Souvenirs du Baron Hüe/Chapitre VIII

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Texte établi par André de MaricourtCalmann-Lévy (p. 192-205).


Chapitre VIII


(Septembre 1794-18 décembre 1795.)


Vaines tentatives de Hüe et de sa femme pour rentrer au Temple. — Lettres de madame Hüe au Comité de sûreté générale. — Les romances de Lepître. — Consolations apportées à Madame Royale pendant sa captivité. — M. et Madame Hüe dans la Rotonde. — Libération de Madame Royale. Hüe obtient l’autorisation de l’accompagner à Vienne. — Conversation avec le ministre Benezech.

Aussitôt après ma sortie, de prison, instruit de l’état dans lequel se trouvait le fils de mon Roi, je sollicitai auprès du Comité de sûreté générale l’autorisation de m’enfermer de nouveau avec Louis XVII et de lui donner mes soins. Ma demande fut rejetée sous prétexte que le jeune Roi était soigné par les commissaires du Temple[1]

Après la mort du Prince, le 8 juin 1795, j’appris que le Comité avait arrêté qu’une femme serait donnée à Madame Royale pour la servir. Ignorant que madame de Chantrêne[2] avait été immédiatement nommée à cet office, ma femme sollicita vainement d’entrer au Temple et écrivit dans ce but les deux lettres suivantes :

Aux citoyens du Comité de sûreté générale
de la Convention nationale.

« Instruite d’un arrêté pris au Comité de sûreté générale, par lequel il a été dit qu’une citoyenne serait placé auprès de Marie-Thérèse-Charlotte Bourbon, détenue dans la tour du Temple, la citoyenne Victoire-Madeleine-Henriette Hutin, âgée de trente-quatre ans, native de Saint-Dizier, département de la Haute-Marne, épouse de François Hüe, natif de Fontainebleau, demeurant ensemble à Paris, quai de l’Égalité, n° 6, Île de la Fraternité, précédemment attaché au service de Louis XVI et de sa famille, qu’il a suivis au Temple où il a été enfermé avec eux, ladite citoyenne demande à être nommée par vous, pour donner ses soins à Marie-Thérèse-Charlotte Bourbon.

» La citoyenne Hüe n’a rien à redouter sur les informations que vous prendrez sur ses mœurs. Épouse et mère, elle en remplit fidèlement tous les devoirs.

» v. m. h. hutin hüe.
» Île de la Fraternité, quai de l’Égalité, n° 6.
» 7 messidor, l’an III de la République françoise
(25 juin 1795).


Au citoyen Bergoing,
président du Comité de sûreté générale.

« Citoyen,

» Je viens pour la quatrième fois vous demander réponse à l’adresse que j’ai présentée au comité pour être placée auprès de Marie-Thérèse-Charlotte Bourbon. Je sens que beaucoup d’affaires peuvent vous empêcher de vous occuper de ma pétition ; mais mon impatience redouble par le retard et par l’idée accablante que cette jeune et malheureuse personne languit, de plus en plus, par le défaut des soins et des consolations qu’elle recevrait d’une personne qui serait admise à partager et à soulager sa solitude et ses malheurs[3].

» Salut et fraternité. »
» hüe.

Décadi 10 messidor, l’an III de la République françoise
(28 juin 1795).

Peu de temps après cette requête, le bruit courut dans Paris que la captivité de Madame avait reçu quelque adoucissement et qu’il lui avait été permis de descendre de la tour dans le jardin du Temple où la suivaient sa chèvre et son petit chien Coco[4], seules distractions qui lui fussent laissées. Dès lors, je louai une chambre contiguë aux murs de cette prison[5]. De mes fenêtres je voyais Madame et je pouvais en être aperçu ; elle put même entendre chanter dans cette chambre une romance qui lui annonçait que bientôt les portes de sa prison allaient s’ouvrir :

Calme-toi, jeune infortunée,
Bientôt, ces portes vont s’ouvrir,
Bientôt, de tes fers délivrée
D’un ciel pur tu pourras jouir…

L’auteur de cette romance était M. Lepître[6], officier municipal.

