Souvenirs du Baron Hüe/Chapitre IV

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Texte établi par André de MaricourtCalmann-Lévy (p. 80-115).


Chapitre IV


(14 août-2 septembre 1792.)


Hüe comparait devant le Conseil de la Commune. — Il est interrogé par Billaud-Varennes et reconduit à la tour du Temple. — Manuel vient annoncer au Roi que mesdames de Lamballe et de Tourzel ne rentreront pas au Temple. — Service de Hüe. — Il raccommode les vêtements du Roi, avec Madame Élisabeth. — Louis XVI lui donne une boucle de ses cheveux. — Propos inconvenants des municipaux. — Avance de six cents livres faite au Roi. — Entrée de Cléry au Temple. Départ de Hüe.

Les voitures qui emmenaient les serviteurs du Roi s’arrêtèrent bientôt devant l’Hôtel de Ville. Jaloux de donner au peuple le plaisir de les voir passer, leurs conducteurs les firent traverser la salle des séances pour arriver à la chambre du secrétariat.

Dans cette pièce, rangés sur des bancs où des municipaux, assis à leurs côtés, nous séparaient les uns des autres et interdisaient toute conversation, nous attendîmes plus d’une heure.

Enfin, un interrogatoire commença. Chacun des accusés fut introduit séparément dans le lieu où siégeait la Commune.

Appelé le dernier, j’espérais y retrouver mes compagnons d’infortune ou, du moins, apprendre d’eux ce qui s’était passé à leur égard ; mais quelle fut ma surprise lorsque, entré dans la salle (il était six heures du matin), je n’aperçus aucune des personnes qui m’avaient précédé.

En attendant que le président, à côté duquel je fus placé, m’interrogeât, j’observais, de l’estrade où j’étais, les gens que renfermait cette enceinte. C’étaient les membres de la Commune, revêtus du ruban tricolore, des hommes du peuple, des femmes, et même des enfants. Une partie de cette assemblée bizarre était couchée sur les bancs et sommeillait.

Lorsque enfin l’on m’interrogea, je fus requis de déclarer mes nom et profession. Persuadé que c’était à celui qui m’interpellait que je devais répondre, je me tournai de son côté :

— Citoyen, me dit d’un ton sénatorial l’un des substituts du procureur de la Commune (Billaud de Varennes), réponds au peuple souverain. »

Je me retournai vers ce prétendu souverain, dont la majeure partie dormait, et ne donnait pas plus d’attention aux demandes qu’aux réponses. Ceux qui ne dormaient pas se mirent à m’interroger tous à la fois. Je ne savais que répondre.

Pour première question, on me demanda ce qui s’était passé aux Tuileries dans la nuit du 9 au 10 août. Au seul énoncé de cette question, je m’aperçus facilement que les interrogateurs étaient, à cet égard, beaucoup plus instruits que moi. Dans cette nuit désastreuse, chefs ou agents de la sédition, que pouvaient-ils apprendre d’un homme qui n’avait été que spectateur ou victime ?

Je répondis de manière à ne compromettre personne, je m’étendis sur la conduite des autorités constituées, dont plusieurs membres s’étaient alors réunis avec les ministres dans le cabinet du conseil du Roi. Je racontai la manière dont j’avais échappé à la mort.

La seconde question avait pour objet une fourniture de meubles que l’on disait avoir été faite, peu de jours avant le 10 août, pour la Reine et pour Madame Élisabeth. Ma réponse fut que je n’en avais aucune connaissance. Je l’ignore même aujourd’hui.

On m’interrogea ensuite sur le départ du Roi pour Montmédy.

— Je n’ai connu ce départ, répondis-je, que comme le public, quoique dans ma qualité d’officier de la chambre, j’eusse la veille fait le coucher du Roi.

(Faire le coucher, faire le lever du Roi, expression consacrée parmi les officiers de la chambre de Sa Majesté, signifiait remplir alors les fonctions de sa place. L’un des journaux patriotes, travestissant l’expression dont je m’étais servi, publia que j’avais feint le coucher du Roi ; cette erreur pouvait m’être funeste ; mais le moment de la rectifier n’était pas encore venu.)

Interrogé enfin si, le jour du départ du Roi, j’avais vu au château M. de la Fayette, je répondis : « Non ».

— Quelles étaient les personnes assistant au coucher du Roi ?

— Celles de son service.

Mon interrogatoire fini, je me retirai dans la salle du secrétariat. Aussitôt, l’assemblée délibéra pour savoir si je serais reconduit ou non à la tour du Temple : l’affirmative prévalut. Le président me fit appeler. Il m’annonça ce résultat, et, signant en ma présence l’ordre de me réintégrer dans la tour, il le remit au municipal Michel qu’il chargea de son exécution. Dans le trajet, je le questionnai sur le sort des personnes amenées avec moi à l’Hôtel de Ville.

— Mes collègues, me dit-il, accablés de sommeil et de fatigue, ayant déjà passé plusieurs nuits sans dormir, ont été prendre du repos. Ce soir, l’assemblée sera complète, et statuera sur le sort de ces personnes. Leur interrogatoire est clos. Je présume qu’elles seront renvoyées à leur service.

Quel fut mon bonheur de rentrer dans le Temple ! Je courus à la chambre du Roi. Déjà levé et habillé, le Prince faisait, dans la petite tour, ses lectures accoutumées. Dès qu’il me vit, l’empressement de connaître les événements le fit avancer vers moi ; mais la présence des officiers municipaux de garde près de sa personne s’opposa à tout entretien. J’indiquai des yeux que pour l’instant, la prudence me défendait de m’expliquer. Le Roi, qui sentit comme moi la nécessité du silence, reprit sa lecture et attendit un moment plus opportun. Quelques heures après, je l’instruisis à la hâte des questions qui m’avaient été faites et de mes réponses.

J’avais rapporté dans la tour du Temple l’espérance d’y voir revenir bientôt les autres personnes enlevées avec moi. Vain espoir ! Dans l’après-midi, vers six heures, Manuel se présenta. Il annonça au Roi de la part de la Commune, que la princesse de Lamballe, madame et mademoiselle de Tourzel, Chamilly et les autres personnes du service ne rentreraient pas au Temple.

