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Souvenirs du duc de Broglie/03

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Souvenirs du duc de Broglie
Revue des Deux Mondes3e période, tome 75 (p. 521-548).
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SOUVENIRS[1]

LE MINISTERE MARTIGNAC.


I.

De retour à Paris, le 1er janvier 1828, j’y trouvai le monde politique tout en émoi. Sans être aussi triomphantes que les élections d’arrondissement, les élections de département avaient grossi notre bataillon. Le ministère Villèle n’existait plus que de nom ; de fait, il était mort, sinon encore enterré. Le champ était ouvert à toutes les intrigues, voire même à toutes les ambitions, si ce mot, en parlant de nous et de nos adversaires, n’était pas lui-même un peu ambitieux.

M. de Villèle rêvait encore qu’en jetant à l’eau les plus compromis de ses collègues, M. Peyronnet par exemple, il pourrait prolonger son agonie. Mais il lui fallait pour cela du renfort, Il lui fallait des recrues ; il frappait à toutes les portes discrètement et à petit bruit ; les moins huppés faisaient la sourde oreille et chaque relus l’enfonçait d’un cran de plus dans le bourbier.

Le roi rêvait un ministère de comparses entrant par une porte, sortant par l’autre, un ministère de marionnettes dont M. de Villèle tiendrait, derrière le rideau, les fils d’archal. Il avait chargé son ministre de la marine, M. de Chabrol, de lui trouver sept ou huit hommes de bonne volonté et celui-ci y travaillait des pieds et des mains, mais à grand’peine. Ce n’était pas que la marchandise manquât sur le marché ; alors comme en tous temps, il s’y trouvait à vendre et à revendre de ces médiocrités obséquieuses à qui le nom suffit sans la chose, que le plaisir de s’entendre appeler monseigneur gros comme le bras rend toutes rondes, et qui ne courent aucun risque, en déménageant d’un camp dans un autre, de compromettre leur bagage de principes ou d’opinions ; mais à cette valetaille encore faut-il un maître-valet, encore faut-il un prête-nom qui soit quelqu’un, et dont ils puissent dire comme Sosie :


Je suis fort, j’ai bon maître,
Et voilà notre maison.


Dans le désarroi du moment, ce quelqu’un-là ne se trouvait pas sous la main.

En attendant, les gros bonnets de la politique, M. de Talleyrand, M. de Chateaubriand, M. Molé, M. Pasquier et tutti quanti donnaient plein essor à leurs espérances. Chacun travaillait de son côté ; chacun fabriquait sur le papier un ministère à sa guise et à son image ; mais d’aucun côté l’œuvre n’avançait, d’abord parce qu’ils couraient sur le marché l’un de l’autre et se débauchaient mutuellement leur clientèle, mais surtout parce qu’il y avait là une difficulté presque insurmontable, du moins en apparence. Le roi n’étant pas encore tout à fait désarçonné, pour que le nouveau ministère eût chance d’être agréé par lui, il le fallait centre droit, tout au plus, — j’emploie le jargon du temps, — et pour qu’il pût ameuter une majorité dans la chambre élective, il le fallait centre gauche, tout au moins. Comment réunir un personnel qui lui-même réunît, au degré à peu près suffisant, ces qualités opposées, si ce n’est contradictoires? Un seul homme semblait répondre à ce double appel : M. Royer-Collard, vétéran illustre en fait de royalisme, néophyte ardent en fait de libéralisme, également entier, absolu, intraitable dans les deux sens, dont la popularité était au comble, que les divers arrondissemens s’étaient disputé. Les faiseurs, à leur tour, se le disputaient ; chacun le tirait par la basque de son habit ; mais il ne voulait entendre à rien et à personne, il se retranchait derrière la répugnance très réelle que lui inspirait le ministère, parlait avec le dernier mépris de celui-ci à celui-là, de chacun à chaque autre, et ne consentait, dans sa pensée comme dans son langage, à se laisser aborder qu’à la condition d’être le maître et d’imposer ses conditions en tout et à tous.

Je ne puis mieux donner une idée de tout ce tracas et de ma position personnelle dans la mêlée qu’en transcrivant mot pour mot un fragment de la seconde lettre que j’écrivais à Coppet trois ou quatre jours après mon arrivée dans la capitale.


« Une des choses qui me fait le plus désirer votre arrivée et regretter votre absence, c’est l’état précaire de nos affaires. j’ai pris soin d’éviter toute conversation quelconque avec qui que ce soit qui s’en mêle activement. Je n’ai vu en particulier ni Pasquier, ni Molé, ni M. de Talleyrand ; ainsi que je vous l’ai mandé même, j’ai laissé M. Royer-Collard me faire toutes les avances, je me suis tenu isolé du mouvement politique autant qu’il m’a été possible ; aussi, jusqu’à présent on ne pense guère à moi et je me tenais pour tiré d’affaire, lorsque, avant-hier, en rentrant chez moi, après avoir passé une partie de la matinée au bureau du Globe, où. Duchâtel faisait un cours d’économie politique, on m’a dit que M. Royer-Collard était dans ma chambre et m’attendait et qu’il était déjà venu deux fois ; il était cinq heures trois quarts ; nous n’eûmes qu’un instant de conversation et seulement pour convenir que nous nous reverrions le lendemain. Hier, nous avons causé près de deux heures ; les détails de cette conversation ne sont pas de nature à pouvoir vous être envoyés par la poste, mais en voici le résultat. Il y a pour lui deux chances : l’une d’entrer au ministère avec Chateaubriand en s’ajoutant au ministère actuel et en s’adjoignant Pasquier et Laine ; cette chance possible, car rien de positif ne lui a encore été offert, il la rejette absolument, au grand déplaisir de ceux qui pourraient la courir avec lui ; il ne veut à aucun prix compléter aucun ministère. L’autre, c’est qu’en désespoir de cause et ne pouvant se passer de lui pour la chambre des députés, le roi lui délègue le soin de former un ministère, sauf à reprendre alors dans celui qui existe ce qui pourra être utile. Cette chance très éventuelle, à laquelle le roi n’arrivera que s’il ne peut pas faire autrement, est la seule qu’il accepte. Jusque-là je n’avais rien à dire, puis il a ajouté qu’il a signifié à tous ceux qui lui en ont parlé qu’il mettait pour condition sine qua non mon entrée avec lui et que cette condition avait été agréée par tous ceux à qui il l’avait signifiée, que plusieurs même avaient été au-devant. Je lui ai présenté alors une série d’observations très fondées, à mon avis, dans l’état présent des affaires et d’autres considérations relatives à ma situation personnelle ; il les a pesées, en a reconnu quelques-unes, mais il a ajouté affirmativement :

— Tout ce que vous voudrez, mais je n’entrerai pas sans vous.

— Comme rien ne vous est proposé, lui ai-je dit, et surtout comme la seule hypothèse où vous puissiez accepter n’a rien de vraisemblable, ce n’est pas la peine de nous épuiser en raisonnemens. Quant à moi, ai-je ajouté, je ne pourrais accepter qu’autant que j’y verrais un devoir clair et positif.

— Ni moi non plus, m’a-t-il dit; j’en ai autant et peut-être plus d’effroi et d’aversion que vous.

— Je ne m’engage à rien, lui ai-je dit en le quittant.

— Je ne demande pas, m’a-t-il répondu, que vous vous engagiez à rien. Je demande seulement que vous sachiez que je n’entrerai pas sans vous.

« Voilà où nous en sommes restés. j’espère encore n’avoir point à prononcer entre l’acceptation et la responsabilité d’avoir fait manquer tel ou tel ministère, mais les choses vont si vite que je voudrais bien que vous arrivassiez pour en causer avec vous. s’il plaît à Dieu, nous n’en viendrons pas à cette extrémité. »


Bien nous en prit, mon sage mentor et moi, de rester ainsi sur la défensive, de ne point confier au public nos modestes appréhensions, de ne point faire à sa barbe les dédaigneux, les dégoûtés. Nous lui eussions prêté à rire, ni plus ni moins que les autres prétendans, car il se préparait alors à petit bruit une vraie journée des dupes. Tandis que les grands personnages prenaient de grands airs et ne parlaient que de forcer la main au roi, le roi tenait toujours le bon bout ; son factotum était en besogne et le servait même un peu ultra petita. Dans je ne sais quelle de ses bouffonneries bibliques, Voltaire fait dire au roi Saül : « Je cherchais les ânesses de mon père et j’ai trouvé un royaume ; plût à Dieu que j’eusse cherché un royaume et trouvé des ânesses ! j’aurais fait un bien meilleur marché. » Le roi Charles X ne cherchait pas précisément des ânesses, mais il cherchait un petit troupeau humble et docile qu’il pût mener à la baguette ; il ne trouva pas non plus précisément un royaume, mais il trouva un ministère honnête, sensé, dévoué dans une juste mesure, ferme au degré suffisant, décidé à servir ses intérêts plutôt que ses préjugés et ses fantaisies et à seconder, en le modérant, le mouvement national, plutôt qu’à se constituer l’alter ego du ministère défunt et le souffre-douleurs de ses sottises.

C’était beaucoup plus que le roi ne souhaitait.

Comment s’opéra ce miracle au petit pied? Je n’en sais trop rien, et, dans le temps, si j’ai bonne mémoire, personne ne s’en rendit tout à fait compte.