C’est là aussi que j’amenais mademoiselle de Brévannes[7], pour qu’elle essayait, en faisant de la musique, de distraire cet ange de vertu et de douleur. Mademoiselle de Brévannes a composé, à cette occasion, la complainte suivante de la Jeune prisonnière (paroles et musique), qu’elle a chantée en cet endroit :

Du fond de cette tour obscure
Où m’a confinée le malheur,
Vainement toute la nature
Me paraît sourde à ma douleur.
Ah ! cependant des cœurs sensibles
Que je sais s’occuper de moi
Rendent mes chaînes moins pénibles
Et me prouvent encor leur foi[8]

Mademoiselle de Brévannes y faisait également entendre la complainte suivante :

COMPLAINTE PASTORALE
qui se chante alternativement.

dorilas
Mes yeux, fondez-vous en eau,
Prenez le deuil, ô nature.
Cessez vos chants, tendre oiseau,
Fanez-vous, fleurs et verdure,
Le modèle des vertus
Louis bien-aimé n’est plus (bis).
célis
Victime de son amour,
Pour le bien qu’il voulait faire
Il s’est vu ravir le jour
Par ceux dont il fut le père ;
Vains regrets, pleurs superflus !
Louis bien-aimé n’est plus (bis).
dorilas
Protecteur des malheureux,
Ferme appui de l’innocence,
Seul, il comblait tous nos vœux.
Il était notre existence ;
Le modèle des vertus,
Louis bien-aimé n’est plus (bis).
célis
Pour éclairer ses bienfaits,
Au ciel brillait chaque aurore
Sans le plus noir des forfaits,
Il ferait du bien encore,
Vains regrets ? pleurs superflus !
Louis bien-aimé n’est plus (bis).
dorilas
Ô douleur ! Ô jour affreux ?
Détestable sacrifice !
Par des monstres furieux,

Il est conduit au supplice,
Le modèle des vertus,
Louis bien-aimé n’est plus (bis).
célis
Louis voit couler son sang,
Quoi, dit-il, tout m’abandonne !
Amis, je meurs innocent,
Et cependant, je vous pardonne…
Vains regrets, pleurs superflus !
Louis bien-aimé n’est plus (bis)[9].

Le gouvernement fut bientôt instruit de ces particularités[10]. Il me fit prévenir indirectement qu’il respecterait cet hommage rendu au malheur, pourvu qu’il n’allât pas plus loin.

Je n’en indiquai pas moins à Madame, à l’aide d’un signal qu’elle se rappela, que j’étais chargé d’une lettre pour elle : cette lettre était de Sa Majesté Louis XVIII. Je la fis parvenir dans la tour, et Madame m’envoya sa réponse. La lettre dont le Roi m’honora confirmera ce que j’avance.

« Je suis fort satisfait, monsieur, du zèle avec lequel vous m’avez servi ; et je serai fort aise, si cela est possible, que vous restiez attaché à ma mère.

» En tout état de cause, je n’oublierai jamais que votre courageuse fidélité vous a valu, de la part du feu Roi, mon frère, l’honneur d’être nommé dans son testament. Soyez bien sûr, monsieur, de tous mes sentiments pour vous.

» louis. »

Quelques jours après que j’eus reçu cette lettre de Louis XVIII, un des agents que le Prince avait à Paris me remit une lettre pour Madame Royale.

C’était une lettre du chevalier de Charette[11]. La personne à qui je me confiai pour la faire parvenir dans la tour, craignant, ainsi que moi, de compromettre la sûreté des jours de Madame, si cette lettre était saisie, je me fis autoriser à en prendre lecture, afin que Madame ne connut que de vive voix ce qu’elle contenait. Je fus même contraint, pour éviter tout danger, de brûler cette intéressante lettre.

Le chevalier de Charette, cette illustre victime de l’honneur et de la fidélité, exprimait à la jeune princesse les sentiments de l’armée catholique et royale de Vendée, qu’il avait l’honneur de commander. Il terminait sa lettre en protestant que ses compagnons d’armes et lui verseraient jusqu’à la dernière goutte de leur sang pour briser les fers de l’auguste captive.

Madame Royale fut touchée de ces sentiments généreux et me fit donner l’ordre de témoigner au chevalier de Charette et à son ami sa reconnaissance des efforts que l’on faisait pour mettre fin à son affreuse captivité. Je transmis cet ordre au roi.

Cependant, les habitants de Paris et quelques membres de la Convention témoignaient un vif intérêt à Madame Royale. Le Directoire exécutif, qui lui succéda, prit donc bientôt le parti de lui rendre la liberté et d’échanger sa personne contre celles des commissaires de la Convention livrés à l’Autriche par Dumouriez[12].

