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Souvenirs du duc de Broglie/01

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Souvenirs du duc de Broglie
Revue des Deux Mondes3e période, tome 74 (p. 517-556).
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SOUVENIRS

AVANT-PROPOS[1]

Je ne donnerai point à cet humble récit le nom pompeux de Mémoires, moins encore le nom dangereux de Confessions. Il faut être saint Augustin pour édifier en révélant sa vie intérieure, ses erreurs et ses fautes, ses combats et ses misères ; peut-être même est-il permis de penser que le livre d’un grand docteur n’est pas toujours lu selon l’esprit qui l’a dicté, et qu’on y cherche trop souvent ce qu’il y déplore. Il faut être Rousseau pour se complaire à raconter ce qu’il raconte et pour en tirer vanité ; je crois, comme lui, plus que lui peut-être, que, même après l’avoir lu, nul homme, au jour du jugement, n’aura le droit de dire à Dieu : Je fus meilleur que cet homme-là ; mais c’est chose dont il y a lieu de rougir à part soi, et non de faire étalage.

Quant aux Mémoires, pour peu qu’on ait mis la main aux affaires publiques, on ne peut guère, en écrivant les siens, ne pas écrire, à certain degré, ceux des autres ; on ne peut guère échapper à l’alternative ou d’offenser les vivans, ou de juger les morts sans les entendre. J’éviterai ce double écueil en ne faisant point de l’histoire, en me bornant à recueillir pour moi-même, pour les miens, tout au plus pour une étroite intimité, les souvenirs que m’a laissés une longue et laborieuse carrière. Homme public pendant plus de quarante ans, je n’ai jamais évité ni recherché la publicité ; homme privé, je n’ai plus rien désormais à démêler avec elle ; et si, contre toute attente, cet écrit devait tomber quelque jour en des mains auxquelles il n’est point destiné, je préviens d’avance qu’on n’y trouvera rien de ce qui plaît aujourd’hui, rien de ce qui fait le succès des compositions de ce genre.

J’ai vécu plus de soixante et dix ans ; j’ai traversé plus d’une époque de désordres, de malheurs, de crimes ; Dieu ne m’a épargné ni les épreuves ni les revers ; il m’a fait la grâce de ne jamais méconnaître ni la sagesse de ses voies, ni l’excellence de ses œuvres.

J’aime la vie, je l’aime et la cultive, comme Montaigne, telle qu’il a plu à Dieu nous l’octroyer ; j’en ai joui dans mon enfance, dans ma jeunesse, dans mon âge mûr, j’en jouis encore dans ma vieillesse, avec douceur et reconnaissance. Je ne regrette rien de ce que le progrès des ans m’a successivement enlevé ; j’éprouve qu’à vivre longtemps on gagne en définitive plus qu’on ne perd, et qu’en sachant être de son âge et de son temps, à mesure que l’homme extérieur se détruit, l’homme intérieur se renouvelle.

On ne trouvera donc ici ni misanthropie, ni mélancolie ; on n’y trouvera ni dégoût de l’existence, ni dédain des choses d’ici-bas ; on n’y trouvera pas même cette teinte de tristesse contenue et de résignation virile qu’inspiraient à Gibbon la fin de son œuvre et le soir de sa vie. Je n’ai point élevé comme lui un monument durable et dont mon âme ait peine à se détacher.

On n’y trouvera, non plus, ni révélations malveillantes, ni récriminations.

Né dans le sein d’une famille justement honorée, entré par alliance dans une famille justement célèbre, appelé naturellement à faire nombre dans l’élite de la société, soit au dedans, soit au dehors de mon pays, je n’ai connu intimement que des personnes qui valaient mieux que moi, et à qui je dois le peu que je vaux. Tour à tour l’un des chefs d’une opposition modérée, ministre, premier ministre, j’ai été, comme tout autre, injurié, calomnié, outragé ; je l’ai peut-être été moins que tout autre ; ces injures, ces calomnies, ces outrages, n’ont jamais porté atteinte à ma considération personnelle ; on a toujours pensé de moi plus de bien que je n’en pense moi-même. J’ai rencontré des adversaires, je ne me sais point d’ennemis. J’ai en des amis, — j’en conserve encore, Dieu merci, — des amis dont l’affection m’est chère, qui m’ont rendu de grands services, dont je n’ai jamais en à me plaindre. Par tous ces motifs, je serais inexcusable, béni surtout comme je l’ai été dans mes relations domestiques, de mal penser des hommes en général, et d’en médire en particulier.

L’intérêt que peut inspirer, s’il en peut inspirer toutefois, cet exposé des diverses circonstances de ma vie, ne saurait donc provenir que de sa simplicité même, de sa sincérité, je dirais presque de son ingénuité. Tout est uni pour moi ; ma cause, la cause des honnêtes gens et des gens sensés, a succombé pour longtemps, selon toute apparence ; je n’en espère plus rien que pour mes enfans. Je n’ai, dans ma conduite, rien à défendre, rien à publier, rien à expliquer en ce qui touche à l’honneur, à la probité privée et politique ; j’ai assez vécu, j’ai assez vu se tromper les plus clairvoyans et échouer les plus habiles pour faire bon marché de tout le reste.

Je serai vrai.

Mais, pour être vraiment vrai, il ne suffit pas toujours d’en avoir l’intention ; il faut avoir bonne et exacte mémoire ; il faut surtout se tenir en garde contre l’instinct tout françois qui porte à se faire effet à soi-même, à disposer un peu les événemens pour l’agrément même de la chose, lorsque, d’ailleurs, cela ne nuit à personne.

Je m’efforcerai d’éviter ce genre d’infidélité tout esthétique, si l’on ose ainsi parler, en m’attachant sévèrement à l’ordre chronologique et personnel ; je suivrai pas à pas, c’est-à-dire d’année en année, mes souvenirs. Je ne parlerai que des faits auxquels j’ai pris part et des hommes que j’ai vus à l’œuvre. Je m’attacherai à reproduire, autant que possible, mes impressions du moment, en me bornant à les rectifier quand l’expérience et la réflexion m’en auront appris le faible ou le faux. En un mot, et ce sera tout mon pauvre mérite, je dirai : j’étais là, telle chose m’advint ; il n’appartient qu’aux maîtres d’ajouter : vous y croirez être vous-mêmes.

Janvier 1857.


LIVRE III
I

Dans la nuit du 31 décembre 1813 au 1er janvier 1814, les alliés, après avoir hésité longtemps, traversèrent le Rhin entre Spire et Bâle.

Le 24 janvier, l’empereur partit pour l’armée ; le 31 mars, Paris capitula ; le 2 avril, le sénat prononça la déchéance ; l’empereur abdiqua le 11.

Louis XVIII, rappelé au trône, rentra en France le 29 ; le 2 mai, il posa les bases de la charte dans la déclaration de Saint-Ouen ; le 30, il inaugura les deux chambres.

Je n’ai assisté qu’en simple spectateur à ces événemens, sans y prendre aucune part ; et, comme spectateur, voici, en peu de mots, le peu que j’ai vu.

Ce ne fut qu’au bruit du progrès des alliés, et précisément dans la mesure de ce progrès, que j’entendais prononcer le nom des princes de la maison de Bourbon. Je n’ai pas besoin de dire que j’étais étranger aux conciliabules que tenaient, dit-on, leurs partisans, et dont, pour ma part, je doute très fort ; mais, dans les maisons que je fréquentais et où les esprits étaient, d’ailleurs, très partagés, il était impossible qu’on ne discutât pas les chances de l’avenir ; la restauration y avait sa part, mais fort petite ; et, chose étrange, on ne savait rien à Paris ni de l’entrée du comte d’Artois en Franche-Comté, ni de l’arrivée du duc d’Angoulême dans le Midi. Je me souviens très bien, par exemple, des discussions dont le salon de Mme de Jaucourt était le théâtre, discussions qui se prolongeaient très avant dans la matinée. M. de Jaucourt, bien que sénateur et attaché à la personne du roi Joseph, était certainement très avant dans la confidence de M. de Talleyrand, puisqu’il devint membre du gouvernement provisoire. Eh bien ! là même, chez lui, en sa présence, on n’agitait guère que l’alternative de la paix ou de la régence, et l’on inclinait plutôt à croire à la paix. J’entends encore M. de Damas, ancien émigré rentré depuis longtemps, mais resté émigré jusqu’au bout des ongles, s’épuiser en argumens pour justifier, tant bien que mal, la stratégie des alliés et soutenir contre tout le monde qu’ils arriveraient à Paris ; il ne parlait pas des Bourbons, même dans cette hypothèse.

Mais si, dans les hautes régions, les esprits étaient encore très incertains et très circonspects, le mécontentement public se faisait jour, et j’en suivais, avec une anxiété curieuse, les premières explosions. Je n’oublierai jamais le soir où, tranquillement assis à l’Opéra-Comique, assistant à la représentation du Tableau parlant, vieille production de Marmontel et de Grétry, au moment où l’on chantait cette ariette :

Vous étiez ce que vous n’êtes plus,
Vous n’étiez pas ce que vous êtes…

les applaudissemens éclatèrent de toutes parts, depuis le parterre jusqu’au paradis, et se renouvelèrent à plusieurs reprises. J’oublierai encore moins une autre scène dont je fus témoin deux jours après celle-là. J’étais au Vaudeville. La police y faisait représenter une pièce de circonstance où les Cosaques pillaient un village, poursuivaient les jeunes filles et mettaient le feu aux granges ; la pièce fut sifflée outrageusement dès le début, interrompue par les clameurs du parterre, et ne put aller jusqu’au bout. Que souhaitait le public qui se livrait à ces démonstrations ardentes ? Il n’en savait rien, il ne pensait point aux Bourbons, il n’appelait point les alliés de ses vœux, il ne songeait point à la régence ; il se passait simplement une fantaisie de colère, arrive que pourra.

On se fait à tout. Les alternatives de succès et de revers, pendant la courte campagne de France, avaient tellement démonté les esprits et déconcerté les conjectures que le jour où l’on apprit l’approche des alliés, personne n’y voulait croire. Il fallut que le bruit du canon et le spectacle des paysans se réfugiant dans les faubourgs avec leurs familles, leurs meubles, leurs bestiaux, vint triompher de l’incrédulité générale.

Le lendemain, je me levai à la pointe du jour ; j’éveillai mon voisin, M. de Norvins. Nous nous étions donné rendez-vous. Nous remontâmes rapidement le boulevard et les rues qui se dirigeaient vers la barrière de Clichy. Repoussés par les troupes qui gardaient cette barrière, nous suivîmes le mur d’octroi jusqu’à la barrière du faubourg Saint-Antoine. Toujours écartés, et non sans raison, par les gardes nationaux et les soldats, nous entendions se rapprocher de plus en plus la canonnade et la fusillade. Nous redescendîmes ensuite le boulevard, où la foule commençait à s’accumuler, et parvînmes sans obstacle sur les hauteurs de Monceau. De là nous vîmes très distinctement les forces de l’armée alliée se déployer, et quelques tirailleurs, sortis des barrières, engager de légères escarmouches sans portée et sans conséquence. Personne ne semblait commander à Paris ; la garde nationale manquait de fusils ; rien ne provoquait les habitans à la résistance.

Revenus sur le boulevard, entre la Madeleine et la rue Montmartre, il nous parut que la foule avait changé de caractère ; ce n’était plus une cohue effarée de gens appartenant à toutes les conditions de la vie, la foule était presque exclusivement composée de gens bien mis, de femmes en négligé élégant, c’était presque une promenade publique. Les boutiques, d’abord soigneusement fermées, se rouvraient à demi, les restaurans se remplissaient d’hommes et de femmes qui déjeunaient à la hâte ; on entendait le bruit du combat très distinctement, on dit même que quelques obus tombèrent dans les rues adjacentes, mais je n’en crois rien. Les nouvelles qui circulaient étaient, comme on peut le penser, très diverses et très contradictoires ; personne ne croyait à rien ; tout le monde s’attendait à tout.

A la tombée de la nuit, nous revînmes au logis. Je demeurais encore à cette époque dans la rue de la Madeleine. Avant de rentrer, je m’arrêtai quelques instans dans la rue des Champs-Elysées, chez Mme la duchesse d’Abrantès ; j’y trouvai le général Kellermann, que je n’avais pas revu depuis mon séjour à Valladolid ; il y racontait le combat du matin, les pourparlers engagés, la capitulation prochaine, le départ de la régente, des ministres, du gouvernement tout entier. Ne pouvant rien pour mon pauvre pays, je résolus, du moins, de ne pas assister à l’occupation de Paris par l’ennemi. Je me tins renfermé chez moi, je ne vis ni le triste défilé des troupes alliées sur nos boulevards, ni les scènes honteuses qui signalèrent leur entrée.

Je ne quittai ma retraite qu’au bout de plusieurs jours, lorsque notre sort fut fixé, lorsque, faute de mieux, les corps de l’empire eurent disposé de la couronne, transféré notre allégeance d’un gouvernement à un autre et préparé à la France un nouvel avenir.

Je revis, sans leur porter envie, quelques-unes des personnes engagées dans ces transactions. M. le comte d’Artois venait d’arriver ; c’était à qui se ferait présenter à lui ; les vieux royalistes accouraient des quatre coins de la France et les serviteurs de l’empire se précipitaient pour les devancer. On me pressa d’en faire autant et de ne pas négliger la part de restauration que mon nom pouvait me valoir, d’autant que, fort obscur jusqu’alors, je n’avais rien à me faire pardonner. Mais tout ce que je voyais m’inspirait un profond dégoût et me semblait parfaitement ridicule. Je ne résistai pas toutefois, un matin, à l’envie d’entrer incognito, c’est-à-dire sans uniforme et sans me faire nommer, dans la salle basse du pavillon de Flore, où M. le comte d’Artois distribuait des sourires et des complimens à tout venant. J’entrai à petit bruit, sans être remarqué par personne, et je sortis de même. C’était un pauvre spectacle. On m’a raconté que M. de La Fayette s’y était présenté le matin même dans un dessein patriotique, à coup sûr : il ne serait ni permis ni possible de lui en supposer un autre ; que, revêtu de son ancien uniforme d’officier général, il avait été pris pour un ancien émigré, accueilli à bras ouverts comme tel, et qu’ayant décliné son nom, M. le comte d’Artois était resté stupéfait, sans mot dire, au milieu d’un auditoire indigné et consterné. Je ne sais si l’anecdote est vraie ; M. de La Fayette ne m’en a jamais parlé, et je ne conçois pas pourquoi je ne lui en ai pas parlé moi-même.