Toujours est-il que, le 3 janvier, le ministère Villèle faisait encore semblant de tenir conseil ; le bon M. de Chabrol faisait encore semblant d’y siéger, le trident de Neptune en main ; on faisait même semblant d’y discuter sur un sujet quelconque pour amuser le tapis ; mais l’heure venue où l’on se séparait d’ordinaire, et chaque ministre ayant fait retraite en emportant sous son bras son semblant de portefeuille, les fins courtisans remarquèrent que M. de Chabrol sortit le dernier, puis revint dans la soirée une première fois, puis une seconde. Dès lors, le bruit se répandit au château et de là dans toute la ville que la crise avait abouti et que le coup était fait : je me sers de cette expression, vaille que vaille, l’ayant entendu employer par le maréchal Soult en pareille occurrence et à propos de lui-même. Il y fallait pourtant encore la façon, car toute la journée du 4 y passa, et ce fut seulement le 5 au matin que le Moniteur enregistra sous la rubrique ministérielle cinq noms et bientôt six, noms très honorables, que tout le monde, à Paris, connaissait très bien, mais à qui personne au monde ne pensait et qui, pour la plupart du moins, n’y pensaient pas eux-mêmes quelques jours auparavant.

Le premier sur la liste, c’était M. Portalis, ministre de la justice, digne héritier d’un nom déjà célèbre dans nos provinces du Midi, aux approches de la révolution, plus célèbre sous le Directoire, à titre de fructidorisé, titre honorable s’il en fut, tout à fait célèbre enfin aux beaux jours du code civil et du concordat, et qui, dans un temps et un pays d’oubli comme le nôtre, n’est pas encore tout à fait oublié. Je dis digne héritier et plus que digne, car, à mon sens, le fils était très supérieur au père, tant par l’étendue et la profondeur du savoir que par l’élévation des idées ; mais, par malheur, il ne lui ressemblait que trop sous d’autres rapports. C’était l’un de ces fonctionnaires à dos brisé tels que les font nos temps de révolution, propres à servir honnêtement et habilement toutes les causes, tous les partis, tous les gouvernemens, dans les limites de la probité privée et de la délicatesse sociale. Élevé en Allemagne durant la proscription de son père, rentré avec lui sous le consulat, partageant avec lui la faveur du premier consul, il était parvenu rapidement et très jeune encore au poste de conseiller d’état et de directeur général de l’imprimerie et de la librairie quand éclatèrent les démêlés avec le saint-siège en 1810 ; il s’y trouva compromis par sa proche parenté avec l’abbé d’Astros, grand-vicaire du diocèse de Paris. j’ai raconté en son temps la terrible exécution que l’empereur fit sur lui en plein conseil et dont je fus témoin oculaire. Cette aventure lui avait fait honneur et valu sous la Restauration la place de premier président de la cour royale d’Angers. La Restauration venue, il eut le malheur d’adhérer aux Cent jours et même de s’y compromettre en prenant le titre de colonel des fédérés. La Restauration ne lui ayant pas gardé rancune de cette équipée et l’occasion s’étant présentée pour lui de rendre un très véritable service en négociant à Rome, avec beaucoup de dextérité et de tenue, la révocation du très sot concordat de 1817, nous l’avions vu avec plaisir arriver à la chambre des pairs ; c’était à tout prendre un homme considérable et considéré, qui, n’ayant jamais visé au ministère, y pouvait très bien tenir sa place, pourvu qu’il fût soutenu par l’opinion sans être mis par elle à trop forte épreuve.

Après lui, venait en qualité de ministre des affaires étrangères M. de La Ferronays, l’un de ces cinq ou six gentilshommes attachés à la maison des princes, qui portaient à la cour et dans un poste qui ne le valait pas, un cœur civique et un esprit libéral. L’espèce en était rare, et le mérite n’en était que plus grand. M. de La Ferronays n’était point, d’ailleurs, dépourvu de toute expérience des affaires. Il avait été, pendant plusieurs années, ambassadeur à Saint-Pétersbourg, et s’y était fait honneur. Loin de donner à plein collier dans la Sainte-Alliance et de se faire, comme la plupart de ses collègues, et notamment comme M. de Caraman, le serviteur de M. de Metternich, il avait soutenu l’indépendance et les intérêts de la France avec intelligence et dignité ; il avait même plus d’une fois, au sein des derniers congrès, où la légation de Russie avait suivi l’empereur Alexandre, dépassé du bon côté ses instructions et mérité le mécontentement de sa cour. C’était une acquisition précieuse, mais qu’il ne nous a pas été réservé de garder bien longtemps. Dès le milieu de l’été qui suivit sa nomination, menacé d’apoplexie, il fut forcé de prendre un congé, et, sans quitter immédiatement le poste qu’il occupait, il fut dès lors perdu pour ses collègues et pour le pays. Je reviendrai, en temps et lieu, sur cet incident, qui n’a pas laissé d’entrer pour quelque chose dans la série des événemens précurseurs de la révolution de juillet.

Mais la perle, je me sers à dessein de ce mot, mais le joyau, le diamant du ministère, et même de la chambre élective, c’était M. de Martignac, ministre de l’intérieur. Comment un tel homme, déjà parvenu à la maturité de l’âge, connu depuis longues années comme l’un des ornemens du barreau de Bordeaux, de ce barreau qui avait donné les Girondins à la Convention, et à la Restauration M. Laine et M. Ravez ; comment, dis-je, un tel homme, membre depuis sept ou huit ans de la chambre des députés, y était-il presque ignoré? comment y avait-il vieilli dans des emplois de second ordre? Chaque fois qu’il avait eu à s’expliquer sur les attaques dirigées contre l’administration dont il était le chef, on avait pu remarquer la clarté et l’élégance de son élocution et la bonne grâce de son débit ; mais qui pouvait s’imaginer qu’en moins de deux mois il prendrait rang parmi les premiers orateurs dont la tribune française se soit honorée, qu’il enchanterait tous les partis et mériterait cet éloge, aussi singulier que juste, qui lui fut un jour adressé par M. Royer-Collard : La chambre est vaine de vous? Je n’ai pas assez connu personnellement M. de Martignac pour expliquer l’obscurité des premiers temps de sa vie politique autrement que par sa modestie ; j’ai ouï dire à ses amis qu’il était homme de plaisir et d’une faible santé. Ce qui est sûr, c’est que, devenu ministre à l’improviste et à son corps défendant, il porta le poids des affaires et de la responsabilité aussi gaillardement que l’ambitieux le plus prononcé, et qu’il y montra un degré de prudence et de fermeté bien rares; si le cours des événemens ne l’avait pas moissonné en moins de trois ans, il serait certainement devenu l’un des premiers hommes de notre temps et de notre pays. Ce que M. Royer-Collard avait dit, dans son discours à l’Académie française : « Camille Jordan, de Serre, Foy, nobles compagnons, illustres amis qu’une mort prématurée a ravis, à la fois, à la patrie et à vos suffrages, » un autre Royer-Collard aurait pu le dire, plus tard, à l’honneur de leur successeur.

Je ne dis rien de M. Roy; c’était le seul qui ne fût pas novice au métier; il avait été ministre des finances sous M. de Richelieu; d’un esprit court et sans portée politique, il était excellent pour ce qu’il était.

Je ne dis rien, non plus, de M. de Caux, ministre de la guerre, ni de M. de Saint-Cricq, ministre du commerce. Ce n’étaient que deux premiers commis instruits, intelligens, honorés pour leur probité et leur expérience. M. de Caux, général de bureau et de paperasses, qui, je crois, n’avait pas plus vu le feu que le feu maréchal Clarke, était si peu d’étoffe ministérielle qu’il avait consenti à livrer officiellement à M. le dauphin le personnel de son administration et même à laisser consigner cet abandon au Bulletin des lois dans l’ordonnance qui le nommait. La chambre des députés ne le souffrit pas. M. de Saint-Cricq était déjà président du bureau du commerce et des manufactures ; il ne fit que changer de titre, d’habit et de portefeuille rouge en entrant au conseil.

Restait à pourvoir au ministère de la marine et à celui des affaires ecclésiastiques.

Le bon M. de Chabrol s’était flatté que, pour prix de ses bons services, lesquels à tout prendre n’étaient pas mauvais, et des bons offices qu’il rendait à un bon maître, au moment critique il pourrait échapper au coup de vent qui avait fait couler la vieille barque, et même tendre un bout de câble à M. D’Hermopolis. Le roi le désirait fort; le nouveau ministère ne demandait pas mieux; l’ordonnance du 5 janvier admettait même officiellement à bail nouveau les deux échappés du naufrage, et, pour rendre la chose plus facile, détachait du ministère des affaires ecclésiastiques l’instruction publique, dont on entendait faire un département ministériel. Tout ceci semblait d’autant mieux que MM. de Chabrol et d’Hermopolis n’avaient point partagé le décri de leurs anciens collègues ; on leur savait gré de leur modération bien connue ; on leur savait gré surtout d’avoir assez publiquement résisté au grand méfait de M. de Villèle : la dissolution de la garde nationale de Paris.

Vain espoir, néanmoins; dès les premiers jours, ils virent se former un tel orage contre l’administration dont ils avaient fait partie, que le poste ne leur parut pas tenable. Ils se retirèrent volontairement. M. de Chabrol fut remplacé par M. Hyde de Neuville, l’un des chefs de file de ce que nous nommions le centre droit, et les bons royalistes la désertion. M. D’Hermopolis fut remplacé par M. Feutrier, évêque de Beauvais.

