Souvenirs du Baron Hüe/Chapitre III

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Texte établi par André de MaricourtCalmann-Lévy (p. 56-79).


Chapitre III


(11 août-14 août 1792.)


Hüe rejoint le Roi aux Feuillants. — Paroles de Louis XVI. — Dénuement de sa famille. — Hüe est chargé de dresser la liste des personnes que le Roi désire amener au Temple. — Il est lui-même désigner pour cet honneur. — Départ pour la prison. — Pénible traversée de Paris. — Arrivée au Temple. — Accueil de Santerre. — Description du Temple. — Règlement de vie du Roi. — Emploi des journées de la famille royale. — Le Conseil de la Commune exige le départ de Hüe. — Visite de Manuel. — Départ de Hüe part pour l’Hôtel de Ville.

Échappé aux dangers qui, le 10 août, avaient menacé mes jours, je courus vers ma maison située place du Carrousel, je la trouvai livrée aux flammes. Toute la nuit j’errai à l’aventure. Enfin le lendemain, vers six heures, j’appris que la famille royale avait passé la nuit aux Feuillants.

Empressé d’y pénétrer, je traversai les cours et les jardins des Tuileries, en détournant les yeux des cadavres encore épars. Après avoir franchi tous les obstacles, j’arrivai a la chambre du Roi. Il était encore dans son lit, ayant la tête couverte d’une toile grossière. Ses regards attendris se fixèrent sur moi, il me fit approcher et, me serrant la main, il me demanda, avec un vif intérêt, le détail de ce qui s’était passé au château depuis son départ. Oppressé par ma douleur et mes sanglots, je pouvais à peine m’exprimer[1] J’appris au Roi la mort de plusieurs personnes qu’il affectionnait ; entre autres celle du chevalier d’Allonville[2], et celle de quelques-uns des officiers de la Chambre de Sa Majesté, entre autres MM. Le Tellier, Pallas et de Marchais[3].

— J’ai du moins, me dit le Roi avec émotion, la consolation de vous voir sauvé de ce massacre.

Je trouvai auprès de Sa Majesté plusieurs gentilshommes et quelques personnes du service de la famille royale, le duc de Choiseul[4], le prince de Poix[5], le duc de Rohan-Chabot[6], les marquis de Tourzel[7], de Briges[8], de Nantouillet[9], MM. d’Aubier et de Goguelat[10], de Fresnes[11], de Saint-Pardoux[12], et Chanterène.[13]

Successivement, arrivèrent les dames Thibaud[14], Campan, Auguiée, Navarre, de Mercy, Schlick, Basire et Saint-Brice[15], MM. Thierry et Chamilly[16], père et fils, Bligny, Gourdain, le Vasseur[17] et plusieurs autres. Le Roi et sa famille occupèrent dans un corridor, autrefois le dortoir des religieux, le logement de l’architecte de la salle des séances : il consistait en quatre cellules, communiquant les unes avec les autres. La première formait une antichambre ; le Roi couchait dans la seconde, la troisième était occupée par la Reine et par Madame Royale, la quatrième l’était par M. le Dauphin et par madame de Tourzel, enfin Madame Élisabeth et la princesse de Lamballe avaient dans le même corridor une seule chambre, séparée de ces quatre pièces.

Une garde nombreuse veillait à toutes les issues du corridor ; personne ne pouvait, même pour le service, le franchir sans être arrêté ou questionné. L’inspecteur de la salle des séances distribuait des cartes de laissez passer.

La première nuit que le Roi passa dans cette maison, le marquis de Tourzel et M. d’Aubier veillèrent au pied de son lit. Avant de s’endormir, il parla avec beaucoup de sang-froid de tout ce qui était arrivé.

