Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux/Salons et Journaux/Chapitre VI

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CHAPITRE VI


Autre salon littéraire : chez « Fœmina ». — Paul Gaulot.
Jean Cruppi. — Paul Reclus. — Pozzi. — Troisier.
Hervieu el Hermant. — Janvier de la Motte. — Marcel Ballot.
Henri de Régnier. — Jacques-Émile Blanche. — Maxime Dethomas.
Paul Viardot. — Une fille d’Apollon. — Zuloaga.



Le ferme et pénétrant écrivain qui signe « Fœmina » au Figaro et qui, sous un autre pseudonyme, a publié ce grand livre : La Lueur sur la cime, est, en même temps qu’une incomparable amie et un noble cœur, une maîtresse de maison accomplie. Elle avait su grouper avant la guerre, dans les salons de son accueillante demeure, et autour de la table de sa salle à manger, une élite de Parisiennes et de Parisiens, en même temps que les étrangers intéressants, de passage à Paris. L’ambiance était ici toute différente de celle qui régnait chez Mme  de Loynes. Les convictions politiques et philosophiques de la maîtresse de maison étaient fort éloignées des miennes, cela dans un temps de lutte et de discussions orageuses. Elle recevait des personnalités auxquelles j’étais violemment hostile et qui me gardaient de sérieuses dents. Mais tel est le prestige de la vraie culture, de l’amour en commun de la poésie et des lettres, telle est la douceur de l’absolue confiance réciproque qu’aucun nuage n’en est jamais résulté entre nous.

Dans les heures pénibles où l’on doute de soi-même et de l’avenir, j’ai trouvé auprès d’elle un réconfort inestimable, comme auprès d’un foyer chaud et vif. Elle poussait l’abnégation jusqu’à me représenter comme victorieuses, ou proches de l’être, des opinions opposées aux siennes et qui alors n’avaient guère cours. Elle feignait d’entrer dans mes vues sinon dans mes espérances. Mais, où nous nous retrouvions pleinement d’accord, c’était devant ces grands problèmes de la vie psychologique et morale, qui n’ont jamais cessé de me préoccuper et auxquels « Fœmina » apporte le même intérêt passionné que moi.

Car sa curiosité intellectuelle est infinie et va des choses de la médecine à la configuration des sociétés et des races, en passant par la musique, la peinture, la conjonction du style et du tempérament. Elle a écrit, sur l’âme anglaise, des pages que le premier critique littéraire de notre temps, j’ai nommé Mme  Fitz Herbert Ruxton — Française mariée à un brillant fonctionnaire anglais — m’affirme n’avoir jamais été égalées. Quand je donne ce titre de premier critique littéraire de notre temps à Mme  F. H. Ruxton, je sais ce que je dis. Il suffit, pour s’en convaincre, de lire le volume qu’elle a consacré à la Dilecta de Balzac et qui a paru chez Plon. Donc « Fœmina » appartient à la très rare catégorie des femmes écrivains qui sortent d’elles-mêmes pour s’intéresser aux autres. Elle arrive à s’en oublier complètement. Je ne sais si elle me pardonnera d’esquisser de sa haute valeur un portrait cependant bien pâle et presque effacé, eu égard au magique modèle.

Magie, potentiel, irradiation des êtres, appelez cela comme vous voudrez. Admis par un froid après-midi d’hiver, il y a de cela dix-sept ans révolus, à l’audience de cette jeune femme discrète et puissante, je suis sorti de chez elle émerveillé. Elle ne m’avait posé aucune question, je ne lui en avais posé aucune et nous étions mutuellement fixés sur nos jugements les plus secrets, sur notre façon de lire le peu d’univers permis à la fièvre de l’écolier humain. Je crois bien que, pendant cinq ans, à travers une foule de travaux et d’occupations, je lui ai écrit tous les deux jours. Cependant je n’aime pas à écrire des lettres. Articles et livres suffisent à mon activité.

Je me rappelle aussi un de mes premiers dîners à ses côtés. Absorbé dans des pensées lointaines et moroses — ainsi qu’il arrive aux plus gais — je n’ouvris la bouche, paraît-il, que pour redemander du filet de bœuf. Sans doute était-il excellent et l’animal gourmand réveillait-il ainsi le convive assoupi. Une fille d’Apollon, qui se trouvait là, m’a raconté depuis qu’elle m’avait pris pour un ogre misanthrope. C’est qu’aussi j’étais sous le feu d’un homme politique connu, qui m’expliquait je ne sais quelle fiction constitutionnelle, à laquelle je ne trouvais pas le moindre intérêt. Tout occupé à me composer un maintien attentif et poli, j’avais sottement laissé passer le plat !