M. Hyde de Neuville était, comme M. Royer-Collard, un royaliste de cœur devenu libéral ; il était même quelque chose de plus, car il était émigré ; homme d’honneur, bon Français à l’étranger, mais cerveau mal réglé, prompt à s’échauffer et capable d’excentricités.

L’évêque de Beauvais, frère d’un de mes camarades à l’armée d’Espagne, était un prélat modeste, pieux, conciliant, d’un esprit élevé et d’une société douce. On peut dire, sans rien exagérer, qu’il a payé de sa vie ces qualités, que son appel au ministère mit aux prises avec des circonstances plus fortes que lui et des adversaires qui l’accablèrent sans l’ébranler.

Enfin, pour compléter le cadre ministériel, on appela au nouveau département, dit de l’instruction publique, M. de Vatimesnil, avocat général à la cour de cassation.

Ce choix nous inspira, au premier abord, de très vives inquiétudes. Entré très jeune encore, en 1817, au ministère public, M. de Vatimesnil s’était montré tout bouillant du royalisme de l’époque; il avait entrepris de son chef, et presque malgré ses chefs, une croisade contre les journaux et les écrivains libéraux, dont il devint bientôt la bête noire ; mais, après avoir ainsi poussé sa pointe et jeté son feu pendant trois ou quatre campagnes, il s’était calmé, son esprit avait mûri; appelé au parquet de la cour de cassation, qui s’occupe et se préoccupe moins de politique que toute autre, il n’avait pas tardé à se faire remarquer par un rare savoir, un esprit éminemment juridique, et un véritable talent de parole. Ce fut M. Portalis, témoin de ses rapides progrès et bon juge de son mérite, qui l’appela malgré nous au ministère et qui fit fort bien de ne nous point écouter. M. de Vatimesnil ne tarda point à devenir l’un des meilleurs ministres que notre université ait vu placer à sa tête. Dans le conseil (j’entends dans le conseil des ministres), il se montra, en toute occasion, le plus solide appui de la cause libérale, à ce point même que le roi le prit en aversion et que, de dépit, lorsqu’il congédia tout son ministère, il lui refusa personnellement son audience de congé, ce qui, que je sache, ne s’était encore jamais vu.


II.

Le ministère constitué, son premier acte lut de supprimer la direction de la police ; le second, de remplacer par un magistrat, M. de Belleyme, le préfet de police Franchet, que nous nommions, dans notre langage d’alors, l’âme damnée de la congrégation. Le personnel du ministère de la guerre fut rendu au ministre et retiré à M. le dauphin, qui toutefois obtint que son premier aide-de-camp en fût le premier commis. On annonça la nomination d’une commission chargée d’examiner le régime des petits séminaires et d’en finir avec la question des jésuites.

C’était débuter par des actes fermes et sensés. La session s’ouvrit le 5 février. Nous en espérions plus que du ministère, en comparant son origine à l’état des esprits et au mouvement de l’opinion; l’événement, comme on le verra, nous donna tort; le ministère tint plus qu’il ne promettait, et la session moins; je me hâte d’ajouter que ce fut par notre faute.

Mais, avant d’en retracer les circonstances principales, quelques mots sur l’état des affaires extérieures ; un mot, en outre, sur ma situation personnelle.

Je serai bref sur l’un et sur l’autre point.

Ce n’était pas seulement chez nous, qu’en janvier de l’an de grâce 1828, l’administration avait fait peau neuve. Autant en était arrivé de l’autre côté de la Manche. M. Canning, en mourant très mal à propos pour la bonne cause autant que pour lui-même, avait légué à son successeur, lord Goodrich, jadis M. Robinson, un cabinet fait un peu de pièces et de morceaux, c’est-à-dire composé de tories libéraux et de whigs modérés en nombre à peu près égal, assez empêtrés de leur accouplement, et traités sans façon de renégats par leurs partis respectifs. Pour les tenir unis en réalité ou même simplement en apparence, ce n’avait pas été trop, pas même assez de M. Canning en personne : il y aurait fallu un poignet plus ferme encore et un ascendant plus incontesté. Lord Goodrich, manquant de l’un et de l’autre, tory libéral, mais premier, comme on dit en Angleterre, de hasard et par circonstance, n’exerçant aucune autorité sur son troupeau métis et ne pouvant cacher au public, dans un cabinet percé à jour, ce qu’il y avait entre eux, sinon de désunion, tout au moins de décousu, force avait été au roi d’y pourvoir. Il avait d’abord songé à persister dans la bonne voie, c’était son inclination naturelle; il avait cherché à remplacer lord Goodrich par un autre tory à peu près aussi libéral et s’était adressé à mon excellent ami lord Harrowby; mais le bon lord était trop vieux routier, il était trop au fait des allures des partis pour se laisser prendre à l’appât d’une succession aussi embrouillée. Il fallut donc, après quelques tâtonnemens, trancher au plus vif et se remettre, bon jeu bon argent, entre les mains du duc de Wellington. C’était donner congé aux whigs modérés; c’était introduire, sous le drapeau de leur chef naturel, les tories de la vieille roche ; en un mot, c’était changer du blanc au noir la direction du cabinet; les tories libéraux, au lieu d’en être l’élément conservateur, en devenaient l’extrême gauche et n’y tenaient plus que par un fil.

Tout ce revirement ne nous valait rien, à nous, dis-je, en tant que parti, et moins encore à notre ministère novice. Il était clair qu’au lieu de s’appuyer l’un sur l’autre, comme nous l’espérions, les deux gouvernemens d’Angleterre et de France allaient tirer en sens inverse, peut-être même tirer l’un sur l’autre. Qu’allait devenir notre œuvre commune, ce pauvre petit royaume de Grèce, nouveau-né, ce fils de bonne mère, imposé, en quelque sorte à l’indifférence vulgaire du ministère Villèle, à l’ambition cauteleuse de la Russie et à l’humeur bourrue de John Bull, par l’enthousiasme classique et juvénile de l’opinion française et par les instincts généreux de M. Canning? Qu’allait devenir ce traité du 6 juillet auquel lord Wellington lui-même avait prêté sa griffe, bien qu’en rechignant?

Nous ne tardâmes pas à le savoir.

Les deux discours du trône (je parle toujours l’argot politique de notre temps) furent prononcés à Londres et à Paris, à moins de six jours l’un de l’autre. Il était impossible d’y passer sous silence le combat de Navarin, livré en l’honneur du susdit traité, faute de quoi il serait resté lettre morte et bientôt devenu objet de risée.


Voici comment s’exprimait, à ce sujet, le 29 janvier, le roi de la Grande-Bretagne :

« Pendant qu’on poursuivait les mesures adoptées afin d’obtenir les résultats qui étaient l’objet du traité, une collision tout à fait inattendue a eu lieu entre les flottes des puissances contractantes et celle de la Porte ottomane.

« Malgré la bravoure dont on a fait preuve dans cette occasion, Sa Majesté sent une profonde affliction que ce combat ait eu lieu avec les forces navales d’un ancien allié, mais elle conserve les plus grandes espérances que ce fâcheux événement ne sera pas suivi d’autres hostilités. » Voici maintenant comment le roi de France entendait et qualifiait de son côté ledit événement :

« Le traité que j’ai signé avec le roi d’Angleterre et l’empereur de Russie a posé les bases de la pacification de la Grèce, et j’ai lieu d’espérer que les efforts de mes alliés et les miens triompheront des résistances de la Porte ottomane, sans le secours de la force.

« Le combat de Navarin a été à la fois une occasion de gloire pour nos armes et le gage éclatant de l’union des trois pavillons. »


Il n’était pas autrement difficile de tirer l’horoscope d’une union fondée sur une telle unanimité.

En attendant, et tandis que ce double langage de Jean qui pleure et de Jean qui rit régalait nos communs adversaires, presque au même instant, c’est-à-dire le 16 janvier, le comte Capo d’Istria, Grec de naissance, ancien ministre de l’empereur Alexandre dans son bon temps, disgracié dès que ce prince eut fait faux bond à la bonne cause, le comte Capo d’Istria débarquait à Égine, sous les auspices des trois tuteurs de la Grèce, et venait prendre la direction du gouvernement en germe d’un royaume en herbe. Je l’avais beaucoup connu durant les quelques années de son exil à Genève; c’était un homme de bien, une âme élevée, un caractère ferme, un esprit éclairé, rompu aux grandes affaires, justement considéré de tous les hommes d’état dont l’opinion comptait en Europe ; c’était plus que ne méritaient ceux qui l’ont fait ou laissé périr.

Autre échec pour nous, échec indirect, il est vrai, mais réel, qui fit long feu quelque temps, mais s’annonça dès le premier jour. La constitution octroyée, disent les uns, imposée, disent les autres, au Portugal par l’empereur du Brésil dom Pedro, touchait au terme de sa courte carrière. A peine l’infant dom Miguel avait-il pris possession de la couronne de Portugal, sous la double condition d’accepter ladite constitution et d’épouser l’infante doña Maria, qu’il se préparait ouvertement à faire bon marché de l’une et de l’autre, en provoquant à la contre-révolution le peuple et l’armée qui, dit-on, ne demandaient pas mieux.