— On regrette, dit le Roi, que je n’aie pas fait attaquer les rebelles avant qu’ils eussent forcé l’Arsenal ; mais, outre qu’aux termes de la Constitution, les gardes nationales eussent refusé d’être les agresseurs, que fût-il résulté de cette attaque ? Les mesures étaient trop bien prises pour que, ne quittant même pas le château des Tuileries, mon parti eût pu être victorieux.

Oublie-t-on qu’au moment où la commune factieuse fit massacrer M. Mandat, elle rendit inutiles les dispositions de défense qu’elle avait faites ?

En cet instant, des hommes placés sous les fenêtres demandèrent à grands cris la tête de la Reine.

— Que leur a-t-elle fait ? s’écria le Roi avec indignation.

Quelques heures après, désirant savoir si les bourgeois ne se ralliaient pas à leurs sections et à leurs bataillons, et s’il restait encore quelque espoir qu’il se fît un mouvement en sa faveur, Sa Majesté ordonna à M. d’Aubier de parcourir Paris.

Dès son retour, il dit au Roi que, dans les différentes sections, des gens armés de piques avaient chassé les bourgeois, les avaient, en partie, désarmés, et qu’ils rédigeaient un acte d’adhésion à la conduite que l’Assemblée nationale avait tenue.

Le château ayant été mis au pillage et les scellés apposé sur tout ce qui pouvait y rester, linge, vêtements, effets, tout manquait à la famille royale. Dans ce dénuement absolu un officier des cent suisses, M. Pascal, à peu près de la même taille que le Roi, envoya quelques objets pour le service de Sa Majesté. La Reine reçut, par la duchesse de Gramont[18], du linge de corps et plusieurs vêtements. L’ambassadrice d’Angleterre en France, la comtesse de Sutherland[19], ayant un fils du même âge que M. le Dauphin, envoya pour l’usage du jeune prince des vêtements de première nécessité.

Dans les trois jours que le Roi occupa la maison des Feuillants, chaque matin, entre dix et onze heures, les factieux le ramenaient à la salle de l’Assemblée, avec la famille royale, et l’enfermaient dans la loge du Logographe, emplacement de dix pieds carrés, sur huit d’élévation, exposé à toute l’ardeur d’un soleil brûlant. Un grillage en fer qui séparait cette loge du reste de la salle avait été enlevé afin, disait-on, que le Roi, dans le cas d’une attaque de la part du peuple, pût se réfugier dans l’Assemblée même… Le soir, le Roi et la famille royale étaient reconduits à leur logements, sous l’escorte d’une garde nombreuse. Chaque fois, c’étaient de nouvelles insultes. Un soir que la Reine traversait le jardin du couvent, un jeune homme bien vêtu s’approcha d’elle et lui dit en lui montrant le poing :

— Infâme Antoinette, tu voulais faire baigner les Autrichiens dans notre sang, tu le payeras de ta tête !…

La Reine ne répondit à ce propos que par le silence du mépris…

Après le décret qui suspendit le Roi, l’Assemblée donna l’ordre de s’éloigner aux personnes de la cour qui, le 10 août, s’étaient rendus aux Feuillants, auprès de Leurs Majestés. Le Roi, en apprenant cette nouvelle, dit avec douleur : « Charles Ier ne fut pas aussi malheureux que nous ! »

Prenant ensuite à l’écart un de ses gentilshommes, M. d’Aubier :

— Faites en sorte, lui dit-il, d’informer vous-même le roi de Prusse et mes frères de ce qui s’est passé. Si vous allez les trouver, donnez-vous pour émigré volontaire, le moindre soupçon que vous y seriez venu de ma part hâterait notre perte.

Avant de prendre le dernier congé du Roi, le duc de Choiseul et d’autres gentilshommes offrirent au Roi et à la famille royale, sans argent, l’or et les assignats qu’ils avaient sur eux. La Reine, forcée la veille d’emprunter quelque argent pour faire une aumône, voulut bien accepter alors une légère somme.

