Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux/Salons et Journaux/Chapitre IV

La bibliothèque libre.
Nouvelle Librairie Nationale (I à IVp. 555-576).

CHAPITRE IV


Un journal « bien pensant » sous la troisième République : Le Gaulois.
Une journée d’Arthur Meyer. — « Monsieur Schmoll ».
Le pauvre Desmoulins. — La bibliothèque de Meyer.
Pollonnais, Blum, Bloch, Picard, Lévy. — Mazereau et Foucher.
Le comte Fleury et les « mondanités ». — Le papa Duquesnel.
Louis Teste dans son testicoir. — Maurice Talmeyr. — Jean Rameau.
Doumic. — Une soirée chez Meyer. — Ombres chinoises.



J’ai collaboré au Gaulois pendant huit ans. Je suis loin de posséder tous les secrets administratifs de ce journal, destiné au public « bien pensant », comme dit Meyer, en baissant pudiquement les yeux. Néanmoins, j’ai des lueurs, et, en tout cas, la psychologie de cet homme habile m’est connue dans son ensemble, comme dans ses plus petites particularités. Il sait son métier. Comme un de ses collaborateurs téléphonait sur son ordre à un confrère, afin de le sonder sur une nouvelle présumée dangereuse, qui devait paraître le lendemain, Meyer impatienté s’écria : « Demandez-lui si ce papier passe en tête. — Non, monsieur. — Alors, il ne s’agit de rien d’important. » Autrement, en effet, l’article eût occupé la vedette. Ce n’est qu’un détail, mais significatif. Autre qualité : Meyer s’est toujours préoccupé de son numéro du lendemain, n’a jamais cessé de l’éplucher, de le combiner en vue de son public. Ce public est composé de poires conservatrices et libérales, les plus dodues, les plus juteuses de Paris et de la province. Il s’agit de ne pas les effaroucher, de telle façon qu’elles se sauvent, serrant leurs pépins, hors du compotier de l’insondable Arthur. Il faut leur donner l’illusion de l’opposition « irréductible » — c’est le mot de la maison — sans courir les risques de cette opposition.

Meyer est coquet, il est vaniteux, il est galant, il peut être suave ; tout cela d’une manière à mon avis horrible ou comique, mais impressionnante pour les badauds. Il n’est point particulièrement ladre. Il ne réduit pas trop à la portion congrue — sauf les jours d’alerte ou de hargne — ses petits collaborateurs, qui tremblent sous ses regards de glu froide. Il peut user, en conversation, d’une certaine éloquence théâtrale. Mais il a deux vices chevillés dans l’âme : la peur, et le besoin de livrer, de « donner », comme dit l’argot, son voisin, son ami, son parent, son bienfaiteur, son obligé, jusqu’à un inconnu. De sorte qu’il passe son existence entre le plaisir et la crainte d’avoir assouvi ce penchant, aussi irrésistible chez lui que la faim, la soif ou le reste. Que de fois, curieux de cette étrange nature, je lui ai fait de fausses confidences, afin d’observer sa mine haletante, bien heureuse à l’idée qu’il allait les trahir, puis son angoisse et son appréhension, le coup fait. Post delationem animal triste. Car il s’agit là d’une véritable, d’une authentique libido. Son désir est logé à l’enseigne de Judas.

Un jour, c’était pendant les derniers mois de 1904, je l’ai pris sur le fait, la main dans le sac… et quel sac ! Il ne songea pas une minute à nier. Il remuait avec peine, dans sa bouche sèche, une langue pâteuse. Il murmurait : « Comment réparer cela ! » Partagé entre le dégoût et la pitié, je discernais avec netteté les ficelles hérédoethniques de sa mauvaise action, je me demandais si j’avais affaire à un homme ou à une tribu. Soudain retentit la sonnette du téléphone. Il se précipita vers l’appareil : « Madame la duchesse… oui certainement, madame la duchesse… Pour ce soir, neuf heures et demie, c’est entendu ; mes hommages, madame la duchesse… » Il se redressa, la mine altière. Il avait repris son aplomb. Je n’ai aucune notion de ce que pouvait être physiquement Deutz, mais je suis absolument certain que Meyer est moralement une espèce de Deutz, un redeutz.

Voici quelle était, il y a une quinzaine d’années, sa journée : il se levait assez tard, revêtait un pyjama à raies roses ou jaunes, ou azur, passait, suivi de son caniche chocolat, dans son cabinet de toilette, où son administrateur « Monsieur Schmoll », faisant l’office de confident et de premier valet de chambre, lui apportait, dans une corbeille, son courrier et un coupe-papier. Meyer ouvrait chaque lettre, la parcourait, l’annotait, la passait à « Monsieur Schmoll », gros garçon pas bête, à la mine réjouie, chargé — usons d’une antiphrase — de toutes les commissions « délicates » du patron. Cette besogne achevée, le directeur du Gaulois se remettait entre les mains de son coiffeur, pour l’opération suivante : relèvement et fixation en coques des longs cheveux formant chignon autour d’une étincelante calvitie. L’homme de l’art prenait respectueusement ces filaments, que les compatriotes orientaux de Meyer rejoignaient en cadenettes, les courbait sur le peigne à l’aide d’un fer chaud, leur donnait le pli onde d’une bougie de bois, les aspergeait d’eau de Cologne, puis les lissait et relissait avec amour. Pendant ce temps, le caniche chocolat poussait de petits aboiements plaintifs et Meyer faisait les yeux blancs, les mains sur ses paperasses, ainsi qu’un caissier qu’on chatouille. Apparaissaient, de 10 heures à midi, des hommes d’affaires mystérieux, en schein, en as, en poulo, en cohn et tronc de cohn, introduits par des portes dérobées ainsi que dans la Tour de Nesle, puis ressortis en rasant les murs. À midi et demi, le roi hébreu de la rue Drouot se mettait en marche vers le Café anglais, où l’attendaient quelques débris du second Empire, ragaillardis par la présence de Capus ou d’un auteur à la mode. Après le repas, rentrée, sieste ou fournisseurs, puis visites à des personnes généralement titrées, riches, ou considérées comme influentes, et combinaisons de toute sorte, dont l’histoire anecdotique serait infinie. À 5 heures, invariablement, Meyer arrivait à son journal, contigu à son appartement, et s’occupait avec son secrétaire de rédaction, Foucher, Mazereau ou un autre, puis recevait les visiteurs et visiteuses dans son cabinet en rotonde, « éminemment parisien », dont les fenêtres donnent sur le boulevard. À 7 heures un quart, il allait s’habiller pour le dîner en ville, ou le spectacle et revenait encore, mais cette fois assez engourdi et somnolent, dans ses bureaux, jusqu’à minuit, minuit et demi. Le tout entremêlé d’aphorismes tels que : « La ponctualité est le parachèvement de l’homme du monde », ou encore : « Le sentiment de la haute politesse m’a sauvé », ou encore : « Quand on est sans ancêtres, il faut racheter cela par une autorité naturelle et du décorum. »

