Souvenirs du Baron Hüe/Chapitre II

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Texte établi par André de MaricourtCalmann-Lévy (p. 34-55).


Chapitre II


(10-11 août 1792.)


La nuit du 10 août. — Sécurité de la Reine. — Son entretien avec le marquis de Clermont-Gallerande. — Louis XVI apprend la mort de Mandat. — Jugement porté par Hüe sur cet officier. — Le commandement du Palais est donné au maréchal de Mailly. — Réflexion du Dauphin. — Le Roi dans la cour des Tuileries. — On pointe les canons sur le château. — Adieux du Roi à son entourage. — Entretien de Hüe et de Rœderer. — Départ de la famille royale. — Massacre des Suisses. — Hüe est sauvé par un batelier.

Je passai aux Tuileries toute la nuit de la fatale journée du 10 août et j’assistai à la plupart des douloureuses scènes qui s’y déroulèrent. M. de Clermont[1] voulut me renseigner sur celles dont il avait été témoin.

La Reine, Madame Élisabeth et madame la princesse de Lamballe tenaient compagnie à Sa Majesté dans le cabinet du Roi ainsi que les ministres au pouvoir ; Messieurs du Bouchage, Joly d’Abancourt, Bigot de Sainte-Croix, Champion et le Roulx de la Ville, et M. de Clermont-Gallerande.

De quart d’heure en quart d’heure, il arrivait des nouvelles du faubourg Saint-Antoine et des autres quartiers de Paris. Elles se contredisaient toutes. Les unes annonçaient la tranquillité, les autres, des commencements de rassemblements, mais faibles et aisés à dissiper.

Un officier municipal fut introduit dans le cabinet du Roi et, après avoir rempli sa mission, frappé de la sécurité apparente qu’il avait trouvée dans les appartements du château, il dit à M. de Clermont qu’il n’y avait pas un instant à perdre pour prendre des mesures de défense, car il était sûr que les sections allaient s’armer et marcher sur le château, décidées à l’attaquer, M. de Clermont le dit aussitôt à la Reine qui s’écria :

— Est-ce que vous pouvez croire, monsieur de Clermont, qu’ils osent venir attaquer le château ? Quelle folie ! cela est impossible.

— Tout me porte à le croire et à le craindre, lui répondit M. de Clermont.

— Ils n’oseront pas ; répliqua la Reine, d’un ton ferme et fier, qui imposa silence à son interlocuteur.

Les nouvelles, cependant, devenaient de moment en moment plus alarmantes. On commença donc à prendre de l’inquiétude. Trois ou quatre fois, dans le courant de la nuit, la Reine, doutant toujours de l’audace du peuple, questionna M. de Clermont pour connaître son opinion personnelle à cet égard. Pressé de questions, M. de Clermont lui avoua qu’il craignait les événements et ne doutait pas que le peuple ne se portât aux plus grands excès. Elle eut l’air de n’y pas croire et de trouver ses craintes puériles et ridicules, mais Madame Élisabeth parut plus persuadée.

Vers minuit, on entendit battre le rappel dans toutes les sections, et enfin le tocsin sonna aux Cordeliers. C’était l’annonce officielle de l’insurrection, puisqu’il avait été déclaré, la veille, que si la déchéance du Roi n’était pas prononcée à minuit à l’Assemblée nationale, on réunirait le peuple au son du tocsin dans les quarante-huit sections, pour marcher vers l’Assemblée et le château. Répété par tous les clochers de Paris, le son lugubre et sinistre, mêlé au bruit sourd et confus de la populace qui s’agitait dans tous les quartiers, imprimaient l’effroi dans les âmes.

Dès lors, tout changea dans l’intérieur du château. Le calme apparent qui y régnait dégénéra en agitation. La Reine, elle-même, commença à craindre que les inquiétudes qu’on lui avait confiées pendant la première partie de la nuit ne fussent vraiment fondées.

On allait, on venait et l’on pensait enfin à prendre quelques mesures de défense. Le Roi, il est vrai, avait consenti, quelques heures plus tôt, à faire occuper les Tuileries et le Pont-Tournant par seize détachements de la garde nationale et à faire retrancher dans le palais le régiment des gardes suisses, tandis que les abords en étaient gardés par la gendarmerie.