Le prince de Poix avait proposé au Roi d’établir sa résidence à l’hôtel de Noailles ; mais Sa Majesté n’était plus libre de déterminer à son gré. Une commission avait été nommée pour préparer à cet égard la décision du Corps législatif.

Elle balançait entre le palais du Luxembourg et l’hôtel de la chancellerie, lorsque la nouvelle commune de Paris, sous la responsabilité de laquelle devait être mise la famille royale, proposa le Temple. Sa proposition prévalut. Ce ne fut pas la seule occasion où, sous l’apparence d’un simple avis, cette municipalité dicta des lois à l’Assemblée nationale.

Instruit de cette décision, le Roi fit écrire, sous sa dictée, la liste des personnes qu’il désirait conserver pour son service et celui de la famille royale. Rappeler ici ces personnes choisies par Sa Majesté, c’est honorer leurs noms.

L’état, tel que je le remis au maire de Paris, pour qu’il en conférât avec le conseil de la commune, portait :

Pour le service de la personne du Roi : M. de Fresnes, écuyer de main, M. de Lorimier de Chamilly[20], premier valet de chambre. MM. Bligny, valet de chambre, et Testard, garçon de la chambre.

Pour le service de la Reine et de Madame Royale : la dame Thibaud[21], première femme de chambre, les dames Auguié[22] et Basire[23], femmes de chambre ordinaires.

Pour le service de M. le Dauphin : la dame Saint-Brice et M. Hüe.

Pour le service de Madame Élisabeth : M. de Saint-Pardoux, écuyer de main et la dame Navarre, première femme de chambre.

À ces demandes, le Roi ajouta celle de la princesse de Lamballe, de la marquise de Tourzel et de sa fille.

Le 14 août, jour fixé pour la translation du Roi au Temple, il reçut, quelques heures avant son départ, le manifeste des princes ses frères et des lettres qu’ils lui adressaient. Après avoir eu ces pièces, il était urgent de les supprimer, mais de manière à en dérober la connaissance aux argus qui environnaient la famille royale. Le Roi me confia cette commission, je l’exécutai.

Dans l’après-midi, le maire, accompagné d’un officier municipal, Léonard Bourdon[24], depuis député à la Convention nationale, entra chez le Roi. Il venait annoncer que le conseil de la Commune avait décidé qu’aucune des personnes proposées pour le service ne suivrait au Temple la famille royale. Le Roi obtint, à force de représentations, que les dames Thibaud, Basire, Saint-Brice et Navarre, M. de Chamilly et moi serions exceptés.

L’heure du départ arriva : la famille royale et les personnes de sa suite se mirent en marche ; elles eurent peine à traverser la foule dont le corridor intérieur et la cour des Feuillants étaient remplis ; enfin elles parvinrent jusqu’aux voitures destinées à les transporter au Temple. C’étaient deux grands carrosses, attelés chacun de deux chevaux. Le Roi, la Reine, leurs enfants, Madame Élisabeth, la princesse de Lamballe, la marquise de Tourzel et sa fille montèrent dans la première voiture. Le maire, le procureur de la Commune et un officier municipal y prirent place. On révoquera peut-être en doute que deux chevaux aient suffi à traîner une voiture qui portait onze personnes, mais je garantis l’authenticité du fait. Pendant tout le trajet, le maire, le procureur et le municipal affectèrent d’avoir la tête couverte. La seconde voiture portait la suite du Roi et deux officiers municipaux. Des gardes nationaux tenant leurs armes renversées escortaient les voitures. Une multitude innombrable d’hommes diversement armés s’était jointe à cette troupe. On n’entendait que menaces et imprécations.

Au milieu de la place Vendôme, la voiture du Roi fut quelque temps arrêtée. On voulait qu’il contemplât à loisir la statue équestre de Louis le Grand, précipitée au pied de son piédestal, brisée par la populace, et foulée aux pieds. « Ainsi sont traités les tyrans ! » criait sans relâche cette populace effrénée…

Pendant cette lugubre marche, qui dura plus d’une heure, les municipaux chargés d’escorter la famille royale faisaient éclater une joie féroce, battaient des mains, criaient : « Vive la nation ! » et provoquaient la multitude à répondre à leurs cris.