Aussitôt qu’elle fût prévenue de cette décision, Madame demanda l’autorisation d’emmener avec elle quelques-uns de ses serviteurs[13], parmi lesquels elle daigna me nommer, M. Benezech[14] me remit alors plusieurs pièces, dont une copie du décret délivrant Madame et un arrêté m’autorisant à la suivre à Vienne sans que, pour raison de ce voyage, on pût m’opposer les lois contre l’émigration.

Voici quelques-unes de ces pièces.

Extraits des registres du Directoire exécutif, du sixième jour du mais de frimaire, l’an quatrième de la République française, une et indivisible.

« Le Directoire exécutif arrête que les ministres de l’Intérieur et des relations extérieures, sont chargés de prendre les mesures nécessaires pour accélérer l’échange de la fille du dernier Roi contre les citoyens Camus, Quinette et autres députés ou agents de la République, de nommer pour accompagner jusqu’à Bâle la fille du dernier Roi, un officier de gendarmerie décent et convenable à cette fonction ; de lui donner pour l’accompagner celles des personnes attachées à son éducation qu’elle aime davantage.

» Pour expédition conforme,
» Signé : reubell, président.
» Pour le Directoire exécutif,
» Le secrétaire général, lagarde.
» benezech. »

« Le Ministère de l’intérieur déclare qu’en exécution de l’arrêté du Directoire exécutif, dont copie conforme est ci-dessus, le citoyen Hüe a été autorisé à suivre Mairie-Thérèse-Charlotte fille du dernier Roi, à l’accompagner à Vienne, et même à rester auprès d’elle, sans qu’on puisse lui opposer les lois de la République française contre l’émigration pour raison de ce voyage, à condition toutefois qu’il ne pourra pas rentrer en France, sans une autorisation expresse du gouvernement français.

» benezech. »
Paris, le 27 frimaire, an IV de la République
une et indivisible.

« Par ordre du Directoire exécutif, il est enjoint au maître de la poste de Paris de fournir au citoyen Hue, demain 28, à dix heures précises du matin six chevaux de poste pour une berline. Il est également enjoint à tous les maîtres de poste, de la route de Paris à Huningue de fournir audit citoyen Hue la même quantité de chevaux, etc., sans aucun retard, et de préférence à toute (sic) autre service sous peine d’être personnellement responsable des refus ou difficultés que le dit citoyen Hue pourrait éprouver de leur part.

» Le Ministre de l’Intérieur,
» benezech. »
Paris, le 27 frimaire, an IV de la République
une et indivisible.

M. Benezech, quand j’allai le remercier, me parla avec attendrissement du sort de la jeune princesse qu’il n’appelait que du nom de Madame Royale. S’apercevant que je le fixais d’un air étonné : « Ce nouveau costume, me dit-il, n’est que mon masque. Je vais même vous révéler une de mes plus secrètes pensées : la France ne recouvrera sa tranquillité que le jour où elle reprendra son antique gouvernement. Ainsi donc, lorsque vous le pourrez, sans me compromettre, mettez aux pieds du Roi l’offre de mes services, assurez Sa Majesté de tout mon zèle à soigner les intérêts de la Couronne. »

Je m’acquittai de cette commission.