Ce fut dans ce moment que la Reine, sortant de la chambre du Roi, où tous deux s’étaient enfermés quelques instants, fit appeler le baron de Viomesnil[2] et M. de Clermont et, les faisant asseoir à ses côtés dans l’angle du cabinet du conseil, leur dit ces mots :

— Écoutez… Vous êtes deux honnêtes gens auxquels je puis me fier ! Donnez-moi votre parole d’honneur d’exécuter ce que je vais vous demander.

— Vous obéir est notre devoir, lui répondit M. de Clermont, Votre Majesté peut compter sur nous.

— Eh bien, jurez-moi tous les deux, ajouta-t-elle, de me clouer plutôt à cette place que de souffrir que j’en sorte !

Le Roi entra alors dans le cabinet du conseil après avoir appris la mort de M. Mandat[3], qui périt percé de mille coups à l’Abbaye Saint-Germain.

Officier au régiment des gardes-françaises, M. Mandat avait joui dans ce corps de la réputation d’un homme d’honneur et de probité. Les avantages qu’il crut trouver dans la nouvelle constitution l’en avaient rendu partisan, mais toujours attaché à la personne du Roi il fut constamment prêt à se dévouer pour elle.

Peut-être avec plus d’énergie dans le caractère, se fût-il soustrait à la mort, et aurait-il changé le sort de cette journée désastreuse. Aussitôt après la mort de cet officier, Santerre fut nommé par la Commune commandant général de la milice parisienne.

Sur le bruit de ce décès, sa Majesté se décida à donner ordre de défendre le château et à organiser le commandement de la garde nationale. On sait sur qui tomba son choix. Ce furent le maréchal de Mailly, vieillard de quatre-vingt-quatre ans, qui devait périr révolutionnairement en 1794, le comte de Puységur, ancien lieutenant général et ministre de la guerre, qui avait démissionné en 1789, le comte d’Hervilly, commandant de la garde constitutionnelle, qui avait déjà défendu le château le 20 juin, le baron de Viomesnil, le baron de Pont-l’Abbé, aussi commandant de la garde constitutionnelle.

Le commandement du palais fut donné à M. le maréchal de Mailly et à M. le comte de Puységur. Le baron de Viomesnil et M. d’Hervilly furent chargés de former en escouades, de trente à quarante hommes chacune, les nombreux gentilshommes qui s’étaient réunis dans la galerie de Diane.

Ces gentilshommes, entassés dans cette pièce, quoiqu’elle fût vaste, avec les grenadiers du bataillon des Filles-Saint-Thomas, n’étaient armés que de leurs épées. Aussi, quoiqu’ils fussent bien décidés à défendre le Roi et à se faire tuer pour lui, on ne pouvait en attendre aucun secours décisif.

Entre quatre et cinq heures du matin, la Reine et Madame Élisabeth étaient dans le cabinet du Conseil. L’un des chefs de légion, M. de la Chenaye, qui périt aux massacres de septembre, entra :

— Voilà, dit-il aux deux princesses, voilà votre dernier jour ; le peuple est le plus fort : quel carnage il y aura !

— Monsieur, répondit la Reine, sauvez le Roi, sauvez mes enfants !

En même temps, cette mère éplorée courut à la chambre de M. le Dauphin. Je la suivis. Le jeune prince s’éveille, ses regards et ses caresses mêlèrent quelque douceur aux sentiments douloureux de l’amour maternel :

— Maman, dit M. le Dauphin en baisant les mains de la Reine, pourquoi feraient-ils du mal à papa ? Il est si bon !…