— Que sont-ils devenus ? demanda le Roi.

— Ils sont prisonniers à l’hôtel de la Force, répondit Manuel.

— Que fera-t-on, répondit le Roi en me fixant, du dernier serviteur qui me reste ici ?

— La Commune vous le laisse, dit Manuel ; mais comme il ne pourrait suffire à votre service, on enverra des gens pour l’aider.

— Je n’en veux pas, dit le Roi, ce qu’il ne pourra pas faire, nous y suppléerons. À Dieu ne plaise que nous voulions donner volontairement aux personnes qu’on nous enlève le chagrin de se voir remplacées par d’autres !

En présence de Manuel, la Reine et Madame Élisabeth, m’aidèrent à préparer pour ces nouveaux prisonniers de la Force les choses les plus nécessaires.

Ces prisonniers comparurent le 2 septembre, jour des massacres, devant le tribunal qui voua tant de victimes à la mort. Néanmoins tous, à l’exception de la princesse de Lamballe, furent acquittés. Chamilly honoré, par le testament de Louis XVI, de la même recommandation que moi, était de ce nombre. Depuis, il a péri sur l’échafaud. Croira-t-on qu’il fut accusé d’avoir composé le testament de Louis XVI ? comme si quelque autre que ce religieux monarque avait pu en être l’auteur !

L’activité que les deux princesses mettaient à faire, avec moi, les paquets de linge et des autres effets, étonna Manuel ; il vit que, comme le Roi l’avait annoncé, la famille royale pouvait se passer de tout service étranger. Depuis ce jour, jusqu’à celui où, de nouveau, je fus enlevé du Temple pour n’y plus reparaître, je restai à peu près seul chargé de tout le service intérieur de la famille royale. Il n’y avait même plus auprès des princesses une femme pour les servir.

Que ne puis-je, afin de ménager la sensibilité de mes lecteurs, abréger le récit des barbaries auxquelles fut en butte la Majesté royale ! Mais une simple esquisse de ce tableau ne pourrait en donner qu’une faible idée : il faut donc le présenter dans tous ses détails.

Le lendemain de ma réintégration dans la tour du Temple, Madame Élisabeth quitta son premier logement, pour s’établir dans celui de M. le Dauphin. Depuis ce jour, le jeune prince coucha dans la chambre de la Reine. Madame Royale, qui jusque-là avait couché auprès du lit de Sa Majesté, passa les nuits dans la chambre de Madame Élisabeth.

Chargé du service de toute la famille royale, et désirant épargner aux princesses des soins auxquels leur rang les rendait si étrangères, je distribuais les heures de la journée de manière à remplir tout ce que la nécessité des circonstances exigeait.

À sept heures, le Roi se levait et se rendait dans la petite tour. C’était là qu’il se livrait, comme je l’ai déjà dit, à ses exercices ordinaires de prière et de lecture. Pendant ce temps, je disposais la chambre pour le retour du Roi.

À huit heures je descendais chez la Reine ; je la trouvais levée ainsi que M. le Dauphin. Elle ne pouvait disposer avec liberté que des instants qui s’écoulaient depuis son lever jusqu’au moment où je me présentais : avec moi entraient, pour le reste du jour, les municipaux constitués de garde par la commune. Ils demeuraient tout le jour dans la chambre même de la Reine, et la nuit dans cette pièce qui séparait son logement de celui de Madame Élisabeth. L’occupation des princesses, quand la nécessité ne les forçait pas de réparer leurs vêtements, ceux du Roi et de M. le Dauphin, était un ouvrage de tapisserie.

Durant plusieurs jours, le Roi n’ayant eu qu’un seul vêtement, je fus plus d’une fois dans le cas de profiter du moment où Sa Majesté était couchée pour le porter chez Madame Élisabeth, qui passait une partie de la nuit à le racommoder.

Le Roi continuait lui-même l’éducation de son fils ; sa méthode de lui enseigner la géographie, que Sa Majesté possédait parfaitement, était de marquer sur un papier vélin les points limitatifs des provinces, la position des montagnes, le cours des fleuves et des rivières. À ce cadre ainsi préparé, M. le Dauphin adaptait les noms des provinces, des villes, etc.

De son côté, la Reine, livrée tout entière aux soins maternels que Madame Élisabeth partageait avec elle, instruisait Madame Royale dans les principes de la religion, et faisait succéder à ces graves exercices des leçons de musique et de dessin. À cette occasion il me souvient que, l’ordre m’ayant été donné de demander au maître de dessin[1] de la princesse des modèles de têtes qu’elle pût copier il m’en fit remettre un certain nombre. Cet envoi excita contre la famille royale l’humeur d’un municipal, qui voulait absolument voir dans ces têtes, copiées d’après l’antique, les portraits des principaux monarques coalisés contre la France. Peu s’en fallut qu’il ne les retînt et ne me dénonçât.

Il n’était point de privations qu’on n’affectât de faire éprouver à la famille royale : vêtements, linge de corps, linge de lit et de table, couverts, assiettes, en un mot tous les objets du service le plus ordinaire étaient en si petite quantité, qu’ils ne pouvaient suffire au besoin journalier[2]. Pendant quelques nuits je fus réduit à garnir le lit de M. le Dauphin de draps troués en plusieurs endroits.