Malgré ces fâcheux incidens que nos adversaires qualifiaient de tristes pronostics, notre nouveau ministère fit bonne contenance à l’épreuve de l’adresse. Le discours par lequel M. de La Ferronays inaugura la politique nouvelle fut très bien accueilli et le méritait. Personne ne le combattit dans une chambre (la nôtre s’entend) où M. de Villèle, aux abois, avait importé soixante-dix-neuf hobereaux de sa façon. j’étais resté pour soutenir mes amis anciens et nouveaux, mais j’en fus pour mes frais d’éloquence en perspective. Aussi bien, durant les mois de janvier et de février, je ne fus guère disponible.

J’avais, ainsi que je l’ai indiqué plus haut, laissé à Coppet ma femme et Mlle Randall, déjà malade et souffrant cruellement d’un rhumatisme à la jambe. Le mal s’étant un peu calmé, elles se mirent en route l’une et l’autre ; mais le voyage ayant produit l’effet qu’on aurait peut-être pu prévoir, ma pauvre femme et sa pauvre compagne s’étaient trouvées arrêtées tout court à Dijon, où le mal était devenu une vraie maladie, une maladie sérieuse, et qui, plus d’une fois, menaça des dernières extrémités. On peut juger quelle était ma perplexité, dans l’alternative de laisser mes enfans à l’abandon et la maison en désarroi, ou de laisser ma femme seule à Dijon, dans une auberge, veillant la nuit comme le jour au chevet d’un vrai lit de douleur, et menacée du pire, d’instant en instant.

Je ne puis parcourir, après tant d’années, les trente ou quarante lettres que nous échangeâmes pendant ces deux mois, sans un douloureux souvenir. Chaque matin, je recevais le bulletin de la veille; chaque matin, je courais chez Lerminier, alors notre médecin, j’en rapportais et j’en expédiais une consultation quotidienne. j’insistais pour partir, ma femme s’y refusait obstinément, soutenant, de l’avis des médecins, que mon arrivée, en alarmant la malade, aggraverait son état. Mme de Sainte-Aulaire s’était offerte pour me remplacer, puis Mme Guizot; même refus par le même motif. Ce ne fut que lorsque tout danger fut passé, lorsque la convalescence approchait, que la malade faisant difficulté de se laisser transporter, j’arrivai, comme un Deus ex machina, pour l’enlever et la conduire à Paris, jour et nuit, sans descendre de voiture et à tout risque. Le coup de tête réussit, et nous nous trouvâmes enfin réunis, clopin dopant, sans plus d’aventure fâcheuse.

Heureusement pour moi, durant le cours de ces deux mois, il n’intervint dans la chambre des pairs aucune discussion dont j’eusse à me préoccuper, mais c’est ici le moment de noter qu’au 1er janvier de cette année 1828, parut le premier numéro du journal doctrinaire par excellence, à savoir la Revue française, entreprise placée sous la direction suprême de M. Guizot, et alimentée presque exclusivement par notre petit bataillon et ses affidés. Ce fut notre manifeste, et, comme nous ne manquions, à cette époque, ni de bonne opinion de nous-mêmes ni d’espérances dans un avenir prochain et sans trop de limites, il ne manquait pas d’outrecuidance. C’était, tout au moins, notre Edinburgh Review, et nous étions les whigs de notre pays et de notre époque. Je payai mon tribut à ce premier numéro en y insérant, à propos des événemens de Grèce, un article assez étendu sur la piraterie, article qui posait, sur cette matière, mi-partie de droit des gens et de droit criminel, des principes tout nouveaux, et que je tiens pour être d’éternelle vérité. j’y reviendrai plus tard, lorsque je rendrai compte de la controverse engagée au sujet du droit de visite.

Ce premier numéro eut du succès, bien qu’il parût plus que sérieux.

Durant ces deux premiers mois de la session, la chambre élective n’était point, comme la nôtre, restée oisive ou à peu près. Les discussions engagées sur la validité des élections, discussions qui se prolongèrent du 8 au 22 février, avaient été très animées ; elles avaient pris, dès l’abord, le caractère d’un acte d’accusation dirigé contre les manœuvres et les méfaits du ministère déchu, et le ministère nouveau s’était vu placé, moralement, tout au moins, en demeure d’en prévenir le retour.


Cette disposition de la chambre s’était prononcée plus clairement et plus décidément encore par l’adoption, dans le texte de l’adresse, du fameux paragraphe qui portait en propres termes :

« Les plaintes de la France ont repoussé le système déplorable qui avait rendu illusoires les promesses de Votre Majesté. »

L’adhésion silencieuse du ministère à l’esprit qui l’avait dicté s’était manifestée peu de jours auparavant, par le choix de M. Royer-Collard, en qualité de président de la chambre, bien qu’il ne fût que le troisième sur la liste des candidats soumis à l’alternative royale. Encouragé par ce premier succès, l’élan libéral ne s’en tint là ni dans la chambre ni même au dehors. Plusieurs élections nouvelles étant devenues nécessaires, attendu les doubles choix, et les concurrens se présentant en foule, on vit, ce qui ne s’était pas vu depuis longues années et ne s’est guère vu depuis, on vit, dis-je, dresser en plein vent des hustings du haut desquels les candidats s’adressaient au public, exposant leurs principes, rendant compte de leur vie passée, prenant des engagemens pour l’avenir.

Ce fut le 30 mars, aux Champs-Elysées, dans le pourtour d’un café très fréquenté, que cette exhibition eut lieu; les spectateurs auditeurs y accoururent par centaines, et les journaux en rendirent compte comme ils auraient fait d’une séance officielle. Le général Mathieu Dumas donna le signal et s’en tira à la satisfaction de ce public improvisé ; et, tout inquiet qu’il en pût être, le ministère n’y mit aucun obstacle.

En même temps, les propositions les plus diverses pleuvaient sur la chambre ; la droite et le centre droit rivalisaient d’empressement patriotique avec la gauche.

Sur la demande de M. Bacot de Roman, la chambre, à l’unanimité, faisait tomber toutes les entraves apportées, dans la session dernière, à la liberté de la discussion. M. Petou attaquait, à grands cris, la violation du secret des lettres, et ce fameux cabinet noir que le ministère se voyait forcé de livrer à son mauvais sort, en déclarant un peu jésuitiquement qu’il n’existait pas. Du plus profond de la pure droite, M. de Conny, — l’un des aboyeurs de cette meute qui continuait, au dire de Benjamin Constant, à chasser le lièvre sur les bancs de la chambre, — M. de Conny exhumait, pour la cinq ou sixième fois peut-être, une proposition passée, depuis longues années, en force de lieu-commun dans les pays libres, proposition originairement introduite par M. de Villèle lui-même, au temps où, comme chef de l’opposition, il faisait flèche de tout bois, mais depuis jetée au feu par lui, avec le reste de sa défroque. Il s’agissait de soumettre à la réélection tout député promu, durant le cours de la législature, à quelque fonction rétribuée ; j’y reviendrai tout à l’heure.

Ce ne fut qu’au bout de quelques jours de cette mêlée que les esprits parvinrent à se rasseoir un peu, et que le courant des affaires reprit le dessus.

Vint en première ligne la loi sur la révision annuelle des listes électorales. Les manœuvres et les fraudes du ministère déchu, en fait d’élections, étaient contre lui sinon le plus gros des griefs, du moins le plus récent et le plus bruyant ; il était impossible de n’y pas mettre ordre. Le nouveau ministère s’exécuta de bonne grâce. La loi qu’il présenta le 25 mars était, sinon parfaite, du moins à bonne et sincère intention. Les amendemens que nous y suggérâmes, — je dis nous parce que, même à sa traversée dans la chambre des députés, j’y fus bien pour quelque chose, — ces amendemens, dis-je, furent hardis, efficaces et décisifs. Le ministère en fit son affaire à ses risques et périls, pour le présent et pour l’avenir : pour le présent, car peu s’en fallut que la loi ne fût compromise, dans notre chambre, timide de nature, et lardée de nouveaux-venus; pour l’avenir, car, en cas de dissolution, c’était brûler ses vaisseaux. M. de Martignac fit merveilles; tout le parti libéral, centre gauche et gauche, donna comme un seul homme, le centre droit se divisa dans les deux chambres, et dans la nôtre en particulier, nous dûmes, mes amis et moi, livrer bataille à fond.

Vint, en second lieu, la proposition d’un emprunt destiné à placer sur un bon pied notre attitude militaire en présence des éventualités que pouvait entraîner la rupture imminente entre la Porte et la Russie, rupture dont, au vrai, la cause indirecte mais originaire, était l’indépendance de la Grèce, et ce traité du 6 juillet où la France était non seulement partie contractante, mais moralement partie principale.

La proposition fut très favorablement accueillie dans les deux chambres ; M. de La Ferronays s’y fit, pour la seconde fois, grand honneur, et le nouveau gouvernement de la Grèce y trouva un nouvel encouragement.

Presque au même moment, le premier héros, le premier martyr de cette cause, le prince Alexandre Ipsilanti, lancé d’abord en enfant perdu par l’empereur Alexandre, puis abandonné par lui, mourait à Vienne, après avoir subi sept ans de captivité. (Deux ans dans la forteresse de Mongatz en Hongrie, cinq ans dans celle de Theresienstadt en Bohême.) Il venait à peine d’obtenir sa liberté, sous l’expresse condition de ne pas quitter la résidence qui lui était assignée par le gouvernement autrichien. On voit par là quel aurait été le sort de M. de La Fayette sans l’intervention du général Bonaparte.

