Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux/Salons et Journaux/Chapitre VII

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CHAPITRE VII


Chez « Fœmina » (suite) : le Dr Henry Vivier. — Ugo Ojetti.
Le psychologue Antoine Bibesco. — Gaston Calmette.
Vonoven. — Francis Chevassu. — André Beaunier. — Forain.



Or, advint qu’ils se rencontrèrent »… car le docteur moral qu’est « Fœmina » devait, de toute éternité, comprendre la grandeur du médecin étourdissant, du guérisseur que fut notre cher ami Henry Vivier.

La première fois que je vis Henry Vivier, ce fut par un jour d’été ensoleillé, sur la route allant de Champrosay à Draveil. Fiancé à la fille d’Alfred Stevens, il marchait radieusement beau, à côté d’elle radieusement belle, précédé de ses trois beaux-frères, Léopold, Jean et Pierre Stevens, qui n’ont pas précisément l’air de gringalets. Tous les cinq comptaient déjeuner dans une auberge, après une petite marche militaire, destinée à ouvrir l’appétit. La mine fière et réfléchie de Vivier me frappa. Il avait la barbe blonde et le cheveu blond ardent du northman devenu Normand, l’œil doré, joyeux et pensif, les traits fins, réguliers, comme concentrés autour d’une pensée de feu ; et sa voix, légèrement enrouée, prenait soudain d’ardentes inflexions. Je leur dis : « Vous ne passerez pas devant chez nous sans prendre un joyeux vermouth. Il est rustique, mais pas trop mauvais.

— Il ferait beau voir, — répliqua Vivier, — qu’on refusât un vermouth par un temps pareil ! » Puis, montrant le ciel bleu : « Pas un nuage, telle sera notre formule, si vous le voulez bien, mademoiselle et messieurs ». Car il prenait volontiers, pour s’amuser, le ton épique.

Mon père travaillait, penché sur son pupitre, à cause de sa myopie. Il leva la tête et reconnut « les grands diables », fils de son cher Alfred Stevens, qu’il aimait tant, puis Catherine Stevens, dont le fiancé fixa son attention : « Ah ! ah ! médecin comme Léon. Vous n’avez pas l’air de porter le diable en terre, au moins. Je vous en félicite. Je parie, belle jeunesse, que vous êtes à la recherche d’une omelette. Eh bien, allez donc à l’Ermitage ! » C’était un très aimable caboulot de la forêt de Sénart, auprès duquel habitait Nadar. Vivier sauta sur ce nom, qui lui faisait déjà, dans l’esprit, un petit paysage. Puis il raconta quelque chose de charmant et de rapide, que reprit Alphonse Daudet, et ce court duo multiplia la joie du beau soleil. Quand, les verres vides, il se leva pour prendre congé, nous étions amis. Mon père me dit : « Cette charmante jeune fille a fait un fameux choix. J’ai rarement vu un être plus sympathique, plus entraînant que ce Vivier. À ta place, je me serais fait inviter ». L’envie ne m’en manquait certes pas, mais je craignais d’être indiscret et, les raccompagnant jusqu’à la grille, j’entendis la voix de mon condisciple, qui fredonnait le refrain du général Lasalle :

Amis, il faut faire une pause :
J’aperçois l’ombre d’un bouchon…

Le temps passa. Je retrouvai Vivier chez Georges Hugo, dont la maison était alors la plus brillante et la plus accueillante de Paris. On y dînait, on y jouait de la très bonne musique, on y soupait, on y dansait, on y bavardait, on y récitait des vers et Paul Mariéton y faisait feu des quatre pieds, en bégayant de toutes ses forces. C’était à qui le turlupinerait, pour recevoir en pleine figure un de ces mots inoubliables, dont on se réjouissait ensuite pendant quinze jours. Il prétendait que sa calvitie l’enrhumait et passait sur son crâne ses mains potelées, ses patoches, comme nous les appelions. Alors Vivier, interrogé par lui, donnait paternellement son avis : « Dans ce cas-là, mon cher Mariéton, je conseille hardiment la perruque.

— Vous n’y pen… pensez pas… ma ca… calvitie fait partie intégrante de ma per… personnalité… Qu’est-ce que di… dirait mon concierge !

— Vous lui exposeriez vos raisons, auxquelles un concierge, aussi remarquable que le vôtre, serait certainement accessible ».