À six heures, le Roi parut sur le balcon de l’une des premières salles, et jeta un regard sur les cours. Une acclamation universelle l’invita à descendre dans le jardin. Il s’y dirigea accompagné d’une escorte fidèle. C’étaient MM. de Saint-Priest[4], de Viomesnil, de Briges[5], de Bachmann[6], de Boissieu[7]. Aussitôt que Sa Majesté parut, on battit aux champs. Les cris de Vive le Roi ! s’élevèrent et se prolongèrent sous les voûtes du palais, dans les corridors, dans les cours et dans les jardins ; mais lorsque, ayant traversé une partie de la cour principale, le Roi se trouva vis-à-vis de la grande perte du Carroussel, des forcenés l’aperçurent, ils crièrent, avec l’accent de la fureur : Vive Pétion ! À bas le Roi ! Vive la Nation ! Le Roi passa dans le jardin. Là se firent entendre de semblables cris et de pareilles menaces. Frappé de ces derniers mots : « Vive la Nation ! » le Roi répondit avec dignité : « Et moi aussi je dis : Vive la Nation ! Son bonheur a toujours été le premier de mes vœux. »

Les troupes destinées à défendre le château étaient sous les armes. Le Roi les passa en revue, il entra dans les rangs : son maintien décelait le chagrin qui l’oppressait ; mais l’air de bonté dont son visage portait habituellement l’empreinte n’en était point altéré…

— Eh bien, disait-il, on assure qu’ils viennent… Que veulent-ils ? Je ne me séparerai pas des bons citoyens : ma cause est la leur.

De toutes parts, sur le Carrousel, à la place Louis XV, sur le quai des Tuileries, les cris menaçants redoublaient, et le tumulte augmentait. Les assaillants débouchèrent en plusieurs colonnes traînant avec eux des canons et des munitions de guerre[8]. La place du Carrousel se remplit de peuple. Le cri général était : « Déchéance ! déchéance ! » Les canons furent pointés sur les portes extérieures du château. Il était dès lors facile de prévoir le résultat de cette journée. Si le Corps législatif ne trempait pas dans la conspiration, du moins ne voulait-il rien faire pour l’arrêter. Quelle que fut la faction victorieuse, celle des orléanistes ou des républicains, il savait que les dangers étaient à peu près égaux pour lui. D’un autre côté, il croyait voir dans le triomphe du Roi la constitution renversée, et tout le fruit de la révolution perdu sans retour.

Un député de l’Assemblée nationale, du nombre de ceux que l’on appelait constitutionnels, a dit en ma présence, en parlant de la conduite du Corps législatif dans la nuit du 9 au 10 août : « Si par notre secours, le Roi eût triomphé, il aurait aussitôt renversé le parti constitutionnel. »

À peine remonté dans ses appartements, le Roi se montra un instant aux grenadiers, rangés en haie dans la galerie intérieure, appelée galerie de Carrache. Ses regards attristés semblaient leur dire : « Recevez les adieux de votre Roi. » Les cœurs de ces braves gens furent émus, des larmes roulèrent dans leurs yeux. Par un mouvement spontané, plus éloquent que la parole, les grenadiers chargèrent leurs armes en présence de Sa Majesté ; mais le Roi ne se dissimulait pas que le sacrifice auquel ces dignes Français étaient résignés ne pouvait sauver ses jours…

Un peu plus tard, la Reine, qui s’était avancée jusqu’à la porte du Conseil, apercevant les grenadiers et les gentilshommes réunis, leur dit, avec autant de sensibilité que de noblesse :

— Messieurs, nous avons tous le même intérêt. De votre existence dépend aujourd’hui ce que avons avez de plus cher, la conservation de vos femmes, de vos enfants, de vos propriétés. Ces généreux serviteurs, ajouta-t-elle en montrant les gentilshommes aux grenadiers, partageront vos dangers et combattront avec vous et pour vous, jusqu’à la dernière extrémité…

Dès sept heures du matin, le peuple s’était attroupé sur la place Vendôme et dans la cour des Feuillants. Pour calmer son effervescence, un officier municipal harangua la multitude et l’engagea à se retirer. Cet acte de dévouement exposa l’officier municipal au plus grand danger. La multitude l’insulta et lui cria de descendre du tréteau sur lequel il était monté. Théroigne de Méricourt le remplaça. Cette fille, vêtue en amazone, portait l’uniforme national : un sabre pendait à sa ceinture. Ses yeux, ses gestes, sa parole, tout en elle exprimait la fureur.