Le bon Robert Mitchell — qui signait Desmoulins — était chargé du filet politique et me confiait, en soupirant, qu’aucune corvée n’était comparable à celle-là. Car il s’agissait de dire blanc, tout en suggérant noir, et cela dans une forme grisâtre, « seule tolérée, messieurs, par notre aristocratique clientèle ». Quelquefois Meyer avait « l’idée », qui ne convenait pas à Mitchell et que celui-ci s’efforçait d’écarter, mais en vain. Je me rappelle d’un Desmoulins — comme nous disions — imposé par le tyran à la voix de bois et qui divisait la population mâle de la France en trois catégories : le haut de forme, le melon, la casquette. Je ne sais plus quel politicien était prié et même adjuré de concilier ces trois couvre-chefs. Robert Mitchell était malade à l’idée de mettre son pseudonyme au bas d’une pareille et si déplaisante ânerie. Je le consolai du mieux que je pus… Riant malgré tout, il soupirait : « À mon âge, tricoter de pareils chaussons ! » Les lundi, mercredi, vendredi, on devait inquiéter les possédants, en leur montrant les progrès du socialisme. Les mardi, jeudi, samedi, les rassurer en leur faisant entrevoir la réaction fatale, nécessaire — et d’ailleurs sans bouger — contre les « aberrations de la démagogie ». Je ne sais plus quel fumiste, prônant la « liberté du travail », avait été élu député de je ne sais où ; Desmoulins dut célébrer « la bonne blouse » sur un ton dithyrambique et annoncer le relèvement consécutif de la nation en cinq secs.

Meyer faisait collection de livres anciens et modernes. Il demandait, à tous ses collaborateurs et aux amis de ses collaborateurs, des premières éditions de leurs ouvrages, qu’il faisait ensuite illustrer gratis, sur la feuille de garde, par des peintres ou dessinateurs connus. C’étaient en général « M. Schmoll » ou Gaston Pollonnais, petit Israélite malingre et bafouilleur, qui se chargeaient de ces réquisitions à la douce, dont le patron se montrait fier. Il déclarait, en exhibant ces bouquins : « Voilà le pain de ma vieillesse ». Plusieurs de ses ambassadeurs furent repoussés avec perte, mais qu’importait à l’ancien secrétaire de Mlle Blanche d’Antigny, devenu l’arbitre des élégances ! Meyer s’étant converti tapageusement et ayant été baptisé, Forain répondit à un rat d’Opéra qui lui demandait : « D’où sort ce vieux type ?… — Ça, c’est un petit garçon qui va faire sa première communion l’année prochaine ». Pollonnais voulut faire de même. Ce n’était pas un mauvais diable, mais il était impossible de comprendre les mots qui se pressaient dans l’isthme de son gosier et je ne saisis rien du discours par lequel il m’annonça cette imminente cérémonie.

Compatriotes de Meyer, de Schmoll et de Pollonnais, Blum, Bloch et Picard étaient fort différents les uns des autres. Blum était bien, bien vieux et déjeté avec la peau du visage comme tannée, et toussait pendant cinq minutes, avant de pouvoir proférer un son. Bloch était entre deux âges, sans fiel, toujours en garde contre une avanie possible, ou une blague de l’un ou de l’autre. André Picard, mince petit dramaturge, aux pommettes roses, aux yeux pointus, tordait sa petite moustache dans les encoignures. Il y avait encore Lionel Meyer, parent d’Arthur, beaucoup plus jeune, vif, pétulant, point sot et que nous avions surnommé « pomme d’Apis » à cause de sa rondeur faciale, vaguement égyptienne quant au profil. Un certain Lévy, qui signait Vély, détenait la chronique humoristique, d’ailleurs bête à pleurer ; et les comptes rendus scientifiques appartenaient à Georges Wulff. Aucun de ces neuf confrères n’était désagréable en particulier, et leur ensemble devenait, dès qu’ils s’aggloméraient, peu sympathique et même hostile. Expliquez cela.

Mazereau, l’obligeance même, mort prématurément, Foucher, peu bavard, mais exceptionnellement renseigné sur les milieux parlementaires, de Maizières, informateur hors ligne et doué d’un remarquable coup d’œil, composaient le fond solide du Gaulois. La façade était occupée par des académiciens à trois et quatre cents francs l’article, ennuyeux ou diffus — à l’exception de Bourget, de Coppée et de Vandal — et d’une rare suffisance. Mais c’étaient ces hommes de métier, les Foucher, les Mitchell, les de Maizières qui rendaient le journal lisible, agréable à l’œil et à l’esprit. Il n’est pas de plus belle, de plus intéressante profession que celle de journaliste ; il n’en est pas qui exige plus de don, de tact, et de vivacité. La conscience professionnelle est en général très éveillée dans ce milieu honnête, assidu, laborieux, où règnent l’esprit de corps et la camaraderie. Ce qui gâte le journalisme, c’est le propriétaire — directeur — principal actionnaire et homme d’affaires, c’est l’administration mal comprise et la publicité sans scrupules ni frein. Ce qui le rachète c’est le secrétaire de rédaction, c’est le courriériste, c’est le chroniqueur, c’est le petit monde du tran-tran quotidien et du labeur demi-obscur. Le côté déplaisant du Gaulois tenait à la morgue affichée des salonnards et des coupolards vis-à-vis de la modeste équipe des collaborateurs habituels, à leur dédain pour ces « frères inférieurs ». La race navrante des conservateurs blesse et froisse, sans même s’en apercevoir, ceux qui s’occupent de la défendre par la plume. Aussi, profitant de mon indépendance et de mes franches coudées, n’ai-je jamais hésité à rembarrer, et férocement, le sot monsieur, ganté de beurre frais et chaussé de vernis, qui venait, du haut de sa redingote à revers, me proposer ses conseils et ses avis. En ai-je remis à leur place de ces niais, du temps que j’écrivais au Gaulois, avec la joie de venger ainsi une foule de mes confrères moins favorisés !