Vint l’entrée de Louis XVIII, entouré des siens, escorté par les généraux et les maréchaux de l’empire. J’assistai en simple curieux à la marche du cortège, je le suivis de rue en rue, de boulevard en boulevard jusqu’à son entrée aux Tuileries. Je ne crains pas de me tromper en affirmant qu’il y avait là deux courans bien distincts : l’un (et c’était de beaucoup le plus considérable), composé de gens à peu près comme moi, curieux, tristes et résignés ; l’autre, composé de royalistes ardens, en nombre limité, mais bruyans et démonstratifs ; ces deux courans alternaient selon les quartiers, croissant ou décroissant plus ou moins, mais toujours distincts ; le dernier devient prédominant aux approches des Tuileries.

Louis XVIII, cheminant en calèche avec sa famille, avait l’air ouvert et sérieux, sans émotion apparente, Mme la duchesse d’Angoulême, cette physionomie grave et morose que nous lui avons toujours connue. M. de Chateaubriand a fait de la poésie sur l’attitude farouche et sinistre des troupes devant lesquelles passait le cortège. Je les ai bien observées, rien de semblable ne m’a frappé et je n’ai rien remarqué qui ait fixé mon attention. Les généraux à cheval autour de la calèche étaient visiblement agités et inquiets. Je rentrai chez moi, médiocrement satisfait et dans un état d’esprit tout à fait perplexe.

Depuis ce moment jusqu’au jour de la promulgation de la charte, je suivis de l’œil la marche et les progrès du nouveau gouvernement, mais sans aucun effort pour m’en rapprocher et me tenant plutôt à distance des personnes de ma famille ou de ma connaissance qui s’y engageaient de plus en plus. J’étais néanmoins tenu fort au courant des délibérations du comité chargé de rédiger la charte et cela par une circonstance assez singulière.

J’ai parlé de mon excellent ami et camarade Pépin de Bellisle. Il était revenu en France lorsque notre armée avait définitivement évacué l’Espagne, et je l’avais retrouvé à Paris lorsque je revins moi-même de Prague. Je le voyais souvent. Élevé dès sa première jeunesse par M. et Mme Beugnot, presque enfant de cette maison, il m’y présenta. M. Beugnot, alors ministre par intérim du gouvernement provisoire, tenait la plume comme secrétaire dans le comité de constitution désigné par le roi. Nous allions chez lui, Bellisle et moi, presque tous les soirs. Il nous racontait habituellement la séance du matin, et nous restions fort avant dans la nuit à discuter. Nous lui faisions la guerre lorsqu’il faiblissait dans la défense des principes constitutionnels, et s’il a, comme je le crois, exercé quelque influence, quant à l’adoption de certaines dispositions contestées, peut-être n’y avons-nous pas été complètement étrangers.

Né à Troyes, en Champagne, dans une condition honorable et modeste, entré de bonne heure au barreau, et, plus tard, à l’assemblée législative, membre de la courageuse minorité qui honora cette assemblée, emprisonné sous la Terreur, devenu successivement sous l’empire préfet de Rouen, conseiller d’état, administrateur du royaume de Westphalie, M. Beugnot était, à coup sûr, un homme très honnête et très éclairé. Son esprit était étendu, simple et sagace, son instruction très variée, sa conversation, charmante. Il avait vu beaucoup ! d’hommes et beaucoup de choses ; il les avait très bien vus, et sa mémoire était infaillible. Mais il n’avait pas entièrement échappé au funeste effet des révolutions successives couronnées par l’administration impériale ; son caractère n’était pas au niveau de ses lumières ; il avait un peu l’épine dorsale brisée ; en un mot, il appartenait plus ou moins à la tribu des fonctionnaires.

Il n’obtint point, par cela même, dans la rédaction de la charte, tout l’ascendant que la supériorité de son esprit et de son expérience lui pouvait naturellement acquérir. Parmi les dispositions qu’il laissa passer sans trop de résistance, il en était une qui nous touchait au vif, mon ami Bellisle et moi ; c’était celle qui fixait à quarante ans l’âge exigé pour entrer à la chambre des députés. Cette disposition nous condamnait pour dix ans et plus à l’oisiveté politique ; nous en fîmes à M. Beugnot des reproches très amers, dont il se défendait, comme de coutume, assez mollement. On voit par là que j’étais personnellement loin de m’attendre au dédommagement qui m’était réservé. Cela peut paraître extraordinaire, mais n’en est pas moins vrai. J’avais totalement oublié que j’étais le chef de la branche aînée de ma famille, l’héritier du duché de Broglie, et qu’à ce titre, puisqu’il s’agissait de créer une chambre des pairs, j’y devais être naturellement appelé.

Heureusement d’autres y pensaient pour moi ; mon oncle, le prince Amédée de Broglie, qui pouvait très bien, en qualité d’ancien aide de camp de M. le prince de Condé, faire pencher la balance en sa faveur, fit au contraire valoir mes droits, sans m’en prévenir, avec beaucoup de zèle et de désintéressement : le flot de la restauration était d’ailleurs pour moi, sans que j’eusse besoin de m’en mêler. Ce ne fut pas néanmoins sans beaucoup de surprise que je reçus, le matin même du 4 juin, la lettre close qui convoquait la future chambre des pairs, composée d’anciens sénateurs et d’anciens grands seigneurs, dans les salles du palais Bourbon, où siégeait la chambre des députés.

La séance fut imposante, solennelle et, à tout prendre, satisfaisante. Le discours du roi, grave, digne, compensa jusqu’à un certain point le regret qu’inspiraient aux gens sensés la charte octroyée, les dix-neuf années de notre règne, le discours hétéroclite du chancelier Dambray et l’élimination d’un certain nombre de sénateurs auxquels le public ne prenait d’ailleurs qu’un médiocre intérêt.

Je me trouvai donc transporté tout à coup, et par le simple cours des événemens, au premier rang dans la société et dans l’état. Je ne l’avais point mérité par mes services, je ne m’en étais point rendu indigne par mes sentimens, mon langage et ma conduite. Il ne me restait qu’à bien user de cette fortune inattendue.

J’avais vingt-neuf ans. Je disposais librement depuis dix ans de mon temps et de mon modeste patrimoine. L’emploi que j’avais fait de l’un et de l’autre n’était point de nature à me rendre difficile un établissement convenable. De ces dix ans, j’avais passé la moitié à Paris, dans ce qu’on nomme le monde, l’autre moitié à l’étranger et dans les affaires. J’avais acquis quelque expérience des hommes et des choses, et le cours de mes études m’avait préparé à la vie publique, autant, au moins, que la plupart de mes contemporains.

Les dispositions que j’y portais étaient de bon aloi. Mes sentimens étaient sains, mes intentions droites, mes opinions sensées. Sans mépriser ni dénigrer l’ancien régime, toute tentative de le remettre sur pied me paraissait puérile. J’appartenais de cœur et de conviction à la société nouvelle, je croyais très sincèrement à ses progrès indéfinis ; tout on détestant l’état révolutionnaire, les désordres qu’il entraîne et les crimes qui le souillent, je regardais la révolution française prise in globo comme une crise inévitable et salutaire ; en politique, je regardais le gouvernement des États-Unis comme l’avenir des nations civilisées et la monarchie anglaise comme le gouvernement du temps présent ; je haïssais le despotisme et ne voyais dans la monarchie administrative qu’un état de transition. Il y avait en tout cela sans doute beaucoup de jeunesse, un peu de rêverie, mais rien qui fût radicalement faux, rien qui ne pût être rectifié par le temps et la réflexion, rien qui ne fût compatible avec une conduite loyale et régulière.

J’avais employé les loisirs où me laissait l’agonie du régime impérial à traiter par écrit diverses questions politiques. Je trouve à la fin d’un de ces essais, auxquels je n’attache, d’ailleurs, aucune importance, le passage suivant : « Montesquieu, entraîné par son amour pour son pays, a fait fléchir souvent la justesse de son jugement pour présenter aux Français leur gouvernement comme l’un des trois types sur lesquels doivent être modelés tous les autres. Mably n’a pas dissimulé l’opinion contraire. On sait qu’il dit un jour avec humeur en entendant parler de quelques améliorations : Tant pis, cela fera durer la vieille machine qu’il faut détruire ! Le dessein de Montesquieu était raisonnable ; il est triste de penser que Mably avait raison. » Ce peu de lignes dépose de l’état de mon esprit à cette époque et de la fidélité de mes souvenirs actuels.

Quelle que fût, néanmoins, la modération de mes desseins et de mon caractère, par cela seul qu’ils étaient contraires au courant des idées et des sentimens à la mode, je ne tardai guère à devenir, pour la cour du nouveau roi et pour la haute société, un apprenti jacobin. La conduite de M. d’Argenson[2] y fut pour quelque chose. Il avait nettement et sèchement refusé la mission de commissaire royal, délégué pour faire reconnaître et installer dans les départemens le nouveau régime. Mais ce qui contribua le plus à me discréditer dans les hauts lieux, ce fut, d’une part, les liaisons que je conservai avec plusieurs des serviteurs du régime impérial, entre autres M. de Bassano et M. Regnault de Saint-Jean-d’Angély, et, de l’autre, les liaisons que je formai avec les membres des deux chambres qui pensaient comme moi, avec Tracy, Lanjuinais, Boissv d’Anglas, Pontécoulant, Malleville, Lenoir-Laroche, dans la chambre des pairs ; avec Dupont de l’Eure, Gallois, Ganilh, Flaugergues, Raynouard, dans la chambre des députés.

Je ne pris, néanmoins, aucune part, aux discussions qui signalèrent la première session du parlement français et qui portèrent principalement sur la loi de la presse présentée par l’abbé de Montesquiou ; sur le système de finances de l’abbé Louis, devenu, ou plutôt resté le baron Louis ; sur l’affaire du général Exelmans et sur la restitution des biens des émigrés. Il ne tiendrait qu’à moi d’en faire honneur à ma modestie, de dire que n’ayant pas voix délibérative à la chambre dont je faisais partie, c’eût été présomption de ma part d’y prendre la parole uniquement pour être entendu, mais j’aime mieux convenir de bonne foi que la timidité fut pour beaucoup dans mon silence, et, comme il arrive presque toujours, l’amour-propre pour beaucoup dans ma timidité.

J’avais, d’ailleurs, autre chose à penser et meilleure excuse. C’était le moment où se préparait le grand événement de ma vie, celui, qui a décidé de ma destinée pour ce monde et, je l’espère, pour un monde meilleur.

Mme de Staël, exilée dix ans par l’empereur, échappée péniblement à sa tyrannie en traversant toute l’Europe, de Genève à Moscou, de Moscou à Stockholm, reçue triomphalement en Angleterre, était rentrée en France peu après le retour de Louis XVIII ; elle y était entrée accompagnée de son fils, de sa fille, de M. Rocca, son second mari, et de Wilhelm Schlegel, à cette époque l’une des gloires de la littérature allemande. Elle avait été fort liée avec ma mère, ainsi que je l’ai déjà rappelé plus d’une fois ; enfant, je l’avais connue ; je ne tardai pas à lui être présenté.

Tout est, dit désormais sur Mme de Staël. Pleine justice lui est rendue, les hommes éclairés, les hommes honnêtes de tous les partis, ce chœur des gens de bien et de bon sens qui devance la postérité. et prépare ses arrêts, s’accordent à reconnaître, dans l’auteur de tant d’écrits qui vivront autant que notre langue, la générosité du caractère, l’élévation des sentimens, la force, l’étendue et la finesse de l’esprit, une rare diversité de dons naturels et de talens acquis, sans parler de l’incomparable éclat de sa conversation. Je n’ajouterai rien à tout ceci, et, de vrai, qu’y ajouterais-je ? Mme de Staël a plutôt nui quelque peu à la mémoire de son illustre père en l’accablant d’éloges mérités, en disposant le public ingrat et malin à dire de lui ce que disait d’Aristide le paysan athénien. Je ne rendrai point à la sienne Ce mauvais office et je me contenterai d’indiquer un trait particulier de sa nature, parce qu’il suffit à lui seul pour expliquer bien des choses et pour répondre au besoin à plus d’un reproche.

Ce qui caractérisait avant tout, plus que tout, Mme de Staël, c’était, d’une part, une activité impétueuse, impérieuse, irrésistible pour elle-même, et, d’une autre part, si j’ose ainsi parler, un bon sens inexorable. Dans toutes les transactions de la vie, publique ou privée, dans toutes les préoccupations de l’intelligence, étude ou méditation, composition ou conversation, son génie naturel la portait, ou plutôt l’emportait au but, tout d’un trait, de plein saut, au hasard des difficultés, et s’exposait ainsi à dépasser quelque peu la mesure de l’actuel et du possible. Elle était la première à s’en apercevoir et la plus choquée du mécompte ; son admirable discernement du vrai, du réel, de ce qui se cache au fond des choses et au fond des cœurs, l’éclairait d’une illumination subite, la perçait du même coup, comme d’un vif aiguillon ; les retours étaient brusques, les réactions franches, comme on dirait en mécanique, en chimie, en médecine, et, le plus souvent, le dédain des précautions à prendre pour couvrir la retraite, pour ménager les transitions, faisait beau jeu à la médiocrité envieuse et maligne contre l’esprit supérieur.