Le dîner fini, le roi passait ordinairement dans le cabinet des livres du garde des archives de l’ordre de Malte, qui, précédemment, occupait le logement de la tour. La bibliothèque était restée en place, et Sa Majesté venait y choisir des livres. Un jour que j’étais avec le Roi dans ce cabinet, il me montra du doigt les œuvres de Rousseau et de Voltaire : « Ces deux hommes, me dit-il à voix basse, ont perdu la France. » Dans l’intention de recouvrer l’habitude de la langue latine, et de pouvoir, pendant sa captivité, en donner les premières leçons à M. le Dauphin, le Roi traduisait les œuvres d’Horace, et quelquefois Cicéron. Pour le distraire de ses études et de son travail, qu’il était toujours pressé de reprendre, la Reine et Madame Élisabeth faisaient avec lui, après le dîner, une partie, tantôt de piquet, tantôt de trictrac ; et le soir l’un ou l’autre princesse lisait à haute voix une pièce de théâtre. À huit heures je dressais dans la chambre de Madame Élisabeth le souper de M. le Dauphin. La Reine venait y présider. Ensuite lorsque les municipaux étaient assez loin pour ne rien entendre, Sa Majesté faisait réciter à son fils la prière suivante :

« Dieu tout-puissant, qui m’avez créé et racheté, je vous adore. Conservez les jours du Roi mon père et ceux de ma famille. Protégez-nous contre nos ennemis, donnez à madame de Tourzel les forces dont elle a besoin pour supporter les maux qu’elle endure à cause de nous ! »

Après cette prière, je couchais M. le Dauphin. La Reine et Madame Élisabeth restaient alternativement auprès de lui. Le souper servi, je portais à manger à celles des deux princesses que ce soin retenait[3].

Le Roi, en sortant de table, allait aussitôt auprès de son fils. Après quelques moments, il prenait, à la dérobée, la main de la Reine et celle de Madame Élisabeth, recevait les caresses de Madame Royale et remontait dans sa chambre. Passant ensuite dans la petite tour, Sa Majesté n’en sortait plus qu’à onze heures pour venir se coucher.

C’est dans cet intervalle de temps que j’avais le plus à souffrir. Seul alors avec le municipal de garde, j’étais contraint d’entendre tout ce que cet homme se plaisait à proférer d’horreurs contre le Roi. L’imputation habituelle roulait sur ce que Sa Majesté haïssait le peuple et l’avait trahi : « Cela n’est-il pas vrai ? me disait-on. À coup sûr tu penses comme nous. Si non, tu ne peux être que le complice de cet ennemi de la nation. » À ces propos j’opposais un air glacial et le plus morne silence. « Tu ne réponds rien, donc tu n’es pas patriote. » Je restais muet, étant résigné à tout événement.

Ce n’était qu’au moment où je levais et couchais le Roi qu’il hasardait de me dire quelques mots. Assis et couvert par ses rideaux, ce qu’il me disait n’était point entendu par le commissaire. Un jour que Sa Majesté avait eu les oreilles frappées des injures dont le municipal de garde m’avait accablé : « Vous avez eu beaucoup à souffrir aujourd’hui, me dit le Roi. Eh bien ! pour l’amour de moi, continuez de supporter tout : ne répliquez rien. » J’exécutai facilement cet ordre. Plus le poids du malheur s’appesantissait sur mon maître, plus sa personne me devenait sacrée.

Une autre fois, comme j’attachais au chevet de son lit une épingle noire, dont j’avais fait une espèce de porte-montre, le Roi me glissa dans la main un papier roulé. « Voilà de mes cheveux, me dit-il, c’est le seul présent que je puisse vous faire dans ce moment. »

Ombre à jamais chérie ! je le conserverai soigneusement, ce don précieux ! Héritage de mon fils il passera à mes descendants, et tous verront dans ce témoignage particulier des bontés de Louis XVI qu’ils eurent un père qui, par sa fidélité, mérita l’affection de son Roi !

Le Roi, je n’en peux douter, prévoyait que bientôt on viendrait m’arracher de la tour : cette idée le tourmentait. Des deux portes de la pièce dans laquelle je couchais, l’une donnait dans la chambre de Sa Majesté, l’autre sur l’escalier. Par cette dernière, souvent au milieu de la nuit, entraient brusquement des municipaux, pour voir si je n’étais pas occupé à des correspondances secrètes. Une nuit, entre autres, réveillé par le bruit qu’un municipal avait fait dans sa visite nocturne, le Roi conçut pour moi des inquiétudes. Dès la pointe du jour, Sa Majesté, pieds nus et en chemise, entr’ouvrit doucement la porte qui faisait communiquer sa chambre avec la mienne. Aussitôt je m’éveillai. La vue du Roi, l’état dans lequel il était me saisirent. « Sire, dis-je avec émotion, Votre Majesté veut-elle quelque chose ? — Non ; mais, cette nuit il s’est fait du mouvement dans votre chambre ; j’ai craint qu’on ne vous eût enlevé. Je voulais voir si vous étiez encore près de moi. »

Combien mon cœur fut ému ! Le Roi se recoucha et dormit paisiblement.

Cependant les relations que j’étais forcé d’avoir avec les commissaires de la Commune pour le service de la famille royale étaient de plus en plus épineuses. La demande des choses les plus indispensables m’obligeait à revenir plusieurs fois à la charge. Dans ces circonstances un particulier s’introduisit au Temple je ne sais à quel titre. Il y prenait un ton de maître, y commandait, se mêlait de tout, affectait l’air le plus important. Trompé par cette apparence de pouvoir, je me flattai d’obtenir, par la médiation de ce nouveau maître, ce que souvent la dureté des autres différait tant à m’accorder : je m’adressai à lui. Cette tentative produisit le plus mauvais effet. Jaloux de leur pouvoir, les municipaux m’interdirent toute communication avec cet intrigant ; c’est le nom qu’ils lui donnèrent. Cet homme a joué longtemps un rôle actif dans la révolution. Quelques mois plus tard, adjudant de Ronsin, quand ce féroce lieutenant de Robespierre commandait en chef l’armée révolutionnaire de Paris, il m’arrêta de sa propre autorité, et fut la cause de ma détention pendant onze mois.

La famille royale, durant les premiers jours de sa captivité au Temple, descendit quelquefois dans le jardin pour s’y promener. Alors elle marchait conduite par Santerre, et environnée de la bande municipale. Santerre absent, la promenade n’avait pas lieu. M. le Dauphin, accoutumé à l’air et à l’exercice, si nécessaires à son âge, souffrait sensiblement de cette privation. Au reste, la famille royale ne descendait au jardin que pour s’y voir exposée chaque fois a de nouvelles insultes. Au moment de son passage, les gardes du service extérieur, placés au bas de la tour, affectaient de se couvrir et de s’asseoir : à peine la famille royale était-elle passée qu’ils se levaient aussitôt et se découvraient.