La cuisine est, chez « Fœmina », de même toute première qualité que chez Mme  de Loynes : pièces servies entières et maintenues chaudes, gelées authentiques, beurre irréprochable, légumes bien essorés, civets aux pâtes, perdreaux et grives rôtis classiquement, homards vraiment à l’américaine et truffes savamment réparties. Adrien Hébrard, une des plus fines gueules que j’aie connues, Paul Gaulot, qui sait ce qu’est un bon morceau, le Dr  Vivier et moi menions le chœur de la reconnaissance stomacale. Nous jouions même — ce qui est peu correct et passerait en Angleterre pour monstrueux — à faire « hummm, hummm » en savourant les bouchées arrosées aussitôt des bourgognes les plus fruités et capiteux. Mais mon parrain selon la Société des Gens de lettres, Paul Gaulot, était le plus éloquent de tous, par sa bonne figure ronde, toute en bouche, où disparaissaient d’énormes fourchetées, par la voix lente, grasse, onctueuse, avec laquelle il célébrait l’excellente chère, par la façon dont il suivait maternellement du regard — telle la nounou son gras poupon — la miche de pain savamment saucée.

« J’affirme — disait gravement Vivier, en caressant sa fine barbe blonde — et au besoin je proclame que celui qui sait saucer selon les règles n’attrape jamais d’indigestion. Fi des grillades, bonnes pour des sauvages ! »

La cuisinière réussissait si bien les oreilles de porc aux haricots rouges, que nous les réclamions chaque fois. C’est le principe du cassoulet, avec un je ne sais quoi de châtaignard et d’enveloppé, que possède la mitonnade de ces fayots de roi.

« Monsieur Hébrard, — reprenait Vivier, — oserais-je vous avouer qu’aucun article du Temps, ne m’a jamais causé un plaisir moral comparable à celui-ci, même s’il est signé Gaston Deschamps !

— Je suis de votre avis, mon cher », répondait Hébrard, en pouffant. Puis, aussitôt, il donnait une recette de haricots garonnais ou à la Castelnaudary, qui nous mettait l’eau à la bouche, étant lui aussi de cet avis qu’il n’y a pas de plus beau sujet de conversation à table, que votre Gastronomie pratique, ô Ali Bab !

— C’est ce qui nous distingue des animaux. Voyez le lion dépecer sa proie. Quel rugissant imbécile !

« Fœmina » dirigeait, sur les uns et les autres, son beau regard compréhensif, grave et ardent, laissant courir ces balivernes qui l’amusaient, jusqu’au détour d’une remarque vive ou d’une soudaine envolée. Elle était secondée dans sa tâche par sa délicieuse vieille amie. Mme  W… que nous aimions tous tendrement, qui est demeurée pour moi l’image de la bonté souriante et ingénieuse, par la comtesse de la B… — en littérature Laurent Evrard — personne remarquable, en retrait, qu’il fallait découvrir, et amie sûre. L’une et l’autre ont quitté ce monde, hélas ! L’une et l’autre ont laissé, à ceux qui les approchaient, un souvenir impérissable et un regret déchiré. Le dimanche après-midi, tandis que le parrain Gaulot engouffrait les choux à la crème, et massacrait les ruisselant babas, ces trois dames veillaient au thé bouillant dans le samovar, au renouvellement des sandwichs et du porto. Ce n’est pas une sinécure que de nourrir les gens de lettres et les bons docteurs !