Je suis fermement convaincu qu’en y regardant de près, on trouverait au fond de tous les torts réels ou supposés, et supposés pour la plupart, qu’on a bien ou mal à propos imputés à Mme de Staël, cette lutte entre deux qualités éminentes qui la dominaient tour à tour, au lieu de se limiter, de se tempérer mutuellement ; c’est ce qui rendit son existence orageuse, c’est ce qui rendait son intimité, voire même son intérieur de famille, passionné, ardent, tumultueux ; je ne crains pas d’ajouter que c’est ce qui détruisit sa santé, malgré la vigueur naturelle de son tempérament, et termina prématurément sa vie dans la force de l’âge et du talent.

Elle m’accueillit avec bonté, elle aimait les titres de noblesse, les noms historiques, les idées libérales ; elle détestait l’empereur et le régime impérial ; elle se résignait à la restauration, sans illusion, sans aversion, sans préjugés favorables ni contraires. J’étais assez son fait sous ces divers rapports. Je la vis bientôt tous les jours ou à peu près ; j’allais habituellement chez elle soir ou matin, quelquefois l’un et l’autre, soit à Paris, soit à Clichy, où elle s’établit pendant l’été.

Je me liai intimement avec son fils. J’étais son aîné de plusieurs années. Élevé de bonne heure dans un gymnase en Allemagne, puis, plus tard, sous les yeux mêmes de sa mère, par M. Schlegel, il était excellent scholar, et presque aussi versé dans la connaissance de l’antiquité que dans les moindres finesses et les moindres délicatesses des langues classiques. Il avait beaucoup voyagé ou seul, ou avec sa mère, et parlait la plupart des langues modernes avec une facilité merveilleuse et l’accent le plus pur. Propre à tout, il avait traversé avec éclat les examens de l’École polytechnique, sans entrer définitivement dans l’école même. Éclairé, fier et généreux comme sa mère, il en subissait la disgrâce, et il en épousait les espérances avec joie et avec orgueil. Mais ce qui le distinguait au plus haut degré, ce qui faisait de lui un homme à part, c’était l’aptitude singulière à faire passer dans l’exécution, dans la pratique, les idées spéculatives des rares esprits qui se pressaient autour de sa mère. Il était, il fut toute sa vie matter of fact man, comme on dit en Angleterre. Si sa jeunesse, son origine étrangère, l’uniforme suédois qu’il portait encore, ne lui eussent pas interdit, en France, l’accès des fonctions publiques, si la mort ne l’eût pas enlevé trop tôt, je suis convaincu qu’il aurait figuré au premier rang parmi les hommes de notre temps.

Je ne dirai rien de sa sœur ; il m’en coûterait trop de recourir, pour exprimer ma pensée, à des termes qui paraîtraient exagérés, tout en restant bien au-dessous de la vérité. Ceux qui l’ont connue intimement me comprendront ; quoi que je dise, les autres ne me comprendraient pas.

J’ai peu connu M. Rocca. Au moment où Mme de Staël revint en France, il était atteint d’une maladie mortelle qui le condamnait à la retraite et au silence absolu. On ne le voyait que de loin en loin. Dans le très petit nombre de paroles que j’ai recueillies de lui, il m’a laissé l’idée d’un esprit original, brusque et naïf, qui devait avoir quelque chose de singulièrement piquant. J’ai beaucoup connu, en revanche, Wilhelm Schlegel, et j’aurai souvent occasion d’en parler. Je laisserai venir l’occasion et me bornerai, en ce moment, à dire qu’il m’accueillit, comme le reste de la maison, avec beaucoup de bienveillance.

Mes assiduités dans cette maison n’ayant point paru déplaire, je conçus bientôt de plus hautes espérances, et, vers la fin de l’automne, je partis pour les Ormes, afin d’obtenir le consentement de ma mère, qui me l’accorda volontiers, et revint avec moi à Paris. M. d’Argenson avait été le premier à me conseiller ce mariage ; il suivit ma mère de près.

L’assentiment cordial et empressé de ma mère m’était fort nécessaire pour faire tête à l’orage que ma résolution excitait au sein de ma famille. Tel était le courant de l’opinion dominante, et telle la folie des préjugés nobiliaires fraîchement exhumés qu’on y regardait mon mariage avec la fille d’un grand seigneur suédois comme une mésalliance. On rappelait l’opposition entre le maréchal de Broglie et M. Necker, en 1780 ; il semblait que nos deux familles fussent des Capulet et des Montaigu ; mon oncle Amédée, à qui j’avais des obligations réelles et récentes, me traitait d’ingrat ; bref, la rumeur était extrême et croissait d’heure en heure.

Je tins bon. Le mariage fut convenu et rendu public, dès le lendemain de l’arrivée de ma mère, et ne fut différé qu’en raison d’arrangemens de fortune qui dépendaient de la restitution de deux millions prêtés généreusement à l’état par M. Necker. Je reviendrai sur ce sujet.


II

Les derniers jours de 1814 et les trois premiers mois de 1815 s’écoulèrent pour moi rapidement. Je me couchais tard et me levais de grand matin ; j’étudiais avidement durant une partie de la nuit et la première moitié de la matinée, ne négligeant rien pour me rendre digne de la position qui m’était échue : politique, jurisprudence, économie politique, finances, administration, je dévorais tout, un peu à la hâte et pêle-mêle ; midi venu, je partageais le reste de la journée entre la société de Mme de Staël et les séances des chambres.

Mme de Staël, en retrouvant son cher Paris, après dix années d’exil, était lancée dans le très grand monde. Accueillie, recherchée même à la cour et chez les ministres, ménagée dans le faubourg Saint-Germain, son salon était le rendez-vous de tous les étrangers que la restauration attirait à Paris. Ce n’était pas ce qui m’en plaisait le plus. Dans la position où se trouvait la France, tout commerce avec les étrangers, quels qu’ils fussent, me répugnait à certain degré, si fort même que je me félicitai, mon mariage n’étant point encore déclaré, de n’être point appelé, comme membre de la famille, à la fameuse entrevue de l’empereur Alexandre et de M. de La Fayette, entrevue ménagée, comme on le sait, par Mme de Staël et dans son propre salon ; je l’ai souvent regretté depuis.

Parmi les étrangers que je rencontrai dans ce salon figuraient, au premier rang, le duc de Wellington, M. Canning, sir James Macintosh, lord Harrowby et M. de Humboldt.

Le duc de Wellington m’inspirait, tout ensemble, de l’éloignement et du respect. C’était, pour le fond même du caractère, un véritable Anglais, un Anglais de la vieille roche, un esprit simple, droit, solide, circonspect, mais dur, raide et un peu étroit. Du reste, sa position comme sa renommée formait un contraste étrange avec la galanterie gauche et pressante qu’il affectait auprès des personnes jeunes et belles, et qu’il poussait, dit-on, aussi loin que celles-ci le permettaient. Il en a conservé les allures jusqu’à la dernière vieillesse, et ce n’est pas une des moindres preuves du bon sens de la nation anglaise que le soin qu’ont pris tous les partis de jeter, comme à l’envi, le manteau sur le côté ridicule du héros de Waterloo.

M. Canning était tout autre. C’était, à la fois, un bel esprit et un homme d’état ; l’un des deux personnages gâtait un peu l’autre. Le bel esprit était très brillant, plus peut-être que ne le comportait la gravité d’un premier ministre en expectative ; l’homme d’état prenait sa revanche ; il était hautain et dédaigneux. Mme de Staël avait avec l’un et l’autre des prises très vives, et c’était plaisir de l’entendre ; néanmoins, j’évitais M. Canning plus que je ne le recherchais ; il n’était pas encore ce qu’il est devenu depuis, et depuis aussi je lui ai rendu plus de justice.

Sir James Mackintosh était, en revanche, l’un des hommes les plus aimables que j’aie connus. Son savoir était immense. Il était versé dans les langues classiques ; il connaissait à fond la littérature germanique, comme la littérature anglaise et française. De visage et de caractère, il ressemblait à Cicéron. A l’époque dont je parle, il revenait de Bombay, où il avait résidé plusieurs années à titre de grand juge, et sa haute réputation, longtemps contestée, commençait à s’établir solidement en Angleterre. Pendant le peu de mois qu’il passa à Paris, il était l’un des habitués de la maison de Mme de Staël, et il se prit, pour moi, d’une véritable amitié qu’il m’a conservée jusqu’à sa mort. Ses mémoires, publiés par sa famille, en portent témoignage, et j’en garde un souvenir plein de reconnaissance et de vénération.

Lord Harrowby, longtemps ministre en Angleterre, avant et depuis l’époque dont je parle, était un tory modéré, éclairé, d’une politesse exquise et d’un sens parfait. J’étais très curieux de l’Angleterre, je me perdais en efforts pour concilier ce que je lisais dans les livres composés ex professo sur ce pays, et ce que je lisais chaque jour dans les feuilles publiques. Lord Harrowby satisfaisait ma curiosité avec une inépuisable complaisance. Il me témoignait l’intérêt qu’un vieillard d’une expérience consommée et d’un bon cœur ressent naturellement pour un commençant de bonne volonté. J’ai beaucoup profité de ses entretiens, et son amitié pour moi ne s’est pas démentie pendant de longues années ; car il n’est mort que dans un âge très avancé ; il existait encore, bien infirme et bien impotent, lorsque j’étais ambassadeur à Londres, et m’honorait de ses conseils.

Je dirai peu de chose de M. de Humboldt ; tout le monde l’a connu en France, où il a résidé pendant tant d’années. C’était, sans doute, et c’est encore (car il existe au moment où j’écris ces lignes), un homme extraordinaire, d’un savoir, universel, d’une activité prodigieuse, et de qui l’on peut dire que rien ni personne ne lui était étranger, mais un homme dont la société n’était pas tout à fait sûre, un peu malicieux, un peu tracassier, fort meddling, comme disent les Anglais, et au fait des moindres caquets de la moindre ville des deux mondes, comme des moindres secrets, des moindres opérations de la nature. Sa conversation, très instructive, était accablante, parce qu’elle était intarissable, surchargée de faits et d’allusions de tout genre, coupée de parenthèses innombrables et interminables, et finissait par devenir fastidieuse, à force de complimens prodigués indistinctement à tout venant. Je n’ai point connu son frère, bien qu’il fût alors à Paris, où il se montra le grand adversaire de la France ; c’était, tout le monde en convient, une tête puissante et un cœur ardent. Je regrette de n’en pouvoir parler que sur le témoignage d’autrui.

Parmi, les Français, les trois personnages considérables que je vis habituellement à cette époque furent M. de Chateaubriand., M. de La Fayette et Benjamin Constant ; il serait impossible d’en indiquer trois qui fussent plus différens l’un de l’autre.

M. de Chateaubriand ne fréquentait pas alors le salon de Mme de Staël. Je crois me rappeler que ce fut seulement en 1817 qu’il y vint habituellement ; mais nous le voyions souvent chez Mme la duchesse de Duras, qui devint, plus tard, l’une de ses admiratrices passionnées. Mme de Duras demeurait alors rue de Grenelle, tout près de la rue de Bourgogne, et porte à porte avec Mme de Staël. Elle lui ressemblait de taille et de figure, et ne négligeait aucun effort pour rendre cette ressemblance de plus en plus frappante. C’était une personne d’un esprit distingué et d’un noble caractère, mais dont l’existence a été malheureuse parce que sa position était fausse, même à ses propres yeux. Fille d’un conventionnel, M. de Kersaint, gentilhomme breton, républicain sincère, mais ardent et déclamateur, comme l’étaient tous les républicains de cette époque, née d’un père à qui l’on ne pouvait reprocher aucun acte criminel, mais dont on pouvait citer de regrettables paroles, elle devait son tabouret à la cour à son mariage, et son mariage au hasard de l’émigration ; c’était une grande gêne, pour elle dans le coup de feu : de la restauration ; aussi son attitude dans le grand monde était-elle un compromis perpétuel entre l’orgueil du rang et la piété filiale. Douée d’un cœur sensible, elle vivait dans une méfiance, par malheur trop bien, fondée, de ses agrémens personnels. D’un esprit délicat et cultivé, elle recherchait et redoutait également la société des gens de lettres, toujours inquiète que l’affabilité n’autorisât la familiarité. M. de Chateaubriand, gentilhomme breton, comme M. de Kersaint, libéral autant que lui, sinon comme lui, triomphant aux Tuileries, l’un des auteurs de la restauration, et le premier des écrivains de son temps, fort occupé de Mme de Duras, devait naturellement tenir le premier rang dans sa société. Il réunissait toutes les conditions pour devenir l’idéal de la maîtresse du logis, dont l’admiration déjà prononcée datait d’ailleurs d’assez loin. Je me souviens, en effet, au moment même où j’écris ces lignes, que six ou sept ans avant la restauration, en plein régime impérial, ayant en l’honneur de passer deux jours au château d’Ussay, où Mme de Duras résidait avec son mari et ses deux filles, elle me lut, avec un enthousiasme que je partageais sincèrement, le fameux article du Mercure qui pensa faire arrêter son auteur. Il était donc chez elle le personnage en évidence, et, chose digne de remarque, dès cette époque, c’est-à-dire au plus haut faite de sa réputation, maître du terrain, enivré de gloire et d’espérance, il était déjà ce que nous l’avons vu dans ses jours d’adversité et de décadence, rogue et dédaigneux, étalant avec complaisance une personnalité naïve presque jusqu’au cynisme, une vanité envieuse, amère et morose, mécontent de tout, de tout et de chacun ; il était déjà l’homme des Mémoires d’outre-tombe.