Pendant tout le temps que je restai au Temple, le Roi, malgré ses demandes réitérées, ne put obtenir la lecture d’aucuns journaux : il n’en connaissait d’autres que ceux qui étaient oubliés quelquefois ou laissés à dessein par un des municipaux sur la table de l’antichambre. Un jour, sur l’un de ces papiers, je lus, écrit au crayon : Tremble, tyran ! la guillotine est permanente. Je déchirai et brûlai la feuille. Ces menaces couvraient habituellement les murs : des soldats factionnaires les crayonnaient jusque sur la porte de la chambre du Roi. Toute mon attention à faire disparaître ces placards n’empêchait pas que les yeux de Sa Majesté n’en fussent quelquefois frappés. Et quels hommes taxaient le Roi de tyrannie ! des scélérats, les oppresseurs de la nation, des monstres souillés de meurtres et de rapines !

Pour donner au Roi une connaissance sommaire des journaux, que, tous les soirs, on venait crier sous les murs du Temple, je montais dans la petite tour à l’heure du passage des colporteurs. Là, me hissant à la hauteur d’une fenêtre, aux deux tiers bouchée, je m’y tenais jusqu’à ce que j’eusse pu saisir les annonces les plus intéressantes ; alors je revenais dans la pièce qui précédait la chambre de la Reine. Madame Élisabeth passait au même instant dans sa chambre : je l’y suivais sous quelque prétexte, et lui rendais compte de ce que j’avais pu recueillir. Rentrée dans la chambre de la Reine, Madame Élisabeth allait se placer au balcon de la seule fenêtre qui n’eut pas subi le sort de celles qu’on avait condamnées dans la majeure partie de leur ouverture. Le Roi, sans que les municipaux eussent lieu d’en prendre ombrage, venait à cette fenêtre comme pour respirer l’air ; son auguste sœur lui répétait alors ce que j’avais pu lui rapporter. Ce fut par ce moyen que Sa Majesté fut instruite de l’entrée des troupes coalisées sur le territoire de France, de la reddition de Longwy et de Verdun ; de la désertion de La Fayette avec son état-major ; de la mort de M. de Laporte[4], intendant de la liste civile ; de celle de Durosoy[5], enfin de la plupart des principaux événements.

Soit que l’attention journalière que je donnais aux crieurs publics eût été soupçonnés, soit que l’on prit à tache de renouveler dans l’âme des augustes captifs l’anxiété et les alarmes, des colporteurs publiaient journellement de sinistres annonces, et, quelquefois aussi des faits controuvés. Un jour, l’un d’eux annonça qu’un décret ordonnait de séparer le Roi de sa famille. Dans ce moment, la Reine, à portée d’entendre distinctement la voix du crieur, éprouva un saisissement dont elle eut peine à se remettre : il lui resta, depuis, une impression de terreur qui ne s’effaça plus.

Chaque jour mettait à de nouvelles épreuves la patience du roi. Un matin, au moment où Sa Majesté s’habillait, le municipal de service s’approche, et prétendit la fouiller. Sans laisser voir la moindre impatience, le Roi tira de ses poches ce qu’elles contenaient, et le déposa sur la cheminée ; le municipal examina chaque chose avec attention ; puis me remettant le tout : « Ce que j’ai fait, dit-il, j’ai reçu l’ordre de le faire. » Après cette scène, le Roi m’ordonna de ne lui présenter désormais ses habits que les poches retournées : en conséquence, tous les soirs, lorsque le Roi était couché, j’avais soin de vider les poches de ses vêtements. À quelques jours de là, ce municipal mourut d’une manière tragique.

Ce commissaire du Temple s’appelait Meunier. Il était marchand d’images. Emporté dans Paris par un cheval des écuries du Louvre, qu’il avait eu l’imprudence de monter, il passait prés du Pont-au-Change. Plusieurs fois une sentinelle lui cria : « Qui vive ? » Il fut impossible au municipal de s’arrêter. La sentinelle, qui crut sa consigne violée, tira sur lui et le tua. La Commune du 10 août, dont il était membre, lui décerne sur les ruines de la Bastille, les honneurs d’un enterrement civique.

Dans le même temps, un autre municipal, maître de pension à Paris, alors commissaire de la Commune au Temple, me remit un mémoire par lequel il demandait à être nommé instituteur de M. le Dauphin : il avait, me dit-il, présenté le double de ce mémoire au comte Alexandre de Beauharnais à l’époque où ce député présidait l’Assemblée constituante. Thomas, c’était le nom de ce municipal, me pria de parler au Roi de sa supplique et d’y joindre mes sollicitations. « Il m’est presque impossible de vous servir, lui répondis-je ; je ne parle au Roi qu’autant que Sa Majesté daigne m’adresser la parole. D’ailleurs, ajoutai-je, dans les circonstances présentes, votre demande ne pourrait être accueillie. » À cet instant, le Roi parut. Thomas protesta de sa fidélité, et manifesta son indignation des insultes journalières dont plusieurs de ses collègues accablaient Sa Majesté. « Je m’abaisserais, dit le Roi, si je paraissais sensible à la manière dont on me traite. Si Dieu permettait que je reprisse un jour les rênes du gouvernement, on verrait que je sais pardonner. » Le municipal choisit cette occasion pour produire sa demande. « Pour l’instant, reprit Sa Majesté, je suffis à l’éducation de mon fils. »

Avant la translation du Roi au Temple, la liste civile avait été supprimée. Un décret avait réglé que le Roi recevrait annuellement pour ses dépenses une somme de cinq cent mille livres. En vain j’écrivis plusieurs fois au maire, de la part de Sa Majesté, pour demander des paiements à compte sur cette somme ; le maire ne répondit pas. Ce silence causait au Roi un chagrin sensible. Prévoyant le sort qui lui était réservé, il aurait voulu acquitter chaque mois les avances que lui faisaient les fournisseurs.