Comme le docteur toussait, ce soir-là, d’une petite toux assez inquiétante de verre fêlé, je me permis de lui en faire l’observation. Nous avions déjà l’un pour l’autre beaucoup d’affection. Nous avions décidé de nous tutoyer. Il m’entraîna à part : « Sache donc, cher homme, que je suis tuberculeux, et à fond, depuis deux ans. Cela m’a pris sans antécédents héréditaires, en soignant deux pauvres bougres de paysans, le mari et la femme, chez qui je logeais pendant les vacances. Comme je suis une espèce de blond roux, la maladie a évolué vite et j’ai craint, un moment, de ne pouvoir me marier. Je manquais ma part de paradis sur terre. Alors j’ai pris les grands moyens ».

Voici en quoi consistaient ceux-ci. Il s’était alité en plein air, en plein hiver, dans un hamac, pendant un an, et sans aucune faim, s’était suralimenté, à raison de deux beefsteaks à chaque repas : « J’avais en outre une diarrhée du diable, que j’ai vaincue sans nul médicament, par la contention mentale et donc musculaire. Le résultat fut magnifique, mais c’est un effort que je ne demanderais pas au passant de la rue ». Il ajouta : « Mon optimisme actif m’a sauvé. J’avais devant moi une image riante. Ce fut le programme de ma guérison. Car, ce que tu entends aujourd’hui, n’est qu’un petit reliquat laryngé de rien du tout ».

Je dis à « Fœmina » : « Il faut que je vous fasse connaître un sorcier, mais un sorcier joliment moderne. En cinq minutes, telle que je vous connais, vous saluerez en lui le génie psychologique et médical ». Je m’arrangeai pour voir notre amie, au sortir de la conversation. Elle avait, dans le regard, cet éblouissement que donne la contemplation prolongée du soleil : « Tout ce que vous m’aviez annoncé est exact. Ce n’est pas un homme c’est un monde ». Vivier, de son côté, me confia : « En parlant avec elle, on a l’impression d’avoir l’intelligence augmentée. D’ailleurs, inutile de lui raconter quoi que ce soit, elle devine tout ». Souvent désormais, le désir d’échanger des idées et de confronter nos réflexions nous réunit dans cet hôtel de l’avenue claire, où l’on perçoit le sifflement des trains de banlieue. Le docteur chipait une demi-heure entre deux visites. J’en faisais autant entre deux articles. « Fœmina » voulait bien interrompre un moment le défilé de ses amis et relations. Pendant la belle saison, nous dînions au Bois de Boulogne, qui n’est pas loin, et il n’y avait qu’à laisser parler, entre l’eau du lac et les étoiles, le plus vaste, le plus neuf, le plus hardi inventeur de ce temps, le trouvère incomparable Henry Vivier.

Cela commençait en général par une ellipse, accompagnée d’un petit rire et d’un rapide mouvement de l’œil, ce qu’on appelle un « trait » en éclair. Les hommes très éloquents ont souvent ce tic, comparable à une étincelle dans la région des couches optiques. On ne savait si notre sorcier tirait son préambule de la vie courante ou du rêve, et je crois qu’il extériorisait simplement son dialogue intérieur, méthodique et continu comme un chef-d’œuvre : « Il ne faut pas vous figurer, ma chère amie, ni toi, Léon, qu’il n’y ait qu’une guérison possible pour tel ou tel mal. La nature tend à guérir, comme elle tend à détruire, de tous les côtés. Les simples en sont la preuve, ainsi que les minéraux et les sérums, sans compter les interventions morales, dont nous n’avons encore qu’une vague notion, comme les navigateurs longeant, au crépuscule, une île inconnue… »

Ce début me plaisait d’autant plus qu’il rejoignait ma vieille conviction que les maladies mentales, nerveuses, et un grand nombre de troubles fonctionnels et organiques relèvent de ce qu’on a appelé la psychothérapie, ou plus exactement d’une cure de volonté. Tout le problème consistera à articuler cette volonté avec le corps qu’elle sculpte et domine, comme on articule l’objet à soulever et le levier qui le soulève. La volonté est un influx mental, réparti entre l’esprit et le muscle, entre la pensée et l’acte, et qui jette hardiment son filet jusque sur les images héréditaires. Il ne manque que la connaissance des commandes morales-corporelles sur lesquelles elle doit appuyer, pour réparer le dommage pathologique. J’ai commencé à essayer d’éclaircir cela dans l’Hérédo mais je ne voudrais pas mourir sans avoir donné, là-dessus, toute ma pensée et le résultat de mon auto-expérience. Si Vivier avait vécu, ce serait déjà fait, car il aurait mis mon affaire au point, en la dépassant de tout son génie.