N’allez pas croire au moins, d’après ce récit, que le parrain Gaulot soit un simple goinfre. C’est un historien et un érudit de premier ordre, un romancier attachant et ingénieux, un être bon et sensible. Par-dessus le marché il était de mon bord et, quand on en venait au chapitre des métèques, il vous assénait des arguments sans réplique, dûment arrosés d’un petit madère. Si le ton montait, Jean Cruppi, juriste humain et sagace, apaisait les flots irrités par une remarque joviale, ou un mot d’esprit. Bien que séparé de lui par toute l’étendue de la Constitution et tous les degrés du Syllabus, je l’aime bien, ce Cruppi, il n’y a pas à dire, je goûte sa façon brusque et cordiale de franchir les niaiseries et de définir les coquins. Il y a en lui du vrai magistrat, même quand, à mon avis, il erre, et le type magistrat m’est cher. Ces juges nés ne cherchent pas l’argent. Avocat et homme politique, Cruppi eût aisément amassé des millions. Il a préféré son franc parler et l’exercice d’un bon sens narquois, redoutablement appuyé sur le Code. Il a aussi de l’ancien bourgeois de France et c’est sans doute ce qui le rend voltairien, à quelques mètres de son ami Montesquieu. Mais quelle différence entre un Cruppi et une larve du style de Hanotaux, toujours biaisant, toujours tremblant, toujours fuyant ! Je m’entendrais fraternellement avec Cruppi dans l’île déserte, au lieu que je ferais cuire Hanotaux, avec beaucoup de beurre, car il est un peu sec.

Le chirurgien Paul Reclus était aussi anarcho qu’il est possible de l’imaginer, mais d’une séduisante intelligence et savoureux comme un pain un peu brûlé. Quand j’apercevais, de l’antichambre, sa petite silhouette grisonnante, son visage creusé, sa barbiche, j’allais à lui tout droit, avec la certitude d’entendre quelque chose de neuf et d’intéressant. Je ne m’étonne pas qu’il ait aimé cette bonne pâte de Brissaud et que Brissaud l’ait aimé. Nous sommes-nous assez disputés quant à la fameuse Affaire, dans les coins, cherchant à fuir la surveillance de « Fœmina », qui nous aurait interrompus et grondés ! Mais, avec cet homme-là, toute dispute tournait à un peu plus de sympathie pour lui, vu sa bonne foi, sa chaleur et ce je ne sais quoi qui émane d’une personne dévouée au genre humain, sans phrase ni attitude. Cette famille Reclus a décidément de la grandeur, Paul Reclus prônait le désordre social, par amour de l’individu, et on le sentait tout proche de l’ordre. Peu dialecticien, il n’écoutait guère les raisons qu’on lui donnait, car la charité, la générosité l’emportaient en lui sur le jugement. Il était, dans son métier, un dispensateur de bienfaits, une conscience scrupuleuse, « quelqu’un de chic », comme on dit en salle de garde. Et comme il riait bien, franchement ! Je ne pardonne pas à la mort d’avoir enlevé si tôt Vivier, Brissaud et Reclus. Après tout, peut-être leur en voulait-elle de la retarder trop souvent.

Sans chercher ici les contrastes faciles, je vous avouerai que Pozzi, autre chirurgien fort différent, ne m’intéresse pas du tout, mais là, pas du tout. Il est bellâtre, pommadé, bavard et vide. On le sent faux et emprunté jusque dans ses gestes, jusque dans le son de sa voix. Sa politiquaillerie vaut sa science, qui ne vaut rien. Il a trente mille admiratrices, à cause de son air mousquetaire ; je ne lui connais pas un défenseur. Je le range dans la catégorie des Poirier, des Albert Robin, des beaux néants, semés d’intrigues et fleuris de fatuité. Ce ne sont pas des cliniciens, ce ne sont pas des thérapeutes, ce sont des torses. On dit Pozzi bon opérateur. Je ne lui confierais pas mes cheveux, surtout s’il y avait là une glace qui lui permît de m’estafiler en se mirant.

Le Dr  Troisier, qui fuit la réclame comme Pozzi la poursuit, fut un des premiers dans son art. Silencieux, attentif, observant tout et tous sous ses gros sourcils, il provoque et retient l’estime de ses confrères. C’est par des hommes tels que lui que l’École française, en dépit de tant de faiseurs, s’est maintenue pendant l’entre-deux-guerres. Le Dr  Bissérié, de la jeune génération, est aussi un familier de notre amie. Savant de premier ordre, antimatérialiste, patriote vigilant, il est de plus électricien consommé. C’est dire qu’il a failli plus d’une fois être écartelé, brûlé, tordu par ses formidables machines. Mais elles ne lui ont pas ôté ce subtil sourire sous le lorgnon, dans son visage aigu et macéré, signe de l’équilibre moral chez les grands sensibles. L’ironie cautérise les blessures secrètes de la générosité méconnue.