La plus importante rubrique du Gaulois est celle consacrée aux « mondanités » : cadeaux de mariages, soirées, nécrologies, thés, baptêmes, garden-partys, alliances princières et ducales, le tout pêle-mêle et entrelardé d’épithètes béatement laudatives et de descriptions hyperboliques. C’est à l’aide des « mondanités » que « M. Schmoll » appâte la publicité et que Meyer attire et retient la clientèle de snobs et de gâteux, de salon et d’antichambre, qui constitue les deux tiers de son public. La lecture en est, pour l’observateur attentif, une rigolade presque indéfinie, par la recherche et les subtilités d’un « tact » effrayant, équivalant aux pires maladresses et cause de gaffes monumentales. Un titulaire de ladite rubrique, atteint de délire de grandeurs après quelques années d’exercice, se croyait prince de Perlimpinpin et passait ses journées à énumérer, en style Gaulois, ses invités « hautement nés » des deux sexes. Ajouterai-je que, trop souvent, les personnalités admises à l’honneur de ces colonnes en petit texte et de ces fastueuses énumérations sont pourvues de blasons en toc et de titres plus que douteux ? Nous connaissons, depuis Dangeau, les ruses de la noblesse chimérique, qui en imposent aux simples roturiers.

Pendant ma collaboration au Gaulois — dont la comédie perpétuelle m’enchantait — le « mondanitaire » en chef était le comte Fleury, fils d’un favori de la cour impériale, homme long, maigre, amer, pareil à un casse-noix ébréché et privé de tout agrément. Meyer exigeait de lui, comme de ses prédécesseurs, qu’il fût constamment en habit, à partir de sept heures du soir. Par la porte ouverte de son cabinet, on voyait l’infortuné, courbé en deux, alignant les bronzes et les sautoirs exposés à la noce de un tel, rappelant les hauts faits des ancêtres du nouveau marié, de la nouvelle mariée, encensant une foule de types en de « schild », en de « schlum », en de « nas » et en de « poulo », pareils aux visiteurs matinaux du patron, mais montés en grades et en dignités. Heureux, songeais-je, le ramasseur de crottin, sur la petite route de campagne, qui remplit tranquillement, au jour tombant, sa voiture de ces boules innocentes, sans crainte d’omettre un vicomte, d’estropier un patronyme princier, ou de faire une tache d’encre à son blanc plastron. Ce point de vue, je dois le dire, n’était pas celui du comte Fleury, qui professait, pour les personnes plus ou moins loyalement titrées, une véritable vénération.

Parfois, un des admis aux « mondanités » apportait lui-même sa notice, avec le tableau de ses alliances et la nomenclature des cadeaux. Alors Fleury, tout pâle et courbé jusqu’à terre, relisait ces magnificences d’une voix nasillarde, extasiée, comme si c’était pour lui que s’ouvrait la cataracte d’encriers de vermeil et de sucriers de cristal taillé promis aux tête-à-tête des conjoints. Prévenu aussitôt, Meyer apparaissait, sévère et sanglé dans son smoking : « Bonjour, mon cher vicomte, comment va Mme la vicomtesse ? », s’assurait que Fleury faisait un relevé exact et minutieux et accompagnait, en dansant presque, le superbe monsieur, puis, d’un tout autre ton, à son collaborateur : « Veillez à l’ordre de ces présents, selon leur importance, et donnez de l’air avec des blancs ». Une autre de ses formules était la suivante : « Du tact, monsieur, et en neuf pour la famille directe ». Derrière lui, son caniche chocolat, la gueule de travers, semblait rire.

Un jour il y eut un affreux scandale. Un typographe facétieux et spirituel — comme il n’en manque pas chez les Parigots — remplaça ce cadeau, un serpent qui se mord le dos, sujet en bronze et en argent, par cet autre : un sergent qui se mord le dos, sujet en bronze et en argent. Le numéro du Gaulois fit prime, à cause de cette incomparable coquille. Meyer en demeura sombre pendant tout un jour. Je ne sais s’il diminua à cette occasion les appointements de Fleury.

Il était non seulement recommandé, mais ordonné audit Fleury d’assister à la plupart des cérémonies qu’il narrait quotidiennement aux lecteurs du Gaulois. On le voyait correct et sinistre, la tête dressée, tenant son haut de forme au bout de son parapluie, dans tous les cortèges nuptiaux et funèbres à la mode. Chaque jour, il saluait deux cents fois et serrait cent cinquante mains. Quelquefois, convié aux dîners somptueux — tout au moins sur le papier — dont il célébrait la composition et les menus, il devait plus habituellement se contenter de la soirée, de cette invraisemblable soirée mondaine stéréotypée, où des messieurs chauves jouent au bridge, puis conversent, d’un air malicieux avec de jeunes personnes à transparence de bougie de luxe, lesquelles font semblant de rire de leurs propos ; où de vieilles dames écroulées s’entretiennent de la dernière pièce issue d’Henri Lavedan et du dernier roman pondu par Marcel Prévost.

Il est tout à fait impossible, quand on exerce un semblable métier, de ne pas commettre des bourdes involontaires, lesquelles prennent alors un air de malice. Par exemple, la juxtaposition de deux personnalités notoirement hostiles l’une à l’autre, ou, au contraire, notoirement trop liées. Je ne sais si je me fais bien comprendre. En ce cas, Arthur se précipitait chez Fleury, en poussant de véritables glapissements, qui provoquaient les jappements du caniche chocolat, refermait la porte avec fureur et lavait le casse-noix du pauvre comte : « Diable, ça chauffe ! », disait Mitchell, son « Desmoulins » à la main, et les visiteurs se demandaient si l’on ne trucidait pas quelqu’un à la cantonade. Échinez-vous donc à compter des petits fours princiers ou à célébrer le bas rond de Pauillac du baron de Rothschild, pour recevoir un pareil traitement. Ce serait à dégoûter, ma parole, des tables de vingt-deux couverts !

J’avais imaginé, en compagnie de rédacteurs au Gaulois, des mondanités sincères, où l’on eût lu des choses dans ce goût : Hier, dîner exécrable, chez le duc un tel, qui n’est pas plus duc que nous ne sommes sardines à l’huile. Deux douzaines de crétins notoires ont déchiqueté, à l’aide de fausses dents, un menu infernal, dont voici la navrante composition… Un funèbre ennui n’a cessé de flotter au-dessus de ces tristes mets et de ces vins fabriqués. Dans la soirée, Mme une telle, de l’Opéra, presque aphone, est venue chanter faux une insipidité du maître Massenet, au milieu de l’inattention générale, etc. » Ça, à la bonne heure ! Ce serait divertissant et exact à la fois. Quand on pense qu’au fond des provinces, il se trouve des jeunes filles pâles et des vieilles filles jaunes pour lire, avec conviction, les tartines Fleury du Gaulois et regretter de n’en être pas ! On songe au bal du château de la Vaubiessard, dans Madame Bovary.