Ce cruel voyage enfin terminé, la famille royale arriva au Temple. Santerre fut la première personne qui se présenta dans la cour où la famille royale descendit. Il fit aux municipaux un signe que je remarquai sans pouvoir l’interpréter sur le moment même. Plus tard, quand je connus exactement la distribution intérieure du Temple, je compris que Santerre avait pour but de faire conduire immédiatement le Roi dans la tour. Un mouvement de tête de la part des officiers municipaux annonça qu’il n’en était pas encore temps.

La famille royale fut introduite dans la partie des bâtiments dite le Palais, demeure habituelle du comte d’Artois quand il venait à Paris. Les municipaux se tenaient auprès du Roi, le chapeau sur la tête, et ne lui donnaient d’autre titre que celui de Monsieur. Un homme à longue barbe, que j’avais pris d’abord pour un juif et qui n’était autre que Truchon[25], ancien détenu de la Bastille pour cause de bigamie, affecta de répéter à tout propos cette qualification. Quelques-uns des municipaux qui, dans cette circonstance, se montrèrent si atroces, parurent depuis repentant de leur conduite, et sincèrement affligés de la captivité du Roi.

Le jour de l’emprisonnement de la famille royale semblait être un jour de fête pour le peuple de Paris. Il se portait en foule autour du Temple, criant avec fureur : « Vive la nation ! » Des lampions placés sur les murs extérieurs du Temple éclairaient leur joie.

Dans la persuasion où était le Roi que désormais le palais du Temple allait être sa demeure, il voulut en visiter les appartements. Tandis que les municipaux se faisaient un cruel plaisir de sa méprise, Sa Majesté se plaisait à faire d’avance la distribution des divers logements.

À dix heures, on servit le souper. Pendant le repas, qui fut court, Manuel se tint debout à côté du Roi. Le souper fini, la famille royale rentra dans le salon. Dès cet instant, Louis XVI fut abandonné à la Commune qui l’investit de gardiens, auxquels on donna le nom de commissaires.

En entrant au Temple, les municipaux avaient prévenu les personnes du service que la famille royale ne coucherait pas dans le palais, qu’elle l’habiterait, le jour seulement ; ainsi, nous ne fûmes pas surpris d’entendre vers onze heures du soir un des commissaires nous donner l’ordre de prendre le peu d’effets en linge et vêtements qu’il avait été possible de se procurer, et de le suivre.

Un municipal portant une lanterne me précédait. À la faible lueur qu’elle répandait, je cherchais à découvrir le lieu qui était destiné à la famille royale. On s’arrêta au pied d’un corps de bâtiments que les ombres de la nuit me firent croire considérable. Sans pouvoir rien distinguer, je remarquai néanmoins une différence entre la forme de cet édifice et celle du palais que nous quittions. La partie antérieure du toit qui me parut surmonté de flèches que je pris pour des clochers, était couronnée de créneaux, sur lesquels de distance en distance, brûlaient des lampions. Malgré la clarté qu’ils jetaient par intervalles, je ne compris pas quel pouvait être cet édifice, bâti sur un plan extraordinaire ou du moins tout à fait nouveau pour moi.

En ce moment, un des municipaux rompant le morne silence qu’il avait gardé jusqu’à présent :

— Ton maître, me dit-il, était accoutumé aux lambris dorés. Eh bien, il verra comme on loge les assassins du peuple ; suis-moi.

Je montai plusieurs marches : une porte étroite et basse me conduisit à un escalier construit en coquille de limaçon. Lorsque je passai de cet escalier principal à un plus petit qui menait au second étage, je m’aperçus que j’étais dans une tour. J’entrai dans une chambre éclairée de jour par une seule fenêtre, dépourvue en partie des meubles les plus nécessaires et n’ayant qu’un mauvais lit et trois ou quatre sièges.