Hervieu et Hermant, celui-ci tenant avec religion le chapeau académique et l’épée de celui-là — tel un vieux petit page « étonneint » — apportaient, à ce milieu composite, le premier, un sommeil invincible, le second, une médisance à la fois forcenée et inoffensive. Hermant a coutume de peindre ses hôtes et ses amies, dans ses romans pastichés du XVIIIe siècle, sous l’aspect d’assassins, d’empoisonneuses, d’éthéromanes et d’avorteurs. Cette vision pathétique et déformante aurait dû lui assurer le succès par le scandale. Il n’en est rien. Chacun de ses livres à clé — depuis celle du boudoir jusqu’à celle des cabinets — est une déception pour l’anthropophage et un bâillement pour le clubman désœuvré. Il a beau jeter du poivre rouge, c’est comme s’il mettait du clou de girofle. Le tout dans un style propret, désuet et troussé à la « qu’en dit l’abbé », de Voisenon chez la portière. Je n’ai pas vu sans attendrissement Bébel ganté de frais, le haut de forme à la menotte, veiller sur le sommeil mondain d’Hervieu, lequel, de temps en temps, soulevait une paupière enflée, esquissait un pâle sourire à son vieillard de chœur — car Bébel frise la soixantaine — puis retournait béatement à Morphée.

Il doit y avoir un livre d’Hermant où nous étranglons, Vivier et moi, une vieille dame, avec l’aide de Robert de Montesquiou et de Boni de Castellane, à moins que ce ne soit Boni de Castellane qui vienne se pendre derrière mon armoire à glace, après avoir égorgé ma grand’mère, en présence de Jules Lemaître et de Mme  de Loynes. Bébel voit l’existence ainsi. Que voulez-vous que j’y fasse ! Si je vous disais que j’ignore le ressort psychologique de cette propension au pathétique gelé et au bistournement des camarades, je mentirais. C’est là le symptôme d’un trouble foncier, d’un renversement de la vision, d’un « marionnettisme » maladif. Quel drôle de petit théâtre chinois, mes amis, que le cerveau de notre Bébel, et combien je suis content de ne pas être dans sa peau !

Chaque dimanche, apparaissait un homme voûté, bredouillant, entre deux âges, habillé de vêtements trop larges et mal brossés, qui ne trouvait jamais où s’asseoir et se fatiguait quand il restait debout. Cet homme vous prenait par le bras, racontait très vite, en avalant les syllabes, une histoire confuse, souriait tristement, allait boire une demi-tasse de thé, renversait le reste, bousculait une dame, s’excusait, puis réfléchissait le nez au mur, à moins que, saisi d’admiration, il n’allât contempler de près une jolie femme, son tuyau de poêle à la main, comme on regarde un tableau. C’était le bon, le cher, l’inappréciable Janvier de la Motte. Je le tiens pour un grand tragique. Son drame noir et âpre, les Appelants, est un chef-d’œuvre. Cinq représentations en tout. Dame, on voyait un enterrement sur la scène et cela finissait dans l’amertume et les larmes ! Janvier de la Motte sentait, déplorait, chérissait la beauté et la douleur et elles étaient simultanément ses deux muses, comme d’un Baudelaire dépoétisé. Il avait un physique d’avare, et rencontrant une petite malheureuse, chaque soir d’hiver, grelottante d’insuccès timides au coin du boulevard Haussmann, il lui donnait gratis, un soir sur deux, avant de rentrer chez lui, 50 francs. Fantine chez Alceste. Une musique divine, que désaccordaient les grincements de la vie, chantait en Janvier de la Motte. Il se bouchait les oreilles pour mieux l’entendre. Ce fut notre Ibsen, à nous Français, un Ibsen totalement méconnu.

Je n’oublierai jamais sa stupéfaction quand je lui déclarai un jour que je l’admirais. Il croyait d’abord à une blague féroce et s’apprêtait à me pardonner. Mais non. J’avais l’air bien sincère. Alors il me prit les deux mains, me les serra, essaya d’articuler quelque chose, puis s’en alla, en écrasant les pieds d’une jeune fille qui fit : « Ouïe ! Aïe ! Oh ! mon Dieu, là là ! » Déjà, dans l’antichambre, Janvier de la Motte, épouvanté d’avoir un admirateur, calottait le valet de chambre à tour de bras, à force de vouloir endosser son paletot. Ma déclaration l’avait bouleversé, tant il avait l’habitude d’être traité, par ses confrères et les directeurs de théâtre, ainsi que de la crotte de chien.