La critique dramatique était représentée au Gaulois par le papa Duquesnel, l’anecdote théâtrale par Frédéric Febvre. Le papa Duquesnel, aux yeux malins, à la bouche fine, ressemblait à un vieux jardinier, qui aurait oublié son panier à légumes. Ancien directeur de théâtre — période dite des « Danicheff » à l’Odéon — au courant de tous les potins de coulisses depuis 1860 et au delà, bon camarade, tutoyé par cinquante actrices de tous âges, il n’avait aucun sens critique, aucun jugement, ni aucun goût. Il écrivait à coups de clichés, usant de tournures invraisemblables pour célébrer les mérites de celui-ci ou de celle-là, pompier comme on ne l’est pas et d’une bêtise à faire pleurer. Mais quel brave homme, quelle gentillesse, quelle insouciance heureuse ! Les événements étaient pour lui en carton, comme les poulets de la Comédie-Française, les vivants des figurants et les meubles des toiles peintes. Il se promenait dans l’irréel avec sa chère bonne figure carrée et pâlichonne, ses vaines appréciations, les mains dans les poches de son paletot, les yeux sur la herse ou le deuxième lointain, et l’oreille au souffleur. Afin de lui faire plaisir, je lui demandais son avis sur tel ou tel auteur, telle ou telle pièce. Il me le donnait longuement, consciencieusement, mais je n’étais pas forcé de l’écouter. Le passé avait pour lui un attrait invincible. Il avait connu Fargueil, Desclée, Croizette, les sœurs Brohan, il chérissait leurs attitudes enfuies, le son disparu de leur voix. Il s’animait en parlant d’elles et je m’imaginais toujours que, de ses poches fébrilement secouées, il allait tomber des petits pois et des carottes.

— Aurons-nous des melons cette année, papa Duquesnel ?

« Ah ! si vous aviez entendu son « Pouah ! », si vous aviez vu le geste de son mouchoir ! « Le lendemain matin, à huit heures et demie, je sonnais chez Dumas fils, en même temps que Gaiffe. Vous avez bien connu Gaiffe, chez votre père ?

— Pas du tout.

— C’est étonnant ! Je les croyais intimes. La vieille servante de Dumas m’ouvre et qui est-ce que j’aperçois dans l’antichambre ?… Rose Chéri. Je lui dis : « Que fais-tu là ? » Elle me regarde : « Et toi ? »

À ce moment Meyer, habillé en homme du monde, chapeau haut de forme sur sa couronne de calvitie, canne étincelante et gants blancs à la main, interrompait le narrateur :

« Monsieur Duquessenel, — il l’appelait ainsi en manière de plaisanterie, — vous voudrez bien modifier le dernier paragraphe de votre article sur la revue des Variétés. Il ne faut pas effaroucher la pudeur des lectrices du Gaulois.

— Ah ! mon Dieu, serais-je encore inconvenant à mon âge, quel bonheur ! » soupirait gaiement le papa Duquesnel. Il prenait sa copie et écrivait : « L’auteur a bien lié sa sauce, mais de trop graveleux condiments pour qu’il nous soit permis d’en faire état ici », ou quelque chose d’approchant. Car il s’embrouillait dans ses métaphores, généralement culinaires ; « Mademoiselle une telle nous a offert les épices d’une voix sonore, un peu surette, bien que nuancée, sur le plateau d’une précoce expérience de son rôle de soubrette ». J’espérais bien qu’écrivant si mal le papa Duquesnel ne mourrait jamais. Car le style nonchalant conserve. Cependant il a quitté ce monde, rapportant à son Créateur son âme d’enfant intacte, après soixante-dix années d’une vie factice aux feux de la rampe.

Frédéric Febvre, le comédien bien connu, ressemblait à une boule de neige, au milieu de laquelle surgissait un nez rond. Aussi abondant en souvenirs que Duquesnel, il était plus solennel, partant plus ennuyeux et se croyait dans les meilleurs termes avec tous les souverains de l’Europe. Le roi de la Lune lui avait donné une canne à pommeau d’or, le grand-duc de Golconde une tabatière, et la grande-duchesse d’Ircanie un mouchoir brodé. Il racontait ces dons inestimables, au milieu de l’inattention générale, dans le petit cabinet de Mazereau, interrompu par les entrées et les sorties des visiteurs et collaborateurs et les appels du téléphone. Il appartenait à la génération de Got, de Maubant, de Delaunay, assez pauvre, somme toute, en comédiens de premier plan, si l’on met à part Mounet-Sully.

Mais le personnage le plus singulier du Gaulois, après Meyer, et dans un tout autre genre, était certainement Louis Teste. Je doute que l’histoire du journalisme parisien renferme un autre type aussi falotement comique.

Représentez-vous un grand vieux, maigre, presque dégingandé, mal rasé, fortement moustachu, toujours vêtu de noir, coiffé d’un tromblon noir disproportionné, doué de regards perçants, d’une solide mâchoire capricieusement musclée et sans cesse en mouvement — soit qu’il mâchât des boules de gomme, soit qu’il s’indignât, — d’une voix enrouée, brusque et bougonne. Vous avez Louis Teste, réviseur du Gaulois. La légende voulait qu’il possédât quatre-vingt mille livres de rente et demeurait au journal de cinq heures de l’après-midi à deux heures du matin, sans rétribution, pour son plaisir. La vérité est qu’il tenait à ses appointements et complétait ainsi un budget rendu minime par son extrême avarice. C’était un bonhomme des plus érudits, connaissant à fond la biographie publique et clandestine de tous les membres de l’Assemblée Nationale, nourri de Tocqueville et de sa descendance, calé sur Saint-Simon et Mme de Sévigné, ayant vécu dans l’intimité de plusieurs Decazes et de quelques Broglie, familier et, disait-il, conseiller d’un nombre considérable d’amis ou de parents de Thiers, de Guizot, de Jules Favre, collectionneur de turpitudes, enragé contre tous les partis, principalement contre le sien, qui était celui des conservateurs et libéraux, foncièrement anarchique et asocial. Il fallait l’entendre tempêter dans la petite pièce, donnant sur la rue Drouot, que j’avais baptisée le « Testicoir », inculquer des leçons de politique à Meyer, plein de déférence, aux garçons de bureau, au caniche chocolat, à de Maizières somnolent ou à Mazereau affairé : « J’avais prévenu Decazes… Votre projet n’est que de la bouillie pour les chats. Avec son entêtement naturel, il passa outre, et vous savez ce qui est arrivé… » Ni Maizières, ni Mazereau, ni Mitchell, ni Foucher, ni le sage et mélancolique de Meurville, ne savaient ce qui était arrivé, mais ils ne sourcillaient pas, d’ailleurs accablés de sommeil — car ces vitupérations allaient de dix heures à une heure du matin — de crainte que Teste ne s’obstinât.