Il pensait que les grands médecins, tels que Sydenham — un de ses préférés — ont tout entrevu et qu’il y avait en eux une constitution analogue à celle des plantes qui guérissent, une affinité pour tel ou tel remède : « Sydenham connaissait l’opium, profondément inconnu, et comme déchaîné depuis sa mort. J’enrage de voir tourner au mal, faute d’un maître cuisinier, une aussi merveilleuse puissance, un pareil ennemi de la douleur ». Son avis était que l’opium, engourdissant toute souffrance, physique ou morale, fait pencher d’abord l’esprit vers la joie — d’où l’euphorie au début de l’intoxication — puis, à la longue, engourdit la joie à son tour et amène en nous les ténèbres. Il fallait donc, non se passer de lui, mais en quelque sorte le domestiquer, l’humaniser : « C’est ce qu’avait compris Sydenham. C’est ce qu’il n’a pas complètement réalisé, car le laudanum n’est qu’un commencement d’apprivoisement de l’opium ».

De même pour l’alcool : « Sans lui, — disait Vivier en montrant un petit verre de bonne eau-de-vie, — je serais mort depuis longtemps. Il y a des tempéraments auxquels un brin d’alcool est nécessaire, comme courte flamme de phlogistique en supplément. L’alcool est l’arbre du bien et du mal. Après avoir méconnu ses dangers, on ne veut voir maintenant que le mal, on veut le supprimer comme remède. C’est idiot. J’affirme que, chez certains tuberculeux, à doses calculées avec soin, il peut rendre d’immenses services, comme l’arsenic et comme le fer. Mais où est-il le thérapeute sage qui sait jouer, en un rationnel équilibre, du fer, de l’arsenic et de l’alcool ? »

Il avait fait une étude spéciale de la strychnine et l’associait à la caféine, quand il s’agissait de relever le cœur, selon un dosage qui terrorisait les pharmaciens : « À la vue de mon ordonnance, ils deviennent tout pâles et déclarent que je me suis trompé. J’ai l’habitude. J’insiste par un mot, que la femme de chambre leur porte en tremblant. Alors ils s’exécutent et, en général, ma solution salvatrice arrive à temps ». En effet, la défaillance du cœur, notamment dans les affections pulmonaires — le muscle creux ayant alors un travail triple — et chez les vieillards, est une cause très fréquente de mort soudaine. Trop de médecins s’occupent, en ce cas, du poumon, quand c’est le cœur qu’il faut secourir. « Mes confrères ont une fâcheuse tendance à constater la mort sans l’étudier. Subite, ou précédée d’une agonie de durée variable, elle demeure pleine d’enseignements. »

Vivier n’admettait pas que son malade mourût. Je l’ai vu aller chercher sous les ombres ma chère grand’mère maternelle, âgée de quatre-vingt-un ans, et lui donner huit ans de sursis. Dans ces cas, il était étonnant et atteignait au sublime. Il s’installait au chevet des moribonds, il les surveillait minute par minute, les alimentait, les soutenait à l’aide de petits trucs à lui, réveillait leur moral, leurs espérances, les réintéressait à l’existence. Il ressemblait au tapissier diligent, qui reprend, point par point, l’étoffe usée et déchirée, reconstitue les couleurs et les figures. Grand savant, au courant comme pas un de tous les raffinements et de tous les progrès de la culture médicale, il se muait en grand artiste, et les deux se fondaient dans une espèce de paternité ou de fraternité tendre, que je n’ai connue qu’à lui. Il distribuait, à ses clients, de son âme harmonieuse et rayonnante. Il les réchauffait à sa lumière.