Ce n’était pas chez Mme de Staël que je voyais le plus souvent M. de La Fayette ; il habitait sa terre de La Grange et ne venait à Paris que par intervalles. Quand il y venait, j’allais le voir chez lui. Je le rencontrais chez M. de Tracy et chez plusieurs de ses amis ; M. d’Argenson avait renoué avec lui une liaison longtemps interrompue. Je l’aimais et l’admirais beaucoup ; j’entrais, à plein cœur, dans ses sentimens, ce qui me rendait un peu plus libéral que Mme de Staël ne le désirait, et me donnait, dans le monde, la réputation d’ennemi de la maison de Bourbon ; il n’en était rien, du moins de ma part, et pas encore de la sienne ; non seulement, en effet, il ne fut pour rien dans le 20 mars, il n’était pas bonapartiste, mais il ne fut pour rien dans le complot que Fouché, le comte d’Erlon, Lefebvre-Desnouettes et les frères Lallemand dirigeaient en sens opposé au 20 mars.

N’écrivant point de l’histoire, je ne fais pas non plus de portraits. Celui de M. de La Fayette a d’ailleurs été tracé de main de maître par M. Guizot ; je n’y vois rien à reprendre, sinon que le singulier mélange de l’aristocrate et du démagogue n’y ressort peut-être pas assez en saillie. Il fallait aimer M. de La Fayette pour lui-même, ce qui du reste était facile, car on ne gagnait rien à être de ses vrais amis ; il ne faisait guère de différence entre un honnête homme et un vaurien, entre un homme d’esprit et un sot ; il ne faisait de différence qu’entre celui qui lui disait et celui qui ne lui disait pas ce qu’il disait lui-même. C’était un prince entouré de gens qui le flattaient et le pillaient. Toute cette belle fortune, noblement gagnée, noblement offerte, noblement reçue, s’est éparpillée entre les mains des aventuriers et des espions.

On ne gagnait rien non plus à le prendre pour chef, car il était toujours prêt à s’engager dans une entreprise quelconque, sur le premier appel du premier venu, exactement comme un gentilhomme du bon temps, qui se battait pour la beauté même de la chose, le plaisir du péril et l’envie d’obliger un ami.

Ce que je dis ici et en ce moment, je le lui ai dit cent fois à lui-même, durant le cours d’une intimité qui n’a fini qu’avec sa vie, et dont le souvenir ne finira qu’avec la mienne.

Quant à Benjamin Constant, si l’un des hommes qui l’ont le mieux connu, l’un des esprits les plus sains et les plus fins de notre temps et de notre pays, si M. de Barante publie jamais la notice qu’il m’a fait lire, s’il croit pouvoir la communiquer au public, le public connaîtra jusque dans ses moindres nuances ce triste et singulier caractère. A l’époque dont je parle, rien n’était plus curieux à étudier. Ce n’était plus le tribun de 1800, ce chef d’une opposition naissante, tout aussitôt décapitée par le grand sabre du premier consul. C’était encore moins le jacobin apprenti du régime directorial, qui professait la nécessité de s’y rallier, préludait au 18 fructidor, et dénonçait en traits sanglans la restauration d’Angleterre. Dix années d’exil volontaire en Allemagne et le spectacle des ravages exercés par l’empereur Napoléon sur ce malheureux pays en avaient fait un autre homme. Il célébrait la légitimité des princes et maudissait l’usurpation en termes qu’un habitué de Coblentz n’aurait pas désavoués ; il ne voyait de salut pour le peuple et d’espoir pour la liberté qu’à l’ombre des trônes antiques et des institutions traditionnelles ; tout roi de fraîche date était, pour lui, un usurpateur, et tout usurpateur un tyran.

Cet accès d’orthodoxie ultra-rhénane n’était pas trop bon teint, aussi ne lui dura-t-il guère ; mais il eut cet heureux effet de l’engager sincèrement dans les vues et les intérêts du gouvernement nouveau et d’employer au service de la cause constitutionnelle le trésor de sages réflexions et d’informations utiles qu’il avait en portefeuille ; il s’y consacra de tout son cœur et sans arrière-pensée. C’est lui qui a vraiment enseigné le gouvernement représentatif à la nation nouvelle, tandis que M. de Chateaubriand l’enseignait à l’émigration et à la gentilhommerie. Jusque-là, même dans sa partie la plus saine, la nation nouvelle en était encore aux idées de 1791. L’histoire de la constitution préparée par le sénat conservateur en fait foi. On ne saurait trop apprécier sur ce point la dette de notre pays envers Benjamin Constant : ses différentes brochures ont éclairé les plus habiles, illuminé le gros du public et transformé en lieux-communs des vérités ignorées ou méconnues ; c’est le premier des triomphes en philosophie et en politique.

Je l’assistais dans ce travail en qualité de manœuvre, je l’aidais à faire passer dans le langage technique de notre législation des idées empruntées à la législation britannique, aménager les transitions entre l’une et l’autre. Il est telle de ses brochures, entre autres, et ce n’est pas la meilleure, celle sur la responsabilité des ministres et autres agens du pouvoir exécutif, dont je lui ai suggéré les données principales ; on trouvera dans mes papiers un essai sur ce sujet ; ç’avait été l’un de mes premiers travaux à mon entrée dans la vie publique.

Je m’entretenais aussi très souvent avec lui de son ouvrage sur les religions dont il préparait déjà la publication, mais qui n’a paru que plus tard. Sous ce rapport il s’était également opéré un grand changement dans son esprit. Ce n’était plus ce sceptique en herbe, cet échappé du collège, déjà blasé sans avoir de barbe au menton, dégoûté de tout avant d’avoir goûté à quelque chose, tel, en un mot, que nous le voyons poindre et grandir dans sa triste correspondance avec Mme de Charrière. Ce n’était plus cet adepte des doctrines les plus téméraires et les plus arides de la philosophie du dernier siècle, cet autochtone, si l’on ose ainsi parler, des régions les plus dévastées de l’âme et de l’intelligence, se préparant à porter le coup de grâce à l’infâme, à dépecer, à détruire l’une par l’autre les traditions religieuses de tous les temps et de tous les pays. Sur ce point encore, l’Allemagne l’avait retourné du blanc au noir, ou si l’on veut, du noir au blanc. L’érudition germanique, alors en bonne voie, lui avait fait honte de d’Holbach, de Diderot et de Dupuis. Tant s’en faut qu’il persistât dans sa haine et dans son mépris pour toutes les religions qu’il était plutôt tenté de les révérer toutes également, comme dépositaires de grandes vérités et sur la voie de beaucoup d’autres. Il avait renversé le plan de son livre et nous disait en riant : « J’avais réuni trois ou quatre mille faits à l’appui de ma première thèse ; ils ont fait volte-face à commandement, et chargent maintenant en sens opposé. Quel exemple d’obéissance passive ! » Bref, de sceptique il était devenu mystique, et rien n’est au fond plus naturel. Le scepticisme est une excellente machine de guerre ou un très bon oreiller pour la paresse ; mais, pour un penseur, ce n’est point un port dans la tempête, c’est au contraire une rade ouverte à tous les vents ; on se fatigue à battre l’eau, sans cesse et sans but, et, de guerre lasse, le mysticisme devient le coup de désespoir de la logique aux abois.

J’ajoute qu’en ceci Benjamin Constant ne s’en tenait pas à la pure spéculation, la pratique même était de la partie, si tant est que pratique il y ait chez les mystiques. Il était là, en Suisse, avec la très célèbre alors Mme de Krudener, qui rachetait les torts de son bel âge et le roman de son âge mûr en convertissant les sociniens de Genève et en régentant, à Lausanne, tout un petit groupe de semi-catholiques plus dévots à Mme Guyon qu’à Calvin, — gens de beaucoup d’esprit d’ailleurs et dont j’aurai peut-être occasion de parler un peu plus tard. Retrouvant à Paris Mme de Krudener en grand crédit auprès de l’empereur Alexandre, sa directrice de conscience et presque son confesseur, il renoua avec elle et, sans entrer dans la familiarité de l’autorité, sans tremper en rien dans cette rêverie de la sainte-alliance qui se préparait à petit bruit, il ne demeura pas entièrement étranger aux jongleries du moment. Ainsi, par exemple, il lui arrivait de passer, lui et maints autres néophytes, des nuits entières dans le salon de Mme de Krudener, tantôt à genoux et en prière, tantôt étendu sur le tapis et en extase ; le tout sans fruit, car ce qu’il demandait à Dieu, c’est ce que Dieu souffre parfois dans sa colère, mais qu’il tient en juste détestation. Épris de Mme Récamier, belle encore à cette époque, bien que déjà sur le retour, ce que Benjamin Constant demandait à Dieu, c’étaient les bonnes grâces de cette dame, et, Dieu faisant la sourde oreille, il ne tarda pas à s’adresser au diable, ce qui était plus conséquent.

Je ne plaisante pas, je raconte.

Un jour, ou plutôt une nuit, nous revenions en poste, lui, Auguste de Staël et moi, d’Angervilliers, maison de campagne qui appartenait alors à Mme de Castellan. La nuit était noire, le temps à l’orage, le ciel sillonné d’éclairs, le tonnerre grondait dans le lointain ; le galop des chevaux et le bruit des roues y répondaient à qui mieux mieux, et les étincelles jaillissaient à profusion du pavé. Ce fut ce moment que Benjamin Constant choisit ou saisit pour nous faire la singulière confidence des efforts qu’il avait tentés et tentés inutilement, Dieu merci, dans le dessein d’entrer en marché avec l’ennemi du genre humain. Il entendait un peu se moquer de nous, sans doute, mais il se moquait au fond de lui-même et ne s’en moquait que du bout des lèvres ; son front était pâle, un sourire sardonique errait sur son visage ; il commença sur ce ton de raillerie amère qui lui était familier : peu à peu le sérieux prit le dessus, et à mesure qu’il nous expliquait les simagrées auxquelles il s’était soumis, ses espérances conçues et déçues, son récit devenait si expressif et si poignant, qu’à l’instant où il le termina, ni lui ni aucun de nous n’était tenté de rire : il tomba et nous aussi, je le confesse en toute humilité, dans une rêverie pénible et pleine d’angoisse. Nous rentrâmes dans Paris sans nous être dit un seul mot. En retraçant depuis, dans son ouvrage, au livre qui traite du polythéisme chez les Romains, le tableau désolant des superstitions qu’une incrédulité progressive et désespérée engendrait parmi les meilleurs et les plus éclairés des Grecs et des Romains, parmi les héritiers de Phocion et de Cicéron, je me figure que Benjamin Constant se souvenait un peu de lui-même, et que l’expérience personnelle venait en aide à son érudition.

Au demeurant, je ne tardai guère à m’assurer qu’en ce qui le concerne, la magie noire n’avait pas mieux opéré que la magie blanche, et que le malin lui avait, de son côté, tenu rigueur.

Quelques jours après, en effet, j’étais au bal chez M. Greffulhe, le père de M. M. Greffulhe, bien connu alors dans le monde parisien, et de Mme de Castellane. M. Greffulhe possédait, en ce temps-là, une vaste et charmante habitation au haut de la barrière de Clichy, habitation morcelée depuis et devenue un quartier désert, percé de rues sales et tortueuses.

C’était un bal masqué ; on n’y était point admis à visage découvert. J’étais masqué comme tout le monde. Je ne tardai pas à remarquer qu’une personne à moi bien connue, et qui ne déguisait point sa voix, prenait mon bras, le quittait, puis revenait à moi, sans avoir d’ailleurs rien à me dire. C’était Mme Récamier. Ce manège me parut d’autant plus singulier que, la connaissant depuis bien des années, ayant souvent passé des jours, voire même des semaines avec elle, à la campagne, je n’avais jamais été ni l’admirateur de sa beauté, ni l’objet de ces préférences banales qu’elle prodiguait à tout venant, grand ou petit, jeune ou vieux, beau ou laid, sot ou spirituel, le tout en tout bien tout honneur, et comme pour s’exercer dans l’art de plaire et s’entretenir la main. Aussi n’était-ce pas de moi qu’il s’agissait. En coquetterie flagrante, d’une part avec Benjamin Constant, de l’autre avec Auguste de Forbin, j’étais, en quelque sorte, un instrument dont elle jouait ; elle se divertissait à entretenir leur jalousie réciproque en feignant de s’occuper de moi ; sous mon masque, j’étais Forbin pour Benjamin Constant, et Benjamin Constant pour Forbin, ce qui prouvait, du reste, qu’elle se moquait également de l’un et de l’autre. Je coupai court à ce charitable passe-temps qui ne convenait ni à ma position ni à mon caractère, et qui pouvait aboutir à me mettre gratuitement sur les bras deux sottes querelles, en quittant le bal avant minuit, et ce fut en sortant, si j’ai bonne mémoire, que j’entendis pour la première fois parler à voix basse du débarquement de l’empereur à Cannes. Le gouvernement l’avait appris dès le matin. Le lendemain, la nouvelle était publique.

Je dois cette justice à Mme de Staël, qu’elle ne s’y méprit pas un instant. Dès le premier mot, elle vit le bout des choses : l’armée en révolte, le pays résigné, le royalisme en déroute, et l’empereur aux Tuileries. Elle écouta avec la plus tranquille incrédulité, plutôt même avec un peu de compassion contenue, le déluge de promesses et de menaces, d’invectives et d’imprécations qu’on vociférait autour d’elle, exhortant chacun à faire son devoir par respect pour soi-même, pour l’honneur de la cause et du drapeau, mais sans pousser personne à se compromettre, avec un amour persévérant pour la France quand même, mais pas la moindre confiance dans la France du moment. Son parti fut également pris sur-le-champ.