Or Teste s’obstinait. Il ouvrait son tiroir, empoignait deux boules de gomme, le refermait violemment, avalait les boules, déplaçait son tromblon, dont le poil se hérissait d’effroi, frappait la table de sa grande palette de main, osseuse et velue : « Quant à d’Audiffret-Pasquier, je me contentai de lui montrer la fenêtre et je lui dis : Monsieur le Duc, prenez garde à la Révolution ». Puis, s’interrompant : « Les deuxièmes épreuves de monsieur Duquesnel, sacreblotte, et plus vite que ça ! » De Maizières endormi sursautait. Mazereau disparaissait en coup de vent. Teste se levait et s’avançait menaçant vers moi, le bras étendu : « La Révolution, monsieur le Duc, elle est là qui gronde à dix pas de vous. Si vous ne la distinguez pas encore, c’est parce qu’elle marche sur un tapis de velours, je veux dire sur votre Constitution ». De quel ton amer et sarcastique Teste lançait ce « votre Constitution » ! Ici un silence. Il attendait l’effet de sa phrase, puis mezzo voce : « Je vous apporte, moi, ma solution, la seule : dissoudre l’Assemblée et convoquer carrément les États Généraux, en tenant compte, ceci est essentiel, des charges différentes supportées, depuis un siècle, par les différents corps ». Me sentant compromis et admonesté, en compagnie du duc Pasquier, je répondais : « Certainement, mais parbleu ! oui, sans doute. » Le tromblon rasséréné se déshérissait.

Cette révolution qu’il jugeait, comme il disait, « de plus en plus imminente » était la grande préoccupation de Teste. Il était résolu, aux premiers signes d’une pareille tempête, à gagner l’étranger avec son trésor, qu’il appelait « ses quatre sous ». L’idée que la défense de la société était assurée par le Gaulois, lui-même ainsi défendu par Teste, me remplissait d’une joie sans mélange. Ce vieux, en état continuel de hargne et de panique, arbitraire en ses prémisses et absurde en ses conclusions, me représentait toute une génération.

Il faut vous dire que Teste, dans son rôle de chien du commissaire, coupant, rognant, sabrant à tort et à travers, tyrannique et insensé, rageur, bilieux, rancunier comme une concierge et loquace comme une pie borgne, était détesté — sans calembour — au Gaulois. On l’appelait la mouche du patron, ce qui était injuste car il n’était pas rapporteur, mais il avait l’âme d’un antique pion aigri. Il se croyait quelqu’un d’intermédiaire entre Cavour et le Père Joseph, le cerveau méconnu du pays et l’arbitre ignoré de la politique européenne. « Un vieux diplomate de ma trempe », répétait-il en suçant sa moustache blanche. Je pense que, dès qu’on le laissait seul, il faisait un discours à son chapeau, immortel étui d’une cervelle aussi importante. Il l’appelait avec orgueil « mon couvre-chef ». Nous avions projeté de mettre dedans un inoffensif pétard, qu’il eût sûrement pris pour une bombe anarchiste ; mais il le couvait de si près que le projet échoua. Heureusement, car je crois que Teste, devant ce préliminaire du « chambardement général » — autre expression de lui — serait mort de peur.

De temps en temps, notre réviseur était autorisé par Meyer à écrire un article de tête. Il commençait par le parler pendant une huitaine de jours, puis « le mettait sur le chantier », avec son tromblon par-dessus, le polissait et le repolissait, selon le conseil de Boileau. Le résultat était un informe amas de considérations politiques embrouillées, auxquelles nul ne pouvait comprendre goutte. Il eût déplu à Teste que son lecteur saisît sa pensée, qu’il ne saisissait pas lui-même. D’un air malin et gourmand, il questionnait ses collaborateurs : « Vous avez trouvé cela clair ? — Mais oui, très clair. — Ça prouve que vous ne m’avez pas lu. — Mais si. — Eh bien, qu’est-ce que j’ai voulu dire ? — Qu’il fallait reviser la Constitution. — Parbleu, je m’en doutais ! J’ai voulu dire qu’il ne fallait pas la reviser. Elle est irrévisable. Là était précisément l’erreur de Wallon. J’avais averti Wallon mille fois. Il déjeunait alors, comme moi, dans un petit caboulot de Montmartre, aujourd’hui remplacé par un mercier… »

Cette idée de repas en commun excitait Teste, qui ajoutait : « Il faudra que vous veniez, un jour, dîner chez moi, avec Bourget, et un autre, que je ne nomme pas. » Car il aimait, en tout, le mystère. Cette invitation énigmatique demeura suspendue pendant huit ans. Oncque n’ai-je dîné chez Louis Teste, entre Bourget et le tromblon, et je sens bien que maintenant, comme dit le proverbe, passée la fête, passé le saint.

Exécrant les réactionnaires, qui avaient ignoré son génie, mais écrivant au Gaulois, où se jouait la farce d’une simili-réaction, Teste se rattrapait en collaborant à des feuilles belges, où il empoignait copieusement les naïfs abonnés du Gaulois et leurs « ridicules illusions ». Quelques personnes seulement étaient au courant de cette transformation de personnalité, analogue à celle que Stevenson a peinte dans son immortel « Monsieur Hyde et le docteur Jekyll ». J’ignore en vertu de quel pacte Testico-diabolique Meyer tolérait cette ambiguïté bizarre, laquelle dura jusqu’à la guerre.

Quand commença de courir le vain bruit de petite peur du 1er mai 1906, auquel j’ai déjà fait allusion, Teste fut enchanté. Enfin ses prédictions de trente-huit années allaient se réaliser ! Il se frottait les mains à l’idée de ce « Crève donc, société ! », si impatiemment attendu. Dans un grand conseil tenu par Meyer, Mitchell et Teste — c’est de Mitchell que je tiens la chose — il fut résolu que le Gaulois mettrait bien vite une sourdine à sa campagne, plutôt débonnaire, contre le socialisme révolutionnaire et reconnaîtrait, par d’habiles transitions, qu’il y avait du bon là dedans. Teste se chargea de surveiller attentivement les articles de Talmeyr et les miens, considérés comme particulièrement périlleux en une telle occurrence. Mitchell-Desmoulins reçut la mission de nuancer « d’un rose vif » — selon le mot épique de Meyer — son filet quotidien. Le même Mitchell, ayant conservé de bonnes relations avec le ministre de l’Intérieur Clemenceau, devait être tenu au courant des projets de résistance gouvernementale.