— C’est là que ton maître couchera, me dit le municipal.

Chamilly m’avait rejoint. Nous nous regardâmes sans dire mot : on nous jeta comme par grâce, une paire de draps. Enfin on nous laissa seuls quelques moments[26].

Une alcôve sans tentures ni rideaux renfermait une couchette qu’une vieille claie d’osier annonçait être remplie d’insectes.

Nous travaillâmes à rendre le plus propre possible et la chambre et le lit. Le Roi entra. Il ne témoigna ni surprise ni humeur. Des gravures, la plupart peu décentes, tapissaient les murs de la chambre. Il les ôta lui-même.

— Je ne veux pas, dit-il, laisser de pareils objets sous les yeux de ma fille.

Sa Majesté se coucha et dormit paisiblement.

Chamilly et moi nous restâmes assis toute la nuit auprès de son lit. Nous contemplions avec respect ce calme irréprochable de l’homme luttant contre l’infortune, et la domptant par son courage. Comment, disions-nous, celui qui sait exercer sur lui-même un semblable empire, ne serait-il pas fait pour commander aux autres ?

Cependant, le premier jour de son entrée au Temple, le Roi s’était fait un règlement de vie dont il ne s’écarta plus.

Lorsqu’il était habillé, il passait dans une tourelle, attenante à sa chambre. Il s’y renfermait, récitait ses prières et lisait jusqu’au moment du déjeuner. Alors, réuni avec sa famille, il ne la quittait qu’après le souper. Remonté dans sa chambre, il rentrait dans sa petite tour et reprenait jusqu’à onze heures du soir, qu’il se couchait, ses occupations de la matinée.

Le cabinait de retraite de Sa Majesté n’avait d’autres meubles que quelques chaises et un guéridon sur lequel, entre autres livres, Elle trouvait l’Imitation de Jésus-Christ, qu’Elle lisait soir et matin. Ne pouvant, malgré ses demandes réitérées, obtenir la disposition d’une armoire qui se trouvait dans la chambre, je n’avais d’autres dépôts, pour les vêtements du Roi, qu’une table à jouer toute disloquée, et presque entièrement dégarnie de son tapis.

Vis-à-vis de la chambre du Roi, une pièce destinée à servir de cuisine, et qui en conservait les ustensiles, fut, durant plusieurs jours, le logement de Madame Élisabeth et de mademoiselle de Tourzel. On y avait dressé deux lits de sangle. Un très petit espace, qui n’avait de jour que par un châssis à vitrage adapté au toit, séparait cette cuisine de la chambre du Roi. C’était là que je couchais. Dès les premiers jours, le châssis fut entièrement couvert de maçonnerie sous prétexte que par cette ouverture je pouvais entretenir des intelligences avec la sentinelle placée sur la terrasse en face… et je pouvais, auparavant même, à peine apercevoir ses jambes !…

Le premier étage du temple était la répétition du second. Dans une sorte d’antichambre, située au-dessous de la pièce que j’occupais, couchait madame la princesse de Lamballe. La Reine occupait, à gauche, avec Madame Royale, une chambre qui donnait sur le jardin. La famille royale passait la journée dans cette pièce. Le Dauphin, madame de Tourzel et la dame Saint-Brice étaient logés à droite dans une même chambre. La tour se terminait à droite par un palier attenant à l’escalier et sur lequel, à une certaine distance, s’ouvrait la porte d’entrée. Cette porte, jugée trop faible, fut bientôt garnie d’une énorme serrure, apportée des prisons du Châtelet. À la droite un palier était la loge de deux cerbères à face humaine, auxquels la municipalité avait confié la garde et le service de la porte. Ces deux hommes se nommaient l’un Rocher et l’autre Risbey. La figure horrible de Rocher, ancien sellier devenu officier dans l’armée révolutionnaire, annonçait une âme qui ne l’était pas moins. On lui a entendu dire, en parlant des captifs :