Vint enfin la loi sur la presse : la loi sur la presse, cette épreuve et cet écueil de toute administration à son coup d’essai, ce chef-d’œuvre exigé pour passer maître, et plus exigé cette fois que de coutume, puisque force était de laver le linge sale du ministère congédié.

C’était là que le nouveau était attendu, — attendu par ses adversaires et par ses amis, lesquels n’étaient pas les moins exigeans, comme on le va voir; mais, avant tout, quelques lignes sur cette proposition Conny, dont je n’ai fait qu’indiquer en passant l’origine et l’objet.

Née, on ne sait trop à quel propos, dans le camp ennemi, elle n’en était pas pour cela plus mauvaise, et, nous, libéraux, nous aurions été de grands sots d’en faire fi. Aussi n’en fîmes-nous point, et l’accueil qu’elle reçut dans la chambre élective fut tel, que le ministère, supposé qu’il en eût la fantaisie, n’eut garde de s’y brûler les doigts. Il n’avait d’ailleurs aucun besoin de se commettre pour l’écarter; il pouvait compter sur notre chambre, fort peu friande d’innovations libérales, et presque aux regrets d’avoir adopté la loi sur les listes d’électeurs. Il n’avait qu’à la laisser faire, et quand la proposition nous fut portée, il ne se trouva qu’une poignée, voire même qu’une pincée de doctrinaires à outrance pour la soutenir. Nous fîmes pourtant bonne mine à mauvais jeu ; je défendis, mordicus, dans mon bureau, le thème en désarroi ; je fus nommé commissaire pour la rareté du fait; je renouvelai le combat dans la commission, où j’étais à peu près seul de mon bord; je livrai enfin la bataille à fond dans la chambre, où mon discours eut un plein succès, sauf les boules, et, maintenant, en le relisant, je trouve encore qu’il était plus facile d’ameuter contre moi des boules que des raisons.

Ce discours pourrait prouver une fois de plus jusqu’à quel point on pouvait porter, dans une chambre aussi timorée mais aussi honnête que la nôtre, la liberté de la discussion, pourvu qu’elle eût confiance dans le caractère de l’orateur, et qu’il fût assez maître de sa parole pour ne blesser ni les personnes ni les convenances. La chambre des députés elle-même, j’entends l’ancienne chambre, versée à grands flots dans la nôtre, par M. de Villèle, y mit de la bonne grâce et ne se fâcha point.

Je reviens à la loi sur la presse.

J’ai raconté en temps et lieu ce qui s’était passé dans notre chambre, à propos de la loi Peyronnet, connue sous le sobriquet de loi de justice et d’amour. j’ai rappelé que la commission préposée à l’examen de cette loi, commission dont j’étais membre, avait pris unanimement et de prime abord, deux résolutions décisives : la première, c’était d’écarter sans merci ni miséricorde le fond même de l’œuvre, son esprit, son plan, sa tendance, en n’en gardant tout au plus que l’intitulé, stat nominis umbra ; la seconde, c’était de lui substituer une loi nouvelle qui, tout en se montrant un peu plus efficace que la loi de 1819, respectât la réalité et la condition essentielle de la liberté de la presse. j’ai rappelé qu’étant alors le plus jeune, le plus actif et le plus versé en cette matière, des membres de la commission, c’était moi qui avais suggéré le plan, le cadre et les dispositions principales de la loi nouvelle, et que c’était précisément le succès de mes propositions, la crainte de les voir successivement adoptées, que sais-je même? car tout était possible dans ce moment de crise, la crainte de me voir nommé rapporteur qui définitivement avait déterminé M. Peyronnet à enterrer de ses propres mains son enfant mignon.

M. Portalis était membre de la commission comme moi ; il m’avait fort appuyé et fort approuvé. Devenu le garde des sceaux du nouveau ministère, et chargé, à ce titre, de réparer, en matière de presse, les iniquités du ministère Villèle, iniquités dont la loi Peyronnet n’était que le couronnement et la sanction, j’avais compté qu’il prendrait pour thème de son travail le projet qui nous était commun et, en cela, je ne m’étais pas trompé ; mais j’avais compté, en même temps, que je serais un peu consulté sur la conversion de ce projet en proposition définitive.

J’avais même, à vrai dire, porté plus haut mes prétentions ; il était assez fréquent, à cette époque, lorsqu’un projet de quelque importance était préparé, d’admettre à sa discussion, en présence du roi, ceux des amis du ministère sur lesquels il comptait pour le soutenir. Je me regardais comme en assez bonne position pour obtenir cet honneur. Il n’en fut rien. Le projet ne me fut pas communiqué; d’autres que moi furent appelés; je ne me souviens pas en ce moment de leur nom. j’en pris de l’humeur, assez mal à propos, car c’était méconnaître les difficultés de la position du ministère vis-à-vis du roi ; il était d’ailleurs fort naturel qu’on redoutât jusqu’à un certain point ma vivacité et mes exigences, mais, je le remarque, parce que ce fut à dater de ce moment que mes amis et moi, nous commençâmes à nous éloigner, sinon à nous séparer du ministère, et à prendre cette position intermédiaire qui n’a pas tardé à nous entraîner dans la plus grande faute que nous ayons eu à nous reprocher.

Au demeurant, la loi était bonne à peu de chose près, et ce peu de chose, j’essayai, de concert avec mon bon ami Sainte-Aulaire, d’y suppléer; nous demandâmes, à cet effet, un rendez-vous ad hoc à M. Portalis, qui nous reçut froidement et ne nous écouta guère. Portée à la chambre des députés, le 14 avril, objet le 29 mai d’un rapport insignifiant, cette œuvre, dont j’étais aux trois quarts le père, fut adoptée le 19 juin après vingt jours d’une discussion plus insignifiante encore, et qui ne roula que sur des questions de plus et de moins en matière de cautionnement, d’amende, de délai, etc. Présentée le 25 juin à notre chambre, elle n’y fut ni mieux attaquée ni mieux défendue, bien que M. de Chateaubriand et M. Molé fussent de la partie. Membre de la commission, je m’abstins de l’un et de l’autre rôle, ne trouvant convenable ni d’en indiquer les côtés faibles que personne n’apercevait, ni de m’en faire le champion dans la position où l’on m’avait placé.

Voici ce que je trouve à ce sujet dans une lettre du 4 juillet.


« Siméon nous lit ce matin son rapport; il le fera demain à la chambre et nous discuterons lundi ou mardi. j’ai appris par Decazes que la question de savoir si je serai rapporteur avait été l’objet d’un petit débat ; toute la chambre s’y attendait ; mais le ministère Richelieu s’y est vivement opposé. On s’est adressé au ministère actuel, lequel a fait signifier par Portalis qu’il verrait cette nomination de très mauvais œil. Toute cette petite intrigue est passablement méprisable ; mais elle vous prouve à quelles gens nous avons affaire, et ce qu’il nous est permis d’en attendre. Vous comprenez que je ne me souciais guère de faire le rapport. Si j’avais beaucoup d’amour-propre comme orateur, ce n’est pas ce rapport qui me donnerait de l’illustration. Je ferais très volontiers bon marché de ma petite popularité, mais je n’ai pas tellement soif du martyre que je meure d’envie de provoquer les attaques des journaux libéraux pour le service du ministère. Néanmoins, autant je crois qu’il est raisonnable de ne point se laisser irriter par de petits témoignages d’envie et de malveillance, là où se rencontre un véritable intérêt public, autant je crois qu’il est naturel de se tenir réservé vis-à-vis de ceux qui ont pour nous une malveillance sans fondement, sans excuse ni prétexte. Aussi, la loi étant parfaitement en sûreté, mon dessein est de garder le silence, et de témoigner par là que je suis instruit de tout ce qui s’est passé, et que j’accepte la séparation dès à présent ; ou, si je parle, de parler pour mon compte, sans témoigner ni humeur contre la loi ni intérêt à ceux qui la produisent. »

Voici ce que je trouve encore, sur ce même sujet, sous la date du 13 :


« Bien loin que mon silence dans la discussion générale m’ait nui, je crois qu’il m’a donné de plus en plus, dans la chambre, l’attitude d’un homme qui ne parle pas pour parler, qui se sert de la parole comme d’un instrument pour atteindre un but, et qui laisse les autres satisfaire leur vanité. Dans la discussion des articles, je défendrai ceux qui sont spécialement mon ouvrage, s’ils sont attaqués : je les défendrai en disant qu’ils sont de moi, et je blâmerai ceux du gouvernement afin de bien témoigner qu’il n’existe aucune relation entre nous. »


Si je rappelle ces très petits incidens tout personnels, ce n’est pas pour m’en faire honneur ; c’est plutôt pour en faire amende honorable, et pour montrer une fois de plus à quoi tiennent, sous un régime parlementaire, ces liaisons de parti qui décident de la direction des affaires. Si je n’étais pas le plus sensé et le plus désintéressé des hommes publics de mon temps, je n’étais pas non plus le contraire; et pourtant j’ai concouru, par un sot mouvement d’amour-propre blessé, à séparer du ministère nouveau le parti doctrinaire; de là peut-être la chute de ce ministère, notre dernière ancre de salut, et de là peut-être enfin la révolution de Juillet.


