il a toujours définis « des varvares », Santiago Rusiñol a mis tous ses dons au service de notre pays. Au scandale des germanophiles de Barcelone, il s’est fait propagandiste, apôtre, pamphlétaire. Il a donné à un journal illustré populaire, la Esquella de la Torralxa, des articles et des dessins antiboches qui comptent parmi les plus efficaces, qui ont fait le tour de la presse des pays alliés. Il s’est, pour la première fois de sa vie, mis en colère, et il a brandi sa colère contre certains de ses compatriotes, assez fous ou aveugles pour préférer l’Allemagne aux alliés. Il a lâché ses travaux en train, ses nouvelles exemplaires, ses drames, sa chère palette, pour combattre avec ses armes étincelantes, plume et crayon, dans notre camp. Cela ne m’a pas étonné. Je ne pouvais pas l’aimer davantage. Mais je crois, en me tâtant bien, que je l’admire encore un peu plus. Si ses camarades de chez « Weverre » ne sont pas des ingrats, ils lui feront, à son prochain voyage, une ovation bien méritée.