Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux/Salons et Journaux/Chapitre III

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Nouvelle Librairie Nationale (I à IVp. 533-554).

CHAPITRE III
LE SALON DE MADAME DE LOYNES
(suite)


Les souvenirs de Mme  de Loynes. — Coppée. — Bailby.
Léon de Montesquiou. — Berthoulat. — Antoine. — Guitry.
Le Dr  Landolt. — Drumont. — Hourst. — Boni de Castellane.
Costa de Beauregard. — Faguet. — André Beaunier. — Grosjean.
Paul Déroulède et Marcel Habert. — Le peintre Bérény.
La Massière et Bertrade. — Le peintre Humbert.
Au Parc des Princes.



Jai dit que Mme  de Loynes avait reçu chez elle deux générations d’hommes politiques et d’écrivains. Elle gardait un souvenir tendrement ému à plusieurs d’entre eux, notamment à Renan, Sainte-Beuve, Flaubert et Girardin. Quand ces noms tombaient dans la conversation, elle commençait par pousser un petit soupir. Ses beaux yeux limpides s’embuaient de tristesse et elle semblait songer : « Comme ils ont passé vite ! » Puis discrètement, finement, comme elle faisait tout, elle citait d’eux une parole ou une circonstance qui les mettait en belle lumière. Les uns et les autres lui confiaient leurs peines de cœur, leurs embarras domestiques, leurs rêves ambitieux, leurs déconvenues. Car elle possédait ce don si rare, que je n’ai connu au même degré que chez mon père, d’inspirer non seulement une confiance absolue, mais le désir de s’épancher. Cela tient sans doute à un potentiel de sympathie, ou mieux de compassion attentive, qui donne aux blessés de la vie, fréquents aussi parmi les privilégiés de la vie, le sentiment qu’ils seront consolés. Pour entrer dans les peines d’autrui, il ne faut être ni pressé ni distrait. Mme  de Loynes n’était ni pressée ni distraite. Consultée sur une difficulté, elle cherchait tout de suite le moyen de la résoudre ; sur un obstacle, le moyen de le franchir. Le clavier des dévouements dont elle disposait lui permettait d’aider les uns par les autres, quelquefois à l’insu des uns et des autres, de rapprocher des adversaires dans une bonne action en commun, d’associer l’aveugle au paralytique, le riche débile au pauvre ingénieux ou résolu. Comme d’autres ont plaisir à faire le mal, elle prenait son plaisir à faire le bien et elle y appliquait une ductilité de fil d’or, une volonté d’airain.

Un de ses familiers, qui s’était fourvoyé dans une mauvaise dette, reçut d’elle, en deux minutes, de la main à la main, une somme énorme. C’est Lemaître, non elle, qui m’a conté ce trait entre dix autres analogues. Quand il fut question, en 1907, de mettre la Libre Parole à six pages et d’en faire un organe royaliste, Mme  de Loynes voulut s’inscrire immédiatement pour 20 000 francs, que je refusai. Elle se vengea en léguant à ma femme, l’année suivante, par testament, 100 000 francs, qui contribuèrent aussitôt à la fondation de l’Action française quotidienne. Nous lui disions : « Vous n’êtes pas de ces personnes qui, millionnaires, et ayant un ami dans le besoin, se mettent à dix pour examiner son cas et lui chercher un usurier capable d’avancer 500 francs. » Elle riait de bon cœur à cette idée. L’ingratitude, la noirceur, la vilenie des gens, qu’elle avait vues de près, ne l’avaient ni désenchantée ni aigrie. Sa mémoire retenait avec bonheur les actions nobles, désintéressées, courageuses. Elle démêlait admirablement les attitudes de la sincérité et le risque véritable du faux risque. Quand elle ignorait une question, elle disait : « je ne sais pas », et elle s’informait.

Elle ne dédaignait personne. Elle déclarait, presque dans les mêmes termes que Maurras, que « le dédain n’est pas politique ». Elle écoutait gravement celui-ci et celui-là, le coude sur le bras de sa bergère et le menton dans sa jolie main. Elle confrontait les renseignements et les avis. Quand on parlait devant elle d’une personne ou d’une chose qu’elle connaissait à fond, mais sur lesquelles elle ne voulait se prononcer, elle avait la force de se taire. Femme dans le meilleur sens, et jusqu’au bout des ongles, elle demeurait femme au conseil, mais d’une pénétration qu’un compliment n’eût pas détournée. Bien souvent ceux qui se croyaient les plus malins se mordirent les doigts de ne pas avoir écouté ses avis. Syveton, bien que porté au mépris des dames — comme il disait — la consultait et admirait infiniment son bon sens. Elle eût été à la hauteur de toutes les situations, comme de toutes les conjonctures. De temps en temps il tombait de ses lèvres une formule magistrale, un concentré d’expérience, que l’on pouvait méditer longtemps. Cependant elle n’avait rien d’une précieuse et elle plaisantait les philosophantes. « Est-il bien nécessaire d’avoir lu Spinoza, monsieur Lemaître, pour compter avec sa blanchisseuse ? »

Son bonheur, c’était d’aller déjeuner ou dîner au cabaret, en compagnie de ses amis. Elle observait les voisins et faisait à voix basse, en termes elliptiques, sur eux, toutes sortes de réflexions gaies et judicieuses.

Le soir des élections de 1902, qui furent une déconvenue pour la Patrie française, nous vit au café de la Paix, elle, Lemaître, Judet et moi. De minute en minute arrivaient les premiers résultats, qui n’étaient pas précisément régalants. Judet en descendait dans ses pantalons de drap militaire, Lemaître devenait mousu et je commençais à rager ferme. Les transparents lumineux de l’Écho de Paris, aperçus à travers les vitres, ajoutaient au marasme. Ce fut Mme  de Loynes qui nous remonta, nous rappela qu’il n’était pas nécessaire de réussir pour persévérer — selon le mot du Taciturne — et finit même par nous rasséréner. J’admirais son optimisme, sa force d’âme, sa foi dans les destinées du pays. Après le repas, je lui donnai le bras, Lemaître et Judet suivant, et la conduisis rue de Grammont, au siège central de la Ligue, parmi la foule qui encombrait les rues. Il y avait là Godefroy Cavaignac, Coppée, Dausset, Syveton et une nuée de secrétaires, occupés à colliger les télégrammes des provinces. Que de mines longues et déconfites ! Spronck, à l’aide de calculs compliqués et chinois, essayait de démontrer que tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes, mais l’arithmétique, bafouée par l’excellent garçon, se vengeait cruellement, je dois le dire. Je conseillai à Mme  de Loynes de ne pas prolonger plus avant cette veillée assez funèbre et de rentrer chez elle, ce qu’elle fit.