Elle avait obtenu de Louis XVIII la promesse de faire inscrire, au nombre des dettes de la famille royale que la France prenait à son compte, les deux millions généreusement prêtés par M. Necker à Louis XVI, et certes cela était doublement juste ; c’était une dette personnelle, dont l’emploi avait été fait au profit de l’état. Mais cette promesse tombait naturellement avec celui qui l’avait faite. Les bonapartistes, dans l’avant-goût de leur triomphe, pressaient Mme de Staël de ne pas s’éloigner, de rester, de se déclarer pour l’empereur, lui promettant alors monts et merveilles. J’ai entendu à ce sujet M. de La Valette, qui demeurait dans la même maison qu’elle, redoubler d’instances à mesure que le moment fatal approchait, et le prince de Beauvau, le gouverneur du roi de Rome, se faisait fort de tout obtenir. Mme de Staël recevait ces insinuations avec le dédain qu’elles méritaient, faisait ses paquets à la hâte, en m’exhortant à rester aussi longtemps qu’il y aurait quelque chance de résistance à la nouvelle invasion du despotisme impérial, et en me donnant rendez-vous à Coppet, lorsqu’il n’y en aurait plus.

Je restai. Le gouvernement et la société offraient un spectacle misérable. On se repaissait de fausses nouvelles sans y ajouter la moindre foi. On s’échauffait en déclamations que chacun appréciait à leur juste valeur. On se préparait à la résistance avec la ferme résolution de ne pas attendre le premier choc. On jurait haine au tyran, en s’arrangeant, sous main, pour en être bien reçu, le moment venu. Forbin traînait son grand sabre dans le salon de Mme Récamier, et Benjamin Constant y brandissait l’article qu’il avait, pour son malheur, fait insérer dans le Journal des Débats, plus préoccupés l’un et l’autre de l’effet qu’ils faisaient sur la maîtresse du logis que de toute autre chose au monde. Une foule hébétée se pressait aux Tuileries, criant : Vive le roi ! en attendant qu’elle criât dans le même lieu : Vive l’empereur ! Les deux chambres se sentaient aussi détrônées que la royauté, leurs comités secrets étaient percés à jour comme le cabinet des princes, et leurs salles étaient des cafés où l’on venait aux nouvelles.

La séance royale où Louis XVIII vint annoncer solennellement le dessein de mourir sur son trône en défendant son peuple fut, néanmoins, de bon effet. Elle inspira le genre et le degré d’émotion qu’inspire aux acteurs et aux spectateurs une scène bien jouée, émotion réelle plutôt que sincère, et qui ne tire pour personne à la moindre conséquence. Le rideau tombé, le vieux roi roulé dans son fauteuil, il n’en était plus question. Les séances ordinaires attestaient le découragement universel par l’absence de toute discussion, par l’empressement à accorder au gouvernement tout ce qu’il jugeait à propos de demander. C’était un malade incurable, auquel on passait ses moindres désirs et qu’on retournait d’un côté sur l’autre. Le soir, M. Lainé, président de la chambre des députés, le seul, en tout ceci, qui eût conservé de la dignité, du courage et de la prévoyance, M. Lainé, dis-je, réunissait chez lui les personnes qu’il jugeait les plus résolues et les plus sensées, les membres de l’ancienne commission de l’Adresse en 1813, — cette Adresse qui fut, en quelque sorte, le coup de cloche de la chute du gouvernement impérial, — d’autres encore, M. de Sacy, Dupont de l’Eure, Benjamin Constant, etc. Je faisais régulièrement partie de ces conférences. Comme elles n’avaient aucun caractère officiel, elles ne menaient à rien et tournaient en doléances.

Dans le nombre des propositions qu’on y hasardait, vaille que vaille, la seule qui eût quelque sens et qui pût avoir quelque efficacité, ce fut celle de combler les vacances dans le sein de la chambre des députés, en lui faisant élire elle-même de nouveaux membres, et en dirigeant son choix sur des noms honorés et populaires. C’eût été, sans doute, un coup d’état, mais un coup d’état utile et innocent. La proposition échoua par le refus positif de M. de La Fayette et de M. d’Argenson, les deux premiers dont le nom eût été mis en avant.

M. de Lally nous donnait, chaque soir, la comédie dans ces réunions. Il commençait ses interminables harangues en répandant des torrens de larmes sur les infortunes de la maison de Bourbon, et les terminait en répandant des torrens d’injures sur chacun des membres de la famille royale.

Dans les intervalles libres que me laissaient les séances des chambres et les réunions dont je viens de parler, j’attirais chez moi plusieurs jeunes amis que je m’étais fait récemment à l’occasion du procès du général Exelmans. Je veux parler des rédacteurs du Censeur européen, le journal le plus libéral, le plus résolu et le plus désintéressé qui ait honoré notre temps et notre pays ; je veux parler de plusieurs de leurs collaborateurs, au nombre desquels on comptait déjà Augustin Thierry, qui s’est acquis depuis une mélancolique et glorieuse célébrité. Nous parcourions souvent ensemble les vues, les carrefours, les lieux publics, nous mêlant à la foule, et écoutant ce qui se disait ; tout était morne, calme, indifférent ; au fond sans regret, sans espoir, mais non sans inquiétude.

« Mon cher, disait quelques jours après l’empereur à M. Mollien, ils m’ont laissé venir comme ils ont laissé partir les autres. » Cela est vrai, comme le mot de Cromwell, lorsque, entendant autour de lui des acclamations joyeuses, il disait à Thurloe : Ces gens-là crieraient encore plus fort et plus joyeusement s’ils me voyaient mener pendre.

Enfin vint le moment fatal. Le jour du départ, je n’avais aucun motif pour me présenter aux Tuileries. Je n’étais pas de la cour. Il m’eût été impossible de feindre pour les personnes un regret que j’éprouvais réellement, mais que je n’éprouvais pas précisément pour elles ; dans l’opinion qu’on avait de moi fort injustement en ce lieu-là, on m’eût pris pour un ennemi secret, peut-être même, que sais-je ? pour un bonapartiste en flagrant délit, d’espionnage. Tout se pouvait dans un tel moment et de la part de telles gens.

Je me bornai donc, comme les badauds, à regarder du dehors les préparatifs mal dissimulés d’une évasion, car dans le langage officiel du moment, avec les protestations dont on n’était pas avare, le départ avait ce caractère. Il était aisé de voir, à travers les croisées, les allées et venues, la précipitation, le désarroi des gens qui croyaient entendre, d’instant en instant, le pas de charge des grenadiers impériaux. En voyant ce petit homme, si grand de cent victoires, à la tête d’une poignée de vieilles moustaches, renverser d’une chiquenaude un château de cartes, démantibuler d’un coup de pied une décoration d’opéra, je me rappelais involontairement cette scène du roman de Cervantes où le héros de la Manche, entrant dans une loge de marionnettes, et voyant une poupée vêtue en princesse enchaînée à un géant de carton, tire sa grande épée et pourfend le donjon et les prisonniers, le bateleur et sa boutique.

Le lendemain du départ de celui qu’on laissait partir, et le jour de l’arrivée de celui qu’on laissait venir, fut encore plus triste que la veille. Paris était lugubre : les places publiques désertes, les cafés, les lieux de réunion à demi fermés ; les passans s’évitaient ; on ne rencontrait guère dans les rues que des militaires attardés, des officiers en goguette et ides soldats en ribote, criant, chantant la Marseillaise, éternel refrain des tapageurs, offrant à tout venant, d’un ton goguenard, et presque à la pointe de leur sabre, des cocardes tricolores.

A la tombée de la rouit, nous eûmes la petite pièce avant la grande. Nous vîmes Saint-Didier, l’ancien préfet du palais, à la tête de la domesticité impériale : valets de pieds, officiers de bouche, cuisiniers, marmitons, chacun ayant déterré sa livrée, prendre triomphalement possession des appartenions en désordre, des lits encore défaits, des réchauds encore fumans, et poursuivre à coups de balai et de broche ce qui restait encore de la domesticité royale.

A nuit close, le maître arriva. Il arriva comme un voleur, selon l’expression de l’évangile, qui ne fut jamais plus juste. Il grimpa le grand escalier des Tuileries, porté sur les bras de ses généraux, de ses anciens ministres, de tous les serviteurs passés et présens de sa fortune, sur le visage desquels on pouvait néanmoins lire autant d’anxiété que de joie.

À peine fut-il assis, qu’il entendit retentir à ses oreilles les mots de constitution, de liberté, etc. ; il avait lui-même entonné la première note dans ses proclamations. C’était d’ailleurs le mot d’ordre, la lubie du jour, le jargon de la circonstance. Ce fut pour lui une pilule fort amère, qu’il avala d’assez bonne grâce.

Durant le peu de jours que je passai à Paris, et dans le peu de salons bonapartistes que je n’avais jamais cessé de fréquenter, Dieu sait tout ce qu’il me fut donné de poignées de main, prodigué d’assurances et de protestations ; on se serait cru aux premiers jours de l’assemblée constituante.

J’attachais à ces protestations sincères et frivoles toute l’importance qu’elles méritaient ; c’étaient autant de variations sur ce thème, qui peint l’époque même : Comment ne serais-je pas libéral ? J’ai servi dans les mamelouks ; mais c’étaient autant de manifestations qui rendaient impossibles, du moins dans les premiers momens, le rétablissement du despotisme impérial, et préparaient la ruine prochaine du despote. C’était là mon espoir ; je m’en expliquai même ouvertement un soir, dans le salon de Mme Gay, en présence des gens de lettres et des hommes publics qui concouraient, sous la première restauration, à la rédaction du Nain jaune. J’avais vu naître ce journal satirique dans le sein de cette société. J’avais assisté, plus d’une fois, aux soirées où la rédaction s’en préparait. Je n’y étais pas tout à fait étranger, en ce sens que j’avais permis qu’on y insérât des plaisanteries et des anecdotes dont j’étais le narrateur un peu malévole. Je dis nettement à la réunion, dont les personnages principaux étaient les futurs rédacteurs de la Minerve : MM. Jouy, Jay, Étienne, etc., qu’à mon sens, tout espoir de fagoter l’empereur Napoléon en roi constitutionnel était une folie, et que tout espoir de l’empêcher de tenter de nouveau les aventures et de ramener une seconde fois les étrangers à Paris, en était une autre ; qu’il n’y avait qu’une chose à faire, c’était de mettre à profit le coup de vent constitutionnel pour organiser un gouvernement qui débarrassât la France de l’empereur et prévînt une seconde invasion.

La branche aînée de la maison de Bourbon étant, en ce moment, tombée dans un grand décri, j’indiquai la branche cadette comme l’unique espoir des gens de bien et de bon sens. Ce n’était pas que je fusse initié à aucun complot, ce n’était pas non plus que je fusse en rapport intime avec M. le duc d’Orléans. Je lui avais été présenté ; il m’avait accueilli avec bienveillance ; du reste, je le voyais rarement ; mais sa position l’indiquait naturellement dans les circonstances où nous nous trouvions. Je me rappelle même, en ce moment, que deux ou trois jours avant l’arrivée de l’empereur, cherchant dans mon esprit quelque moyen de résistance, je me mis en route pour parler du duc d’Orléans à Carnot, que je ne connaissais pas et n’avais jamais vu. Je ne le trouvai point chez lui et j’en restai là.

Je partis promptement de Paris pour les Ormes, craignant qu’il ne vînt en fantaisie aux manipulations de constitution de placer mon nom dans ce caput mortuum de la chambre des pairs royale, dont on entendait faire l’embryon de la chambre des pairs impériale. C’était une appréhension sans fondement ; j’appris même bientôt après que, mon nom ayant été prononcé devant l’empereur, il n’y avait pas mordu. Je revins dès lors et je trouvai Benjamin Constant conseiller d’état, en grâce auprès de l’empereur, en train de devenir sa nymphe Égérie et le Solon de la France.

Il avait quitté Paris à l’arrivée de l’empereur et s’était réfugié à Angers, je crois, contre une proscription qu’il avait raison d’appréhender. Son article, inséré dans le Journal des Débats, était foudroyant. Depuis Tacite et Juvénal, jamais la tyrannie n’avait ainsi été dévouée à l’exécration publique. Rassuré par ses amis, il revint. L’empereur, plus malin que lui, qui pourtant l’était beaucoup, voulut le voir. Il le vit, et Benjamin Constant sortit de l’entrevue aussi convaincu des bonnes intentions impériales qu’il pouvait l’être de quelque chose, ce qui, à la vérité, n’était pas beaucoup dire.

En entrant dans le grand appartement qu’il occupait dans la rue Saint-Honoré, je vis au pied de l’escalier une voiture de remise attelée et, dans l’antichambre, un habit de conseiller d’état, étalé sur un canapé. Dans le salon, Benjamin Constant était établi auprès de M. de Humboldt, ils s’endoctrinaient réciproquement ; j’ai lieu de croire que M. de Humboldt était pour quelque chose, voire même pour quelque chose de plus que quelque chose dans la conversion de son interlocuteur ; en tout cas, c’était lui qui riait dans sa barbe et qui se frottait les mains en sortant.

Benjamin Constant n’entra, vis-à-vis de moi, dans aucune explication. Je ne lui en demandai point. Nous primes l’un et l’autre la situation telle qu’elle était : je me bornai à lui dire et bientôt à lui répéter qu’il y allait de son honneur de ne montrer aucune faiblesse à l’égard de l’empereur ; de ne fléchir sur un aucun principe et d’armer la France de toutes pièces contrôle retour trop probable du despotisme. Il en convint, nous passâmes en revue les points essentiels et nous ne fûmes en dissentiment que sur un seul : l’hérédité de la chambre des pairs. Je soutenais qu’une chambre des pairs héréditaire contre laquelle protesteraient, par leurs absences ou par leurs refus, tous les noms historiques de l’ancienne France et beaucoup des noms de la France nouvelle, serait discréditée, de prime abord, et incapable de rien faire de bon m d’utile. M. de Humboldt m’appuya. Nous cherchâmes d’autres combinaisons sans parvenir à nous accorder, et je vis bien qu’au fond tout était déjà décidé.