Il avait été l’élève de Brissaud, auquel il gardait une reconnaissance émue. Cependant il se séparait, en tout et pour tout, de l’école de l’expectative et de l’abstention thérapeutique, que représentait le bon Brissaud, sceptique et candide à la fois. Vivier professait qu’aucun cas, si grave soit-il, n’est forcément désespéré, puisqu’on a vu rétrograder le cancer et s’interrompre la paralysie générale, puisqu’on connaît des tabès bénins et des cavernes pulmonaires, au troisième degré, cicatrisées. Aussi son premier soin était-il de donner, au malade gravement atteint qui le consultait, la certitude de la guérison et de lui inculquer, comme il disait, « la glorieuse volonté d’en sortir. » Au rebours des charlatans, qui imposent des régimes compliqués et droguent surabondamment, transformant leurs clients en cornues, il limitait les interdictions et il n’ordonnait que peu de remèdes, judicieusement choisis, dont il expliquait l’action avec grands détails. Il faisait voir les parcelles de fer s’incorporant à l’hémoglobine du sang, la lutte de l’arsenic ou du mercure avec le tréponème, la crétification des nodules tuberculeux sous l’influence du gayacol, l’imprégnation de la névroglie par le chlorure d’or, la fonte de la sclérose, locale ou généralisée, par l’asclérine, l’endormement de l’excès d’influx nerveux par le valérianate ou le bromure. Ainsi reliait-il, pour commencer, l’imagination à la substance thérapeutique et au champ des cellules que celle-ci devait imprégner, de telle façon que la volonté eût prise sur ces cellules et cette substance, au lieu de broyer à vide. Écoutez-le :

« Je pense, vieux Léon, que le désir naturel qu’ont les patients de savoir la cause et l’évolution de leur mal est louable et utile. Celui qui sait où et comment il souffre, où et comment doit être porté le soulagement à sa souffrance, et la marche de sa guérison, considérée comme certaine, celui-là est déjà à moitié guéri. Au besoin, je lui proposerai un petit schéma de la lutte qui va s’accomplir en lui et lui demanderai d’y réfléchir, mais là sérieusement, une demi-heure le matin, et une demi-heure le soir. La peur, le désir agissent sur l’organisme, selon des réflexes irrésistibles, qui sont de vieux chemins héréditaires. Pourquoi la volonté de guérir n’agirait-elle pas sur des points déterminés et signalés à l’avance comme fixatifs, comme adjuvants ? »

Principe remarquable et qui, dans les mains de Vivier, donnait de surprenants résultats. Je l’ai vu prolonger des gens âgés, arrivés à l’ultime période de la sclérose cardiaque, vasculaire ou médullaire, comme l’horloger qui ferait marcher les aiguilles d’une montre, pendant des semaines, avec ses doigts. Il leur permettait de penser à leur lésion organique tant de minutes, avec toute l’intensité dont ils étaient capables, et de s’en distraire le reste du temps. Il n’est rien de pis que la délectation morose, que la passivité dans le tædium vitæ. Il n’est rien de plus tonique que l’application représentative du vouloir, que l’exercice pathologico-spirituel. L’avenir de la médecine est là et j’en dégageais, avec mon cher Vivier, la formule : « Tout remède doit être accompagné par l’esprit, soutenu, multiplié par le vouloir ».

Le génie propre de ce guérisseur consistait, en cas de fléchissement complet, à substituer son énergie à celle de son malade, à remplacer le potentiel absent. Représentez-vous cet homme généreux, atteint lui-même gravement, et qui puisait, dans la résistance à son propre mal, quotidienne, appliquée, farouche, de quoi panser les plaies des autres et faire reculer leur trépas. J’ai essayé de rendre assez gauchement cela dans la Lutte, mais il y faudrait la plume de Pascal et de Shakespeare à la fois, tant ce surprenant effort conjoignait les deux grandeurs, celle que nous pouvons concevoir et toucher, et celle qui n’a plus son expression que dans le soliloque de la prière. Vivier est mort, mais son esprit continue à flotter autour de moi, dans ces ondes de mémoire sensible qui entourbillonnent les vivants, et je crois l’entendre quand, arrivé au bout de sa réflexion, il éclatait d’un rire olympien.

Lemaître, qui n’était certes pas un gobeur, disait de lui, les yeux pleins de larmes, en revenant du cimetière : « C’est maintenant notre tour à nous autres, puisqu’il n’est plus là pour nous retenir ». Ce propos se vérifia à la lettre. Une douzaine de ceux et de celles qu’il aidait à vivre sont entrés sous les ombres, une fois privés de sa sauvegarde, de sa tutelle. Pire malheur peut-être, les cinq ou six vues de génie thérapeutique, dont notre cher sorcier avait fait le tour, et dont chacune était aussi riche que la découverte des sérums par exemple, ont perdu le souffle avec lui. La course du flambeau n’est qu’une figure. Trop souvent le coureur en tombant éteint la flamme, qui ne se rallumera plus, si elle se rallume, que longtemps, longtemps après lui.