Coppée apportait la bonne humeur avenue des Champs-Élysées comme partout où il fréquentait. Il avait droit à un bouillon spécial, concentré, succulent, renforcé de maintes carottes. Je n’en connais qu’un meilleur, préparé par Louise Chevillot, cuisinière chez mes beaux-parents depuis une trentaine d’années, et connu sous le nom de « triomphe de la Franche-Comté ». Mais la soupe François Coppée venait immédiatement après celui-là, ce qui est déjà un fameux honneur. L’auteur du Passant en prenait rituellement deux assiettes, suivies immédiatement d’un verre de bordeaux, et quel bordeaux !

Lemaître affirmait : « Ça fait du bien par où ça passe… »

Coppée continuait : « Ça vous remet les boyaux d’équerre… »

Et je devais conclure : « Ça vaut mieux qu’un coup de pied au derrière. »

Il n’était pas permis d’intervertir l’ordre de ces formules traditionnelles. Coppée était un homme d’habitudes. Il adorait les petits théâtres, les cafés de quartier, les dominos, le monde des comédiens, les rues de Paris en hiver, quand les trottoirs, bien secs, semblent léchés par les chats, les conversations littéraires, le souvenir touchant de Barbey d’Aurevilly, celui d’Alphonse Lemerre et d’une douzaine de contemporains. Je l’ai vu débarquant du chemin de fer au château de Pray en Touraine, chez ma mère, s’installant au salon, pendant qu’on montait son bagage dans sa chambre, et racontant merveilleusement, de trois heures de l’après-midi à sept heures et demie, des histoires et des histoires. Impossible d’imaginer un plus gentil et plus savoureux compagnon. Il était railleur, mais plein d’illusions sur la nature humaine. Les lâchages lui faisaient mal à l’estomac et il attachait de l’importance aux éreintements. C’est vous dire le mérite qu’il eut à se jeter, par amour de son pays, dans la mêlée politique, où nous le retrouverons.

Léon Bailby, collaborateur, puis successeur de Rochefort à l’Intransigeant, est un aimable camarade et un vrai type de Parisien. Il sait tout, saisit le bruit qui passe, le met au point et, comme disent les soldats, ne s’en fait pas. Son œil spirituel feint volontiers l’étonnement courtois, alors qu’il est fixé de longue date sur le sujet de sa surprise. Que de bonnes parties de rire nous faisions ensemble dans les coins au sujet de tel ou tel, quitte à revenir ensuite, bras-dessus bras-dessous, écouter hypocritement, et d’un air confit, tel ou tel : « Les deux Léon vont se faire attraper, et ce sera pain bénit… », disait Lemaître.

Il y avait un troisième Léon, notre cher Léon de Montesquiou, tombé héroïquement depuis, à l’attaque de Champagne, le 25 septembre 1915. Ce « héros raisonnable », — comme a dit Vaugeois, — parlait peu, écoutait beaucoup, en tordant ses longues moustaches blondes, puis, de temps en temps, de sa forte voix, plaçait un mot précis, décisif, qui montrait son jugement et sa compétence. Mme de Loynes l’aimait et comprenait ce quelque chose de grave, de doux, d’inébranlable qui était en lui, son âme fière et attentive. Soudain, à une bonne bourde lancée par un de nous, à une plaisanterie de Lemaître ou de Grosclaude, à une réflexion de Capus, Montesquiou éclatait d’un rire franc, sonore, communicatif, inoubliable. Car il n’y avait pas vivant plus proche des gens et des choses, plus compréhensif, plus chaud de cœur que cet aristo entre les aristos. Le resplendissement de sa droiture faisait son autorité. Sa mort est, pour le pays, une perte irréparable… Et comme il était délicatement bon !

Berthoulat, directeur de la Liberté, était sympathique à tous les habitués. C’était généralement lui qui apportait les nouvelles, les soirs de grande séance à la Chambre, et il était en conséquence excusé pour un retard d’une demi-heure, même de trois quarts d’heure. Pauline avait soin qu’on lui mît les plats au chaud. Il racontait tout en mangeant, désolé de ne pouvoir savourer davantage, jetant des regards tristes aux mets exquis que notre curiosité l’obligeait ainsi à saboter. Mme de Loynes compensait ce Tantale par toutes sortes de gentilles petites attentions et de gâteries. Car elle portait aux choses de la politique, jusque dans les petits détails, un intérêt passionné, et elle savait gré à Berthoulat de ne jamais farder la vérité, même désagréable. Nous traitions tous cette femme âgée et sensible comme si elle avait eu trente ans, tant sa force morale était d’un beau métal. On s’appuyait à son énergie, comme on se fiait à sa perspicacité.

Elle avait en horreur Zola, son école et le naturalisme. Cependant elle s’était toujours intéressée au Théâtre libre et à Antoine, dont elle admirait, comme nous tous, le génie scénique. C’est un homme sans affectation que ce grand comédien et metteur en scène de génie, qui pourrait faire, d’après le souvenir de ses auteurs, un si beau traité de la vanité humaine. Il a connu tout : la misère vaillamment supportée, la fortune, la grande notoriété, l’amitié des pauvres puissants de ce monde, les acclamations du public, puis de nouveau l’abandon, l’ingratitude, la nécessité de remonter sur de médiocres tréteaux… Aussi s’est-il fait une philosophie personnelle à la va-comme-je-te-pousse, visible dans ses prunelles où tourne une mélancolie railleuse, perceptible dans sa voix enrouée mais impressionnante. Il est un répertoire d’anecdotes cocasses, amusantes, spirituelles et il n’a pas du tout, mais pas du tout, ce goût de la basse vedette qui dépare les meilleurs de sa profession. Par exemple, je crains qu’il ne soit un vrai nihiliste, un persuadé du néant universel, ou, suivant l’argot de Paris, un je m’enfichiste accompli. Il a trop plu sur son parapluie, il a eu trop de déceptions et fréquenté trop d’aigris, grâce à lui momentanément désaigris, puis aigris de nouveau. Son dos, quand il remonte la scène, est d’un monsieur terriblement désabusé. Quelle carrière que celle de cet employé du gaz, d’une intelligence hors ligne, s’élevant de la crotte des Rougon-Macquart, — qu’il continue à croire épatante — et de la doctrine de Paul Alexis, à la somptueuse et ruineuse restauration dramatique de Psyché ! Lors de la répétition générale de ce chef-d’œuvre, monté par lui dans la perfection, j’allai, par les couloirs familiers de l’Odéon, lui exprimer mon enthousiasme. Il était triste et presque accablé. Il me remercia avec un douloureux sourire, navré comme une caisse vide, et je songeai : « Quel dommage qu’il ait le souci d’une administration compliquée, qu’un prince généreux ne lui fasse pas le don, cent fois récupérable par l’art national, de quelques centaines de mille francs ! Comme il réaliserait de belles choses ! »