Le plus amusant, c’est que Teste ayant rempli d’eau potable sa baignoire, à partir du 15 avril, et accumulé, dans son tromblon, des provisions pour six mois, s’épouvanta de ses propres préparatifs et envisagea un projet de départ. Comme je venais corriger un papier, quelques jours avant ce Croquebourgeois, il me déclara gravement qu’il se sentait malade, sans exactement pouvoir situer sa souffrance, et qu’il aspirait à un mois de campagne. Je compris tout de suite et lui représentai l’impossibilité de quitter, en un pareil moment, un bastion de défense sociale tel que le sien. Mon opposition à son projet le rendit perplexe et il m’assura qu’il était bien décidé à mourir, s’il le fallait, à son poste, écharpé par les tricoteuses, tel jadis l’immortel François Suleau. Mitchell survenant affirma que Meyer, plus connu, serait happé par la foule et pendu le premier. Teste oscillait entre le désir d’un grand rôle de martyr et la crainte. Sa perplexité, prolongée jusqu’à une heure du matin, aiguisée par Desmoulins et par moi, relevait de Rabelais et de Molière. Néanmoins, plus mort que vif, il resta, mais il fallait le voir, le 30 avril au soir, tout défait à côté de son tromblon, navré, le front en sueur et corrigeant les épreuves d’une main fébrile. Le surlendemain, paraissait un chant de victoire, — l’emblème du Gaulois est un coq — où la joie du péril conjuré prenait les accents de Panurge après la tempête.

Jean Rameau, poète pour personnes pâles, gros garçon brun, boiteux, aux cheveux bouclés, qui roulait les r comme des fauteuils, publiait en ce temps un feuilleton au Gaulois. Je ne me rappelle ni le titre ni le sujet, n’étant pas accoutumé de me régaler de cette prose plutôt vaseuse. Teste fit comparaître Rameau et lui dit à brûle-pourpoint : « J’ai trouvé les caractéristiques de votre talent et je vous engage à profiter de mon avis. Vous excellez à décrire l’éveil de l’amour dans un cœur de vierge. Consacrez-vous désormais à cette peinture. Vous y trouverez honneur et profit ».

Jean Rameau, plutôt étonné, objecta : « Je vous rrremerrrcie bien. Mais c’est que j’ai d’autrrrres sujets dans la tête… », puis, craignant de n’être pas bien compris : « qui me tourrrmentent dans la tête… — Peu importe, reprit Teste, il y a toujours un biais, par lequel vous pouvez introduire les premières émotions d’un cœur virginal.

— Du reste, — ajouta ce bourreau en redingote, — je suis décidé à rejeter dorénavant tout feuilleton de vous où ne serait pas traité, fût-ce accessoirement, ce sujet.

Jean Rameau partit, vacillant et tout rouge, comme un homme qui vient d’entendre son destin. Teste nous expliqua, le plus sérieusement du monde, que chaque auteur avait ici-bas sa fonction et sa spécialité et qu’il ne fallait pas mêler les sabots : « Quant à moi, — conclut-il modestement, — je suis fait pour répartir les besognes. C’eût été, sous un bon tyran, mon véritable emploi ».

Ce répartisseur de besognes redoutait la malice de Talmeyr, homme de haut talent et de caractère, son œil noir, ses reparties terribles et son rire. Chacun sait que Maurice Talmeyr est des tout premiers journalistes contemporains. C’est un moraliste aigu dans la manière de Forain, possédant son Paris sur le bout du doigt, et qui va directement à l’actualité importante. Le premier, il s’est préoccupé des poisons chroniques et des ravages de la morphinomanie. Le premier, il a dénoncé sobrement, mais nettement, la terrible plaie de ces « maisons d’illusions » qui ravagent, dans les ténèbres obscènes dont parle Shakespeare, la société actuelle. Alphonse Daudet, qui s’y connaissait, l’appelait le premier réaliste de notre temps et donnait ses études en exemple aux jeunes gens. Il y a des pages de Talmeyr, dures et acides, veloutées de noir, dont l’eau-forte ne passera point. Situé entre la psychologie et la vision sociale, il grave autant qu’il écrit, avec une intuition étonnante de ce que dissimulent le masque humain, la façade conventionnelle de la société, des angles, dessous et retraits. Sa copie est un remarquable témoignage de son originalité surprenante. Un article de lui occupe en moyenne trente feuillets, d’une écriture élégante et serrée, mais raturée, à raison de vingt lignes sur vingt-deux, par un lacis de hachures circulaires et hélicoïdales, dont les tours de spires s’embrouillent et se superposent. De loin, c’est un inextricable fourré, un dessin à la façon de Hokousaï, derrière lequel on croit apercevoir des Samouraï tapis, le sabre aux dents. Le seul Samouraï, c’est Talmeyr, qui rit joyeusement dans sa barbe en pointe, quand on s’ébahit devant son grimoire. Or, il n’est pas de style plus clair, plus direct que le sien et je pense que ce travail de fignolage graphique est une simple occupation manuelle, pendant laquelle il met au point sa pensée.

Sa conversation vaut son œuvre. Elle dégage un amusement comparable à celle de Forain et une leçon. Quand il prend la parole, dans un couloir de journal, chacun se tait pour l’écouter. C’est un maître, parfaitement libre d’allures et d’une indépendance reconnue. Il est de ceux auxquels rien ni personne ne feraient écrire une ligne, qui ne fût dans leur conviction. Aussi a-t-il grandement pâti de l’abaissement et de l’asservissement de la presse actuelle. Teste disait de lui : « J’ai toujours peur qu’il ne laisse entendre, entre les lignes, autre chose que ce qu’il exprime ». Il demeurait, pendant des heures, penché sur les épreuves de Talmeyr, piochant le sous-entendu qui n’y était pas. Il lui semblait impossible qu’un homme, doué d’une écriture si compliquée, ne cachât pas les plus sombres desseins.

Depuis mon départ du Gaulois, à la fondation de l’Action française (21 mars 1908), beaucoup de choses se sont modifiées dans la boutique conservatrice de la rue Drouot. C’est ainsi que René Doumic, cadavre perpendiculaire de la Revue des Deux Mondes et de l’Académie française, hélas ! y a peu à peu supplanté Teste. Mais déjà, de mon temps, Doumic apparaissait au Gaulois, promenant sa poussiéreuse acrimonie, sa face d’entérite moyenâgeuse, ses yeux caves et ses jugements niais. Il a toujours oscillé entre deux imitations, celle de Brunetière, celle de Lemaître, trimballant de l’une à l’autre un physique ingrat, pauvre, gauche et de moyens nuls. Il flattait habilement Meyer, non encore attelé à ses Yeuzonvus et qui pondait rarement, timidement, un « en selle, messeigneurs », ou un « au revoir, messieurs », d’un ridicule pompeux. Doumic ramassait ces crottes de lapin hébreu, les humait, les déclarait embaumées et délicieuses, les serrait précieusement dans une bonbonnière.