J’avais également demandé par écrit au maire qu’il fût permis aux médecins ordinaires de la famille royale de lui donner des soins, et que les médicaments à son usage fussent pris chez l’apothicaire de Sa Majesté. Ces demandes demeurèrent presque toujours sans réponse.

En venant au Temple, le Roi n’avait qu’une très légère somme en numéraire. Manuel, ayant fait diverses emplettes dont je lui avais donné la note, me les envoya avec le montant des frais, qui s’élevait à cinq cent vingt-six livres. À la vue de ce mémoire, que Manuel avait signé : « Je suis hors d’état, me dit sa Majesté, d’acquitter de ma bourse une pareille dette. » Une somme de six cents livres qui me restait épargna au Roi l’humiliation de contracter envers Manuel une obligation pécuniaire. Sa Majesté voulut bien accéder à la demande que je lui fis de solder ce mémoire.

C’est à tort qu’il a été publié par certains journaux que, dans sa détresse, le Roi avait accepté un emprunt de Pétion. Ce maire, il est vrai, remit enfin une somme à Sa Majesté, mais c’était un acompte sur celle que lui attribuait le décret de l’Assemblée nationale. Le reçu donné par le Roi portait :

« Le Roi reconnaît avoir reçu de M. Pétion la somme de deux mille cinq cent vingt-six livres que MM. les commissaires de la Municipalité se sont chargés de remettre à M. Hüe, qui les avait avancées pour le service du Roi.

À Paris, le 3 septembre 1792.
» louis ».

On eût dit qu’en entrant au Temple chaque municipal avait pour mission d’aggraver la captivité de la famille royale. « Quel quartier habitez-vous ? » demandait un jour la Reine, à l’un de ces hommes qui assistaient au dîner. — La Patrie, répondit-il avec arrogance. — La Patrie c’est la France », répliqua la Reine. J’en ai vu s’opiniâtrer à rester jusqu’à l’heure du coucher dans la chambre de la Reine, et n’en sortir qu’à force d’instances. Les mouvements, les gestes, les paroles, les regards, tout, jusqu’au silence de Leurs Majestés, était interprété méchamment.

Le service de la tour roulant tout entier sur moi, le roi craignit que la continuité d’une semblable fatigue ne fût au-dessus de mes forces. Pour me soulager, Sa Majesté fit demander au conseil municipal d’envoyer dans la tour un homme propre aux ouvrages de peine. Le maire nomma pour ce service un ancien employé aux barrières de Paris, appelé Tison. Cet homme vint au Temple avec sa femme. Jusqu’au jour où je fus enlevé de la tour, je n’eus à me plaindre ni de l’un ni de l’autre. La femme était d’un caractère doux et compatissant ; son mari, à l’exemple du plus grand nombre des gens de sa classe, était imbu de préventions contre le Roi. Les gagner, et faire en sorte qu’ils allégeassent de tout leur pouvoir la captivité de la famille royale, fut l’objet de mes soins.

J’étais instruit que, dans Paris, il se faisait fréquemment, la nuit, des visites domiciliaires, qu’un grand nombre d’ecclésiastiques, de gentils-hommes, de militaires, en un mot de personnes soupçonnées de ne pas aimer la révolution étaient emprisonnées : j’en informai la Reine. « Je n’ai pas à me reprocher, me dit-elle, d’avoir causé la détention de ceux qui nous servaient : longtemps avant la journée du 10 août, je ne me suis jamais couchée sans avoir brûlé tous les papiers capables de compromettre nos amis. »

Le 24 août, entre minuit et une heure du matin, plusieurs municipaux entrèrent dans la chambre du Roi. Éveillé par le bruit, je me levai à la hâte : je les vis s’approcher du lit de Sa Majesté. « En exécution d’un arrêt de la Commune, dit l’un d’eux, nous venons faire la visite de votre chambre, et enlever les armes qui peuvent s’y trouver. — Je n’en ai point, » répondit le Roi. Ils cherchèrent néanmoins, et n’ayant rien trouvé : « Cela ne suffit pas, reprirent-ils. En entrant au Temple, vous aviez une épée, remettez-la. » Contrainte à tout souffrir, Sa Majesté m’ordonna d’apporter son épée. L’idée de concourir, quoique involontairement, à désarmer mon Roi, me révoltait. Je remis au Roi son épée. « Messieurs, leur dit-il, je la dépose entre vos mains. Plus ce sacrifice me coûte, plus il vous garantit mon amour pour la tranquillité publique. »

Le lendemain, à son lever, le Roi me témoigna combien cette insulte lui était pénible. Aucune jusqu’alors ne m’avait paru l’avoir affecté aussi vivement. Sa Majesté m’ordonna d’écrire sur-le-champ au maire de Paris ce qui s’était passé la nuit précédente et de lui demander de sa part qu’il fût enfin statué sur le mode dont on devait lui annoncer les arrêtés de la Commune. Pétion ne fit point de réponse.

Ce désarmement du Roi augmenta mes inquiétudes pour ses jours. Le soir même, l’apparition d’un nouveau municipal (c’était un bonnetier) sembla justifier mes craintes. Cet homme, de haute taille, de complexion robuste, d’une figure basanée et sombre, tenant en main un bâton noueux, entra dans la chambre du Roi. Sa Majesté venait de se mettre au lit : « Je viens faire ici, dit-il en entrant, une perquisition exacte. On ne sait pas ce qui peut arriver. Je veux être sûr que Monsieur (il parlait du Roi) n’a aucun moyen de s’évader. »