Tout autre est Lucien Guitry, grand comédien lui aussi, mais sans le coup d’œil profond d’Antoine sur la reconstitution du réel par le factice. Je ne l’ai rencontré que trois ou quatre fois, assez pour reconnaître un esprit tout ensemble avisé et de faible discernement, je veux dire prodigieusement influençable. Malléabilité, aisance, représentation imaginative exacte des passions et des mouvements qu’il incarne, tel est Guitry. Ignorance des gens et des valeurs sociales ou intellectuelles réelles, tel est encore Guitry. Qu’un artiste de sa taille se soit usé à mimer — car il n’y a pas là de langage humain — les animaux sexuels d’un Bernstein ou à claironner les platitudes tarabiscotées d’un Rostand, voilà qui me navre. J’ai cru distinguer, dans cet artiste si bien doué, si solidement campé, si puissant de composition et d’attitude, un paresseux, un nonchalant, un dédaigneux de cet effort sans lequel le don s’éparpille ou somnole, passé l’âge de quarante-cinq ans. Il est là, devant les feux de la rampe, souple dans son veston, agile comme un ours qui en a vu de toutes les couleurs, pas pressé, parlant à voix moyenne, se montant graduellement ; puis, tout à coup, on devine que son rôle — en général mal choisi comme je viens de le dire — l’embête à bon droit, l’assomme, et il s’endort dedans, et la salle avec lui. La vérité est que ce maître de l’art tragique n’a jamais trouvé son auteur et, qu’à l’heure où j’écris, il le cherche encore. Je songe avec peine que, dans cinquante ans, alors que Guitry, votre serviteur et quelques autres seront allés contempler les racines des pissenlits, il viendra un dramaturge de grand talent, qui ne trouvera pas son comédien. Plus je vais et plus je me rends compte que le choix de ses rôles décide de la destinée de l’acteur, autrement dit qu’il doit être, encore et surtout, bon psychologue.

Le Dr  Landolt est un bon psychologue. Cet illustre oculiste venait assidûment chez Mme de Loynes et c’était une joie pour tous quand, avec un léger accent chantant, il ouvrait un aperçu extrêmement neuf sur la réaction des malades à la douleur, ou l’état d’esprit des aveugles, ou la symptomatologie des grands nerveux. D’une culture immense, d’une indépendance intellectuelle absolue, le Dr  Landolt, qui fuit la réclame et les honneurs, est un des savants les plus curieux, les plus à part de ce temps. Il est dommage qu’il soit tenu par la discrétion professionnelle, qu’il ne puisse apporter son témoignage médical à la biographie des contemporains. Songez que, dès 1886, il diagnostiqua la paralysie générale de Maupassant et qu’il dut, pendant plus de sept années, spectateur placide des engouements mondains et des fantaisies lubriques de son célèbre client, garder cet affreux secret pour lui seul ! Je lui dis quelquefois : « Vous êtes dans les coulisses de la comédie mondaine », et cela le fait sourire. Je ne connais personne de plus bienveillant, de plus galant envers la vie et les circonstances, ni de mieux renseigné sur les uns et sur les autres. Mon père faisait de lui un cas extraordinaire, Dumas aussi, Charcot aussi. Mme  de Loynes aussi. Il avait, comme on dit, la cote, dans tous les milieux où il fréquentait et il a su la conserver. C’est un cas unique.

Drumont, toujours casanier, est venu tard chez Mme  de Loynes, mais dans des circonstances bien tragiques, qui feront l’objet d’un autre volume. Il y apportait cette humeur débonnaire qui fut sa marque, sa philosophie ironique de la vie et l’atmosphère chargée d’orages, habituelle aux grands polémistes, alors même que leurs armes sont au repos. Notre amie l’admirait fort et le choyait tant qu’elle pouvait. Elle s’inquiétait de savoir s’il aurait plaisir à rencontrer tel ou tel, s’il préférait le bordeaux ou le bourgogne, la viande peu ou très cuite et me consultait sur ses habitudes.

« Je puis vous assurer, madame, qu’il aime le rôti presque saignant, et, autant que je me le rappelle, avec les légumes servis à part, ce qui est la sagesse même.

— Oui, mais d’Avenel va l’ennuyer.

— Madame, qui n’ennuie-t-il pas ? Drumont est tellement courtois qu’il ne lui tranchera même pas la tête.

— Ah ! quel dommage, mon Dieu, quel dommage ! Voilà ratée une occasion superbe ! » ajoutait Lemaître en se tordant les mains.

L’illustre auteur de la France juive était un narrateur elliptique et délicieux. Il avait une vision de fabuliste et de moralisateur, à la façon de La Fontaine, et il fallait l’entendre raconter tel ou tel épisode de sa fulgurante carrière, pour le connaître comme il était. Le comique des hommes et des situations était ce qui le saisissait tout d’abord. Il allait au fond des caractères, des appétits, des mensonges conventionnels, avec un à pic extraordinaire, bien qu’il feignît souvent de ne pas voir, tant il avait horreur des petits ennuis, des ronces de l’existence quotidienne. Quand il entendait un propos qui lui déplaisait, ses yeux, sous le lorgnon, devenaient brûlants et sombres, ou il jouait nerveusement avec les breloques de sa montre. Mais l’expression de son mécontentement était toujours surveillée et attentive, à la façon de l’ire de l’éléphant, qui sait qu’il peut tuer en faisant un geste. Je connais très bien le type de bellâtre mondain et avantageux qui pouvait lui être insupportable. Vis-à-vis des femmes et des faibles, il était plus que conciliant. Il aimait l’héroïsme, la bravoure intellectuelle et, en tout, le ton relevé. C’était un personnage du XVIe siècle, retouché par un savant du XXe, par un clinicien et un historien hors pair. Son influence a été immense, et elle n’a pas fini d’agir.