Entre sept et huit heures un officier municipal entra dans le cabinet du conseil, où la famille royale était réunie. « Que veulent les séditieux ? lui dit avec vivacité l’un des ministres. — La déchéance, répondit le municipal. — Que l’assemblée prononce donc, répliqua le ministre. — Mais, demanda la Reine, que deviendra le Roi ? » L’officier municipal garda un morne silence et se retira. Alors, parut à la tête du directoire du département le procureur général Rœderer[9], revêtu de son écharpe.

« Tout est perdu », me dit, les larmes aux yeux, un des membres de cette députation. Le Roi s’était retiré dans sa chambre à coucher : sa famille l’entourait. Rœderer ayant demandé à parler au Roi, je l’introduisis : « Le danger, dit-il à Sa Majesté, est au-dessus de toute expression, la défense est impossible. Dans la garde nationale, il n’est qu’un petit nombre sur qui l’on puisse compter ; le reste, intimidé ou corrompu, se réunira, dès le premier choc, aux assaillants. Réfugiez-vous, Sire, réfugiez-vous promptement au sein du Corps législatif. Les jours de Votre Majesté, ceux de la famille royale, ne peuvent être en sûreté qu’au milieu des représentants du peuple. Sortez de ce palais, il n’y a pas un instant à perdre ! »

Le Roi différait de prononcer, la Reine témoignait la plus grande répugnance à se rendre auprès de l’Assemblée nationale. Quelques instants auparavant Sa Majesté avait dit à deux gentilshommes qu’elle honorait de sa confiance, le marquis de Briges[10] et le vicomte de Saint-Priest :

— Oui, j’aimerais mieux me faire clouer aux murs du château que de nous réfugier à l’Assemblée !

— Quoi, monsieur, dit-elle à Rœderer, sommes-nous totalement abandonnés ? Personne n’agira-t-il en notre faveur ?

— Madame, je le répète, la résistance est impossible. Voulez-vous donc vous rendre responsable du massacre du Roi, de vos enfants, de vous-même, en un mot des fidèles serviteurs qui vous environnent ?

— À Dieu ne plaise ! répondit la Reine. Que ne puis-je, au contraire, être la seule victime !

Pressé par ces considérations, le Roi, surmontant son extrême répugnance, consentit à se réfugier à l’Assemblée. « Donnons, dit-il, cette dernière marque de notre amour pour le peuple. » À l’instant Sa Majesté ordonna que les portes du château fussent ouvertes, et qu’on s’abstînt de toute hostilité.

Le Roi fut accompagné de ses ministres, au nombre de six, et de MM. le prince de Poix, le duc de Choiseul, les comtes d’Haussonville, de Viomesnil, d’Hervilly, de Pont-l’Abbé, le marquis de Briges, le chevalier de Fleurieu, le vicomte de Saint-Priest, le marquis de Nantouillet, MM. de Fresnes et de Salaignac, écuyers de main du Roi, et de Saint-Pardoux, écuyer de main de Madame Élisabeth. La marquise de Tourzel accompagnait M. le Dauphin.

Peu d’instants après le départ, M. de Clermont avait ouï dire que le Roi se rendait à l’Assemblée. Tout en se refusant à le croire, il courut cependant avec précipitation dans le cabinet, où il entra l’épée nue à la main, joignit la Reine et s’écria :

— Comment, Madame ! après ce que Votre Majesté m’a dit il y a trois heures…

— Que voulez-vous, lui dit-elle, le Roi va à l’Assemblée, il faut bien que je le suive… nous reviendrons.

« Je restai atterré et comme foudroyé à ces paroles, ajoutait plus tard M. de Clermont. Hélas ! je n’ai jamais revu la Reine… »

Le Roi était également suivi, au moment de son départ, du bataillon de gardes nationales des Filles-Saint-Thomas, dont le dévouement fut remarquable, pendant cette nuit. Leur commandant en second, M. Boscary de Villeplaine, s’était présenté plusieurs fois à Sa Majesté dans la nuit et l’avait supplié de se décider à l’offensive, de même que M. de Boissieu, brave militaire, colonel du régiment d’Austrasie. Ce sont ces grenadiers qui avaient, dit-on, gardé de force le maire Pétion[11] au château toute la nuit et qui ne l’avaient relâché que d’après les Ordres réitérés du Roi. D’après l’ordre exprès de Sa Majesté, ils composèrent donc, avec plusieurs Suisses, l’escorte qui veilla a sa sûreté et à celle de sa famille lorsqu’il se rendit à l’Assemblée.