Quand il n’est pas une duperie, un mirage, quand il est le reflet d’un esprit supérieur, le verbe emporte tout. L’éloquence naturelle et concise du grand Charcot l’aida à déchiffrer le système nerveux. Vivier était un verbal sans verbosité, un de ceux chez qui le terme exact est comme la rampe de la découverte et qui s’appuient sur lui pour monter plus haut, pénétrer plus avant. C’était par là qu’il était homme d’action, c’est-à-dire, dans son royaume, d’intervention. Un jour — il habitait alors avenue d’Iéna — je descendis avec lui les Champs-Élysées à pied, par une belle soirée. Il en était sur la nonchalance avec laquelle la plupart des gens gâchent leur vie, en cédant à leurs petits penchants, en se laissant glisser le long de leurs petites pentes. Nous les comparions à des sauvages ignorants, que leurs pirogues emportent au fil de l’eau, dans des dérivations en cul-de-sac, ou vers des abîmes. Il me prit le bras : « Tu sais que, d’un mot, bien placé, on peut sauver un malheureux, donner un autre tour à son démon intérieur. Cela m’est arrivé plus d’une fois ».

J’ajoutai : « Si ma conception de l’hérédité est juste, c’est que ce mot, bien placé, a réveillé la personnalité profonde, ou imposé silence à un ancêtre dangereux. Les «  paroles-talismans » des sorciers de campagne ne partent point d’un faux principe.

— D’ailleurs, reprit Vivier, ce véritable remède qui est l’amour, remède ou poison, bien entendu — c’est la même chose — naît aussi souvent d’un mot, que d’un regard, ou d’un contact. Mais, quand son origine est verbale, l’amour est naturellement plus spirituel que quand elle est visuelle ou tactile. »

Puis, après un silence : « Le mot qui agit doit être attendu par celui qu’il va bouleverser, ou rectifier. De l’autre côté, il doit être proféré avec une sincérité entière, comme une piqûre faite d’aplomb et à fond. Le résultat peut être excellent. C’est pourquoi le vrai médecin cherche toujours à être l’ami et le confident de son malade, à savoir ce qui le préoccupe, ce qu’il espère, et par où il peut glisser au désespoir ou renaître, au contraire, à l’espérance ».

Un jour, appelé auprès d’un malade qui habitait au quatrième, Henry Vivier, dans le vestibule, est pris d’une crise d’étouffement. Pas d’ascenseur. Il appelle le chauffeur du taxi qui l’avait amené : « Vous m’avez l’air solide. Voulez-vous, pour cent sous, me monter, sur votre dos, au quatrième étage ? » L’homme accepta et, tout en grimpant, il demandait au bon docteur une consultation sur le cas de sa femme, atteinte de « bronchique ». Voilà pour le débrouillage, qu’Henry affirmait tenir de ses ancêtres normands, jamais arrêtés par une impossibilité matérielle. Un an avant sa mort, venant le chercher pour un ami gravement atteint, je le trouvai crachant le sang à pleine cuvette. Je ne pus réprimer un mouvement d’effroi : « Allons, ne t’émeus pas. Je ne fais pas ma malle. Assieds-toi plutôt, allume une petite pipe (il appelait ainsi les cigarettes) et parlons de ton camarade. Il faut absolument le tirer de là ». Jamais il ne fut plus lucide, parlant à voix basse, dessinant, sur son drap, le tracé d’une lésion, de ses doigts agiles aux ongles bombés.

En consultation avec des confrères, tout naturellement, par son bon sens aigu, par son éloquence sans apprêt, il imposait sa façon de voir : « C’est un plaisir d’être soigné par le sorcier, — disait Lemaître ; — il devance toujours vos désirs ». Henry répétait volontiers qu’aux ennuis et tracas du mal, il ne faut pas ajouter les prohibitions inutiles du médecin : « Celui-là, si je lui interdis le vin et le tabac, qui l’aident à vivre, gagnera peut-être une semaine ou un mois en tout, mais tombera dans la mélancolie. Alors, qu’il boive et fume sans entraves ! » Il interrogeait peu, préférant que son client se déboutonnât de lui-même, eût le mérite de la confession spontanée. Il n’était jamais pressé. Il pouvait passer, comme Potain, deux heures à examiner un organisme, selon sa méthode complète, qui partait de la circulation, pour aboutir au système nerveux, par le tube digestif et la respiration. Sa douceur, ses précautions de langage, sa commisération étaient infinies. Il écoutait patiemment les longues doléances des vieilles dames, les explications de caractère des neurasthéniques, les plaintes interminables des chroniques : « Ne vous excusez pas. Je suis là pour ça… Prenez votre temps. Rassemblez vos souvenirs ». Menacé lui-même et le sachant, il se soutenait en rassurant les autres, il leur citait des cas analogues au leur et qui avaient complètement guéri.