D’homme plus érudit et lettré que lui, jusque dans les coins, il n’en exista pas. Il vécut parmi les bouquins la première partie de son existence, la seconde parmi les remous d’un temps agité et fertile en naufrages. Il vit des politiciens, qui l’insultaient la veille, se rouler à ses pieds et l’implorer. Il connut la haine implacable et il lui répondit par une violence qui n’excluait jamais la maîtrise du soi. Ce fut un grand, très grand monsieur, pour employer l’expression de Flaubert et il était impossible de le frôler, fût-ce cinq minutes, sans s’en rendre compte. Mais nous le retrouverons chez lui, passage Landrieu, et dans son journal la Libre Parole, au milieu de ses collaborateurs.

Le commandant Hourst, — que Mme  de Loynes appelait « mon bon ours » — est le Méridional pondéré aux yeux clairs, en retrait et sans gesticulation, que ne veut pas connaître la légende. Ingénieux comme Ulysse et déterminé comme Jean Bart, ce marin descendu à terre est un type de loyauté, de courage et d’honneur. Un petit clignement du regard gris bleuté, une légère intonation du Midi, décèlent une imagination malicieuse et joyeuse, appréciée de tous ses camarades. On connaît ses expéditions en Afrique et en Chine, la remontée des rapides du Yang-Tsé, le sauvetage de nos missionnaires.

« Redites à ces messieurs, mon bon ours, demandait tendrement Mme  de Loynes, comment vous êtes venu à bout de la résistance de ce mandarin.

— C’est bien simple, répondait le brave des braves, avec ce minime essoufflement qui ponctue chez lui le récit, j’ai fermé la porte à clé et j’ai prié l’interprète de lui faire savoir que j’étais décidé à lui couper le cou, en commençant par les pieds, s’il ne me donnait pas satisfaction immédiatement. Il a obtempéré dans la minute.

— Et comme je le comprends ! ajoutait Lemaître en riant.

— Et comme il a eu raison !

— Oh ! tout à fait raison, reprenait Hourst. J’étais fichu, bien entendu, s’il avait appelé à l’aide, mais mon regard et mon accent lui indiquaient suffisamment qu’il était fichu avant moi. »

D’ailleurs il fallait toute l’insistance de Mme  de Loynes pour que le commandant fît une allusion quelconque à ces glorieux épisodes. Chef lui-même, et dans toute l’acception du mot, il reportait sur ses chefs le mérite de toutes ses initiatives et je n’oublierai jamais en quels termes il nous parla de ce magnifique homme de mer trop tôt disparu, qu’était l’amiral Maréchal. Il en avait, et nous en avions les larmes aux yeux. Car Hourst, silencieux pendant la première partie de la soirée, devenait quelquefois dans l’intimité, après le départ des raseurs, d’une chaude et vive éloquence. Il est regrettable que la fortune ne lui ait pas donné un commandement égal à ses capacités. Il y eût accompli, j’en ai la conviction, des merveilles. Mais, aussi fier que modeste et compétent, il est incapable de faire un pas pour obtenir ce qui lui revient. Cette opinion n’est pas seulement la mienne, elle est aussi celle d’un fameux connaisseur en la matière, j’ai nommé le général Marchand, alors commandant. Il fallait entendre le dialogue des deux amis :

« Mon grand, — c’est Hourst qui parle, — je n’aurais jamais remonté de rapides, si tu ne m’en avais pas suggéré l’idée, dans notre petite chambre de Pékin. Je t’entends comme si j’y étais…

— Laisse-moi donc tranquille, — répondait Marchand, — à t’entendre c’est toujours un autre qui a eu le mérite avant toi. Je n’avais pas la moindre notion de ces rapides, alors que tu as su les dompter. »

Hourst est quelqu’un qui sait, et dans tous les domaines, pourquoi et comment une chose ou une autre ne marche pas, et qui excelle à la faire marcher. Il peut être animateur d’une industrie, d’une fabrique, comme d’une troupe en marche, ou d’une expédition. Il joint la prévoyance à l’énergie et la finesse à la détermination. Son flegme voulu, sous lequel bouillonne la volonté, doit avoir raison de tous les obstacles.

Vous croyez peut-être, d’après les racontars des envieux et des désœuvrés, que Boni de Castellane est un homme frivole, un élégant mondain, uniquement occupé de ses chaussettes de soie, de ses cravates et de ses étincelants chapeaux. C’est un dandy, certes, dans la bonne et balzacienne acception du mot, et il attache de l’importance aux choses de la toilette, dont je me suis moqué, pour ma part, profondément. Mais, avant tout, il est sérieux, assidu, passionné pour la politique étrangère, dont il peut traiter pendant toute une soirée, avec compétence et insistance, en accentuant les finales de ses déductions et inductions, afin de vous les faire entrer dans la tête. J’ai un terrible défaut, une lacune immense que je préfère avouer de suite. Je ne puis pas m’intéresser aux hypothèses et calculs à longue échéance de la politique étrangère. Cela me semble vague et hasardeux. Jadis Brachet, aujourd’hui Jacques Bainville, m’ont paru, entre les spécialistes de cette science difficile, — qui est aussi un art consommé, — des maîtres du fait et des juges de l’heure remarquables. Je mets à part Mme  Adam, qui joint le sens du réel à celui de la prophétie, et dont le cas est génial. Aussi, tout en ayant beaucoup de sympathie pour l’homme charmant qu’est Boni de Castellane, m’est-il bien malaisé de le suivre, parmi le labyrinthe compliqué de ses marottes. Il doit penser de moi : « Quel type léger, quel invraisemblable cornichon ! » Je pense de lui : « Talleyrand s’il revenait parmi nous, serait vraiment fier de son descendant et de son émule ».