— Marie-Antoinette faisait la fière, mais je l’ai forcée de s’humaniser. Sa fille et Élisabeth me font, malgré elles, la révérence. Le guichet est si bas que, pour passer, il faut bien qu’elles se baissent devant moi. Chaque fois, je flanque à cette Élisabeth une bouffée de fumée de ma pipe. Ne dit-elle pas, l’autre jour, à nos commissaires :

» — Pourquoi donc Rocher fume-t-il toujours ?

» — Apparemment que cela lui plaît, répondirent-ils.

Risbey, sous des dehors moins repoussants, était aussi acharné à persécuter la famille royale.

Auprès du guichet, et à côté de la chambre des deux geôliers, était la salle à manger. Cette salle, où couchèrent pendant quelques jours les dames Thibaud et Basire, communiquait avec une tourelle garnie d’une bibliothèque.

La cuisine étant séparée et éloignée de la petite tour, la nécessité du service forçait souvent à traverser plusieurs portes de la garde. C’étaient, à chaque pas, obstacles sur obstacles, insultes sur insultes. Les municipaux qui m’accompagnaient applaudissaient à ces outrages et souvent les provoquaient par leurs exemples. Si quelquefois l’indignation soulevait mon âme, soudain ma pensée se portait sur mon maître et je me disais : « Le Roi souffre et se tait. »

Dans le Temple, les commissaires avaient une chambre d’assemblée qu’ils appelaient la salle du conseil : le linge et les autres effets qui entraient et sortaient pour l’usage de la famille royale y étaient d’abord reçus et rigoureusement visités. Pour les y déposer ou les y reprendre, un des commissaires me faisait appeler, me conduisait jusqu’à la chambre du conseil et me suivait de nouveau jusqu’à la porte de la tour. Tout ce qui était destiné au repas de la famille royale subissait l’examen des commissaires. Avant de laisser entrer ces objets dans la tour, d’autres municipaux les visitaient encore, coupaient en deux les pains et ceux des comestibles qui leur paraissaient suspects. En un mot, rien n’entrait dans la tour, rien n’en sortait sans être assujetti à la visite la plus sévère.

Le lendemain de l’arrivée du Roi au Temple, il parcourut tout l’intérieur de la grande et de la petite tour.

Le conseil de la Commune fortifia ces prisons de nouveaux ouvrages. Le maçon Palloy, démolisseur de la Bastille, en eut la direction. On ordonna d’isoler entièrement la grande tour et, à cet effet, d’abattre les édifices qui l’environnaient. D’abord, un large fossé fut creusé dans le pourtour. Bientôt après, je ne sais quelles considérations le firent combler. On éleva du double les murs de l’enceinte. On boucha presque entièrement plusieurs fenêtres de la tour, ouvrant sur la partie de l’enclos appelée la Rotonde et sur sa porte d’entrée.

La famille royale étant arrivée au Temple dans un dénuement absolu de toutes choses, puisque le Roi avait été réduit dans les premiers moments à se servir de mes ustensiles de toilette et de ceux de Chamilly, il fallait, tantôt pour un objet, tantôt pour un autre, avoir avec le dehors une correspondance soumise à mille entraves. Elle devint bientôt suspecte. Les personnes qui composaient au Temple l’entourage de la famille royale furent dénoncées à la Commune qui ordonna leur enlèvement de la tour.

Le jour même de cette dénonciation, deux officiers municipaux montèrent dans la chambre du Roi. C’était le moment du dîner du Roi, qui y prenait ses repas en attendant que la pièce qui devait servir de salle à manger fût débarrassée des archives de l’ordre de Malte.