Trop souvent les médecins, à partir d’un certain âge, entrent dans une série de marottes dont ils ne se départissent plus, qu’ils appliquent à tous indistinctement. Henry se méfiait de ces cristallisations. Quand un remède ne produisait pas l’effet attendu, il passait à un autre, cherchant avant tout à décrocher le mal en une fois, sans lui laisser le temps de s’aguerrir. Car le mal, lui aussi, s’habitue au traitement. Il avait de longues conversations avec son pharmacien, poursuivant sans cesse des perfectionnements pour l’administration des bromures, de la colchique, de la valériane, des colloïdaux. Quand le fait contredisait la théorie, il renonçait à la théorie. Sacrifice dont la plupart des savants sont incapables. Charcot se buta toute sa vie à une description de l’hystérie qui ne correspondait pas à la réalité, à une doctrine des localisations cérébrales manifestement enfantine et fausse, à une conception erronée de la structure histologique du foie. Ces entêtements faisaient rire Vivier. Il opposait aux fantaisies des disciples la même dénégation, courtoise mais ferme, qu’à celles des maîtres. Comme l’événement confirmait ses prévisions, il fallait bien, en fin de compte, lui donner raison.

Ce génie médical est demeuré pour moi une preuve éclatante de la malfaisance des concours. Incapable de flatter, comme de mentir, Vivier avait renoncé, dès le début de ses études, à la filière de l’agrégation, alors qu’il avait tout ce qu’il faut pour faire un professeur incomparable. Les étudiants se seraient rués à ses cours. Il mourut avant cinquante ans, emportant avec lui les germes non semés d’un enseignement qui eût été glorieux, qui eût fait progresser la clinique et la thérapeutique françaises et leur eût prêté son éclat. Cependant qu’un ignorant infatué, comme Debove, ou un métaphysicien des nuées comme Bouchard, ont occupé le tapis pendant un quart de siècle et peuplé la Faculté de leurs médiocres élèves, les traités de pathologie de leurs insanes hypothèses, tranchons le mot, de leurs âneries. C’est pitoyable.

Les derniers jours de ce noble cœur et de ce lumineux esprit furent d’une héroïque simplicité. Un matin, plus fatigué et fébrile que de coutume, sentant une douleur au côté, il reconnut qu’il avait un pneumothorax et, dès lors, n’eut plus aucun doute sur l’issue fatale. Toutes ses affaires étaient en ordre ; il avait mené ses principaux et ses plus chers malades au point d’amélioration où il souhaitait les voir se maintenir ; il avait dépensé sans compter, pour le salut d’autrui, des forces depuis deux ans déclinantes ; il avait connu, auprès d’une compagne admirable, les grandes joies du cœur, de l’esprit, de l’amitié. Il lui prit la main, qu’il garda jusqu’au bout, et franchit le noir passage sans une plainte, avec l’œil clair, l’intelligence lucide et la fermeté d’un beau combattant. L’église, le jour de ses funérailles, était pleine de gémissements et de sanglots. Les plus durs étaient bouleversés. Des personnes qui ne se connaissaient pas, mais qui se reconnaissaient dans leur deuil commun, se serraient les mains avec douleur. Derrière le corbillard, les amis de Vivier se rappelaient tant de propos enchantés, cette verve frémissante, cette chaleur d’âme et de langage, ce don perpétuel de soi, cette énergie souriante, ce rire étincelant. Quand, au milieu des tombes, par la chaude et humide journée d’été, Lemaître prit la parole, de sa voix dorée, pénétrante, les pleurs et les plaintes redoublèrent. Un oiseau se mit à chanter une sorte d’adagio passionné. Comme il eût trouvé cette heure émouvante et belle, le cher sorcier disparu, hélas ! en laissant ici-bas tous ces orphelins !

J’ai cultivé passionnément l’amitié, elle ne m’a jamais déçu et, quand je songe à mes amis, vivants ou morts, je les revois toujours dans des circonstances lumineuses et chaudes. Ce sont sans doute mes origines méridionales qui veulent cela. Ainsi pour Vivier : c’est la Touraine, par la fin d’août en plein midi. Nous déjeunons dans une auberge des bords de la Loire, sous une tonnelle, à Montlouis. Le vouvray rit dans les verres et la matelote est onctueuse et vineuse dans son plat. Le Sorcier parle, comme il sait parler, des avertissements mystérieux, des intersignes, de ce qui légitime les superstitions. Nous l’écoutons avec ravissement et, tout à coup, passe sur le fleuve, comme un coup de brise, une sorte de longue et indéfinissable plainte, telle que d’une sirène échouée.