Mme  de Loynes portait beaucoup d’amitié à Boni de Castellane et nous faisait taire, Capus, Donnay, Lemaître, Grosclaude et moi, quand il donnait, gentiment, une consultation sur le germanisme, le slavisme, le rôle de l’Autriche-Hongrie et l’avenir de Constantinople. Cousin Maurice Donnay ne m’en voudra certainement pas si je constate qu’il est plus calé en psychologie qu’en politique étrangère. Capus s’y est mis sur le tard, comme directeur du Figaro, mais il avait à l’époque, c’est-à-dire aux environs de 1901, des dispositions assez médiocres. Grosclaude a des vues sur toutes choses et il est lié de longue date avec MM. Barrère et Cambon ; néanmoins il est plutôt spécialisé dans les questions coloniales. Lemaître manquait de goût pour les diplomates, sauf pour son vieux condisciple Gérard, qu’il avait d’ailleurs perdu de vue. De sorte que notre turbulence à tous les cinq avait besoin d’être contenue, et notre distraction gourmandée. D’ailleurs, Boni de Castellane ne se satisfait pas d’une simple adhésion. Il veut encore qu’on la motive. Aussi ne permettais-je ni à Donnay, ni à Capus, ni à Grosclaude de s’échapper par la tangente. Je les priais de répondre congrûment, de développer leur point de vue, ce qui m’évitait de faire de même. Cependant que Judet, fronçant les sourcils et juché sur sa colonne double de drap militaire, observait un méprisant silence. Car lui seul, vous m’entendez bien, a le mot de l’énigme universelle, et il ne le dira qu’au Judétement dernier, si Dieu le lui demande poliment.

Boni de Castellane n’a pas seulement le sens de la politique étrangère, il a encore celui des fêtes, qui ferait de lui un ambassadeur accompli. Je ne puis pas supporter les nombreuses réunions mondaines, les cohues d’habits, de chamarrures et de bijoux, où les vieilles dames, décolletées jusqu’aux reins, me font mal au cœur et les vieux messieurs, chargés de récits et d’honneurs, mal au ventre. Cependant, je me rappelle avec plaisir une somptueuse soirée donnée dans le palais rose, dans le Trianon idéal que Boni de Castellane habitait alors avenue du Bois de Boulogne, et qui rappelait le fameux bal de Cendrillon. En haut de l’escalier monumental, luisant comme de l’eau figée, un orchestre parfait jouait avec chœurs le Vive Henri IV. Le maître de maison accueillait chacun de ses dix mille invités avec une grâce charmante, trouvait — chose inouïe — un mot aimable pour chacun. Le buffet n’était pas une bousculade, ni une mangeoire. On y savourait tranquillement de la viande froide, presque aussi bonne que chez soi, avec une gelée authentique. Les jolies femmes l’emportaient sur les sorcières, grâce à l’absence presque complète de l’élément exotique. Je m’attendais à chaque instant à voir arriver le chat botté, le carrosse creusé dans la citrouille, le prince charmant et l’adroite Finette. Il n’est pas permis à tout le monde de réaliser ainsi un conte de fées.

Dans un autre genre, Costa de Beauregard était, lui aussi, un fort agréable gentilhomme à tête de grand chat angora, vieux, poli, poncé, rusé, saluant les dames jusqu’à terre et préoccupé de plaire sans fadeur. Notre commun effroi du vicomte d’Avenel, et de ses considérations économico-sociales, était un lien entre nous. Le seul défaut de l’installation de Mme  de Loynes était quant à la défense contre les raseurs. Aucun abri, les fauteuils étant rangés en cercles devant la cheminée et les encoignures libres. D’Avenel, à peine entré, guignait Costa et commençait à le pourchasser, tel le vautour liant sa proie géométriquement, d’abord dans le cercle, puis dans les angles. Les gens s’écartaient lâchement devant les gilets et le rire crachoté du vicomte, à la poursuite de son marquis. Une fois maître de sa victime, le compte-navets de la Revue des Deux Mondes ne la lâchait plus, l’engluait, la dépeçait lentement. On entendait les petits cris de douleur de Costa. C’était affreux. Le perpétuel candidat académique croyait de cette façon gagner une voix. J’avais conseillé à Costa de Beauregard, pendant que le vicomte bomberait le torse, une sournoise piqûre d’aconitine sous le sternum de soie ocellé. Il hésita devant un tel forfait, cependant si légitime, et préféra quitter ce monde terraqué.

Pour faire visite à Mme  de Loynes, Faguet endossait une belle redingote noire, comme pour un duel au pistolet ; il avait le cou noir, un liséré noir, laissé par son chapeau, sur le front, les doigts gris et les ongles noirs, une paire de gants de fil ternes à la main, des croquenots d’asile de nuit. L’entrée de cet olibrius provoquait un certain émoi. En hiver, il se mettait devant la cheminée, relevait ses basques, et le rôtissage de ses reins et de son torse dégageait bientôt une odeur nullement désagréable, appétissante même, telle que d’un vieux dindonneau. De temps en temps, d’une griffe alerte, il relevait son gilet et se grattait le nombril. Lemaître, plein d’indulgence pour le solitaire de la rue Monge, affirmait que c’étaient là les mœurs du XVIIe siècle et que nul bon Français ne devait s’en effaroucher. Dans cette demeure, où la conversation ne chômait guère, Faguet se taisait volontiers ou, de sa voix pâle, lâchait une blague incompréhensible. Il paraissait en somme intimidé. À table, il avalait pêle-mêle le contenu de son assiette, puis, passant un doigt dans sa bouche, nettoyait son sillon labiogingival, afin de donner aux autres, sans doute, une leçon de propreté. On le sentait constitué d’une multitude de petites coutumes dégoûtantes, mais sybaritiques, par lesquelles il se maintenait en santé et en tourment.

« Oui, oui, sans doute, disait Coppée, c’est un brave gars. J’aime mieux ne pas assister à sa toilette.

— Mais il ne fait pas de toilette, — objectait Lemaître. — J’ai vu une fois, dans son galetas, un pot à eau ébréché et poussiéreux, où moisissait une chaussette rapiécée. »

Faguet avait pris la suite de Lemaître au feuilleton dramatique des Débats. Le journal avait certes perdu au change. La critique de Lemaître était une merveille de lucidité et de finesse, égayée de maint sourire ; celle de Faguet sans barre ni boussole, d’un arbitraire ahurissant, telle qu’une dislocation de clown funèbre. Quand Lemaître lui demandait pourquoi il avait égalé Cyrano de Bergerac aux plus grands chefs-d’œuvre de l’art dramatique, Faguet se contentait de rire niaisement en enflant les joues et en toussant. Quel hérédo, ce pauvre bonhomme, quel égaré, quel somnambule ! Néanmoins, on doit regretter sa disparition, et il jetait, dans le pâle troupeau académique, une note archaïque, crasseuse et savoureuse.