O vanas hominum mentes! o pectora cæca!


Mais n’anticipons point, revenons sur nos pas; aussi bien ces discussions sur la presse n’étaient pas désormais le principal objet des préoccupations publiques; d’autres où, Dieu merci, je n’étais pour rien, y tenaient le premier rang. Je veux parler des fameuses ordonnances sur les petits séminaires, et de la poursuite un peu saugrenue malencontreusement intentée au ministère défunt.

En rendant compte des débuts du nôtre, aux jours de sa lune de miel, j’ai rappelé, comme l’un de ses actes les plus favorablement accueillis, la formation d’une commission chargée d’examiner le régime intérieur des établissemens préparatoires au ministère sacré : il s’agissait de vérifier si ces établissemens n’étaient pas devenus, sous le manteau de l’épiscopat, de vrais collèges laïques, soustraits ainsi à la surveillance et à la juridiction de l’université ; il s’agissait surtout de constater s’ils n’étaient pas placés sous la direction de jésuites, au mépris des lois et arrêts qui prohibent, en France, l’existence de cet ordre religieux.

Cette commission, triée sur le volet, composée de neuf membres choisis dans les positions les plus élevées du clergé, de la magistrature et de l’ordre civil, après un travail assidu de plusieurs mois, avait unanimement conclu à la nécessité de faire rentrer les petits séminaires dans les limites de leurs institutions primitives ; mais, tout en reconnaissant que huit de ces établissemens étaient effectivement dirigés par des pères de la société de Jésus, elle avait été d’avis que la tolérance de cette société dans le royaume relevait exclusivement de la police générale de l’état, et que les évêques n’avaient point à s’en enquérir dans la répartition des offices de leurs diocèses.

Il faut avoir vécu à cette époque pour se faire quelque idée de ce qu’excita d’indignation cet aveu naïf à la vérité, mais, au fond, plutôt raisonnable et qui n’apprenait en tout cas rien à personne. Le cri public fut universel, de même le récri chez les moins emportés ; la presse tonna de ses cent bouches ; l’agitation fit rage au dedans comme au dehors des chambres.

Notre ministère, nouveau-venu, timoré, méticuleux et peu solide sur ses jambes, n’était pas de force à braver un pareil orage, supposé même qu’il en eût envie, ce qui est douteux ; et le roi, qui ne se sentait pas encore en mesure de le remplacer, préféra faire mine de courber la tête en vaincu, afin de mieux amasser des charbons sur celles de nous autres libéraux. Bref, le 16 juin, on vit apparaître au Moniteur deux ordonnances, l’une contresignée par l’évêque de Beauvais, ministre des cultes, l’autre par le garde des sceaux, M. Portalis, mais toutes deux approuvées, bel et bien, de la main royale.

La première fixait le nombre des petits séminaires et, dans chaque séminaire, celui des jeunes lévites qu’il pourrait élever ; proportion étroitement gardée aux besoins du culte dans chaque diocèse; point d’externes ; l’habit ecclésiastique au bout de deux ans. C’était enlever aux pères de famille qui se méfiaient, non pas sans quelque raison, comme je l’expliquerai en temps et lieu, de l’enseignement universitaire, tout espoir d’y échapper autrement que par l’éducation domestique.

La seconde soumettait au régime de l’université huit établissemens dirigés par des membres d’une congrégation religieuse non autorisée (lisez par des jésuites), en ajoutant que, à l’avenir, nul ne pourrait être ou demeurer chargé, soit de la direction, soit de l’enseignement dans les établissemens d’éducation, ecclésiastiques ou laïques, sans s’être purgé par serment du soupçon d’appartenir à quelque congrégation de contrebande.

Ce fut au tour des bons royalistes, des bons catholiques, des bonnes âmes, à prendre le mot dans son sens un peu vulgaire, de jeter feu et flamme, de crier à l’impiété, à la persécution religieuse, à la constitution civile du clergé. Les journaux du parti ne s’y épargnèrent pas ; le pauvre évêque de Beauvais devint une brebis galeuse ; le ministère des cultes ne vit plus trace de l’épiscopat, c’était à qui montrerait du doigt l’apostat.

Voici en quels termes je rendais compte de l’événement, dans une lettre datée du 18 juin, c’est-à-dire du surlendemain.


« Vous verrez aujourd’hui par le journal le grand événement d’hier matin. Les fameuses ordonnances ont paru. La mesure est à peu près aussi efficace qu’on peut l’obtenir dans l’état actuel des choses, elle ne blesse en rien la liberté de conscience; il vaudrait mieux sans doute abolir l’université, rendre la liberté à l’instruction et laisser les évêques élever comme ils l’entendent dans les petits séminaires ; mais aussi longtemps que l’université sera maintenue, ils ne peuvent se plaindre d’y être soumis comme tout le monde ; on va même loin à leur égard, puisqu’on les affranchit du régime universitaire pour les écoles ecclésiastiques proprement dites, mais sans cela, selon toute apparence, il ne se formerait plus de prêtres, et, quelque vicieux que soit un tel ordre de choses, ce serait un grand parti à prendre que de faire main basse sur l’unique moyen actuel de recruter le clergé.

« En tout, il me semble qu’on est content, et qu’on aurait tort de ne l’être pas.

« Le roi, après avoir pris son parti, a montré plus de fermeté qu’on n’avait droit d’en attendre. L’archevêque de Paris est venu le trouver au nom de quatorze évêques réunis à Paris, et lui a présenté une lettre qu’il n’a pas voulu recevoir, disant que quatorze évêques ne constituaient pas le clergé et qu’il n’écouterait pas davantage le clergé lui-même, son parti étant pris. »


On peut voir quel était encore, à cette époque, l’état de mon esprit sur un sujet aussi grave; on verra plus tard ce que m’ont appris depuis l’expérience et la réflexion.

Ces pauvres ordonnances continuèrent, durant toute l’année, à défrayer la polémique des journaux et des chambres. Le débat fut des plus vifs, lorsqu’il s’agit d’obtenir un crédit pour fonder des bourses au profit des établissemens à créer sur nouveaux frais ; le pauvre évêque de Beauvais ne pouvait obtenir le concours de ses confrères en rien qui touchât, de près ou loin, à pareille chose. Un mémoire foudroyant, rédigé, dit-on, par l’abbé de Lamennais, fut publié à cent mille exemplaires et à cinq centimes pièce ; plus d’un prélat menaça d’une résistance ouverte ; enfin l’archevêque de Toulouse, sommé de répondre aux renseignemens qui lui étaient officiellement demandés, fit insérer dans le journal de son diocèse la lettre suivante :


« Monseigneur,


« La devise de ma famille, qui lui a été donnée par Calixte II en 1120, est celle-ci :

« Etiam si omnes, ego non.

« C’est aussi celle de ma conscience.

« j’ai l’honneur d’être avec la plus respectueuse considération qui est due au ministre du roi, etc. »


Le roi se tint pour personnellement offensé de cette missive insolente ; il fit défendre audit archevêque de se présenter devant lui jusqu’à nouvel ordre; mais pour en finir avec les criailleries, il prit le bon moyen : il s’adressa directement au saint-siège. M. Lasagni, conseiller à la cour de cassation, Romain d’origine et l’une des meilleures provenances qui nous soit restée de la réunion des états romains sous l’empire, fut chargé, à ce sujet, d’une mission confidentielle ; c’était un homme d’un esprit rare, un jurisconsulte de premier ordre, un catholique sincère et sensé. Il réussit sans beaucoup de difficulté. Le pape déclara volontiers « qu’il ne voyait rien dans ces ordonnances qui faisaient tant de bruit qu’on pût regarder comme une atteinte portée aux pouvoirs épiscopaux ; qu’il entendait les maintenir quant à l’enseignement des séminaires, mais qu’il ne prétendait point imposer au gouvernement français des congrégations interdites par les lois de France, » et M. le cardinal de Latil, archevêque de Reims, fut chargé d’informer ses vénérables confrères que « Sa Sainteté, persuadé du dévoûment sans réserve des évêques de France envers Sa Majesté ainsi que de leur amour pour la paix, et tous les autres intérêts véritables de la religion, avait fait répondre que les évêques devaient se confier dans la haute piété et la sagesse du roi pour l’exécution des ordonnances et marcher d’accord avec le trône. »

Je ne dirai qu’un mot de l’acte d’accusation lancé, le 18 juin, après beaucoup d’hésitations, de menaces et reculades, contre l’ombre en déroute du ministère Villèle. Ce ne fut, au vrai, qu’une lubie d’extrême gauche, une sorte d’olla podrida de tous les pamphlets, de tous les articles, de toutes les diatribes qui traînaient depuis deux ou trois ans dans les échoppes, dans les estaminets, sur les étalages de librairies en plein vent. Le père putatif de cette machine de guerre en pleine paix, n’était autre qu’un pauvre bonhomme, ayant nom Labbey de Pompières.et n’ayant, bien entendu, d’abbé que le nom, lequel n’avait personnellement de crédit qu’en qualité de beau-père ou de beau grand-père, l’un ou l’autre n’importe, d’Odilon Barrot ; mais c’en était assez pour donner consistance à la velléité dont il était possédé de faire quelque chose pour être quelque chose. Cela n’avait pas le sens commun: autant il avait été juste et sage d’attaquer à fond le ministère Villèle lorsqu’il était au pouvoir, et nous entraînait à reculons mais rapidement vers la contre-révolution ; autant, une fois tombé, il était absurde et puéril de prétendre ériger ses méfaits en acte de haute trahison ; c’était lui faire trop d’honneur, et du même coup lui faire trop beau jeu. C’est ce que nous, gens du centre gauche, nous tâchions de faire comprendre à nos amis de la gauche ; mais si nous réussissions, tant bien que mal, à conjurer l’orage, nous ne parvenions pas à le dissiper. Il faut toujours menacer, nous disaient de leur grosse voix les gros bonnets, il faut tenir l’épée de Damoclès sur la tête de l’ennemi ; mais outre qu’au cas trop probable où le fil viendrait à casser, ce ne serait et ne pourrait être qu’un coup d’épée dans l’eau, ces fils-là ne tiennent à rien d’ordinaire. Aussi advint-il qu’un beau matin, à l’issue d’un débat sur la dissolution de la garde nationale, ce grand crime dudit ennemi, le sire abbé de Pompières n’en fit qu’à sa tête et déposa sans dire gare son factum d’accusation.