On a fait une gloire posthume à Becque, qui ne valait pas Janvier de la Motte. C’est que Becque était un faux ours et un pessimiste en carton-pâte, au lieu que, chez Janvier de la Motte, l’ourserie et le désespoir étaient fonciers. Les gens, en somme, aiment l’artificiel, encore et surtout dans l’âpreté.

Janvier de la Motte chérissait Marcel Ballot, qui est un légume froid et grisâtre et s’occupait, en ce temps-là, sans critique ni littérature, de critique littéraire au Figaro. Je n’ai aucun goût pour Marcel Ballot, mais puisque Janvier de la Motte faisait cas de ce salsifis, c’est sans doute qu’il y a en lui quelque qualité inapparente de la fibre. De même certains de mes amis très chers ayant de l’affection pour Henri de Régnier, cadavre au menton de galoche, oublié debout, sous la pluie, en habit d’académicien, par un assassin distrait, je me dis qu’il subsiste en Régnier quelque chaleur humaine ou quelque don ignoré de moi. Des vers froids, compassés, symétriques, aussi laids et vainement sonores que ceux de Heredia, un profil en mèche de lampe, une voix enchifrenée, une ironie de flanelle humide, un regard qui meurt derrière le monocle, tels sont, à mes yeux, les attraits de ce gentilhomme. Son avidité pour les pieds de Henri Letellier, casoar directeur du Journal, a achevé de me le rendre insupportable. Enfin je n’aime pas qu’un crevard s’amuse à jouer les auteurs licencieux, dans l’illusoire espérance d’appâter les lecteurs.

Que peut avoir avalé Jacques-Émile Blanche, quelle coloquinte, quelle herbe nauséeuse, pour avoir cette crampe buccale dans ce visage pâle, rond et plissé de couturière anxieuse ? Je le vois toujours, derrière une porte, se tordant les mains, une jambe en avant, et susurrant des propos mondains, d’une atrocité insignifiante, puis contractant les rides parallèles de son front autour d’un orifice de caoutchouc. Il ne manque certes pas de talent dans son art. Il fut, à un moment donné, presque un beau peintre, travaillé par l’influence de Sargent et de l’école anglaise, des gentlemen aux riches guêtres en cuir fauve, moins le ciel en coup de vent et le charme languide des dames au long col, caressant une tête de lévrier. C’est un influençable qui joue les originaux, un potinier macabre qui pose au moraliste. Il appartient à la race des commères tragiques, brouillant les gens sous prétexte de les réconcilier, compliquant les histoires les plus simples, colportant les racontars et les fables déshonorantes, jouant les gales au grand cœur et les Merteuil sentimentales. Ce genre m’est pénible. J’ai toujours fui Jacques-Émile comme la peste bubonique, surtout dans ses crises d’attendrissement qui le prennent, me dit-on, quatre jours par mois. Souvent chez « Fœmina », Forain, armant ses pistolets oculaires, contemplait Blanche sans dire un mot, puis éclatait d’un rire strident et ne s’expliquait pas davantage. Impossible de le confesser. Je me disais : « A-t-il de la chance de prendre tant de plaisir à Jacques-Émile ! » Je lui disais : « Qu’est-ce qui vous réjouit donc, Forain, dans cette grande fifille zézayante et confidentielle ? » Mais il continuait à rire bruyamment et ne répondait pas.