Dans le clan de la jeunesse brillait André Beaunier, compagnon et complice de nos mauvaises plaisanteries. Il passait déjà pour un des premiers journalistes de sa génération et Lemaître le prisait fort. Sa caractéristique est, avec l’esprit naturel et le sentiment profond des intérêts de son pays, le courage intellectuel sous toutes ses formes. Il ne lâche ni ses amis, ni ses idées, ni ses convictions, ni, ce qui est très bien, ses ennemis. C’est une conscience très droite et c’est un homme. On s’en rendra compte de plus en plus au jour où la France appauvrie, hélas ! fera le rappel de ses valeurs. L’École normale, qui l’a formé, n’a inculqué, à ce fervent lettré, aucun pédantisme. Physiquement, il est petit, imberbe, avec des yeux compréhensifs et perçants, la voix haute et un rire joyeux.

Grosjean, député des provinces de l’Est, est un être frêle et qu’on sent tenace, tel que construit en fil de fer, laborieux, appliqué. Il entrait sans faire de bruit, plaçait son mot, causait peu et à voix basse dans les coins, disparaissait de même. Il venait chez Mme  de Loynes comme à une commission parlementaire. D’ailleurs il n’est ni terne, ni indifférent, mais on ne le connaît pas plus à la trentième rencontre qu’à la première. Il fait partie de ceux que j’appellerais le désespoir du psychologue, comme il y a une fleur qui s’appelle le désespoir du peintre.

Quand Déroulède revint d’exil, accompagné de son fidèle Marcel Habert, son premier « dîner prié », comme il nous le disait, fut chez notre amie. Cet homme brave et bon, au masque de chevalier mâtiné d’Émile Augier — le chantre des notaires, — à la parole entraînante et presque trop facile, à la cordialité rapide, soutenue, chaude, avait tous les dehors d’un chef. Par malheur, il n’en avait ni la pondération, ni la lucidité, ni l’autorité intellectuelle. Capable de mener une foule nulle part, il était incapable d’entraîner un esprit supérieur ou simplement réfléchi. Il avait à la fois le goût de la formule et l’horreur de la précision. Il m’apparut que les acclamations lui suffisaient et qu’il vivait dans un irréel complet, hanté d’aspirations vagues et de chers souvenirs. Le repas fut très gai, Marcel Habert, le meilleur des hommes, donnant la réplique à son patron, et Lemaître guidant Déroulède sur les terrains anecdotiques, où il était le plus à son avantage. La causerie vint sur Maurras auquel Déroulède — d’après un poncif enfantin, alors courant — accordait la puissance géniale de la pensée, de la dialectique, en lui refusant le sens de l’action et du possible ou de l’impossible. Mon opinion étant tout autre, j’essayai de démontrer que, chez Maurras, la pensée et l’action sont une même déflagration de la personnalité la plus forte et la plus complète qu’il m’ait été donné de rencontrer. Lemaître abondait dans mon sens. Déroulède, tout chaud encore des bravos de la gare d’Orléans, nous contredisait par des arguments à côté et qui ne portaient point. Il y eut ainsi quelques minutes d’écart entre nos avis, qui jetèrent un tout petit froid. Déjà la chère Mme  de Loynes s’inquiétait et nous faisait des yeux suppliants. Mais il y eut une diversion gastronomique et la discussion prit un autre tour.

Après le repas, dans l’antichambre où se succédaient les coups de sonnette et les arrivées, Déroulède me reprit à partie. Je le laissai aller, sentant la complète vanité de lui opposer des raisons, car tout le verbal gambetto-romantique de 1871 à 1880 se pressait sur ses lèvres agiles. Détaché désormais de ses arguments, dont le désarroi me faisait de la peine, je cherchais à me le définir, lui, comme type d’une génération sans cervelle. Il savourait ses formules et ses mots, ainsi que l’enfant fait d’une crème au chocolat, puis il faisait silence un moment, pour me laisser le temps de m’ébahir. Alentour, Houssaye branlait sa grande barbe, je ne sais qui approuvait bruyamment et Delafosse, petonnant et trébuchant, sa tasse de café à la main, murmurait : « Quel homme extraordinaire, quel entraîneur ! » Sans doute, mais qui ne savait pas du tout où il voulait aller. À ce moment survint Thiébaud, en mal d’éloquence lui aussi, et qui, tout en soutenant Déroulède, voulait se creuser une niche à part dans les anfractuosités du plébiscite. Déroulède et lui se mangeaient littéralement les termes et vocables dans la bouche, le premier grand, gesticulant, avec son fort nez courbe, sa belle allure, sa tête droite solidement encollée ; le second, brun, trapu, fascinateur, coupant de sa main la fumée des cigarettes et quêtant l’approbation de Lemaître, qui la lui refusait en riant.

Je vois aussi, mêlé à cette foule, le peintre Humbert, fort étranger à la politique, habile à la fabrication des vers latins, petit, carré, loyal comme le pain, et qui avait un tic du nez et de l’œil. Déroulède, ignorant ce détail, croyait que Humbert lui faisait des signes d’intelligence et d’assentiment, le prenait à témoin : « N’est-ce pas, monsieur ?… Vous saisissez l’alternative : ou l’ordre, avec un chef unique, un chef d’acclamation ; ou le désordre avec plusieurs chefs de déclamation. Ou la masse organisée et dirigée, ou la multitude amorphe et errante ». Le bon Humbert, qui s’en fichait, continuait à cligner des paupières et à renifler, ce qui excitait la verve de Thiébaud, tourné vers lui et l’admonestant à son tour.

Or, ce soir-là, Judet, qui n’avait pas été convié à dîner, boudait. Il demeurait debout, immense et solennel, contre la tapisserie qui séparait l’antichambre de la salle à manger, promenant sur l’assistance des regards vides et brillants, à cause du binocle, d’un écrasant dédain. Thiébaud, chassé par lui de l’Éclair, pour cette absurde histoire d’allumettes et de régie, ignorait volontairement sa présence et Déroulède lui tournait le dos. Quand les épées furent remises au fourreau, je dis à Déroulède : « Vous n’avez pas remarqué la mine altière de Judet ? Il ne vous pardonnera pas d’avoir, ce soir, accaparé l’attention et les attentions.