Qui fut penaud ? Hélas ! ce fut nous, et surtout notre ministère actuel; car que faire? Combattre l’accusation, c’était prendre la queue de la droite et faire à M. de Villèle cadeau d’une absolution triomphante qui le remettrait sur un bon pied ; admettre l’accusation, c’était prendre la queue de la gauche, se faire solidaire de sa sottise et en partager le déboire à peu près inévitable.

Force fut bien pourtant de choisir.

Le ministère (le nôtre, s’entend) prit l’attitude de la neutralité et s’y maintint grâce à l’éloquence, à l’adresse et à la mesure de M. de Martignac. Je ne l’ai jamais plus admiré. Ce terrain n’en était pas un pour la majorité de la chambre (il s’entend de la chambre des députés) ; elle admit, tout en enrageant, la proposition, mais ne l’admit qu’à l’examen et nomma, pour ce faire, une commission tri-partite qui ne pouvait guère aboutir; pour la gauche pure, Mauguin et Benjamin Constant; pour le centre gauche, Girod (de l’Ain); pour le centre droit, Rardot, Delalot, Agier; pour la droite, Montbel, Dutertre, Lamezat; il n’y avait guère là que M. de Montbel qui fût décidément pour M. de Villèle, et les gens du centre droit étaient ses ennemis personnels encore plus que politiques. Mais, une fois nommée, restait à savoir ce que ferait cette commission, quelles seraient ses allures ; quels droits, quels pouvoirs elle entendrait s’attribuer ; comment elle s’y prendrait, à défaut de toute législation préexistante, de tout précédent quelconque, pour donner couleur à son mandat et faire semblant de le prendre au sérieux.

Son embarras fut grand à ce sujet, si bien que le lendemain, je crois, de sa première réunion, je vois arriver chez moi Girod (de l’Ain), flanqué de Sébastiani, pour m’engager à leur venir en aide et à leur dresser un plan de conduite sur le modèle d’outre-Manche. Bien plus empêchés furent-ils encore quand je leur expliquai qu’ils n’étaient qu’une commission comme une autre, sans plus ni moins de pouvoirs ; qu’il ne leur appartenait point de s’ériger en juges instructeur, des décerner ni mandats ni citations, d’interroger sous la foi du serment, de s’arroger mainmise sur les papiers d’état ou sur les papiers des particuliers, en un mot, de faire acte juridique ; qu’ils ne pouvaient instruire que sur la commune renommée, recevoir que des déclarations ou des dépositions volontaires ; accuser enfin, s’ils le jugeaient convenable, que devant la chambre des pairs, qui seule avait qualité pour faire acte de juridiction proprement dite. Ils ne voulaient pas m’en croire quand je leur affirmais que la chambre des communes en Angleterre ne revendiquait plus, depuis longues années, le droit d’interroger sous serment.

Cela mettait mes interlocuteurs tout à la fois fort à l’aise et fort en peine : fort à l’aise en ce sens qu’ils étaient maîtres d’agir selon leur bon plaisir, mais aux risques et périls d’être seuls de la partie et de ne trouver personne qui fût tenu d’obtempérer à leurs injonctions ; fort en peine, car c’était sur quelques découvertes qu’ils comptaient pour faire un peu de figure ; ils entendirent quelques témoins de bonne volonté, mais qui n’en savaient pas plus qu’eux ; ils s’adressèrent au gouvernement pour obtenir la communication de certaines pièces : le gouvernement s’excusa poliment ; bref, la pauvre commission ne réussit, après maint et maint effort, qu’à se poser à elle-même diverses questions sans pouvoir réunir dans son propre sein la majorité sur aucune réponse ; elle en vint faire tristement à la chambre une piteuse confidence, en lui demandant d’être départagée ; la chambre ajourna sa propre réponse et la fin de la session tira tout le monde de ce mauvais pas.

Je ne pris, toute réflexion faite, aucune part à la discussion d’une question assez importante et très épineuse, la question de savoir qui aurait le dernier mot de la cour de cassation ou des cours royales lorsqu’il s’élèverait entre elles une contradiction persistante et réitérée sur quelque point de droit ou de forme. La loi proposée par le gouvernement donnait gain de cause aux cours royales, ce qui n’était pas logiquement soutenable; d’un autre côté, il semblait contraire aux principes de rendre, en aucun cas, la cour de cassation juge de fond dans une affaire quelconque. C’était un sujet sur lequel j’avais dès longtemps réfléchi. Mais le résultat de mes réflexions ayant été contraire à ces mêmes principes, sur lesquels se fonde notre système de cassation, et mes conclusions tendant, en cette matière, à bien plus qu’à la question incidemment engagée, je me trouvais placé, si j’intervenais, entre la témérité et la timidité : la témérité si j’allais au bout de ma pensée, la timidité si je m’arrêtais à mi-route. Je préférai laisser aller les choses sans m’en mêler : sinere mundum ire sicut it, comme dit Panurge, en me réservant de traiter à fond la question dans notre Revue française. J’y fis insérer un petit traité ex professo sous ce titre : de l’Interprétation des lois, traité que je prends la liberté de recommander aux amateurs, s’il en est encore en fait d’organisation judiciaire; il s’en rencontrait de mon temps.

La session fut close le 18 août.

Ainsi que je l’ai indiqué plus haut, le nouveau ministère s’y était fait grand honneur, aux yeux du moins des gens sensés, des vrais connaisseurs. Placé dans une position très délicate entre le roi, qui ne guettait qu’une bonne occasion de s’en défaire, et la chambre des députés, qui n’avait de parti-pris sur rien, peu soutenu par le centre droit des deux chambres, qui le trouvait trop enclin de notre côté, plus médiocrement encore par nous, qui n’y prenions pas confiance, sa conduite, en toute occasion ou à peu près, avait été prudente et ferme, hardie et mesurée ; il était sorti à son avantage de toutes les difficultés, il ne s’était impatienté ni du décousu de nos allures ni de la multiplicité de nos exigences ; nous avions, avec lui, gagné du terrain, et nous en eussions gagné bien plus encore si nous avions agi de concert. Il dépendait de nous de réparer la faute que nous avions faite en 1818. Ce pouvait être, à notre grand profit, un nouveau ministère Richelieu, j’entends le premier en date, celui du bon temps, un ministère libéral par position et modéré par caractère, un ministère soutenu par nous et supporté par le roi.

On verra bientôt ce qu’il en advint.


III.

Avant la fin de la session, je rejoignis ma famille à Broglie et j’y passai le reste de l’année, les yeux fixés sur les événemens du dehors, qui ne manquaient pas d’intérêt et d’importance.

Au premier rang, il fallait placer la guerre entre la Russie et la Porte, guerre dont l’origine, sinon le motif, remontait plus haut que les troubles de la Grèce, qui n’en furent que le prétexte. Il était bien difficile de dire qui des deux avait meilleure ou pire cause. Les griefs de la Porte étaient plus réels, ceux de la Russie plus apparens. L’humanité parlait pour celle-ci; la politique pour celle-là. La fortune elle-même sembla partager l’incertitude des esprits, dans cette première campagne du moins, dont le commencement fut si brillant pour les Russes et la fin si désastreuse. Nous étions de tout cœur avec eux, à ce point même que notre ambassadeur, M. de Mortemart, accompagna l’empereur Nicolas à la tête de son armée. En revanche, M. de Metternich, s’il se lavait ostensiblement les mains de tout, en qualité de neutre, se les frottait volontiers, et non moins ostensiblement, quand les Russes étaient battus.

Notre expédition de Morée, partie des côtes de France le 17 août, arrivée le 29 en vue de Navarin et précédée par cette nuée de volontaires de tout âge, de tout rang, de toute condition, qui couraient se ranger sous le drapeau d’Odyssée ou de Colocotronis, à défaut du nôtre, notre expédition, dis-je, ne courait point risque de rencontrer une véritable résistance. Nous n’étions pas précisément en état de guerre avec la Porte; nous étions dans cet état intermédiaire propre à notre temps, où la diplomatie fait son chemin, la baguette de Popilius à la main. La convention d’Alexandrie obligeait Ibrahim-Pacha à nous remettre les places fortes, à réembarquer ses troupes et à nous laisser le terrain libre ; ce ne fut pas, néanmoins, sans beaucoup de difficultés, d’hésitations, de pourparlers, voire même sans quelques coups de fusil tirés, vaille que vaille, que le général, bientôt maréchal Maison, réussit à déterminer nos bons amis les Turcs et nos meilleurs amis les Égyptiens à subir les conséquences du traité du 15 juillet.