Je rendrai, d’ailleurs, à Benjamin Constant cette justice, qu’il n’essaya pas d’exercer sur moi le genre de séduction qui ne lui réussit que trop sur un homme qui paraissait plus difficile à gagner, sur Sismondi, l’historien des républiques italiennes : esprit éclairé, libéral, honnête, désintéressé et dont il fit contre toute attente un bonapartiste de circonstance.

Témoin de cette manœuvre à laquelle je ne pouvais rien, connaissant à peine Sismondi, n’ayant aucun droit de lui offrir mes conseils, je me rappelai par occasion ce qui m’avait été raconté d’une comédie ou proverbe, joué quelques années auparavant sur le théâtre de Coppet et dont le singulier sujet était la tentation dans le paradis terrestre. Benjamin Constant y figurait le tentateur et s’en acquittait, m’a-t-on dit, avec un art, une verve, un entrain plus dignes d’admiration que d’envie.

Quoi qu’il en soit, s’il réussit, le mal ne fut pas bien grand. Sismondi était étranger, membre du conseil représentatif de Genève, attaché à son pays ; lors même que son noble caractère ne l’en eût pas préservé, il était impossible de l’enrôler au service de l’empire. Tout se réduisit, de sa part, à l’approbation des cent jours, et c’était déjà beaucoup trop, à quelques articles insérés dans le Moniteur, en défense de l’acte additionnel, plutôt enfin à une manifestation contre les Bourbons et l’ancien régime qu’à toute autre chose.

Il parut enfin, cet acte additionnel ; il fut soumis, par oui et par non, à la sanction du peuple et l’obtint aussi facilement que l’avaient obtenue ses devanciers et que l’obtiendront ses successeurs. Il fut en même temps accueilli avec une réprobation non moins universelle que les signatures dont il était revêtu. On ne fit aucune attention à ce qu’il pouvait renfermer de sage et de libéral. C’était une charte octroyée ; c’était une nouvelle édition, revue et corrigée, des constitutions de l’empire. En fallait-il davantage pour défrayer les criailleries d’un public, hélas ! et d’un peuple qui ne se soucie point du fond des choses ?

Pour ma part, je le pris au sérieux. J’y trouvai beaucoup de dispositions efficaces et sincères ; pénétré, dès cette époque, de l’idée que j’ai toujours conservée et suivie, à savoir qu’en politique il ne fallait pas rêver l’idéal, mais tendre au possible avec activité et persévérance, je pris sur-le-champ mon parti ; je laissai là Paris, les mécontens, les discussions, les tracasseries du moment, et j’allai m’établir d’abord à Broglie, puis à Évreux, pour travailler à me faire élire membre de la chambre des représentans.

La ligne de conduite que je me proposais de suivre était droite et simple. Les deux chambres, nommées sous l’empire de l’acte additionnel, devaient, à mon sens, s’emparer dès le début de cette œuvre, bonne au fond, mais incomplète, profiter de l’embarras des circonstances pour faire acte de pouvoir, réformer ce qui devait l’être et se préparer à la lutte contre l’empereur s’il revenait victorieux de la coalition qui se préparait contre lui au dehors ; en même temps ne lui rien refuser de ce qu’il jugerait nécessaire à la défense du pays et ne prendre à son égard aucune initiative d’attaque personnelle.

En me portant pour candidat, sans faire étalage de mes principes et de mes intentions, je n’en Os pas non plus mystère. Ni les électeurs de Bernay, ni ceux d’Évreux, ne me trouvèrent assez bon bonapartiste. Les collèges électoraux de l’ancien empire avaient été maintenus par l’acte additionnel ; je ne leur convins pas et je m’en affligeai sans m’en étonner. L’administration fut pour moi moins exclusive. Le préfet me seconda de son mieux : il est vrai que ce préfet était mon ancien camarade, Maurice Duval, dont j’aurai plus tard l’occasion de parler ; mais M. Quinette, que je n’avais jamais vu, M. Quinette, ancien régicide, alors commissaire impérial en mission extraordinaire, seconda les efforts du préfet et, chargé de pourvoir aux vacances dans le conseil général du département, me nomma, proprio motu, ce que j’acceptai fort à l’étourdie.

Je ne tardai pas, en effet, à me trouver placé dans un fâcheux dilemme. On me demanda le serment. Je n’avais pas alors sur le serment politique des idées très arrêtées ; je pensais, comme le disent et le pratiquent encore aujourd’hui bien des gens de bien, que le serment politique n’engage à rien de plus qu’à ne pas conspirer, à ne pas trahir, à n’entretenir aucune intelligence avec les ennemis de l’état. Sur ces trois points, j’étais fort tranquille ; néanmoins, dans la disposition d’esprit où je me trouvais, le serment me répugnait. Je ne répondis pas : j’essayai inutilement de m’en tirer par voie de prétention ; mis enfin au pied du mur, je ne me décidai à franchir le pas qu’en imposant silence à ma conscience, et je reconnais aujourd’hui que ma conscience avait raison contre ma raison. Je reconnais aujourd’hui que prêter serment à tel gouvernement que ce soit, c’est épouser sa cause, espérer en lui, travailler à le maintenir, même en lui résistant. De bonne foi, je n’en étais pas là, fût-ce vis-à-vis du gouvernement des cent jours. C’est un acte de ma vie publique que je me reproche et auquel je ne puis songer sans un peu de confusion. Je revins à Paris après ma déconvenue. Le baromètre était à la tempête. Plus d’espoir de paix ; je ne dis pas plus de chance, car, de chance, il n’y avait jamais eu. L’Europe entière s’ébranlait pour fondre sur nous. Ce n’était pas le moment de s’éloigner.

J’assistai le 1er juin au champ de mai ; il eut lieu au Champ-de-Mars. J’y assistai de loin, n’ayant point goût à la cohue, moins encore à la parade. « Il y a, disait Chamfort, trois choses que je hais au propre et au figuré : le bruit, le vent et la fumée. » Je suis de l’avis de Chamfort.

Je vis passer l’escouade impériale, en grand habit de gala, plumets au vent, chapeaux retroussés, petits manteaux à l’espagnole, pantalons de satin blanc, souliers à bouffettes, et le reste. Cette mascarade, aux approches d’une telle crise, lorsque la France était sur le point de se voir envahie et dépecée, du fait et pour les beaux yeux de ces beaux seigneurs, cette mascarade, dis-je, m’inspira autant d’indignation que de mépris.

Je vis passer la garde et quelques régimens de ligne, l’air martial, la démarche fière, le front soucieux, comme gens prêts à jouer une partie à quitte ou double. En défilant devant l’empereur, leur regard brillait d’un feu ardent et sombre ; on croyait voir errer sur leurs lèvres : Morituri te salulant, et les cris forcenés qu’on leur faisait pousser à commandement gâtaient l’impression sans la détruire. Le discours de l’empereur eut de l’élévation, sans doute, de l’éclat, de la grandeur ; mais il sentait encore beaucoup trop le héros de théâtre, le parvenu à la gloire. Qu’avait-il besoin de se hisser sur des tréteaux pour parler de haut, et d’ouvrir une grande bouche en rappelant de grandes choses ? Était-ce bien le moment d’ailleurs, lorsque la France, réduite par une première invasion à ses anciennes limites, se débattait sous le coup d’une autre et n’y semblait pouvoir échapper que par miracle ? Combien n’avait pas été plus digne d’admiration et de respect ce simple mot de Guillaume III, coupant les digues de la Hollande en face des armées de Louis XIV, en face de Turenne, de Condé, de Vauban, et se raillant de ceux qui se raillaient de ses préparatifs : On peut toujours mourir dans le dernier fossé. Guillaume III n’a conquis ni l’Italie ni l’Egypte ; il n’a gagné ni la bataille de Marengo ni celle d’Austerlitz ; mais il n’a pas livré deux fois son pays à l’étranger ; il n’a pas, trois fois en deux ans, sacrifié cinq cent mille hommes à son fol orgueil ; il serait mort dans le dernier fossé de Waterloo ; on ne l’aurait point vu, jouant le Thémistocle, mendier un asile à la cour du grand roi.

Durant les quelques terribles jours qui suivirent le champ de mai et le départ de l’empereur, je ne quittai guère la chambre des représentans. La chambre des pairs ne comptait pas et n’attirait personne. Je ne fus pas témoin de l’esclandre qu’y fit le maréchal Ney en racontant, trop fidèlement, le désastre dont il fut pars magna, et qu’il paya bientôt de la vie ; mais je fus témoin des débuts de Manuel, et j’eus la fortune d’entendre Bertrand Barère discuter gravement, à cent pas du lieu où avait siégé la Convention nationale, sur les avantages et les dangers de l’hérédité de la pairie.

Presque au même moment, il se jouait à Saint-Denis une autre farce. Le digne émule de Barère, l’ex-oratorien Fouché, de Nantes, autrement dit son excellence le duc d’Otrante, un monstre dégouttant, comme Barère, plus que lui s’il se peut, de sang, de fiel et de fange, consommait sa dernière trahison, la moindre à coup sûr de ses peccadilles, en prêtant serment entre les mains du fils de saint Louis, du frère de Louis XVI, aux acclamations des bons royalistes.

Il avait pour patron dans cette expédition l’ancien évêque d’Autun, lequel, après avoir jeté successivement aux orties son froc à la chute de la monarchie, sa toge à la chute du Directoire, et sa petite couronne de Bénévent à la chute de l’empire, était redevenu tout bonnement le prince de Talleyrand, premier ministre du roi très chrétien.

Quelle figure faisait entre eux le roi très chrétien ? Je ne m’en fais guère idée ; mais on m’a conté qu’en les voyant remonter ensemble en voiture, Pozzo di Borgo dit en riant à son voisin : — Je voudrais bien entendre ce que disent ces agneaux.

Blücher, entrant aux Tuileries avec ses Prussiens, en chassa la commission du gouvernement, que Fouché présidait encore. Entrant au Luxembourg, il en chassa la chambre des pairs, qui délibérait sous la direction de Cambacérès. M. Decazes, redevenu préfet de police, prit les clés de la chambre des représentans et laissa chaque membre se casser le nez contre la grille. M. de La Fayette essaya de la forcer et de piquer d’honneur à cet effet un poste de garde nationale, mais ce fut en pure perte.

J’assistai, de compagnie avec M. d’Argenson mais en simple spectateur, à ce 18 brumaire royal, qui mettait fin, pour la seconde fois, au premier empire, en attendant que j’assistasse, en patient, au 18 brumaire impérial qui congédia la seconde république. Dans l’intervalle, les Tuileries, le Luxembourg, le Palais-Bourbon avaient été deux fois emportés par le populaire. Je me sers du mot classique pour n’en pas employer d’autres.

On a beaucoup déclamé, on a beaucoup plaisanté sur la chambre des représentans. L’empereur lui-même ne s’en était pas fait faute en rappelant ces moines de Constantinople qui s’égosillaient sur la lumière du Thabor pendant que le bélier de l’ennemi battait à la porte : mais, en bonne foi, cette chambre, que pouvait-elle faire ? Elle trouvait à son arrivée la guerre flagrante et l’empereur partant pour l’armée, après avoir épuisé en dictateur toutes les ressources que lui pouvait offrir l’état du pays. Pouvait-elle honorablement présumer autre chose que le succès de la guerre et, dès lors, ne devait-elle pas se préparer à tenir bon contre l’ascendant du despote victorieux ? Supposez d’ailleurs qu’elle eût fait le contraire, supposez qu’elle se fût jetée dans les bras de l’empereur ou prosternée à ses pieds, cela l’eût-il rendu plus triomphant à Ligny et moins vaincu le lendemain ? Cela eût-il donné au maréchal Ney des yeux pour voir, et des oreilles pour entendre à un maréchal Grouchy ? Et supposez qu’au retour précipité de l’empereur, la chambre des représentans, au lieu de lui imposer l’abdication, l’eût remercié comme le sénat romain, après la déroute de Cannes, de n’avoir point désespéré de la patrie et lui eût voté d’enthousiasme la levée en masse de tous les Français, qu’en aurait-il fait ? À cette nouvelle, ni Wellington ni Blücher n’auraient poussé leur pointe jusqu’à Paris ; ils auraient attendu trois ou quatre jours pour être rejoints par les 250,000 Russes et les 250,000 Autrichiens qui passaient le Rhin en ce moment même, et l’empereur se serait trouvé sous les murs de Paris, avec les débris de Waterloo, en face de six ou sept cent mille étrangers victorieux. Aurait-il bravé l’assaut et mis le feu aux quatre coins de la capitale ? Nous savons, du reste, qu’il n’était pas plus Rostopchine qu’il n’était Guillaume III ; il aurait fait en 1815 ce qu’il avait fait en 1814.

Point de reproches donc, point de reproches mérités qu’on puisse adresser à la chambre des représentans, quant au fond même des choses. Quant à l’attitude, sans doute, des sénateurs siégeant, délibérant sur leurs bancs en guise de chaises curules, à la barbe des barbares, elle était, en 1815, moins voisine du sublime que de son contraire, et moins encore une demi-douzaine de Brutus et de Gracchus, braillant et gesticulant comme au bon temps. Mais qu’y faire ? Le bon temps était passé de mode. Tous les temps en sont là, bons ou mauvais.

« Sire, disait à Louis XIV Vardes, revenant d’un long exil et voyant les habitués de l’Œil-de-Bœuf se moquer de son costume tant soit peu suranné, quand on vit longtemps en disgrâce, on n’est pas seulement malheureux, on devient ridicule. »

Ici commença ce qu’on nomme, non sans raison, la Terreur de 1815. Rien n’y manqua, en, effet, pour rendre l’analogie complète, que la durée et la généralité, ce qui, j’en conviens, est bien quelque chose. Dès le 25 juin, c’est-à-dire dès la première nouvelle de la bataille de Waterloo, la populace de Marseille, je la nomme cette fois par son nom, se jeta sur les bonapartistes réels ou supposés, entre autres sur une petite colonie d’Égyptiens, vulgairement désignés sous le nom de Mameloucks, et la mit en pièces. Dès le 15 juillet, Trestaillon, quatre Taillons, tous les Taillons du monde, à la tête de soi-disant volontaires royalistes, fondirent sur les protestans de Nîmes et en firent un grand carnage. Le général Brune fut massacré le 15 août à Avignon, le général Ramel fut massacré le 17 à Toulouse. Jusque-là, le gouvernement n’y était pour rien ; il se bornait à déplorer timidement ce qu’il ne pouvait guère prévenir et ce qu’il n’osait guère réprimer, mais presque en même temps commencèrent les réactions juridiques.