— Mais si, mais si, — me répondit vivement ce faux distrait, — je m’étais arrangé pour le voir en reflet dans le miroir accroché au mur, et sa silhouette bougonne m’amusait beaucoup. »

Pendant le dîner, il avait été question de duels anciens et récents, notamment de la rencontre au pistolet de Déroulède avec Jaurès, et naturellement le fantoche Arthur « Meilleur », seigneur du Gaulois, duc de la main gauche et prince de la frousse, était venu sur la sellette. De sorte que son arrivée soudaine, dans une réunion encore retentissante de ses exploits à l’envers, provoqua une douce hilarité, à laquelle il ne comprenait rien. Aussitôt, grattant son nez et tapotant ses favoris clairsemés, il se mit à rire aussi, ce qui porta l’allégresse au comble. Lemaître eut ce mot charmant : « Consolez-vous, Meyer, si ce n’est pas encore la gloire, c’est quelque chose qui lui ressemble beaucoup ». Mais comment exprimer la malice de l’accent et du regard ! Ah ! cher Lemaître, quelle tristesse de songer que nous ne l’entendrons plus que par le souvenir !

Afin d’éviter de donner une impression fatigante et kaléidoscopique, je n’ai pas énuméré tous ceux qui venaient avenue des Champs-Élysées. Car, en dehors des habitués, il y avait les accidentels, les épisodiques, les amis des amis, ceux qu’attiraient la réputation et le prestige de la maison, qui se faisaient présenter, d’autres que, pour une raison ou une autre, on ne revoyait plus. Beaucoup d’ambitieux sans intérêt, après deux ou trois visites, se rendaient compte qu’il n’y avait rien à frire, que le mérite ou l’agrément comptaient ici plus que l’intrigue. La merveille de ce salon, c’était l’équilibre harmonieux de retenue, de bienséance et de liberté, de spontanéité qui y régnait, c’était l’épanouissement des talents et des personnalités, c’étaient le fondu, l’unité de tous ces éléments si divers. Certaines rencontres très divertissantes n’étaient possibles que chez Mme  de Loynes. Elle seule savait atteler les caractères disparates et faire coopérer des forces divergentes. Sans elle, jamais telles préventions ne seraient tombées, jamais telles affections ne se seraient nouées, jamais telles histoires ennuyeuses ne se seraient arrangées. Elle était un centre, une impulsion, un bienfait. Cela se vit à sa mort, en janvier 1908, où chacun tira de son côté, où tout le groupe s’éparpilla. Cette femme incomparable et bonne avait le génie de l’amitié. Il y avait en elle l’étoffe double d’une charmeuse d’âmes et d’un grand politique.

J’ai indiqué que ni elle, ni Lemaître, si fins juges en littérature, n’entendaient grand’chose à la peinture. Aussi la découverte, par Houssaye, Brunetière et quelques autres, du peintre prestidigitateur hongrois Bérény, fit-elle avenue des Champs-Élysées une espèce de révolution. Ce Bérény était un petit homme blond, barbu, bizarre, assez agréable, d’une souplesse extrême, comme il en saute quelquefois des plaines du Danube dans les salles à manger et les salons de Paris, une sorte de Munkacsy numéro deux. Mais alors que Munkacsy était un grand vieux magyar siffloteur, cousu d’or et donnant à dîner, par ordre alphabétique, à une foule de gens — la chère et les vins exquis faisaient passer les toiles décoratives — Bérény était un pauvre bougre, qu’on sentait posséder tout juste de quoi s’acheter un habit et une palette. Ignorant tout de son art, il avait ce don horrible de la ressemblance sans plus, qui est la caractéristique du non-peintre. Il ne lui fallait pas plus d’une demi-heure, pour camper sur une toile un bonhomme de pied en cap — tel qu’en lui-même enfin la banalité le change — au milieu de ses accessoires ou animaux familiers. Cette faculté, empruntée aux portraitistes en cinq minutes des devantures de cafés de nuit, avait ébahi Henry Houssaye, naïf et pétulant comme un siphon d’eau de Seltz, et cet extravagant Brunetière, qui n’avait ni goût, ni œil, ni palais, ni oreille, ni sens tactile, marchait la tête en bas, jugeait avec ses pieds et passa vingt ans pour un critique. Incité par ces juges falots, Lemaître posa pour Bérény, qui fit de lui une tomate à la fraise, écrasée dans les traits pour traits d’un minutieux décalque de physionomie. En suite de quoi, une vingtaine d’académiciens des diverses classes de l’Institut et deux cent cinquante personnes de la société commandèrent leurs images à Bérény, lequel, au bout de six mois, put faire en plein Paris une exposition de deux cent cinquante tableaux.

Cela se passait avenue des Champs-Élysées, dans je ne sais plus quelle galerie de Fœmina ou d’Excelsior. Les admirateurs du nouveau génie s’étaient cotisés pour offrir un buffet aux critiques, convoqués et vacillants entre la stupeur et la rigolade. Je crois bien que c’est Arsène Alexandre qui me demanda si nous faisions une charge d’atelier. Je lui répondis que non, que c’était sérieux. On n’imagine pas la folle laideur, l’épouvante de ces figures, brossées comme des maquettes de décor, sans aucun dessous, ni aucun éclairage intérieur, doublées, dans ces galeries somptueuses, des modèles en chair et en os. J’exprimai mon sentiment à Lemaître, que ma véhémence ébranla sans le convaincre tout à fait. Houssaye expliquait congrûment, à quelques Américains béants, la rapidité du travail, tout en dévorant un long sandwich, dont les filets moutardes s’embrouillaient dans sa barbe. Non loin de lui, une petite dame mince aux yeux dorés poussait des cris d’admiration.

On entendait : « Est-ce bien ça !… Que préférez-vous ?… Oh ! moi, Brunetière… Oh ! moi, c’est le comte un tel… Mais la comtesse, on dirait qu’elle va parler… Et le duc, le duc est frémissant de vie… Et Antoinette, c’est son air de ne pas y toucher… Reculez un peu ; à quelques pas, c’est inouï… Moi je n’ai posé que dix-huit minutes, mon mari trois quarts d’heure… Il faudra que je décide François… » Enchanté, savourant la gloire et touchant l’immortalité, le petit Bérény dansait de droite et de gauche, saluait, resaluait, s’empiffrait, buvait, démontrait, prenait des notes et fixait des rendez-vous. Je n’oublierai jamais un vieillard quadrangulaire, qu’on me dit s’appeler Bertrand, — je ne sais si c’était celui de l’Institut — couvert de poils, le visage pareil à une châtaigne, et qui joignait les mains, méditait, secouait la tête admirativement devant une trombine quelconque. Je lui glissai dans l’oreille, sans le connaître : « N’est-ce pas que c’est hideux ? » Il me regarda avec stupeur, croyant avoir affaire à un fou, puis serra convulsivement le manche d’un parapluie de bonne sœur, sur lequel s’appuyait son extase.