Mais quel plaisir d’entendre notre roi (c’était bien le nôtre en cela) dire à son armée :


« Soldats,

« Je vous charge d’une grande et noble mission ; vous êtes appelés à mettre un terme à l’oppression d’un peuple célèbre. Cette entreprise qui honore la France, à laquelle tous les cœurs généreux applaudissent, ouvre devant vous une carrière de gloire que vous saurez remplir; j’en ai pour garantie les sentimens et l’ardeur qui vous anime.

« Pour la première fois, depuis le XIIIe siècle, nos drapeaux, aujourd’hui libérateurs, vont apparaître sur les rives de la Grèce. Soldats, la dignité de la couronne, l’honneur de la patrie attendent de vous un nouvel éclat; dans quelque situation que vous placent les événemens, vous n’oublierez pas que de si chers intérêts vous sont confiés. »


Qu’il y avait loin de ce langage à celui de M. de Villèle, répondant de son ton nasillard à notre comité : « Mais quel intérêt pouvez-vous prendre à cette localité? »

C’était Athènes et le Parthénon !

Peu après, notre armée achevait d’évacuer le territoire espagnol, laissant cet infortuné pays en proie à la tyrannie, que nous y avions établie, ou plutôt rétablie, et qui nous avait payés comme paient les tyrans et comme méritent d’être payés ceux qui les protègent. Il n’avait pas été possible d’arracher à Ferdinand VII et à ses suppôts les moindres ménagemens envers ces pauvres libéraux, qu’ils n’avaient vaincus que par nos mains et sous nos drapeaux, cette fois fort peu libérateurs; moins encore, s’il est possible, d’en obtenir le moindre égard pour nos plus justes réclamations ; et le pire, c’est qu’autant en arriva-t-il à Lisbonne, malgré les efforts du gouvernement anglais; le vent de contre-révolution que nous avions déchaîné dans la Péninsule avait renversé le frêle édifice élevé par dom Pedro, sous les auspices du cabinet de Saint-James, et l’armée anglaise, en s’éloignant comme la nôtre, laissait comme la nôtre le parti libéral à la discrétion d’un petit tyranneau dont son ascendant n’avait pu venir à bout. Dom Miguel régnait aussi glorieusement et aussi bénignement que Ferdinand VII, mais au moins l’Angleterre, qui n’avait rien fait pour le hisser sur son petit trône, qui n’en avait voulu faire qu’un chétif prince consort, n’était pas, comme nous, responsable de ses méfaits et de ses forfaits.

Ce qu’aurait fait Canning, s’il avait vécu, pour prévenir en Portugal une contre-révolution qui détruisait, sinon son ouvrage, tout au moins un état de choses qu’il avait approuvé et secondé, qu’il avait même promis de protéger contre la réaction dont nous étions tristement les artisans en Espagne, il est difficile de le dire, mais ce que fit le duc de Wellington, son successeur, sera bientôt dit. Il ne fit rien et ne parut guère en prendre souci.

Aussi bien il ne tenait guère à l’héritage de M. Canning, et il ne tarda pas à le montrer, car il saisit assez brutalement la première occasion qui se présenta pour expulser, c’est le mot propre, de son cabinet, le petit noyau de tories libéraux qu’il avait, de prime abord, consenti à y conserver. Il fit cette exécution sur le plus illustre d’entre eux, M. Huskisson, à propos d’une très légère irrégularité de tactique parlementaire, effet d’une inadvertance dont M. Huskisson fut le premier à s’accuser et à s’excuser. Dès lors, le ministère tout entier fut tory pur sang, et la politique britannique changea du blanc au noir. Il ne réussit, néanmoins, qu’à demi dans sa politique d’écrevisse (si tant est que l’écrevisse marche à reculons). Il lui fallut subir la révocation de l’acte du Test, cet affront au bon sens et à la morale dont la conséquence avouée était de réduire au parjure quiconque prétendait à une place quelconque, petite ou grande ; et si la chambre des lords lui prêta volontiers l’épaule contre l’émancipation des catholiques, Peel, alors son coadjuteur, ne réussit point à retarder, dans sa marche triomphante le bill proposé par sir Francis Burdett ; la chambre des communes en prit possession et depuis ne l’a pas lâché. Peel ne réussit pas mieux à prévenir en Irlande l’élection du grand agitateur, à la barbe de la loi en vigueur, du parlement sur pied, et du vainqueur de Waterloo, et plût à Dieu que l’un et l’autre eussent été vaincus tout à fait, cette fois ; cela leur eût épargné le dégoût de faire plus tard amende honorable, et de proposer eux-mêmes ce qu’ils avaient, à grands cris, déclaré l’abomination de la désolation, et la ruine de leur pays, détestable exemple qui n’a que trop été suivi!

Tandis que, tranquille à Broglie, désormais en état de nous recevoir modestement mais commodément, entouré de ma famille qui grandissait, et de mes déjà vieux amis, je m’y reposais un peu des fatigues d’une session rendue plus laborieuse par les intrigues intérieures et la difficulté de tenir ensemble les disjecta membra de notre majorité que par les luttes de la tribune, j’étais, à mon insu menacé d’un bien grand malheur. Ma mère, mon excellente mère, à peine entrée dans sa soixante-sixième année, ma mère, dont la santé ne nous avait jamais donné la moindre inquiétude, se trouvait atteinte d’un mal dont elle ne parlait à personne, et dont, en vérité, je crois qu’elle ne se disait mot à elle-même. Je fus averti par M. D’Argenson, qui nous vint voir au commencement de l’automne. Nous avions réussi, ses amis de la gauche et moi qui vivais bien avec eux, à le faire nommer député dans le département de l’Eure, où il n’avait jamais résidé et ne possédait pas un pouce de terrain. N’y connaissant personne, il profitait de l’intervalle des deux sessions (1828-1829) pour faire sa tournée de visites et de remerciemens ; il me parla de la santé de ma mère avec quelque souci ; je convins avec lui qu’à son retour à Paris, il m’écrirait avec détail et qu’il déciderait ma mère à consulter M. Lerminier, alors notre ami plus encore que notre médecin. C’était, à cette époque, le successeur le plus accrédité qu’eût laissé Corvisart, celui qu’il avait placé lui-même près de l’empereur Napoléon pendant la campagne de Russie.

M. D’Argenson me tint parole ; Lerminier m’écrivit une longue lettre. Ni l’un ni l’autre ne me paraissaient rassurés, sans qu’on fût bien fixé sur la nature du mal ; je partis pour Paris le 18 octobre, c’est-à-dire le lendemain même du jour où j’avais reçu les deux lettres. Je trouvai ma mère très faible et dans un grand état de dépérissement, mais tranquille sur elle-même, gaie et prenant intérêt à tout, comme à son ordinaire ; le lendemain et le surlendemain, elle parut reprendre des forces, sous l’action des médicamens, et rien n’annonçait un danger certain ni prochain. Le 21, je dînai en tête-à-tête avec elle, dans son petit salon ; elle trouvait trop fatigant de dîner dans la salle à manger; elle était mieux encore que la veille et dîna modérément, mais de bon appétit. Vers neuf heures et demie, heure à laquelle elle se retirait d’ordinaire, elle me congédia en me disant de venir le lendemain déjeuner avec elle. Il faisait beau, je me promenai sur les boulevards jusque vers onze heures ; à peine venais-je de me mettre au lit, qu’on accourut me demander de la part de M. D’Argenson. Je m’habillai en grande hâte et courus à toutes jambes. Je trouvai ma pauvre mère étendue dans son lit, sans mouvement et sans respiration. D’après ce qui me fut raconté, en entrant dans sa chambre elle avait, selon sa coutume, fait sa prière à genoux, s’était couchée en se déshabillant elle-même ; entrée dans son lit, elle avait dit à sa femme de chambre :

— Relevez-moi la tête, soulevez mon oreiller.

Et, cela fait, en posant sa tête sur l’oreiller, elle avait fermé les yeux et rendu le dernier soupir, sans effort, sans agonie, comme un enfant qui s’endort.

Je passai la plus grande partie de la nuit, avec M. D’Argenson, dans le salon, dont la porte ouvrait sur la chambre à coucher. Il insista pour qu’on n’éveillât point ma sœur, Mme de Lascours, qui, le lendemain matin, en fut au désespoir ; mais quelque rapidement qu’elle fût descendue, elle n’aurait pu recueillir le dernier soupir de notre pauvre mère.

Je ne restai que quelques jours à Paris, tristement préoccupé de détails plus tristes encore, et je rejoignis le plus tôt que je pus ma femme et mes enfans. Mes sœurs, mon frère, tous ceux des nôtres que ce douloureux événement avait réunis se dispersèrent également, la mort dans l’âme. Jamais mère de famille ne fut plus regrettée et plus digne de l’être.

Le coup me fut trop sensible pour me permettre de prêter, vers la fin de l’année, quelque attention aux événemens politiques. Je consacrai ces deux mois à des pensées et à des devoirs plus en harmonie avec l’état de mon âme.


BROGLIE.

  1. Voyez la Revue du 1er avril et du 1er mai.