Cette escorte était commandée par M. Tassin de l’Étang, commandant en second, et par MM. les officiers suisses.

Les grenadiers du bataillon des Filles-Saint-Thomas furent, ainsi que leurs chefs, dans l’intérieur de l’Assemblée nationale, espérant encore trouver l’occasion de faire un dernier effort pour Leurs Majestés. Enfin, ils ne sortirent de l’Assemblée que sur l’ordre que le Roi en donna à leurs commandants.

Sa Majesté avait daigné, oubliant ses propres malheurs, recommander leur sûreté à leurs chefs. Elle ne prévoyait que trop les proscriptions qui les attendaient pour prix de leur fidélité et de leur dévouement ; ils furent dans cette fatale journée les derniers soutiens du trône. Après le 10 août, M. Tassin de l’Étang, commandant en premier, M. Bérard, capitaine, et dix-sept grenadiers en faction qu’on n’avait pu relever au moment de ce départ du Roi, coururent les plus grands dangers et l’un d’eux fut blessé mortellement en demeurant au château.

Le plus grand nombre de personnes attachées à la cour et au service était resté au château, après le départ de la famille royale.

La princesse de Tarente et la marquise de la Roche-Aymon, dames du palais de la Reine, et mademoiselle de Tourzel se réfugièrent dans la chambre à coucher du Roi. On y remarquait aussi les dames Thibaud[12], Neuville[13], Brunier[14], Navarre[15], Basire[16], ainsi que plusieurs autres personnes dont nous n’avons pu conserver les noms. Toutes en ce moment, faisaient preuve d’un courage proportionné à la grandeur du danger.

À neuf heures, un coup de mousquet tiré de la cour sur le château fit voler quelques éclats de pierre. Soit par une suite naturelle de la provocation du dehors, soit par le fait des gens que les factieux avaient apostés dans le palais même pour répondre à la première agression, on riposta de l’intérieur du château par plusieurs coups de fusil. Aussitôt partit, de la place du Carrousel, une décharge de canons ; mais elle fut exécutée avec tant de maladresse ou de précipitation, que, malgré le peu de distance, les boulets ne frappèrent que l’extrémité des toits. Ainsi s’engagea ce combat dont les suites furent si funestes.

Au bruit de cette décharge, que le Roi pouvait croire être partie du château, l’indignation se peignit sur son visage. « J’ai défendu de tirer ! » s’écria-t-il. Cette défense, écrite de la main du Roi, avait été remise à un officier suisse, le baron de Durler.

À l’instant, un second ordre fut expédié. Le Roi enjoignait aux Suisses d’évacuer le château, et à leurs chefs de se rendre auprès de lui.

Un courrier alla, en toute diligence, au devant d’une division de gardes suisses qui venait de Courbevoie, et lui porta l’ordre de rétrograder. En même temps, la Reine chargea un gentilhomme de rallier quelques gardes nationaux de bonne volonté, de courir avec eux au château, et de délivrer les dames et autres personnes qui y étaient enfermées. Aucun garde national ne voulut partager l’honneur de cette périlleuse commission.

Aux premiers coups tirés du château, les assaillants effrayés se dispersèrent ; ils se précipitèrent, par la porte royale, vers la place du Carrousel ; les canonniers abandonnèrent leurs pièces. En un moment les cours furent évacuées ; le pavé fut couvert de fusils, de piques, de bonnets de grenadiers, d’armes de toute espèce. Mais les fuyards, voyant que la force armée était peu nombreuse, qu’il y avait même de la division parmi la garde nationale, et qu’on ne les poursuivait pas, reprirent bientôt courage et revinrent à la charge.

Le canon tonna à coups redoublés, le feu éclata dans les bâtiments qui formaient et séparaient les cours du palais ; de toutes parts retentissaient l’explosion de la mousqueterie et le choc des armes.