Labédoyère, arrêté à Paris le 2 août, fut condamné par un conseil de guerre et fusillé le 19. Il était, à coup sûr, très coupable devant la loi et très insensé devant la raison ; mais comment ne pas le plaindre ? il n’avait fait que devancer d’un jour l’entraînement de ses frères d’armes. J’avais connu cet infortuné chez Mme de Staël ; il avait longtemps, et durant le plus grand éclat de l’empire, honoré l’exil de Coppet et fait partie de cette troupe d’élite qui y jouait sa sécurité, son avenir, peut-être sa liberté, en y jouant Phèdre, Alzire ou Mahomet.

Les frères Faucher, arrêtés le même jour que Labédoyère, furent condamnés par un conseil de guerre et fusillés le 27 août. On connaît leur sort et leur histoire. J’aimerais mieux avoir sur ma tête et sur mes mains le sang du maréchal Brune, lâchement assassiné à bout portant, que d’avoir trempé dans le jugement des frères Faucher. M. de La Valette, arrêté le 16 août, fut condamné à mort le 20 novembre. Le maréchal Ney, arrêté le 6 août, fut condamné à mort le 6 décembre. Je dirai quelques mots sur ces deux procès. Mais, comme ils eurent lieu l’un et l’autre en présence des chambres, le premier sous leur influence et le second par l’entremise de l’une d’elles, je dois m’arrêter, avant tout, sur les circonstances qui précédèrent et suivirent leur réunion.

Je passerai sur la rentrée du roi à Paris, l’occupation de la capitale, la spoliation du Musée, la tentative de faire sauter le pont d’Iéna, les premières négociations qui préparèrent le traité du 20 novembre. Je suis resté parfaitement étranger à ces incidens et ne les ai vus que de loin ; mais je rappellerai pour mémoire que, le 13 juillet, cinq jours après sa rentrée, le roi, par le conseil de son ministère Talleyrand-Fouché, frappa une série de coups d’état : il constitua, par ordonnance, un nouveau corps électoral et le convoqua pour le 14 août ; il révisa et modifia provisoirement cinq articles de la charte ; il raya de la chambre des pairs tous ceux de ses membres qui avaient siégé dans la chambre des pairs impériale et les remplaça par une large fournée de bons royalistes ; il exila, par une ordonnance rendue le 24 juillet, trente-huit personnages, les uns fort connus et les autres fort ignorés. Il livra, par la même ordonnance, aux tribunaux militaires un nombre indéterminé de généraux engagés dans les événemens du 20 mars. Cette inauguration du nouveau règne dans le dessein, nous disait-on, de fortifier le ministère Talleyrand-Fouché, notre unique garantie contre la réaction ultra-royaliste, me parut de mauvais augure. C’était donner l’exemple de la violence à des gens qui s’y livraient volontiers de leur plein gré.

L’événement ne tarda pas à justifier ma prévoyance. Avant même que les élections fussent terminées, M. de Talleyrand avait déjà jeté son confrère à l’eau. On raconte que Carnot, porté sur la liste des bannis, ayant été trouver Fouché, lui dit avec une humeur bourrue :

Où veux-tu que faille, traître ?

Où tu voudras, imbécile ! lui répondit son ancien collègue du comité du salut public.

Le traître alla bientôt rejoindre l’imbécile. On lui proposa d’abord la mission des États-Unis, qu’il refusa, puis il fut tout heureux et tout aise, comme le héron de la fable, de se contenter de celle de Dresde ; puis il sortit de France, à peu près déguisé, pour éviter qu’on lui jetât de la boue, à son passage dans certaines villes ; puis enfin il se retira à Grætz, où ce monstre vieux et hideux mourut bientôt après, dans les bras d’une jeune personne, belle et de grande maison, dont le royalisme s’était épris de lui, dans ce court intervalle de sottise où la contre-révolution en raffolait, où M. le comte d’Artois et le duc de Wellington le portaient dans leurs bras, aux pieds goutteux de Louis XVIII.

Bientôt après vint le tour de M. de Talleyrand ; les élections terminées il disparut devant l’ombre de la chambre introuvable, qu’il avait trouvée et préparée de ses mains ; le 7 octobre, les deux chambres, l’une toute nouvelle, l’autre ayant fait peau neuve, se réunirent pour voter, d’entrée de jeu et presque d’acclamation, une loi draconienne sur les écrits et les cris séditieux, une loi suspensive de la liberté individuelle, une loi qui rétablissait les cours prévôtales.

Tout ceci m’était odieux. Je m’étais senti profondément humilié du traitement rébarbatif infligé à la chambre dont je faisais partie. J’en avais vu sortir, à mon grand regret, la plupart des anciens sénateurs, avec lesquels j’avais fait campagne en 1814. Mon chagrin même en était venu à ce point, que je résolus de donner ma démission, et de me ranger ainsi volontairement du côté des éliminés. Le coup d’état royal ayant ouvert la chambre des députés aux hommes de vingt-cinq ans, je comptais essayer de rentrer par cette voie dans les affaires. J’allai consulter, à ce sujet, celui de mes anciens collègues qui m’inspirait le plus de confiance par l’élévation de son caractère, sa raison et son expérience, M. de Pontécoulant. Il me détourna généreusement de cette pensée et me donna de bons conseils que je suivis à regret.

N’ayant pas encore tout à fait trente ans, j’en prenais prétexte pour négliger les séances de la chambre des pairs, mais je suivais assidûment celles de l’autre chambre, où tout ce que j’entendais nourrissait de plus en plus mon aversion pour le parti dominant. Je n’exagère rien en affirmant que les violences de ce parti, dans la chambre et hors de la chambre, à la tribune et dans les tribunes, portant habit ou portant jupon, rappelaient trait pour trait les plus mauvais jours de la convention nationale. Ce fut surtout à l’issue du procès de M. de La Valette que la fureur, c’est le mot propre, fut portée à son comble, et l’on peut dire que ce procès fut un véritable bonheur, en ce sens que, n’ayant coûté la vie à personne, il éclaira tout le monde, et divisa en deux camps, d’une part les jacobins de la royauté, de l’autre les hommes honnêtes et sensés, quelles que fussent leur origine et la nuance de leurs opinions. Je ne dirai rien du fond même de ce procès : jamais l’iniquité se s’est montrée plus effrontée ; ni de la déposition de M. Ferrand : je n’ai jamais pu, depuis, approcher de lui sans indignation et sans dégoût. Mais, je le déclare, rien ne peut donner l’idée de la joie que causa dans Paris l’évasion du condamné ; dans tout Paris s’entend, moins la cour et le faubourg Saint-Germain. Pour peu de chose, on aurait illuminé. Le matin, de bonne heure, je vis entrer chez moi M. de Montrond, qui me dit avec un sang-froid que lui seul savait garder en plaisantant : « — Habillez-vous ; préparez-vous ; armez-vous ; un grand forfait vient d’être commis. M. de La Valette, au mépris de toutes les lois divines et humaines, s’est échappé de sa prison dans une chaise à porteurs ; et le roi, à cette nouvelle, est monté, de son côté, dans une autre chaise à porteur ; il le poursuit en toute hâte, mais on craint qu’il ne puisse l’atteindre ; les porteurs de M. de La Valette ont de l’avance, et il n’est pas si gros que le roi. »

J’étais plutôt tenté de lui sauter au cou que de rire. M. Bresson fit, sans doute, un grand acte de générosité et de courage en recevant le proscrit dans son appartement, dans le propre hôtel des affaires étrangères ; il brava la terreur blanche, comme il avait bravé la terreur rouge au procès de Louis XVI, mais j’oserais presque affirmer qu’en quelque maison que le proscrit se fût présenté, il eût été le bienvenu.

L’évasion avait été conduite avec beaucoup de prudence et de résolution. L’un de ceux qui y joua le plus gros jeu m’était bien connu et n’a pas obtenu, en cela, la part de célébrité qu’il mérite. Ce fut un jeune homme, M. de Chassenon, qui recueillit M. de La Valette dans un cabriolet où il l’attendait à cinquante pas de la Conciergerie, tandis que Mme de La Valette restait dans la chaise à porteurs. Ce fut lui qui, conduisant lui-même le cabriolet, déconcerta par mille détours la meute des poursuivans. Il disait à M. de La Valette :

J’ai ici quatre pistolets à deux coups chargés chacun de deux balles. S’ils vous atteignent, servez-vous-en.

A Dieu ne plaise ! reprit celui-ci.

Vous seriez perdu comme moi, alors, ajouta Chassenon en fouettant son cheval ; c’est moi qui vous donnerai l’exemple.

Et il l’aurait fait comme il le disait, car c’était un homme plein d’honneur et de courage, bien que sa tête fût mal réglée.

Esprit de Chassenon était fils d’un président au parlement de Bretagne, et frère de M. de Cursay, préfet de Nantes, et l’un des défenseurs de la restauration dans la crise de 1830. Je l’avais connu dès ma jeunesse, il venait souvent aux Ormes ; son père vivait près de Poitiers, dans une fort belle maison, entourée d’un grand jardin, orné lui-même de statues. Un jour que je m’y promenais avec lui, il me montra la statue connue sous le nom du Rémouleur et me l’expliqua en ces termes : « C’était un esclave : en aiguisant son couteau, il entendit le complot formé par les fils de Brutus en faveur de Tarquin, et il en parla à Porcie, femme de Brutus, et lui remit le couteau ; celle-ci s’en donna un grand coup dans la cuisse, et le tendit à son mari en lui disant : Pœte, non dolet. »

Naturellement, le fils d’un tel père n’avait pas été trop bien élevé ; mais sans être à ce point d’érudition, il ne manquait pas de bonne opinion de lui-même. A peine majeur, il avait mangé follement tout son petit bien, et devenu auditeur comme moi, je l’avais rencontré une première fois, intendant à Fiume, où il s’était fait une mauvaise querelle avec le général Bachelet ; puis une seconde fois en Pologne, où il s’était fait une querelle encore plus sotte, laquelle lui valut un coup de pistolet dont il n’a jamais bien guéri. Je l’avais perdu de vue, lorsque j’appris la part qu’il avait prise à l’évasion de M. de La Valette. Nous le retrouverons une fois ou deux dans le cours de ce récit.

Tandis que le condamné de la cour d’assises narguait ainsi, non pas la justice, à coup sûr, mais l’iniquité même, dans son propre palais, le procès du maréchal Ney, déjà commencé, marchait d’incident en incident.

Le maréchal avait comparu, le 9 novembre, devant un conseil de guerre composé de maréchaux et de généraux dont la plupart avaient, comme lui, pris parti pour l’usurpateur relaps et certainement auraient épargné sa vie. Il avait récusé ce conseil, pour se livrer à la chambre des pairs, où il ne comptait guère que des ennemis. Comment ses avocats, les deux Berryer, père et fils, comment Dupin lui laissèrent, ou lui firent commettre cette faute capitale, — capitale, c’est le mot propre, — je n’ai jamais pu le comprendre.

On sait que, le 11 novembre, c’est-à-dire le lendemain du jour où le conseil se fut déclaré incompétent, M. de Richelieu, le successeur de M. de Talleyrand, s’en vint à la chambre des pairs, comme un furieux, tenant en main un discours écrit tout entier par M. Lainé, et demandant justice au nom de l’Europe, sommant, en quelque sorte, la Chambre d’expédier le maréchal Ney, comme s’il s’agissait d’un simple projet de loi.

On sait que la chambre, toute mutilée qu’elle fût, toute rembourrée qu’elle fût d’excellens royalistes, entendit ce discours avec une telle indignation, que, le lendemain 12, M. de Richelieu en fit amende honorable : rien ne peut mieux témoigner de l’état des esprits à la cour, qu’une telle équipée de la part de deux hommes sages, modérés et humains.

La chambre des pairs, ayant décidé qu’elle se constituerait régulièrement en cour de justice pour prononcer sur le sort du maréchal Ney, poussa le respect des formes jusqu’à ce point de s’imposer toute la série des conditions prescrites par notre code d’instruction criminelle ; elle procéda par commissaires à l’instruction, statua par arrêt sur la mise en accusation, et fixa le 21 novembre pour l’ouverture des débats. Jusque-là, je n’avais point à m’en préoccuper ; huit jours me séparaient encore de l’époque où j’aurais voix délibérative ; mais, l’audience du 21 novembre ayant été sur la demande du maréchal remise au 4 décembre, il se trouva que j’atteignais l’époque fatale.

Que faire ?

Je pouvais éviter de prendre part au jugement. J’en avais plus qu’un prétexte. Il est de règle en justice qu’un juge ne doit pas siéger dans une affaire déjà commencée. Mais il me répugnait de m’abriter sous ce prétexte, et je pris mon parti sans en parler à personne.