  1. Nous supprimerons ici le récit que Hüe retraça de la mort de Louis XVII. il n’en fut pas témoin, et les détails qu’il donne sont ceux que l’on retrouve dans tous les Mémoires du temps. Au reste, on peut lire dans les Dernières années de Louis XVI quelques-unes de ces pages et des réflexions politiques que l’étendue donnée à ce volume ne nous a pas permis de reproduire ici. Ajoutons cependant, comme nous l’avons rapporté plus haut, que malgré qu’on en ait dit, François Hüe et son fils André ne doutèrent jamais de la mort de Louis XVII au Temple. Les partisans de la « Survivance » ont toujours trouvé en eux d’inébranlables adversaires. Sans entrer dans cette question qui a fait couler tant de flots d’encre, parfois inutiles, nous rappellerons que l’impératrice Joséphine, à laquelle on a voulu attribuer l’évasion de Louis XVII, était fort liée avec François Hüe. « Jamais, disait madame André Hüe, elle n’aurait eu le courage de dissimuler à mon beau-père la survivance d’un prince pour lequel il aurait donné sa vie et qu’il pleura jusqu’à sa mort. »
  2. Madame Bocquet de Chantereine, née Hilaire de la Rochette, avait été misé par les soins du gouvernement auprès de Madame Royale.
  3. « Cet honneur, écrit M. de Beauchesne (Op. cit., t. II, p. 381) ne pouvait être accordé à madame Hüe. Rendons lui l’hommage qui dépend de nous en faisant connaître un acte de dévouement, sympathique à tout le monde, mais qui, sous un tel nom, n’étonnera personne. »
  4. La duchesse d’Angoulême donna plus tard à madame Hüe une miniature représentant Coco, son chien favori qui la suivit en exil.
  5. La Rotonde, où Hüe loua cette chambre, était une grande maison ovale actuellement démolie. Entre elle et la rue du Temple se sont élevées depuis les halles aux vieux habits connues sous le nom de Marché du Temple.
  6. Lepître, né en 1763, ancien professeur de rhétorique à l’Université, chef d’institution, rue Saint-Jacques, membre de la Commune de 1789 et de la Commune provisoire le 2 décembre 1792, désigné huit jours plus tard pour prendre part à la surveillance des prisonniers du Temple. Cet individu, « gros, petit, boiteux et laid », se piquait de belles-lettres. Il est l’auteur d’une relation bien connue sur son séjour au Temple.
  7. Mademoiselle Le Pileur de Brévannes, plus tard baronne de Charnacé.
  8. Hüe, par un scrupule de modestie, s’est gardé de transcrire la suite de cette romance qui célèbre son attachement à la fille de Louis XVI et le compare à Blondel auprès de Richard. On conserve dans la famille Hüe un tableau de l’époque représentant la tour et le jardin du Temple où se promène Madame Royale. On y aperçoit les fenêtres de la Rotonde derrière lesquelles madame Hüe accompagnait sur la harpe mademoiselle de Brévannes et madame Daguerre, artiste de Louvois, qui venait également y chanter aux heures de promenade de Madame.

    Devant cette toile, d’exécution médiocre mais d’expression très vive, on ne peut se défendre d’un sentiment d’émotion réelle. En face d’elle l’imagination, remontant le cours des ans, se transporte aux heures où se déroulaient ces pénibles scènes. En vérité, ce ne devait pas être chose banale que le spectacle de ces trois jeunes femmes, émues et tremblantes, venant en compagnie du serviteur de Louis XVI, vieilli par la douleur, dans la chambrette de la Rotonde. Et on les voit, tous quatre dans quelque mansarde miséreuse, au cours d’une de ces journées accablantes de l’été parisien, bravant l’émotion pour chanter tour a tour les mièvreries de Dorilas et de Célis, cependant que la fille de Louis XVI les écoute, anxieuse de deviner l’énigme de leurs romances, dans le triste jardin du Temple ou son petit chien Coco la suit, en folâtrant, dans la maigre verdure des plates-bandes…

  9. Il semble que cette romance qui rappelait à Madame tous ses malheurs ne fût point de nature à la distraire des ennuis de la prison ; mais il convient de ne pas oublier qu’en 1796 la « sensibilité des âmes » aimait à faire couler les larmes et non point à les tarir. De même qu’avant sa sortie de prison, on entretenait Marie-Thérèse de la mort de son père, de même, plus tard, l’Europe tout entière, lui rappelant implacablement ses malheurs, la qualifiera sans cesse d’orpheline du Temple et d’Antigone moderne.

    La Princesse, sensible au début à des manifestations aussi touchantes que celles de mademoiselle de Brévannes, en contractera par la suite une sorte de lassitude. Et c’est, peut-être, par quelque inconsciente protestation contre cette compassion devenue plus tard fâcheusement officielle, qu’elle exagérera la fermeté de son caractère et la froideur de son abord.

  10. Les concerts organisés par Hüe avaient pris une extension considérable et ils durèrent plus de quatre mois dans la chambre de la Rotonde « occupée jadis par de braves gens qu’on a payés très cher pour les faire partir ». Ils se transportèrent ensuite 12 rue de Beaujolais, « où on vit des femmes très élégantes et des hommes à nattes retroussées »… (Dénonciation de Leblanc, qui porte à une centaine le nombre des « adorateurs de la fille Capet ».)
  11. Il s’agit ici du fameux chef vendéen fusillé à Nantes en 1796.
  12. Le ministre Bournonville, les députés Camus, Bancal, Lamarque et Quinette.
  13. Madame désirait emmener avec elle mesdames de Tourzel, de Mackau et de Sérent, MM. Hüe et Turgy. Quand elle apprit qu’il fallait diminuer le nombre de sa suite, elle dit à Bénezech : « Les preuves d’attachement que MM. Hüe et Turgy ont données aux miens me font cependant un devoir de vous prier de leur permettre de m’accompagner. »
  14. Bénezech était alors ministre de l’Intérieur.