Enfin, la populace fondit, avec tout l’avantage de sa masse, sur les entrées du château : elle y pénétra, elle y porta le carnage. Les corridors, les appartements, les moindres réduits, furent arrosés de sang et encombrés de cadavres. La cruauté des assassins épuisa sur leurs victimes tous les genres de tortures.

La populace, toujours atroce quand elle triomphe, fit à peine grâce à quelques-uns des habitants ou employés du château. La mort frappait de toutes parts. Un grand nombre de soldats suisses, traînés à la place de grève, y furent massacrés : On égorgea, dans leurs logis, les Suisses des portes. La plume se refuse à décrire les outrages infâmes qu’exercèrent des hommes, et même des femmes, sur les cadavres des victimes. Ces barbaries ne suffiront pas à la rage du peuple : plusieurs logements dépendant du château furent pillés ou brûlés. La maison de M. de la Borde[17], ancien premier valet de chambre de Louis XV, fut réduite en cendres.

Cependant, les Suisses et les officiers du château obstruant le grand escalier du pavillon de Flore et dont la foule ne s’était pas encore emparé, étaient tirés à blanc par les gardes nationales placées à la grille du Pont-Royal et sur la terrasse du château. Au moment où les séditieux portaient la fureur et le carnage dans l’intérieur, plusieurs des portes s’étant trouvées fermées, le désordre était à son comble aux Tuileries. Chacun se poussait, courait et s’efforçait d’échapper à la mort. Ne sachant moi-même comment fuir, je me précipitai, ainsi que plusieurs personnes, par une des fenêtres du palais, donnant sur le jardin des Tuileries. Je le traversai sous un feu de mousqueterie qui renversait un grand nombre de Suisses. Poursuivi au delà de ce jardin, je n’eus d’autre ressource que de me jeter dans la Seine ; les forces allaient m’abandonner quand heureusement j’atteignis un bateau. J’y entrai, et le batelier me sauva[18].