Un matin, que je vois encore, — c’était au début de l’année 1905 — Meyer me montra sa vilaine âme. Il me fit venir : « Mon cher ami, je veux vous faire une proposition. Mitchell devient, je ne sais sous quelles influences, presque rétif. Nous avons des discussions quotidiennes au sujet de ses « Desmoulins ». J’ai l’intention de l’éliminer en douceur. Seriez-vous disposé à le remplacer ? »

J’envisageai immédiatement le piège d’un tel cadeau, qui eût fait de moi un mauvais camarade, en me plaçant sous la coupe de Meyer. Je déclinai l’offre et je plaidai la cause de Desmoulins. Le tortueux directeur du Gaulois fixait sur moi, pendant ce colloque, un regard étrange, presque attendri, qui signifiait : « Espèce de naïf ! » Il prononça à cette occasion, pour la première fois, le nom de Doumic, suivi de cette formule lapidaire : « Il est un peu fade, un peu triste, mais je saurai l’égayer ». Doumic égayé par Meyer, quel sujet de plafond pour le Panthéon de la presse !

Voici un tour de Meyer, qui date de la même époque. Un écrivain d’une certaine verve, tout au moins dans la polémique, mais dénué de tout jugement et de tout discernement psychologique, Laurent Tailhade — élève dissident de Léon Bloy — avait jadis secoué Meyer comme du poisson pas frais, dans un article de journal. Les années passèrent, et le pauvre garçon, qui avait besoin de gagner sa vie, tenta de se rapprocher du Gaulois. Ce mauvais Arthur lui prit un article, contre une lettre d’excuses assez plate, où Tailhade regrettait son article d’antan ; mais il s’arrangea pour que cette collaboration-repentir fût sans lendemain. Cette fausse générosité est d’une vilaine âme. On relèverait, dans la biographie de notre coq mouillé, un grand nombre de traits analogues. Avalant les affronts, gobant les camouflets et collectionnant les avanies, il se venge comme il peut, bassement et toujours de façon indirecte, de la main gauche, ainsi que dans son duel célèbre avec Drumont.

Je me suis demandé souvent — depuis que les événements m’ont permis de scruter pour de bon ce personnage complexe et retors — quelle avait pu être son attitude vraie devant le drame Cronier. Ce Cronier, à côté duquel j’ai dîné une fois, précisément à la table de Meyer, était un bon vivant, grand, haut en couleur, autoritaire, intelligent, se donnant des allures de colonel de cavalerie, et prodigieusement habile en affaires. Conseiller de la famille Say, il spéculait sur les sucres et Meyer fit courir le bruit qu’il s’était laissé entraîner par lui dans des spéculations, qu’il lui avait confié des sommes considérables. Coincé, à un moment donné, entre une baisse ou une hausse soudaine des betteraves — je ne me rappelle plus exactement le mécanisme — et ses opérations trop hardies en Bourse, il se suicida en avalant du cyanure de potassium. Cette mort fit un bruit énorme, car Cronier occupait une situation considérable et entraînait dans sa ruine quantité de gens. Arthur était de son intimité, allait chez lui en villégiature, chaque année, dans sa trop somptueuse villa du Pouliguen, parlait de lui avec une déférence mêlée de crainte. Je crus d’abord que cette disparition tragique l’avait vivement affecté. Je m’aperçus bientôt qu’il n’en était rien. Quelqu’un me dit : « Meyer feint le chagrin, n’en croyez rien. Il n’aurait pas remué le petit doigt de son agile main gauche pour sauver Cronier ». D’ailleurs comment, étant ce qu’il est, Meyer aurait-il un ami ? Il lui faut un auxiliaire ou une dupe et c’est bien là son pire châtiment. Sa conduite affreuse vis-à-vis de la mémoire de Mme de Loynes autorise toutes les suppositions.

La cérémonie du Bourgeois gentilhomme n’est rien à côté d’une soirée chez le directeur du Gaulois. Un mois à l’avance, le rédacteur dit « théâtral » court çà et là, comme un rat pesteux, pour raccoler des artistes, qui viendront chanter ou réciter des monologues au palais d’Arthur. Ils seront, bien entendu, payés en nature, par quelques lignes de publicité ou, dans les cas exceptionnels, par un « médaillon » de première page. Les invitations sont lancées conformément aux listes des « mondanités ». Le grand soir, deux rangs de fauteuils, plus rouges et mieux dorés que les autres, sont réservés, en avant, aux personnes titrées ou académiques, la roture étant reléguée sur des chaises, d’autant plus éloignées et malingres que l’assis et l’assise sont de moindre importance. Le fretin demeurera debout. Dès neuf heures et demie, Arthur fébrile arpente son logis, suivi de son caniche chocolat, consultant sa montre, gourmandant les serviteurs et sa petite collaboration, tendant l’oreille, grattant le bouton de son nez. Bientôt les comédiens, diseurs et cantatrices arrivent, accueillis fraîchement, car toute la question est de savoir si les personnes de qualité feront ou non leur apparition. En voici une, courte et musclée, pareille à un vieux garde-chasse dédaigneux. Arthur se précipite, se ploie, se courbe, décrivant des paraboles avec ses favoris, et guide le garde décolleté jusqu’à son trône, ou demi-trône, ou quart de trône. Puis c’est une petite limande, entourée de brillants, qui débarque, au bras d’un colosse brun à la mine égarée. Arthur s’élance, croyant reconnaître un prince danubien ou péruvo-moldave. Horreur, ce n’est qu’un placier en Champagne, accompagné de sa femme. En arrière, manant, en arrière !… Et Meyer chasse le couple du paradis, avec sa dextre flamboyante comme une épée. Mais cette fois Frédéric Masson lui-même, voûté, ronchonnant, toussant, avec une tête large, cabossée, pochée, de un mètre de haut et un plastron gondolé en accordéon, s’informe de sa place au gala. « Par ici, mon cher maître et ami, par ici… » glapit le directeur, perdu au milieu des petites chaises, puis d’une voix de buis, beaucoup plus basse : « Veuillez, je vous prie, monsieur Schmoll, conduire monsieur l’académicien à son rang ».

À ton rang, assieds-toi, Masson, entre l’ombre de Joséphine, que tu hais, et celle de Plonplon, que tu adores ! Mais songe en t’asseyant, oui, songe bien… à ne pas faire éclater ton fragile support, à ne pas écraser, du talon d’Austerlitz et de la Malmaison, plus de cinq ou six pieds non immortels !