Ils annoncèrent qu’en vertu d’un arrêté de la Commune, toutes les personnes du service entrées dans la tour avec Sa Majesté, allaient sortir du Temple sous bonne et sûre garde.

— Messieurs, répondit le Roi, c’est en vertu d’un ordre du maire que ces personnes m’ont suivi.

— N’importe, réplique-t-on, l’ordre de la Commune prévaudra. Elle choisira d’autres personnes pour vous servir.

L’intention était d’entourer la famille royale de femmes et de parents d’officiers municipaux.

— Si l’on persiste dans le dessein de nous enlever les seuls serviteurs qui nous restent ici, je déclare à nouveau, ajouta le Roi, que ma famille et moi nous nous servirons nous-mêmes. Qu’on ne nous présente donc personne.

Les municipaux se retirèrent, pour aller, dirent-ils, rendre compte de leur mission au conseil de la Commune. Cet ordre inattendu fut pour nous un coup de foudre, et la seule idée d’une séparation aussi cruelle nous plongea dans une profonde consternation.

Vers les cinq heures, Manuel vint au Temple. Sensible au chagrin que la Reine et Madame Élisabeth lui témoignèrent, il promit de faire suspendre l’exécution de l’arrêté qui venait d’être pris et sortit pour aller conférer à nouveau sur cet objet avec le conseil de la Commune. Le soir même, deux officiers municipaux se présentèrent dans la tour. Sans s’expliquer sur le motif qui les amenait, ils prirent par écrit le nom de madame de Lamballe, de madame de Tourzel, de sa fille, et généralement de toutes les personnes affectées à la famille royale. L’ordre déjà donné par la Commune d’enlever ces personnes s’exécuta dans la nuit du 19 août.

Le Roi était couché. Chamilly et moi venions de nous jeter sur le matelas qui faisait notre lit commun. Vers minuit entrèrent deux commissaires de la municipalité.

— Êtes-vous les valets de chambre ? demandèrent-ils.

Sur notre réponse affirmative ils nous ordonnèrent de nous lever et de les suivre. Les mains de Chamilly et les miennes s’étant rencontrées, nous les serrâmes étroitement. Un des municipaux avait dit, le jour même, devant nous : « La guillotine est permanente et frappe de mort les prétendus serviteurs de Louis. » Aussi croyions-nous toucher au dernier moment de notre existence.

Descendus dans l’antichambre de la Reine, pièce très étroite où couchait la princesse de Lamballe, nous y trouvâmes cette princesse et madame de Tourzel déjà prêtes à partir. Leurs bras étaient enlacés avec ceux de la Reine, de ses enfants et de Madame Élisabeth ; elles en recevaient de tendres et déchirants adieux.

Le même ordre de départ avait été donné aux autres personnes du service. Rassemblés tous dans le même lieu, nous attendions tous dans un morne silence notre sort ultérieur. La porte de la tour s’ouvrit. À la lueur de quelques flambeaux nous traversâmes le jardin et, gagnant la porte du palais du Temple, on nous fit monter dans des voitures de place. Des officiers municipaux y entrèrent avec nous, des gendarmes nous escortèrent. Livrés aux idées les plus sinistres, nous avançâmes sans savoir où l’on nous conduisait.