  1. Charles-Georges, chevalier, puis marquis de Clermont-Gallerand, officier général, auteur de Mémoires qui s’arrêtent au 10 août 1792.
  2. Maréchal de camp, par décret du 3 janvier 1770.
  3. Mandat, commandant de la garde nationale, venait d’être massacré à l’abbaye. C’est lui qui avait préféré, lors de la défense du château dont il avait été chargé, attendre l’attaque des insurgés et ne pas prendre l’initiative des hostilités. C’était un homme d’honneur et de probité parfaite, écrit M. Hüe. On trouve, dans les papiers dudit M. Hüe, cette note autographe du roi Louis XVIII sur Mandat : « M. Mandat était un homme peu entreprenant, mais fidèle. » A.-J. Galyot de Mandat, ancien capitaine aux gardes, était l’oncle de madame Thomassin de Bienville qui périt révolutionnairement en 1794. Fouquier-Tinville reconnut alors qu’il n’y avait aucune charge contre elle, « mais, ajouta-t-il, elle se nomme Mandat. Je conclus à la mort ».
  4. Officier général.
  5. Écuyer du Roi, mort pendant la guerre de Vendée.
  6. Maréchal de camp, major des gardes suisses.
  7. Garde du corps du Roi.
  8. Pendant une partie de la nuit le tumulte se borna hors des Tuileries, où il arrivait successivement de nouveaux renforts de garde nationale ; mais malheureusement il en vint beaucoup trop, car la plupart était déjà séduite et dans de perfides dispositions. À neuf heures du matin, on suggéra à mon père de faire le tour de tous les postes pour encourager les troupes à le défendre, mais on n’entendit dans les cours du château que très peu de cris de « Vive le Roi ! » Et ce qui fut pis encore, c’est lorsqu’il voulut entrer dans le jardin, les canonniers, les plus pervers de tous, osèrent tourner leurs canons contre le Roi, chose incroyable, si je ne pouvais attester l’avoir vu de mes propres yeux (Extrait des Mémoires de madame la duchesse d’Angoulême donnés par elle à madame François Hüe).
  9. Louis Rœderer, 1751-1835, ancien conseiller au Parlement de Metz, député du Tiers aux États Généraux, procureur à l’Assemblée nationale, rédacteur du Journal de Paris, où il défendit la cause de Louis XVI après le 10 août.
  10. Écuyer du Roi, mort pour la cause royale, sur l’échafaud.
  11. On a discuté la question de savoir si Pétion avait été retenu de force aux Tuileries par Louis XVI. Madame Royale, dans les Mémoires précités, dément ce bruit : « Pétion arriva chez mon père, dit-elle, vers les onze heures, se récriant beaucoup sur le nouveau tumulte. Mon père le traita comme il méritait de l’être et le renvoya. Néanmoins les méchants répandirent le bruit que Pétion était retenu aux Tuileries, sur quoi les esprits s’aigrirent et s’enflammèrent jusqu’à la fureur… ». D’après le récit de Hüe les grenadiers auraient, au contraire, retenu Pétion, mais il ne fait que rapporter ici une note anonyme dont nous avons rencontré l’original dans son dossier concernant le 10 août. François Hüe y avait joint cet extrait (inédit) d’une lettre à lui adressée le 26 novembre 1814, par M. Louis Gilbert Cahier (ancien membre du conseil général de la Commune en 1791 et 1792, président de la section du Mont-Blanc, accusateur public près le Tribunal de la Seine en l’an V, puis substitut de la Cour impériale, décoré par Louis XVIII en 1814) :
    « — J’étais présent au Conseil général lorsque Pétion revint du château dans la nuit du 10 août : après avoir rendu compte des dangers qu’il prétendait avoir courus, il se retira et il alla se coucher dans son hôtel. Il pouvait être une heure ou deux du matin. Ce fut dans son hôtel qu’il fut consigné. Lorsque, entre cinq et six heures du matin, on vint nous notifier que le peuple souverain avait destitué le Conseil général et que nos remplaçants venaient se constituer en notre lien et place je fus, ainsi que M. Royer-Collard (aujourd’hui directeur général de la Librairie et de l’Imprimerie) et M. Biderman, banquier, chargé d’aller informer de cet incident le maire, le directoire du département et l’Assemblée nationale. Nous nous rendîmes d’abord chez Pétion. Nous fumes introduits dans sa chambre a coucher, M. le Maire dormait alors dans son lit d’un profond sommeil, et les colonnes armées débouchaient par tous les points et se portaient au château. »
  12. Première femme de chambre de la Reine.
  13. Femme de chambre de Madame Royale.
  14. Femme de chambre de la Reine.
  15. Première femme de chambre de Madame Élisabeth.
  16. Femme de chambre de la Reine.
  17. Benjamin de la Borde, premier valet de chambre favori de Louis XV, puis fermier général, qui cultiva les beaux-arts et les lettres et mourut sur l’échafaud en 1794, était un ami personnel de Hüe.
  18. Au dossier qu’il réunit sur la journée du 10 août, François Hüe joignit un curieux récit, quelque peu emphatique, d’Alexandre, comte de Tilly, ancien page de la reine Marie-Antoinette, qui devait, après une vie orageuse, se donner la mort en 1816. Nous en extrayons ces lignes :
    « Le 10 d’août arriva ; l’intérieur du palais, les cours, les jardins me virent tour à tour donner toutes les preuves de dévouement, de zèle, d’activité, de courage, et braver tous les périls en remplissant tous mes devoirs. J’échappai par miracle et vis massacrer à trente pas de moi, dans le jardin, un homme de ma connaissance intime, à qui j’ai donné de sincères regrets, un loyal chevalier, le marquis de Clermont-d’Amboise. Je ne pus rentrer chez moi, parce que Condorcet, Brissot, Manuel, Santerre, Fabre d’Églantine surtout, mon ennemi personnel, avaient fait cerner ma maison par des gens armés de piques qui me cherchaient pour leur porter ma tête. Je fus pillé, volé de tout ce que je possédais : chevaux, voitures, linge, bijoux, argent, etc. Muni de faux passeports, déguisé en cocher et menant la voiture d’un de mes amis, je sortis de Paris, pour aller me cacher dans un souterrain à Suresnes.