Ce qui m’intriguait davantage, c’est que Maxime Dethomas, lui aussi, se divertissait de l’aspect de Jacques-Émile. Maxime Dethomas, c’est le Parisien né et c’est un grand et consciencieux artiste, à la vision implacable, au trait sobrement vigoureux. Comme Forain, il se tient à l’endroit précis où finit la silhouette et commence l’état d’âme, expliquant et commentant celle-là par celui-ci, ou réciproquement. Les boursouflements et dégonflements de la vanité humaine le ravissent. Il collectionne et il enchâsse les trouvailles verbales des imbéciles, en même temps que leurs mines et leurs attitudes. Monsieur l’important, madame soif-d’égards, mademoiselle je-suis-un-type, ont en lui un observateur sans miséricorde. Il est grand, il est gros, il est placide, il ne s’emballe jamais. Les compliments « lui mettent les pieds en dedans », — comme il dit, — et la fausse cordialité le fait grincer. Il possède en tout un goût extraordinaire, depuis le mobilier jusqu’aux jugements portés et il n’en fait nullement parade, satisfait du suffrage de quelques connaisseurs. La discrétion est une de ses joies intimes. Il éprouve à garder, pour sa délectation intime, une bonne histoire, le même plaisir que d’autres à la divulguer. Il échappe aux raseurs par la masse, et les écarte doucement sans les voir. Il suit les travers humains jusqu’à leurs origines, non sans un franc et large rire, lequel indique qu’il a trouvé. Que de bons moments passés ensemble, au milieu de la comédie des salons !

Paul Viardot, musicien qui a de qui tenir, possède une haute, large, puissante fantaisie, adéquate à son aspect sympathique, sur lequel il commençait à peine à neiger. Sa généreuse gaieté, ses imitations de belge et de méridional, sa verve magnifique et sans cesse renouvelée, le rendaient cher à toutes et à tous. Il me rappelait, par endroits, Armand Gouzien et sa bienveillance chaleureuse. Il y a des êtres bénis du ciel, qui se déploient sans blesser ni offusquer personne, qui gesticulent au milieu des verreries, sans les effleurer, dont la verve est tonique et toujours neuve. Paul Viardot est de ceux-là. Son répertoire est inépuisable.

C’est lui qui, passant dans une rue de Marseille, entendit une femme crier à son tonnelier de mari : « Dépêche-toi, voyons, de plier les bouteilles !… »

C’est devant lui qu’un brave Belge apostropha une servante, qui vidait son eau sale jusque dans la direction de son pantalon : « Alleye, honteuse ! »

Il faut le voir mimer ces histoires, écartant de son front une mèche fournie et violente de cheveux plats, son verre d’orangeade à la main. Mais il faut le voir aussi au piano, devenu pathétique, arrachant au clavier l’âme de Chopin toute fumante et descellant la dalle de Beethoven. Ici c’est un autre Viardot, un inspiré du son, le regard perdu, le torse rejeté en arrière, ou courbé sur les notes avec amour et se grisant de son propre génie évocatoire. Tant qu’il y aura des Viardot, des Risler, des Bellaigue, les maîtres de la musique ne seront jamais morts et leurs voix ranimées viendront éveiller les ancêtres innombrables engourdis en nous-mêmes.

Je ne veux pas jouer aux rébus et on ne me reprochera pas de masquer les personnalités que j’introduis ici. Néanmoins je préfère vous laisser deviner le nom de la jeune et brillante lyrique — un des plus beaux noms de l’histoire de France — qui remplissait la maison de notre amie de son exubérante gaieté et de son rire d’argent clair. Bien que petite de taille, elle tenait en main et cravachait les chevaux du soleil, à travers les gouffres bleus de la fantaisie verbale la plus étourdissante. Elle animait la pierre et le métal, faisait du chou à la crème du parrain Gaulot une Alpe en miniature et reculait les murs à l’infini. Fille d’une musicienne de premier ordre, elle avait l’oreille juste pour les mots, non pour les idées et les jugements, demeurés enfantins ou rudimentaires, mais entraînés dans le tourbillon le plus généreux. C’est ainsi qu’elle arrivait à faire scintiller les cailloux de 1789 aussi brillamment que dans Michelet, depuis ce galet perforé de Mirabeau, jusqu’au silex de Robespierre et au conglomérat de Danton. Il était amusant de la contredire, pour voir apparaître aussitôt les erreurs du siècle précédent et celle de la fin du XVIIIe siècle, du romantisme à l’Encyclopédie, habillées à la moderne de brocart et de soie, avec une richesse incomparable, rajeunies, revivifiées pour le temps de ses impétueux discours. Descendante de héros roumains, fragile et puissante dans sa multiple personne, comme dans le contraste de son verbe et de sa pensée, cette radieuse illusionniste n’avait certes rien d’une étrangère. Elle était plutôt une éloignée dans le temps, une réapparition enchanteresse de ces dames de la cour, qui s’attendrissaient sur le progrès des mœurs et les nouveaux principes de fraternité, quelques mois avant l’échafaud.