  1. Hüe ne rapporte pas ici un fait qui a été conté par plusieurs historiens et par son fils lui-même. C’est que le Roi avait dissimulé dans son lit des papiers compromettants pour sa sûreté, et que Hüe fut chargé de les brûler, presque sous les yeux des gardiens.
  2. Sous-gouverneur du Dauphin.
  3. Huissiers de la chambre et valets de garde-robe.
  4. Chevalier d’honneur de la Reine.
  5. Capitaine des gardes du corps.
  6. Maréchal de camp.
  7. Capitaine-colonel des gardes de la prévôté.
  8. Premier écuyer du Roi.
  9. Écuyer du Roi.
  10. Gentilshommes ordinaires de la chambre du Roi.
  11. Écuyer de main du Roi.
  12. Écuyer de main de Madame Élisabeth.
  13. Inspecteur du garde meuble.
  14. Première femme de chambre de la Reine.
  15. Femmes de chambre de la Reine et de Madame Élisabeth.
  16. Premiers valets de chambre du Roi.
  17. Valets de chambre barbiers ordinaires du Roi.
  18. Philippine-Louise-Catherine de Noailles, duchesse de Gramont.
  19. Élisabeth, baronne de Strathnaver, comtesse Gower, et duchesse de Sutherland, avait alors un fils, Georges-Camille (plus tard duc de Sutherland), né le 8 août 1786, c’est-à-dire de seize mois plus jeune que le Dauphin.
  20. Claude-Christophe de Lorimier, marquis de Chamilly, premier valet de chambre du Roi, intendant et contrôleur général de ses écuries et livrées, marié à Marie-Thérèse Marsollier, demeurant à Paris, aux grandes écuries du Roi, rue Saint-Honoré, paroisse Saint-Roch, était depuis le 24 mars 1784, seigneur du comté d’Étoges près Épernay. Une légende dit que le roi Louis XVI, dans sa fuite sur Varennes, descendit au château d’Étoges pour déjeuner chez M. de Chamilly et s’y attarda, ce qui fut une des causes de son arrestation. M. de Chamilly possédait en son château d’Étoges une fort belle galerie de tableaux dont, par droit de succession, un certain nombre se trouve chez le colonel Gaston de Sancy de Parabère, au château de Boran (Oise), par suite de son mariage avec mademoiselle M.-E.-T. d’Offémont, arrière-petite-fille de Chamilly. Ce dernier, sorti du Temple, le 20 août 1792, fut incarcéré à la Force, puis au Luxembourg, et exécuté à la barrière renversée (du Trône), le 23 juin 1794. Son fils, également incarcéré pendant la Terreur, fut oublié jusqu’au 9 thermidor et reprit auprès de Louis XVIII, en même temps qu’André Hüe, le service de premier valet de chambre. Ses sœurs épousèrent, l’une le marquis de Soquance, l’autre le comte de Pernon. (Nous devons la communication de cette notice à l’obligeance du colonel G. de Sancy de Parabère.)
  21. Madame Thibaud, née Noll, avait témoigné beaucoup d’attachement à la Reine pendant toute la période qui précéda le séjour aux Temple.
  22. Madame Adélaïde Aughié, née Genet, fille du premier commit des relations étrangères et femme d’un fermier général du duché de Lorraine, plus tard administrateur des postes, était très aimée de Marie-Antoinette qui l’appelait Ma Lionne. Au moment où la Reine quitta les Feuillants, elle lui remit douze cents francs en or. Arrêtée pendant la Terreur, toutes les émotions qu’elle avait eues lui firent perdre la tête, et elle se jeta par la fenêtre l’avant-veille du 9 thermidor, après avoir été libérée. Elle était sœur de madame Campan. Une de ses filles épousa le maréchal Ney.
  23. Madame Basire était la femme de l’écuyer porte-manteau du Roi. Toute sa famille remplissait des offices à la chambre. Sa fille suivit en qualité de femme de chambre Madame à Mittau.
  24. Léonard Bourdon de la Crosnière, un des séïdes de Robespierre, dont il devint l’ennemi, était avant la Révolution instituteur à Paris. Sa carrière politique fut obscure. Il mourut en 1813.
  25. Truchon était l’ancien président de la Commune du 10 août.
  26. On lit dans les Mémoires de madame la duchesse de Tourzel, publiés par M. le duc des Cars (Paris 1884, in-8), II, p. 215 : « Le jour de l’arrivée au Temple, MM. de Chamilly et Hüe redoublaient de soins et d’attentions pour le service de LL. MM. et de la famille royale. Ils ne se donnaient pas un moment de repos pendant tout le cours de la journée. »