Le 4 décembre, je pris séance. J’entrai, à onze heures du matin, dans la chambre du conseil, déjà réunie. La chambre du conseil, c’est-à-dire le lieu où la chambre délibérait, hors la présence du public, c’était la galerie de tableaux. Je vois encore d’ici la position de chacun des membres à moi connus, et la place que je pris moi-même au dernier banc. Chose inconcevable : si j’en étais requis, je prêterais serment en justice que le sujet de la délibération, c’était la question de savoir si l’on permettrait au maréchal Ney de plaider la capitulation de Paris. On sait que ce fut le tort, le grand tort, je dirai presque le crime de la chambre des pairs, d’avoir, en ceci, fermé la bouche à l’accusé. J’entends M. Molé parler dans un sens, Lanjuinais et Porcher de Richebourg en sens opposé ; cette séance a fait époque dans ma vie ; elle a fait époque dans la carrière et la destinée de la chambre des pairs. Comment se peut-il que je me trompe ? Il le faut bien, néanmoins, puisque le procès-verbal place cette séance non pour le premier, mais le dernier jour du procès, à l’issue des plaidoiries ; mais, tout en reconnaissant mon erreur, c’est ma raison qui se soumet ; ma mémoire reste intraitable, et, je le répète, si je ne consultais qu’elle, je prêterais serment contre le procès-verbal. Cela fait trembler pour la justice humaine. A quoi tiennent ses décisions et le sort des accusés ?

Je n’entrerai dans aucun détail sur la partie publique du procès. Tous les historiens en ont rendu compte ; le Moniteur est dans toutes les bibliothèques. Dès le premier jour, m’entretenant avec Lanjuinais qui siégeait à côté de moi, il m’invita à venir le soir chez lui, pour causer avec quelques collègues de l’état de l’affaire et de la conduite à tenir. J’acceptai avec empressement. La réunion ne fut pas nombreuse, car elle se réduisit au maître du logis, à M. Porcher de Richebourg et à moi ; les autres, s’il y en avait en d’autres, s’étant apparemment ravisés.

Nous nous mîmes promptement d’accord sur le résultat définitif. La condamnation étant certaine, nous convînmes de voter pour toute peine inférieure à la peine capitale qui aurait chance de réunir le plus grand nombre de voix ; la déportation, qu’il devenait facile de commuer promptement en simple exil, nous parut la plus appropriée à la personne et aux circonstances. Mais nous ne parvînmes point à nous entendre sur le sens et le tour qu’il convenait de donner à notre vote, sur le choix et l’explication des motifs.

Lanjuinais soutint qu’il fallait se retrancher derrière la capitulation de Paris, dont la chambre n’avait pas permis la discussion aux défenseurs, mais ne pouvait interdire l’examen aux juges.

Nous lui répondions que la capitulation de Paris ne couvrait pas le maréchal dans l’intention des signataires, lesquels, d’ailleurs, n’avaient pas qualité pour engager Louis XVIII à l’égard de ses propres sujets, ce qui était vrai, à la rigueur. Lanjuinais se défendait mal ; s’il nous eût dit simplement qu’en matière criminelle il suffisait qu’un moyen de droit pût être allégué selon sa lettre, et quelle que fût sa valeur morale, pour profitera l’accusé ; qu’en cette matière il fallait toujours appliquer la maxime : Favores ampliandi, odia restringenda, il nous aurait persuadés.

Porcher insistait pour qu’on se bornât à faire valoir, en avouant le crime, la gloire du maréchal et les grands services qu’il avait rendus à l’état. Cela aussi pouvait très bien se soutenir.

Quant à moi, j’avais un système que je tiens encore pour valable, mais qui n’était guère propre, j’en conviens aujourd’hui, à gagner des voix au pauvre accusé.

Je pensais, je pense encore, qu’un gouvernement, quand il est debout, et tant qu’il est debout, a le droit d’appeler à sa défense les lois, la force publique, les tribunaux, l’échafaud même dans les cas extrêmes ; que, s’il succombe, c’est à l’histoire, à l’histoire seule qu’il appartient de prononcer entre les vaincus et les vainqueurs, de dire de quel côté étaient le bon droit, la justice, le véritable et légitime intérêt du pays, si les vainqueurs ont été des rebelles ou des libérateurs. Je pensais, je pense encore, que si le cours du temps ou le concours des événemens remet sur pied le gouvernement renversé, celui-ci n’a plus aucun droit de revenir sur le passé, de rechercher ses anciens adversaires pour des faits antérieurs à son rétablissement. Frapper en pareil cas, ce n’est plus se défendre, c’est se venger et choisir ses victimes, en raison, non du crime même, mais de telle ou telle circonstance, c’est faire pis que décimer, car, au moins, le sort, étant aveugle, est impartial.

Je le répète, cet ordre d’idées me paraît vrai encore aujourd’hui ; mais le moyen de le faire accueillir ou simplement comprendre par une assemblée tout animée le passions et de ressentimens ? Je ne parvins pas même à le faire approuver par mes interlocuteurs bénévoles.

Nous nous séparâmes, en restant chacun de notre avis, mais dès le lendemain le chancelier sembla prendre à tâche de me placer nez à nez, pour ainsi dire, en face de ma propre sottise.

Au lieu de poser la question comme il est de règle, c’est-à-dire complexe, embrassant d’ensemble le fait et le droit, au lieu de dire : « Le maréchal est-il coupable de haute trahison ? » le chancelier décomposa l’accusation ; il posa d’abord la question de fait :

— Le maréchal a-t-il la aux troupes la proclamation ci-jointe ?

A quoi force était bien de répondre oui, puisque le maréchal en convenait : puis il posa la question de droit :

— Ce faisant, le maréchal a-t-il commis le crime de haute trahison ?

La question n’était embarrassante que pour moi. Lanjuinais s’en tira en disant oui, puis ajoutant que le crime était couvert, à ses yeux, par la capitulation de Paris. Porcher s’en tira en disant oui, et réservant son appel à la générosité de la chambre pour le vote sur la peine qui devait naturellement succéder au vote sur la culpabilité. Moi, j’étais au pied du mur ; je n’avais à mon service ni réponse évasive ni expédient dilatoire. Durant tout le cours de l’appel nominal, qui fut long, car je venais un des derniers, j’étais perplexe et intimidé : on l’eût été à moins ; c’était la première fois que j’entrais en scène et prenais la parole, et j’allais débuter par casser les vitres.

Le moment venu, je me levai, et pour ne pas être tenté de faiblesse, en me perdant dans mes raisonnemens, je répondis sur-le-champ non à la question. Ce non, répété de bouche en bouche, devint l’objet d’un chuchotement général qui me permit de donner mes raisons sans être interrompu, n’étant guère écouté.

— Point de crime, dis-je (si ce ne sont mes paroles expresses, c’en est le sens), point de crime sans une intention criminelle ; point de trahison sans préméditation ; on ne trahit pas de premier mouvement. Je ne vois, dans les faits très justement reprochés au maréchal Ney, ni préméditation ni dessein de trahir. Il est parti très sincèrement, résolu de rester fidèle ; il a persisté jusqu’au dernier moment. Au dernier moment, il a cédé à l’entraînement qui lui paraissait général, et qui ne l’était que trop en effet. C’est une faiblesse que l’histoire qualifiera sévèrement, mais qui ne tombe point, dans le cas présent, sous les définitions de la loi. Il est, d’ailleurs, des événemens qui, par leur nature et leur portée, dépassent la justice humaine, tout en restant très coupables devant Dieu et devant les hommes.

Je dois ce témoignage à la chambre, que la témérité, je dirai presque, vu le temps et les circonstances, le scandale de mon premier vote, n’excita ni exclamation ni murmure, et qu’à l’issue de la séance, personne ne s’éloigna de moi et ne me fit plus fraîche mine que de coutume. Nous vivions cependant et, en ce moment, nous délibérions sous une atmosphère d’intimidation dont le poids était étouffant. Je n’en veux citer qu’un exemple. Parmi les anciens sénateurs conservés dans la nouvelle chambre des pairs, se trouvait un petit général Gouvion, qui n’était pas, je crois, parent du maréchal. Je l’avais connu à Anvers, où il commandait à l’époque où M. d’Argenson y résidait comme préfet, et je causais quelquefois avec lui.

Quelque temps avant l’ouverture de la séance, je voyais ce petit homme aller, venir, s’asseoir, se lever, comme une âme en peine. A la fin, il s’approcha de moi et me demanda ce que je comptais faire, c’est-à-dire comment je me proposais de voter. Je le lui expliquai ; il n’y comprit rien, à coup sûr, mais il me dit simplement :

— Je ferai comme vous.

— Fort bien ! repris-je ; alors asseyez-vous à côté de moi, nous nous encouragerons mutuellement.

Il s’assit à côté de moi ; puis, quand vint le moment de voter sur la culpabilité, il dit oui, comme tous ceux qui l’avaient précédé ; et quand vint le moment de voter sur la peine, il dit : La mort, comme tous ceux qui l’avaient précédé.

Pauvre homme ! il lui arrivait précisément ce qui était arrivé au maréchal Ney, sur la place de Lons-le-Saulnier.

J’ai depuis assisté, voire même pris part à une autre séance de la chambre des pairs, pour le moins aussi solennelle, celle qui prononça sur le sort des ministres de Charles X. Nous étions en pleine émeute ; la ville retentissait de la marche des trains d’artillerie et fourmillait de patrouilles ; nous entendions tout autour de nous la fusillade, elle se rapprochait d’instant en instant ; nous n’avions pour toute sauvegarde qu’un garde national qui faisait chorus avec l’émeute, et nous chargeait d’imprécations. Je ne crains pas de l’affirmer, néanmoins : l’oppression morale était beaucoup moindre qu’en 1815 ; si elle eût été la même, je ne sais trop ce qui serait arrivé des ministres de Charles X.

L’arrêt rendu, il fallut le signer. Plusieurs pairs qui s’étaient abstenus, c’est-à-dire qui avaient refusé de voter, refusèrent de signer. En cela, ils étaient conséquens sans doute, mais pensaient-ils à autre chose qu’à eux-mêmes, à dégager leur propre responsabilité ? Je le laisse à juger.

Quant à moi, je n’hésitai pas. J’avais pris part au jugement et voté librement sur la culpabilité, sur la peine, sur tous les incidens du procès. Mon avis n’avait point prévalu, mais cela ne me dispensait pas de poursuivre régulièrement et jusqu’au bout mon rôle de juge. Je signai. Où en serait la justice si la minorité ne se soumettait pas à la majorité ?

On a dit et répété dans le temps, que, le jugement rendu, les pairs s’étaient mis à table, et que la séance s’était terminée par un bon souper, voire même par une sorte d’orgie. Il a paru des gravures clandestines, circulant sous le manteau, où nous étions représentés le verre en main, à peu près comme l’enfant prodigue dans les gravures de la Bible de Royaumont. C’est une insigne calomnie. Il n’y eut ni souper ni rien de pareil.

La séance ayant commencé à dix heures du matin et fini après minuit, M. de Sémonville avait fait dresser un buffet dans un cabinet : dans les intervalles de repos, chacun y pouvait venir demander soit un bouillon, soit un peu de pain, soit quelques rafraîchissemens. Personne ne se mit à table, personne ne causait avec personne.

Je rentrai chez moi fort tard ; je demeurais alors dans la rue Lepelletier, près du boulevard. Ne pouvant dormir, j’ouvris ma fenêtre au point du jour ; je vis passer un bataillon anglais, marquant le pas, tambour battant, musique en tête. C’était au moment même où le corps du maréchal Ney, que le fer et le feu de l’ennemi avaient toujours respecté, tombait percé de douze balles françaises.

Le général de ces Anglais, le vrai commandant de Paris à cette époque funèbre, aurait pu d’un mot prévenir ce funèbre holocauste. Il eût mieux valu pour sa gloire faire violence au texte de la capitulation qu’à la conscience de Louis XVIII en lui imposant pour ministre un régicide terroriste.

Après le procès du maréchal Ney vint la loi d’amnistie. Comme à peu près toutes les lois de cette espèce, elle était tellement chargée d’exceptions, qu’elle avait plutôt l’air d’une table de proscriptions que de toute autre chose. Ce n’était rien, néanmoins, auprès des propositions nées du sein de la chambre, et qui durent céder la place. La défense de cette loi fit quelque honneur au ministère ; son succès sur presque tous les points, un seul excepté, affermit le parti modéré et lui rallia les incertains.

Je suivis assidûment les débats de la chambre des députés, et je me préparai à combler la mesure de mes crimes, aux yeux du parti dominant, en combattant la loi comme inconstitutionnelle, arbitraire, et dépourvue de tout principe de droit, de justice et de raison.

La chambre des pairs, en tant que cela dépendit d’elle, m’en épargna le souci et l’odieux. Elle décida, par amour pour la paix, qu’elle ne discuterait point, et vota la loi, sans rapport, sans débat, sans l’ombre même et le simulacre d’un examen.

Je fis imprimer le discours que j’avais préparé, je le fis distribuer malgré les instances du préfet de police, M. Angles, et je l’envoyai à Mme de Staël.

Ce discours ne valait rien et n’aurait produit aucun bon effet. Le fond des idées, sans doute, était honnête et sensé, mais le style était obscur, pédantesque et souvent incorrect. Mme de Staël, en me le renvoyant, me déclara qu’elle n’y avait rien compris ; l’épreuve était soulignée de page en page, et de ligne en ligne. On peut encore la retrouver dans ma bibliothèque.

L’affaire des deux millions de Mme de Staël, que nous suivions, son fils et moi, auprès du gouvernement, étant réglée, et ma présence à Paris, novice que j’étais, et dans la position que je m’étais faite, ne pouvant exercer en rien une influence salutaire, je partis pour l’Italie, où m’appelaient les intérêts les plus chers et les plus pressans.

  1. L’Avant-Propos que nous reproduisons en tête de cet extrait dit assez quel est le caractère des Souvenirs du feu duc de Broglie, et on ne peut lui reprocher que de le dire trop modestement. Ces Souvenirs, publiés par son (Ils paraîtront prochainement à la librairie Calmann Lévy. En attendant, et avec l’autorisation de l’éditeur, nous en publions un chapitre qui nous a semblé contenir sur les événemens de 1814 et de 1815 des renseignemens d’autant plus précieux qu’on les chercherait inutilement ailleurs. D’autres extraits suivront, au fur et à mesure de la publication.
  2. M. d’Argenson avait épousé la mère du duc de Broglie.