Ce début était fait pour redoubler mes alarmes : cet homme, disais-je, a sans doute des intentions coupables. Puis lui adressant la parole : « Vos collègues ont fait ici cette recherche la nuit précédente ; le Roi a bien voulu la souffrir. — Il l’a bien fallu, répliqua le municipal ; s’il avait résisté, qui eût été le plus fort ? » À ces mots, je crus plus que jamais à la réalité de mes soupçons. Résolu à défendre jusqu’à mon dernier soupir, la vie de mon maître : « Je ne me coucherai pas, dis-je à ce commissaire ; je resterai près de vous. — Fatigué comme vous l’êtes, me dit le Roi, couchez-vous ; je vous l’ordonne. » Sans répliquer à cet ordre, je me retirai ; mais la disposition de la porte empêchant que, de son lit, le Roi pût apercevoir le mien, je m’y jetai tout habillé, les yeux fixés sur cet homme et prêt, au moindre mouvement suspect, à m’élancer au secours de mon maître. Ma frayeur n’était pas fondée ; ce municipal, qui avait pris à tâche de paraître si redoutable, dormit jusqu’au matin d’un sommeil profond. Le lendemain de cette nouvelle scène, le Roi me dit à son lever : « Cet homme vous a causé une vive alarme, j’ai souffert de votre inquiétude, et moi-même je ne me suis pas cru sans danger, mais dans l’état où ils m’ont réduit je m’attends à tout. »

Le surlendemain, le maire écrivit au Roi que M. Cléry[6] se proposait pour le service de monsieur le Dauphin. « Lisez cette lettre, me dit Sa Majesté, et répondez au maire que j’y consens, ajoutez-lui que je ne peux voir sans indignation que la municipalité affecte de ne pas répondre aux demandes que j’ai faites et surtout à celle de laisser entrer le médecin ordinaire de mes enfants. »

Le même jour un commissaire municipal introduisit M. Cléry dans la tour.

Obsédées dans tous les instants par les geôliers municipaux, la Reine et Madame Élisabeth ne pouvaient qu’à la dérobée me donner leurs ordres et quelquefois me parler de leurs peines. Un jour que l’ordre de mon service m’avait fait entrer chez Madame Élisabeth, je trouvai cette princesse en prières ; mon premier mouvement fut de me retirer. « Restez, me dit-elle, vaquez à vos occupations, je n’en serai point dérangée. » Voici quelle était la prière de Madame Élisabeth. Elle me permit de la copier :

« Que m’arrivera-t-il aujourd’hui, ô mon Dieu ? Je l’ignore. Tout ce que je sais, c’est qu’il ne m’arrivera rien que vous n’ayez prévu de toute éternité. Cela me suffit, ô mon Dieu ! pour être tranquille. J’adore vos desseins éternels. Je m’y soumets de tout mon cœur ; je veux tout, j’accepte tout, je vous fais un sacrifice de tout ; j’unis ce sacrifice à celui de votre cher Fils, mon Sauveur, vous demandant par son cœur sacré et par ses mérites infinis la patience dans nos maux, et la parfaite soumission qui vous est due pour tout ce que vous voudrez et permettrez[7]. »

Sa prière étant achevée : « C’est moins pour le Roi malheureux, dit-elle, que pour son peuple égaré que j’adresse au Ciel des prières. Daigne le Seigneur se laisser fléchir et jeter sur la France un regard de miséricorde ! » Cet acte de générosité héroïque fit sur moi une impression que la princesse aperçut. « Du courage, reprit-elle, Dieu ne nous envoie jamais plus de peine que nous n’en pouvons supporter. »

L’état habituel de contrainte dans lequel les municipaux tenaient leurs prisonniers était tel que les princesses n’avaient plus dans la tour qu’un seul endroit où par un reste d’égard pour la décence, il leur fut permis d’être seules. Averti par un signe que me faisait la Reine, ou Madame Élisabeth, en passant dans l’antichambre, je les suivais, sous le prétexte de quelque objet de service. La chambre où couchait Madame Élisabeth précédait le lieu dont je parle ; de cette chambre, je pouvais, sans témoins, recevoir les ordres de l’une ou de l’autre de ces princesses. Dans ces circonstances, je fus honoré de plusieurs entretiens ; je dois en rapporter deux.

Les troupes combinées de l’Empereur et du roi de Prusse, commandées par le duc régnant de Brunswick, venaient d’entrer en France. Les factieux frappés de terreur étaient plus irrités que jamais contre la famille royale. La Reine, qui le savait, me dit à cette occasion : « Tout m’annonce que je dois être séparée du Roi. J’espère que vous resterez avec lui. Comme Français, comme l’un de ses fidèles serviteurs, pénétrez-vous bien des sentiments que vous devez toujours lui exprimer, et que je lui ai manifestés. Rappelez au Roi, quand vous pourrez lui parler seul, que jamais l’impatience de briser nos fers ne doit arracher de lui aucun sacrifice indigne de sa gloire. Surtout, point de démembrement de la France. Que sur ce point aucune considération ne l’égare : qu’il ne s’effraye ni pour ma sœur ni pour moi. Représentez-lui que toutes deux nous préférons voir plutôt notre captivité indéfiniment prolongée, que d’en devoir la fin à l’abandon de la moindre place forte. Si la Divine Providence nous fait recouvrer notre liberté, le Roi a résolu d’aller établir momentanément sa résidence à Strasbourg. C’est également mon désir. Il se pourrait que cette ville importante fût tentée de reprendre sa place dans les corps germaniques. Il faut l’en empêcher et la conserver à la France. — Je suis pénétré, répondis-je, de la marque de confiance dont la Reine daigne m’honorer : mais dois-je perdre de vue ma double qualité de sujet et de serviteur ? Et puis-je, madame, me permettre ?… — L’intérêt de la France avant tout, » reprit la Reine.

Le ton avec lequel Sa Majesté s’exprimait me fit sentir que, dans ces conjonctures, la fille de Marie-Thérèse, la sœur de Joseph et de Léopold, la tante de François II, n’était plus que l’épouse du Roi de France et la mère de l’héritier du trône.