Encore le soleil : à Héricy, cette fois en septembre. Nous longeons la Seine. On aperçoit la barque du passeur. Vivier connaît cet homme et aime à converser avec lui. Il le compare à Caron, nocher des Enfers. Suit une extraordinaire improvisation de ce poète de la pathologie, sur les maux entassés dans la nef inéluctable, sur « le contraire de l’arche de Noé », comme il l’appelle.

Enfin et peu de mois avant sa disparition, je me bats à l’épée, à la Grande Roue, avec un excellent tireur, bien découplé, André Legrand. J’ai l’astre étincelant juste dans l’œil et la pointe de l’arme adverse scintille de la façon la plus gênante. Halte ! C’est la pause. Vivier, violemment intéressé, resplendissant de jeunesse et d’entrain, me prend le bras, incline vers moi sa barbe blonde : « Cher homme, jusqu’ici tu as donné beaucoup de fer. Amuse-toi donc un peu à dérober, tu te fatigueras moins ». Le conseil était bon et je le suivis, ce qui ne m’empêcha pas d’être touché légèrement à la reprise. Il m’assistait fraternellement dans mes duels, quelles que fussent ces jours-là ses occupations, me prévenant « qu’en aucune circonstance il ne me laisserait glisser de l’autre côté ». Le fait est que sa présence, son sourire et son habileté opératoire, aussi grande que sa vision médicale, m’inspiraient une complète sécurité. Quand on me demandait : « Quel est ce monsieur de si belle allure ? » je répondais : « Ce monsieur, c’est de la santé, du salut en bouteille. » C’était exact. Il y avait en lui de l’élixir, de l’essence de vitalité.

Je ne l’ai jamais vu en colère, ni de mauvaise humeur, ni morose. Il méprisait les imbéciles et les méchants, avec une sorte de hérissement de la moustache, un « peuh, pfrrouff », qui les éparpillait dans l’espace. Il n’accrochait à aucune des ronces, ni des sottises, ni des petitesses de la vie courante. Il n’écoutait même pas les médisances, ni les calomnies, pas plus qu’il ne voyait les laideurs ou verrues d’un paysage. Ce qui comptait, à ses yeux, c’étaient la beauté des lignes, la noblesse des sentiments, et la virtus dans sa pleine acception. Il demeurait courtois jusque dans sa façon de relever les manques d’égards et de grossièretés. À quelqu’un, qui bousculait sa femme dans un corridor de théâtre : « Permettez-moi de vous dire, monsieur, que vous êtes un mufle de la dernière catégorie ». Puis, comme l’autre bafouillait des excuses : « Vous voici maintenant de la toute première ». Il dégageait ce je ne sais quoi qui fait que les choses s’arrangent bien, que le voiturier donne sa voiture, que l’aubergiste soigne son menu, que le raseur, pris de coliques, disparaît. Il enrichissait le principal et il éliminait l’accessoire. Il aimait et comprenait et savait consoler les grands vieillards et les jeunes enfants. L’esprit des Évangiles, une sorte d’ambiance miraculeuse, flottaient autour de lui, comme chaque fois qu’un humain exceptionnel s’élève, par le sacrifice, au-dessus de l’humanité. Pourtant catholique de tempérament, d’inclination, et jusque dans les moelles, il n’était pas d’esprit mystique, il demeurait sur le plan terrestre. À lui, comme à presque tous ceux de notre génération, la haute formation spirituelle avait manqué et le renanisme scientifique avait fait concurremment beaucoup de mal. Ce grand écrivain de Renan aura joué, auprès des jeunes générations de l’entre-deux-guerres, de 1875 à 1895, le rôle d’un malfaiteur public, en leur faisant croire que la négation était plus intelligente. Il m’apparaît aujourd’hui, le fin Breton renégat, au masque éléphantesque, ainsi qu’un flûtiste entre deux charniers.