Le comte Fleury est là, mobilisé, tel qu’un directeur du protocole. C’est à lui, comme chef de la rubrique « mondanités », que revient l’honneur de consigner la présence à cette arthurade de la centaine de Sainte-Avanie et de la cinquantaine de Georges-Henri Manuel, sans lesquels il n’est pas de véritable solennité bien parisienne. Il s’agit en même temps, de glisser, sans appuyer dessus, entre les noms et titres français plus ou moins reluisants, les « poulo », les « schlum », les « ochs », les « schild » et les « kohn », de telle façon que ceux-ci ne soient point froissés par une omission, ni ceux-là mécontentés, humiliés par le voisinage. Labeur ardu, sueurs glacées, palabres, shampooings.

— Monsieur Fleury, vous n’avez pas la tradition.

— Mon cher comte, vous avez été conforme à la tradition.

Ces deux phrases, émanées du même Arthur, expriment le blâme ou la satisfaction.

Le « tact », la mesure, l’usage, commandent à l’hôte de ne pas vanter son hospitalité dans son propre journal. On sait son monde. Meyer fera donc insérer, le lendemain, la note de Fleury, revue et corrigée, soit au Figaro, soit au Matin, d’où elle reviendra au Gaulois, avec ce chapeau plein dégoût : « On lit dans notre excellent confrère le Figaro, ou dans notre excellent confrère le Matin… » En une pareille occasion, le confrère est récompensé ainsi. Pour les organes quotidiens et mensuels, comme pour les personnes, il y a une hiérarchie invariable des épithètes. Teste, malgré tous ses efforts et plusieurs jaunisses, n’a jamais dépassé le rang de « notre distingué collaborateur ». Talmeyr et moi touchions, comme on dit au régiment, un « notre très distingué collaborateur ». Les académiciens, traités en cardinaux, étaient « notre éminent collaborateur ». Par une exception vraiment touchante, Coppée et Bourget avaient droit à « notre éminent collaborateur et ami ». Plus tard, Barrès fut admis dans ce sanctuaire. Ce qui fait que j’avais imaginé, au bout inverse de la série, des « notre lamentable collaborateur » ou « notre miteux et attristant confrère » qui eussent traduit les sentiments vrais de Meyer quant aux simples écrivains, sans rentes, ni particules, dont il ne redoutait pas, en cas d’incartade, une sévère leçon.

Ce ne sont pas cependant les leçons qui lui ont manqué — juste ciel ! — assénées, dans des circonstances mémorables, par Monseigneur le Duc d’Orléans, par Léon de Montesquiou, par Jules Lemaître. C’est une question de savoir comment ce vaniteux chasse, avant de s’endormir, chaque soir, le souvenir de pareilles avanies. « Inéducable, incorrigible », ainsi le définissait le cher Lemaître, qui d’ailleurs était partagé, à son sujet, entre le mépris et le rire. Le phénoménal directeur du Gaulois est en effet une viande à deux goûts.

Nous sommes en 1906, par une jolie soirée, encore fraîche, de la fin d’avril. Ce sont les élections, les bonnes élections tant annoncées, tant prônées par les conservateurs et les libéraux, notamment par Arthur Meyer et par Judet. La Ligue de la Patrie française n’existe plus que nominativement. Syveton est mort. Dausset s’est spécialisé dans les austères études du Conseil municipal. Lemaître a rejoint Maurras. Le pâle troupeau des salonnards est ramené à la vieille « tactique », d’où sont sorties pour lui tant de déceptions. Au balcon du Gaulois est installée une sorte de lanterne magique, qui fonctionne mal et par intermittence, montrant des binettes trop connues, coupées en deux par la lentille, ou déformées par l’éclairage. Arthur a convié dans sa rotonde plusieurs personnalités du monde bien pensant. La conversation est générale, moins vive mais plus diffuse qu’en 1902. On parle bas, comme chez un mort. Il y a là des familles de candidats blackboulés, roulés dans la farine et la friture, auxquelles chacun offre ses condoléances, comme s’il s’agissait d’un deuil inopiné. On entend des chiffres et des mots : « Pointage… c’est un grand malheur… deuxième tour… se rattrapera… supercherie indigne… ballotté… ballottage… A menti… J’en suis malade… Ne m’en parlez pas… Commettre une imprudence… Faire le jeu de l’adversaire… » Meyer, très digne, resplendissant, penché, a pris la mine et le maintien d’un appariteur des pompes funèbres. De temps en temps il répète lapidairement : « Sursum corda !… Rien n’est perdu… En politique, il faut tenir ».

Je suis allé retrouver Mitchell, qui tousse, enrhumé, dans son bureau. Il est en train de se raconter, le bon Mitchell, devant Mazereau, philosophe et distrait, qui a entendu cent fois ses histoires et ne pense qu’à boucler le journal et à s’aller coucher. Le « Desmoulins » est là, tout prêt, conviant les électeurs à prendre leur revanche en 1910, puis en 1914 : « Je le connais, ce sacré article, il y a quarante ans que je l’écris ». Ainsi parle notre leader politique, de sa voix enfumée, déjà lointaine. Dans le testicoir. Teste le maniaque se frotte les mains, cependant qu’à côté de lui, le tromblon hérissé semble rire : « Ah ! que c’est bien fait !… Saperlipopette, que ça n’est pas volé !… Vous venez de les voir, chez Meyer… Ils en font des nez… Je suis joliment content depuis que je leur prédis ce qui leur arrive. Quels idiots, non, mais quels idiots ! Si Broglie n’avait pas écrit, et pensé surtout, en 1874, l’ânerie que je vous ai souvent citée, s’il s’était jeté à la gorge de Thiers, si Decazes, au lieu de dîner en ville ce jour-là, si… si… si… si… » Comme je sors, le chef des garçons de bureau, excellent homme, très convaincu, consulte avec navrement les derniers résultats publiés par l’Intransigeant, la Presse, éditions spéciales, et deux types inconnus et magnifiques discutent dans l’escalier.

« Je crois, moi, que les gens de notre monde n’ont plus d’espoir que dans les syndicats jaunes. L’avenir est là et non ailleurs. Biétry, voilà mon homme.

— … Ou encore dans une forme de scrutin qui libérera les capacités et mettra chacun à sa place.

— Vous n’y êtes pas, mon cousin, — déclare une lourde vieille dame, tout empêtrée dans son manteau rose, et qui monte goutteusement le raide escalier, — vous n’y êtes pas ! Ce qu’il faut à la France, c’est une poigne. »

Et elle tend sa grasse patte, gantée de blanc, comme spécimen de cette nécessité salvatrice.