Sa prose, à mon avis, ne vaut pas ses vers, quelquefois remarquables quand ils sont de description pure, quand ils évoquent un souvenir ou une nostalgie, quand ils ne sont ni surabondants, ni diffus. Mais c’est dans l’improvisation de la causerie que je la préfère et de beaucoup, pareille à une fée surgie du plancher, pour calmer à point la souffrance latente qui naît de la vue plate des choses et des gens. Quelles girandoles elle allumait, quelles fêtes sur les pelouses et sur l’eau, quels palais de lumière elle dressait, assise toute menue dans un grand fauteuil, ou bien accoudée à la tapisserie, sous un vaste chapeau, et cherchant, d’une main fine et prompte, dans l’infini le terme juste. Évoqué par elle. Racine redevenait le petit joueur de la Ferté-Milon — comme elle l’a dit délicieusement ; — Pascal, l’enfant de génie, courbé sur ses barres et ses ronds ; Mozart, le jeune prodige virant sur son tabouret de piano, devant l’Autriche ébahie ; La Fontaine, le bon vieil ami pour lequel on ne se gêne pas et dont les enfants chipent le gâteau. Elle reconstituait les rêves des gens de lettres, depuis Byron, l’énervé des cimes, jusqu’à Musset, le sage habillé en fol, de Mme  de Sévigné, blottie dans sa tendresse maternelle et griffue pour le reste de la planète, jusqu’à la femme-homme, étonnante de vides et de pleins, que fut Mme  Sand. Dénuée de critique quant aux vivants, elle prêtait aux grands morts, avec un bonheur inouï d’expression, des parcelles détachées de sa sensibilité frémissante, lesquelles dansaient sur leur mémoire, comme les yeux du soleil sur les feuilles innombrables de la forêt. Je crois que Shakespeare, qui savait presque tout, l’avait peinte à l’avance dans sa reine Mab. Quand elle entrait, sur le coup de quatre heures, chez « Fœmina », gracieusement empêtrée dans son manteau de velours, rayonnante de tout ce qu’elle allait inventer et raconter, de la joie qu’elle allait répandre, j’entendais les grelots du fameux scherzetto de Berlioz, dans Roméo et Juliette :

Mab, Mab, la messagère fluette et légère
Elle a pour char une coque de noix.

Que l’écureuil a façonnée.
Les doigts de l’araignée
Ont filé ses harnois.

J’écris ces mémoires en pleine vie, ainsi que du fond du tombeau. Je ne veux ni flatter, ni dénigrer. Peu me chaut de plaire ou de déplaire. Il ne manque à cette poétesse expansive et raffinée, pour toucher réellement les cœurs, que le renoncement à elle-même, que de ne plus interposer son image entre l’univers et la conscience qu’elle en prend. « Qui chante son mal enchante », a dit l’amoureux Aubanel. Mais, si l’on veut être vraiment grand, il faut que ce mal, ainsi chanté, soit conçu sous la forme de l’universel, et c’est à quoi n’a pas manqué l’immortel auteur de la Grenade entr’ouverte et des Filles d’Avignon. Montaigne et Rousseau, qui parlent d’après eux-mêmes, ne donnent pas l’impression du personnalisme, par la profondeur d’un sondage qui les dépasse, atteint aux sources de l’humain, après les couches et strates de l’individu. Noyez votre moi dans l’océan ou perdez-le dans les étoiles, ô vous qui répandez les stances sonores, les yeux fixés sur le laurier toujours vert. Alors seulement vous le décrocherez et pourrez le tresser en couronnes, à la façon du vieux Malherbe, loin de l’envie et du persiflage.