De temps en temps, trop rarement à mon gré, on apercevait, chez « Fœmina », le psychologue Antoine Bibesco. C’est un des plus amusants numéros que j’aie rencontrés. Ce grand garçon voûté, barbu, tenace, au visage plissé, qui semble ridé, s’approchait de vous et vous interrogeait : « Quel âge avez-vous ? Depuis combien de temps faites-vous de la littérature ?… Quand vous réfléchissez, voyez-vous un abîme à gauche, comme Pascal, ou une boule de feu comme Newton ?… Quel est le chiffre de vos revenus ?… Avez-vous une saveur amère dans la bouche, quand vous dites coloquinte ?… Quel était le prénom de votre bisaïeul ?… Préférez-vous la chartreuse ou la bénédictine ? » On m’assure que, des notions ainsi recueillies, Antoine Bibesco — le plus inquisitorial des incohatifs — constitue des sortes de tables baconniennes, d’où il extrait des lois de l’esprit. Qu’il prenne garde ! Je connais des personnes, dont je suis, qui auront encombré ses archives de mensonges et de blagues systématiques. Je l’avertis ici solennellement qu’il ne doit faire aucun fonds sur mes renseignements, et que ma fiche individuelle est à reviser.

Si Antoine Bibesco a passé la visite à Ugo Ojetti, journaliste et patriote italien, le résultat doit être le même. Car Ugo Ojetti a le sens de la fumisterie extraordinairement développé, et c’est un garçon de beaucoup d’esprit et de perspicacité. Zola cherchant, de son nez bifide, des documents humains et truffes romaines, eut l’idée de consulter Ojetti, qui lui composa, avec verve, une Ville Éternelle de la plus haute fantaisie. « Je lui ai surtout soigné la société, savez, parce qu’il la voulait criminelle et entachée de toutes sortes de vices. Alors je lui ai composé oune plat dé poisones, troucidaciones, figues vénéneuses, champignonnes et autres, que tout lector s’en léchera les doigts… » Quand on a connu Zola comme je l’ai connu, on se le représente enregistrant à mesure les mélodramatiques inventions du brave Ojetti et assurant son lorgnon d’un doigt fébrile. Son premier mot, en débarquant à Rome, fut : « Introduivez-moi dans le monde noir… » Le monde noir !… L’effarant primaire voyait déjà un jésuite masqué, servant à une princesse le poison des Borgia dans une coupe ciselée, cependant qu’un prince aux yeux de feu rit derrière une tapisserie de cent mille lires. Voyant à qui il avait affaire, Ojetti lui en fourra jusque-là, et quand on sait dans quelles conditions Rome fut écrite, cet assommant fatras devient aussitôt du plus haut comique, comme un manuel du gobe-bourdes en déplacement. Je soupçonne d’ailleurs que Primoli a dû parachever la mystification d’Ojetti et refiler à l’auteur de Pot-Bouille quelques tuyaux de premier choix. C’est ainsi, comme disait Mariéton, que le chantre lyrique des cabinets sans eau est monté au Capitole, son carnet de notes à la main.

« Fœmina » écrivant régulièrement au Figaro, on voyait chez elle presque chaque dimanche, autour de la table du goûter : Gaston Calmette, gourmand, velouté, subtil, caressant comme un chat, « assurément, mais absolument, mais c’est entendu, mais cela va de soi » ; son secrétaire de la rédaction Vonoven, tout à fait agréable et discret, qui connaît le monde de la presse sur le bout du doigt ; Francis Chevassu, érudit, bon camarade, flâneur, musardier même au dire des figaristes et auquel il faut tirer son article presque de force, comme à notre cher Pierre Lalo ; André Beaunier, déjà nommé, actif, combatif et naturellement gai ; Forain enfin, qui interrompait ses magnifiques improvisations belliqueuses d’une bouchée de sandwich et d’une lampée de porto. Personne n’a imité, n’imitera jamais Sardou comme Chevassu ; personne ne rit de meilleur cœur, ni ne définit avec plus de bonheur que Beaunier ; et personne n’a les trouvailles de Forain, comparables à ces sardines brillantes qui se mangent presque vives, au sortir de l’eau dans les délicieux petits ports bretons. De sorte que cette assemblée au complet était une fête de l’esprit. Chevassu et Forain mettaient leur prochain en grillades, tartines, boulettes et chaud-froid ; Beaunier et Calmette demandaient qu’on fît des exceptions, ce qui augmentait, bien entendu, l’appétit des cannibales ; lyriques, prosateurs et critiques prenaient la parole tous à la fois, cependant que la maîtresse de maison, attentive à sa chère ménagerie, faisait renouveler, comme dans les contes de fées, les boissons et les friandises, atténuait, d’un mot, les pointes trop acérées.