Deux jours après, j’eus encore dans le même lieu, un entretien avec la Reine : c’était au retour de la promenade dans le jardin ; Santerre y avait accompagné la famille royale. « Cet homme, me dit la Reine, que vous voyez aujourd’hui notre geôlier, a plusieurs fois sollicité et obtenu du Roi des sommes considérables sur les fonds de la liste civile. Combien d’autres, dans la garde nationale, dans l’Assemblée même, ont, sous divers prétextes, obtenu du Roi des secours pécuniaires, et se montrent en ce moment nos plus mortels ennemis ! Avant le 10 août, les égarements de Dumouriez, la pusillanimité de M. de la Fayette et les erreurs du duc de Liancourt ayant trompé toutes nos espérances, de quoi nous ont servi les fortes sommes que nos amis ont distribuées à Pétion, à Lacroix et à d’autres conjurés ? Ils ont reçu l’argent et nous ont trahis ! »

Depuis que Tison et sa femme étaient dans le Temple et que Cléry y partageait mon service, les soins auxquels j’avais été seul assujetti quelque temps étaient diminués. Mais, si la peine du corps était moindre pour moi, il s’en préparait pour mon cœur une au-dessus de tout. Les marques de bienveillance signalée que me donnaient le Roi et la famille royale portaient ombrage à certains municipaux. Je m’en étais aperçu ; j’avais même des raisons pour craindre de me voir, d’un moment à l’autre, enlevé de la tour. Cette appréhension n’était que trop fondée ; cependant rien n’avait annoncé le coup qui était près de me frapper.

Le 2 septembre, j’avais rempli mes fonctions ordinaires ; le Roi et la famille royale étaient descendus dans le jardin pour s’y promener : resté seul dans la chambre de la Reine, je m’étais mis à la fenêtre pour y respirer un moment. Vers les cinq heures, j’entendis tout à coup battre la générale. Un bruit confus me fit soupçonner quelque mouvement extraordinaire dans Paris. Ce que, peu de jours avant, un municipal m’avait dit en confiance sur des visites domiciliaires, des enlèvements d’armes, et de nombreux emprisonnements, revint à ma pensée. Mille conjectures sinistres occupaient mon esprit, lorsque soudain je vis deux commissaires, sortant du palais du Temple, s’avancer à grands pas vers la famille royale et la faire remonter aussitôt. Le Roi, accompagné de sa famille, étant entré dans la chambre de la Reine, parurent alors deux municipaux. L’un d’eux, nommé Mathieu, était un ex-capucin : de ma vie je n’oublierai le discours atroce qu’osa tenir à Sa Majesté le moine apostat.

« Monsieur, dit-il au Roi, vous ignorez ce qui se passe dans Paris. On bat la générale dans tous les quartiers, on a tiré le canon d’alarme, le peuple est en fureur et veut se venger. Ce n’était pas assez d’avoir fait assassiner nos frères le 10 août, d’avoir employé contre eux des balles mâchées dont on a ramassé des milliers dans les Tuileries ; c’est vous qui faites encore marcher contre nous un ennemi féroce qui menace de nous massacrer, d’égorger nos femmes et nos enfants. Notre mort est jurée, nous le savons ; mais, avant qu’elle nous atteigne, vous et votre famille périrez de la main même des officiers municipaux qui vous gardent. Il est temps encore ; et si vous le voulez, vous pouvez… — J’ai tout fait pour le bonheur du peuple, répondit le Roi avec fermeté : il ne me reste plus rien à faire. »

Souvent je me suis rappelé cette réponse, lorsque j’entendais parler d’une prétendue lettre écrite par Louis XVI au roi de Prusse pour déterminer la retraite de ce monarque. M. de Malesherbes et M. de Sèze, défenseurs officieux du Roi, m’ont confirmé l’inexistence de cette lettre, si contraire en effet aux vœux que j’avais entendu former à Louis XVI et à la famille royale pour leur délivrance.

À peine le Roi, auprès de qui j’étais en cet instant, eut-il cessé de parler, que Mathieu reprit : « Je vous arrête. — Qui ? moi ! dit Sa Majesté. — Non : votre valet de chambre. — Qu’a-t-il fait ? Il m’est attaché ; voilà son crime. Du moins, n’attentez pas à-ses jours ! — Je n’ai pas de compte à te rendre, répondit Mathieu, j’ai mes ordres. »

Je voulus monter dans ma chambre ; Mathieu me saisit par le bras. « Reste la, me dit-il ; tu es sous ma garde. » Il ne me permit d’y aller qu’avec lui.

Je voulais emporter avec moi quelque peu de linge et des rasoirs. « Point de rasoirs, me dit le municipal ; où je vais te mener on te rasera ; je peux même t’assurer que les barbiers ne te manqueront pas. » Je gardai le silence, persuadé que j’allais droit à l’échafaud. J’eus a peine quitté ma chambre que les scellés furent mis sur les deux portes et ne furent levés qu’après la mort de Louis XVI. Descendu dans la chambre de la Reine je rendis au Roi, avec la permission des municipaux, quelques papiers qui le concernaient. « Homme malheureux, me dit-il le cœur navré, le peu d’argent qui vous restait vous l’avez avancé pour moi[8], aujourd’hui vous partez et vous êtes sans ressource ! — Sire ! je n’ai besoin de rien ! » Les larmes et les sanglots me suffoquaient.

Chaque personne de la famille royale m’honora de quelque témoignage de sensibilité. Cette scène attendrissante pouvant avoir de funestes effets, je fis sur moi un nouvel effort « Je suis prêt à vous suivre, » dis-je à mes conducteurs, et nous partîmes[9].

  1. Le peintre Van Blarenberghe, dont la fille était femme de la Reine.
  2. On sait cependant qu’au Temple la table royale était convenablement pourvue (cf. Papiers du Temple, par M. La Morinerie. Nouvelle Revue, avril 1884).
  3. Le municipal Daujon (peintre et sculpteur qui harangua la foule quand elle voulut entrer au Temple avec les restes de madame de Lamballe) nous a laissé quelques curieux détails sur le séjour de fille au Temple dans un récit sur le Temple reproduit par Lenôtre, dans la Captivité de Marie-Antoinette (Paris, 1902, p. 57) : « Je ne sais, écrit-il, quel degré de confiance les détenus avaient en ce valet de chambre, mais j’étais singulièrement surpris des honnêtetés, des attentions, des petits soins même, que Marie-Antoinette avait pour lui. On n’aurait pas goûté d’un bon morceau qu’il n’y eût eu la part de M. Hüe. « Vous aimez ceci ; je vous en ai gardé… » Absent, présent, toujours on était occupé de lui. Il se donne tant de peines ! il est si prévenant ! Je crois qu’elle l’aurait servi si elle l’avait osé ! »

    Cléry nous dit aussi (Journal de Cléry, Limoges, 1841, in-12, p. 18) que Hüe était seul chargé de recevoir et de demander les choses nécessaires pour la famille royale. Il faut consulter avec réserve les Mémoires de Cléry (Londres, 1799) dans lesquelles l’auteur semble exhaler sa jalousie contre Hüe. Nous reviendrons plus loin sur cette question.