Notre temps aura connu un précieux ridicule, bien trop abondant et digressif, insupportable mais singulier, tel que Robert de Montesquiou. Il aura connu un joli et tendre évocateur — un peu languissant — des soirs de province et des âmes virginales, Francis Jammes. Il aura connu ce versificateur ingénieux et bavard, arracheur de rimes et de dents, insupportable neurasthénique juché sur le char automobile de Barnum, le bonhomme Cambo, Edmond Rostand. Il aura connu la lyrique, douée jusqu’au gaspillage, chargée à l’excès de tous les prestiges, de toutes les séductions du vocable, dont je viens de parler. Il aura connu Mallarmé, sa magie absconse dans le clair, et ses joyaux innominés, sertis au centre d’une pensée indécise. Il aura connu le grand et hagard Verlaine, le suave et docte Sully Prudhomme, l’érotomane Mendès, Heredia sonne-creux, et combien d’autres ! Mais si la poésie, abstraction faite de la règle prosodique, consiste à être relié au monde par un réseau plus vrai et plus intime que celui des autres humains, à faire vibrer à l’unisson des cordes éloignées et mystérieusement apparentées, à extraire l’essentiel de la circonstance et l’éternel du transitoire, alors le seul poète, grand, invincible poète de notre temps, c’est Paul Claudel. Messieurs, mesdames, pardonnez-moi, pardonnez-lui et saluez-le !

Que l’on se représente ces Parisiennes, dont quelques-unes étaient des merveilles de beauté, de grâce et d’esprit, ces Parisiens tous en vedette et quelques-uns remarquables, devisant autour des gâteaux et du chocolat, dans le salon, l’antichambre, jusque sur les premières marches du grand escalier. L’art de la maîtresse de maison idéale, c’est d’être partout à la fois et de favoriser tout le monde, en ne mécontentant personne. Ainsi faisait « Fœmina ». C’était à qui lui demanderait un moment d’audience particulière, pour solliciter un conseil, raconter telle démarche, se plaindre ou se féliciter. Elle souriait, rassurait, encourageait. Il ne venait d’elle que des paroles généreuses ou vivifiantes. On eût dit un docteur moral au milieu de sa clientèle, où tout le monde souvent parlait à la fois. Je n’ai jamais connu un tact plus parfait pour savoir qui il fallait attirer et choyer, qui il fallait tenir à distance, qui il valait mieux ne pas inviter. Il y avait une première zone et une seconde, dont faisait partie notre Bébel Hermant, à cause de ses déformations romanesques et de son goût des atrocités. Mais maintenant que le voilà prévenu, ce Crébillonnet national va sûrement, par esprit de « vingince », me faire étouffer le parrain Gaulot à l’aide d’un baba empoisonné, dans le vestibule de cette chère maison, cependant que Maxime Dethomas, tendant son couteau à palette, me criera : « Vas-y, Léon, avec ce surin, ce sera beaucoup plus commode ! » Puis de ce drame « éminemment parisien » le petit baigneur en caoutchouc rose de la piscine de l’Automobile-Club tirera une pièce en quatre actes, que le bon Porel aura la faiblesse d’accepter, et qui aura trois représentations bien tassées.

Beau-frère de Maxime Dethomas, le peintre Zuloaga est le type de l’Espagnol silencieux, robuste, spirituel, concentré dans sa force et dans son talent. Tout le monde connaît ses danseuses, ses toréadors, ses toiles fiévreuses, voluptueuses ou crispées, par lesquelles il arrive parfois à égaler Goya, sans ressembler à Goya, son coloris nouveau, aux tons crus, sa puissance d’observation et de rêve. Je crois avoir été un des premiers à signaler cette reviviscence de l’art espagnol et catalan, cette floraison de peintres, de dessinateurs, de sculpteurs, parmi lesquels on remarque surtout, et au premier rang, Rusiñol, Zuloaga, Cazas, Anglada, Utrillo, Sert, sans compter un musicien comme Albenice et une demi-douzaine d’auteurs dramatiques tels que Rusiñol déjà nommé, Unamuno, etc. Quelques années avant la guerre, mon cher Santiago Rusiñol avait installé, avec le sculpteur catalan français Violet, une merveilleuse petite exposition de toiles et de groupes, qui fit courir tous les connaisseurs. Violet y avait un troupeau d’une douzaine de moutons — en langage local, un « escamote » — serrés les uns contre les autres, au-dessus desquels on sentait la pluie et le froid, et un buste magistral de Mgr  de Carsalade, évêque de Perpignan, plus une vingtaine d’œuvres adorables. Alentour flamboyaient les jardins d’Arraide-Santiago. J’allais là une heure chaque jour, comme j’aurais été à Aranjuez ou à Grenade, songer devant ces statuettes et ces tableaux, habilement groupés par deux grands artistes, au milieu des âneries que débitent les gens du monde quand, n’ayant pas d’avis, ils veulent s’en payer un.