Le soir, il y eut grande réunion, chez Mme  de Loynes, des plus notoires bérénystes. Néanmoins, ils commençaient à manifester une certaine inquiétude des résistances imprévues rencontrées chez les gens de métier — jaloux sans doute — et les journalistes. Quelques-uns commençaient à dire que ce peintre à vapeur, plus expéditif même que Helleu, le crevard aux pointes sèches, était génialement doué, mais avait encore beaucoup à apprendre. La frénésie de Henry Houssaye avait baissé de plusieurs degrés. Qui avait-il rencontré ce vieux gosse influençable, pour le rafraîchir de la sorte ? Mme  de Loynes, si bonne psychologue, sentait ce décollement de l’enthousiasme et me dit à l’oreille : « Ami Léon, il semble que vous ayez raison. Ça tourne, oh ! ça tourne ! » Voilà-t-il pas que, vers les onze heures, Bérény, rendu à sa vraie nature et à sa légitime destination, demanda le chapeau, la montre d’un assistant, un jeu de cartes et se mit, au milieu du salon, à faire des tours ! L’infortuné se suicida ainsi de midi à minuit, bourrant sa roche Tarpéienne par-dessus son Capitole, avec une hâte supérieure encore à celle de son pinceau. Deux jours après il n’était pas plus question de lui, de ses travaux, de sa facilité fabuleuse, que s’il n’avait jamais existé. On dit que les morts vont vite, mais, à Paris, les vivants vont encore bien plus vite qu’eux.

Dans les années qui précédèrent la mort de Mme  de Loynes, Lemaître fit jouer à la Renaissance — Guitry directeur — la Massière qui fut un succès, et Bertrade, pièce âpre et trop douloureuse, qui fut un four. L’auteur des Impressions de théâtre prenait l’un comme l’autre philosophiquement, mais il n’en était pas de même de notre amie. Blottie, entre ma femme et moi, dans une petite baignoire obscure, elle souffrait mort et passion, tandis que les comédiennes et comédiens passaient de cour à jardin et se renvoyaient leurs répliques. Pendant les entr’actes, les fidèles de son salon venaient à tour de rôle l’assurer que ça marchait tout à fait bien, même quand ça n’allait pas du tout. Elle écoutait avec un petit sourire triste, incrédule, qui faisait mal. Mais, quand les applaudissements éclataient pour de bon, avec cette allure de spontanéité, de sincérité qui ne trompe pas — car il est très difficile à un ensemble de spectateurs quelconques de dissimuler leur impression vraie — la chère femme se rassérénait et reprenait courage. Au troisième entr’acte, régulièrement, j’accomplissais cette corvée qui consiste à aller, par les couloirs encombrés, féliciter l’auteur et ses interprètes. Guitry, bonhomme et peu crédule, assis à sa table de maquillage, fumait son éternelle petite cigarette, recevait les compliments avec gentillesse, distribuait çà et là les conseils de la dernière minute, ne s’emballait pas, prêtait aux fariboles une oreille distraite. Mme  Judic, qui avait été si jolie, encore charmante en grand’mère, savourait les derniers rayons de sa gloriole au déclin. Les autres devaient se contenter des miettes. Puis apparaissaient les critiques, pas bien reluisants, pas bien malins, pas bien calés, mais désireux de ne pas déplaire à leur ancien des Débats, considéré justement comme leur maître à tous. Je vous conterai plus tard comment la critique dramatique, dans les derniers temps de l’Entre-deux-guerres, avait disparu du même coup que la critique littéraire, cédant la place à une vague publicité.

Vers la mi-printemps, Mme  de Loynes se retirait dans une grande villa démodée, charmante, entourée de jardins, au Parc des Princes. Elle continuait d’y recevoir et d’y donner à dîner, avec la même grâce et au milieu de la même abondance qu’à Paris. Pour les sans automobiles c’était un petit voyage, au retour surtout, par le Bois désert et le lointain Auteuil. Néanmoins tous les habitués se retrouvaient là au grand complet et les menus ne subissaient aucune modification fâcheuse. Après le repas, dans les très beaux jours, on descendait, par le perron, faire un tour le long des allées. Plus habituellement, on passait dans une vaste véranda vitrée, où se trouvait aussi un billard. Lemaître arborait son alpaga gris, son chapeau de paille. Arthur Meyer se plongeait dans un smoking étincelant, qui lui donnait l’air d’un crustacé à tête d’hébreu. Quand il y avait de la pluie ou de l’orage, les boyards ramenaient les autres dans leurs coupés ou leurs limousines, à moins que ce ne fussent les autres qui prissent les boyards dans leurs locatis, en cas de coliques du cocher, du cheval ou du chauffeur, ou de réparation de la voiture. J’ai remarqué que les gens très cossus sont souvent victimes des fantaisies de leur domesticité et sevrés de leurs beaux véhicules, ou qu’ils hésitent à s’en servir au delà d’une certaine limite. La grosse fortune comporte un terrible esclavage, qu’ignorent les petites bourses. Elle n’est enviable que de loin.

Il ne m’est pas possible, au moment où j’écris, et vu les circonstances de guerre, de vous raconter ce qui se passa, entre 1900 et 1908, dans ce milieu parisien, académique et politique qu’était le salon de Mme  de Loynes, centre de la Patrie française. Ce sera pour un prochain volume. Mais, dès maintenant, vous connaissez le décor et les principaux acteurs ou les intermédiaires de tant d’événements qui passionnèrent l’opinion. Mon intimité avec Mme  de Loynes et Lemaître, nos vues communes sur les points essentiels, font que j’ai là-dessus des lumières que d’autres n’ont point. C’est ainsi qu’un homme comme Arthur Meyer ignore l’extrême méfiance qu’à bon droit on observait à son égard, avenue des Champs-Élysées. Croyant être de la première zone, il n’appartenait même pas à la troisième et ses souvenirs ont tout juste la valeur de ragots d’office.