    Enfin, M. de Beauchesne (Louis XVII, t. 1, pp. 248 et suiv.) nous donne l’emploi du temps de Hüe au Temple en nous disant que le « matin, il disposait la chambre, préparait la table pour le déjeuner, puis descendait chez la Reine vers huit heures, empressé de multiplier les services que la nécessité des circonstances exigeait de son zèle. Le soir, il dressait la table du Dauphin, le couchait lui-même et portait à manger aux Princesses. Hüe ne considérait pas comme une humiliation pour lui de descendre à ces détails ménagers auxquels il n’était nullement habitué, mais en tirait honneur en raison des services qu’il rendait ainsi à ses Princes ».

  4. M. de Laporte fut guillotiné le 24 août 1792 sur la place du Carrousel.
  5. Durosoy était rédacteur à la Gazette de Paris. Décapité le 25 août, il dit en montant à l’échafaud qu’il était beau pour un royaliste de mourir le jour de la Saint-Louis.
  6. Jean-Baptiste Hanet Cléry est trop célèbre par son attachement sans bornes a la famille royale et son Journal de ce qui s’est passé au Temple pour qu’il soit nécessaire de retracer ici sa biographie. Sa famille est moins connue. Dès longtemps ses parents étaient attachés à la famille royale et il avait pu à leur exemple, faire preuve de dévouement aux Princes qui s’affirma aussitôt qu’il les ont fréquentés de près au Temple.

    Son bisaïeul Jean Hanet, surnommé Prévôt, pour avoir été maître d’armes, était attaché aux écuries du roi Louis XIV en qualité de fournisseur des chevaux et fourrages. Retiré en Normandie, sa patrie, il y acheta le petit domaine de Cléry qui lui donna son nom. Son fils, fermier du Prieuré des Jardies, près Vaucresson, puis fournisseur des écuries de Louis XV, laissa un fils, Benjamin Cléry, receveur des vingtièmes dans la banlieue de Paris et fermier de plusieurs terres de la Couronne, qui épousa Marguerite Laurens, du village de Vaucresson, retenue comme nourrice des enfants de madame la duchesse, puis nourrice de la princesse de Guémenée. De ce mariage naquirent six enfants dont deux furent employés « à la chambre » du Roi. L’un, le fameux Cléry, après avoir été valet de chambre de madame de Guéménée, fut donné par elle au Dauphin, et épousa une « ordinaire de la musique du Roi », fille de madame Beaumont, harpiste distinguée de la Reine ; l’autre, Hanet, valet de chambre au service de Madame, épousa la fille d’un officier aux Menus.

  7. La prière connue sous le nom de Prière de Madame Élisabeth a-t-elle été composée par elle ? Nous lisons en tête de cette oraison manuscrite insérée dans une Journée du Chrétien ayant appartenu à la baronne de la Rochefoucauld et donnée par son fils, le comte A. de la Rochefoucauld, en 1837 à M. Bonneau de Lannoy, inspecteur général des prisons, la mention suivante : Prière composée par M. l’Évêque de Beauvais et que Madame Élisabeth, sœur de Louis XVI répétait tous les jours.
  8. Cette somme, qui se montait à cinq cent vingt-six livres, fut remboursée à François Hüe par la municipalité quelques mois plus tard.
  9. Cf. Mémoires de Madame la duchesse de Tourzel, t. II, p. 248. — Cf. aussi dans la relation de Daujon sur le Temple, citée plus haut, le passage qui concerne le départ des serviteurs du Roi. « Capet, dit-il, se plaignit amèrement de cette rigueur. Les femmes enchérirent d’aigreur, Élisabeth surtout, se promenant à grands pas, témoignait hautement sa colère et lançait partout des regards menaçants. Marie-Antoinette paraissait sensiblement affectée de cette séparation. » On voulait donc, disaient-elles, leur enlever les personnes qui leur étaient le plus attachées et en qui elles avaient mis leur confiance. Je ne puis m’empêcher de remarquer au sujet du départ de Hüe que c’est à la vanité du commissaire qui l’emmena, que ce valet de chambre doit la vie. L’arrêté portait qu’il serait porté à la Conciergerie. Son titre était suffisant pour lui attirer le sort des autres. Mais celui chargé de son arrestation — c’était un ex-capucin — le conduisit au Conseil général de la Commune où il fit parade de sa conduite, répéta sa harangue et remit son prisonnier. Le Conseil, après l’avoir interrogé, parut satisfait de ses réponses et ordonna qu’il serait seulement déposé à la geôle, espèce de maison d’arrêt de la Commune, ou il resta très peu, ce qui le sauva. Peut-être aussi, le commissaire et le Conseil avaient déjà des inquiétudes sur les prisons.

    On lit dans les Mémoires de Cléry, que ce fut par suite de son zèle maladroit et blessant pour les municipaux que Hüe quitta le Temple. On y lit aussi que « Louis XVI ne put jamais considérer Cléry à l’égal de Chamilly et de Hüe qui lui étaient très supérieurs par le rang et la naissance ». Mais ces Mémoires (Londres, Baylis, 1799) sont apocryphes. Ils contiennent une foule de notes injurieuses contre Louis XVI et ont été répandus, dit-on, par le Gouvernement français. Seul le Journal écrit par Cléry sous la direction de Mariala doit être considéré comme authentique. Après le départ de Hüe, le roi s’inquiéta beaucoup de lui et demanda de ses nouvelles à Cléry.