Souvenirs du second mameluck de l’Empereur/05

La bibliothèque libre.
Souvenirs du second mameluck de l’Empereur
Revue des Deux Mondes7e période, tome 65 (p. 620-648).
◄  04
SOUVENIRS
DE
SAINT-DENIS dit ALI
SECOND MAMELUCK DE L’EMPEREUR

V. [1]
LA MORT ET LES FUNÉRAILLES DE L’EMPEREUR


XVIII. — LA MALADIE

Ce fut vers les mois de septembre et d’octobre que l’Empereur s’aperçut qu’une maladie, qu’on pouvait dire inconnue, sembla vouloir se déclarer chez lui. L’incrédulité de ceux qui l’entouraient diminua à mesure des progrès presque insensibles de la maladie. Tout espoir d’un meilleur avenir s’était évanoui : les prétendues cinq années que devait durer son exil étaient accomplies et aucune amélioration ne venait adoucir sa malheureuse existence. Ne voyant plus de terme à ses souffrances, il regardait la mort comme un bienfait, il l’invoquait pour qu’elle vînt le soustraire à la persécution incessante de la Sainte-Alliance.

Sur la fin de l’année, l’Empereur, commençant à sentir que sa santé s’altérait réellement, eut moins d’aptitude au travail. Ses promenades, toutes courtes qu’il les faisait, devenaient plus fatigantes, et insensiblement les traits de sa figure portèrent l’empreinte de la souffrance. Il ressentait, disait-il, une douleur sourde intérieure qui se manifestait plus particulièrement la nuit. Il croyait avoir mal au foie. Ses remèdes ne consistaient qu’en serviettes chaudes qu’il se faisait appliquer sur le côté, des bains qu’il prenait fréquemment, et la diète qu’il observait de temps à autre. Longtemps avant, on avait cru que sa maladie n’était qu’imaginaire et que ce qu’il disait était calculé pour en imposer au gouverneur, afin de faire revenir, le gouvernement anglais à des sentiments plus humains à son égard et déterminer celui-ci à le laisser aller en Amérique. Ce qui avait fait croire encore, que sa maladie n’avait rien de réel, c’est que, dans des moments, il paraissait très souffrant, et que dans d’autres il était extrêmement gai. En général, l’Empereur, depuis qu’il était à Sainte-Hélène, avait eu, une vie assez peu réglée ; mais elle le fut bien moins encore, dès le moment que ses malaises devinrent plus sensibles, plus positifs et plus fréquents. Il devint aussi inégal dans son humeur que dans sa manière de vivre, que dans son travail ; tantôt gai, tantôt réfléchi, absorbé ; un jour, il était constamment hors de la maison, un autre jour renfermé dans son intérieur. Une ou deux semaines, il s’adonnait au travail ; après quoi il restait des journées entières sur son canapé, un livre à la main, et cherchant à dormir. Parfois il s’habillait de très bonne heure, parfois il restait en robe de chambre. Souvent de la nuit il faisait le jour ou du jour la nuit. En un mot, il agissait comme quelqu’un qui, étant dominé par l’ennui, met en usage tout moyen pour abréger le temps.

Il était rare qu’il laissât dormir tranquillement une huit entière le valet de chambre de service ; c’était un bain qu’il fallait lui préparer, du thé qu’il fallait lui faire, des serviettes chaudes à lui donner, des livres, des cartes qu’il fallait aller lui chercher. Parfois M. de Montholon, lui aussi, était dérangé la nuit ; c’était pour converser, c’était pour écrire sous dictée. Depuis le départ de la comtesse, M. de Montholon était devenu l’homme nécessaire à l’Empereur. Constamment, il était à ses ordres, entièrement à ses volontés la nuit comme le jour. Le Grand-Maréchal avait bien aussi son tour de dérangement, mais ce n’était guère que le jour et quelquefois le soir. Logeant à une bonne portée de fusil de l’habitation de l’Empereur, et, l’espace étant obstrué, la nuit, par les factionnaires, il n’était pas sous la main.

Bien souvent, j’ai vu le Grand-Maréchal rester des heures, entières dans la chambre de l’Empereur, les volets fermés, c’est-à-dire dans la plus grande obscurité, devant le lit ou le canapé, sans qu’un seul mot sortit de la bouche de l’un ou de l’autre. Ce qui arrivait au Grand-Maréchal arrivait également à M. de Montholon et à Marchand. La nuit, c’était souvent le tour du valet de chambre de service de se trouver ainsi avec l’Empereur. Aussi, moi, pour m’épargner la fatigue de rester sur mes pieds sans bouger de place, j’avais la précaution d’avoir un oreiller et de me coucher sur le tapis au pied du lit, ayant l’oreille ouverte au plus petit bruit ou au premier mouvement que pouvait faire l’Empereur. Dans ces circonstances-ci, l’Empereur ne souffrait jamais de lumière.

Dans la dernière quinzaine de décembre, l’Empereur apprit la mort de la princesse Elisa : « Voilà, dit-il, la première personne de ma famille partie pour le grand voyage ; quelques mois encore, et j’irai la rejoindre. Je serai le second, bien certainement, puisque je ne suis pas le premier. Le terme de mes souffrances n’est que différé. » C’était la nuit qu’il tenait ce langage. Je lui répondis : « Ah ! Sire, il faut espérer que la Providence rétablira la santé de Votre Majesté, et que ses amis n’auront pas de sitôt à pleurer sa perte ; c’est déjà beaucoup pour eux de savoir votre personne dans les fers. Et nous ! Sire, que deviendrions-nous si nous venions à perdre Votre Majesté, nous qui nous trouvons si heureux de l’avoir suivie, d’être auprès d’elle et de la servir ? » Il articula quelques paroles de consolation, auxquelles il ajouta : « Tu auras le bonheur de revoir ta famille, tes amis, ton pays, la belle France. » Des larmes roulaient dans mes yeux, et, si j’eusse osé, elles eussent mouillé les mains de mon maître.

Au mois de janvier 1921, l’Empereur n’était plus ce qu’il avait été deux mois auparavant. Il s’affaiblissait chaque jour davantage. Sa figure s’altérait sensiblement. Le travail de ses Mémoires avait presque entièrement cessé, et, s’il travaillait encore un peu, c’était sans courage. Il ne s’habillait plus ; il restait en robe de chambre le temps qu’il n’était pas au lit. Sa seule occupation, à bien dire, était la lecture, et encore fort souvent se la faisait-il faire par Marchand. Parfois, pour se distraire des lectures sérieuses, il s’amusait à feuilleter des romans.

L’Empereur, ne se souciant pas d’aller se promener dehors, fit établir dans le parloir une machine nommée bascule et vulgairement tape-cul, qui consiste en une longue pièce le bois supportée à son milieu par un poteau entaillé. Il espérait que le mouvement de monter et de descendre entretiendrait ses forces. Les deux extrémités de la pièce de bois furent façonnées en selles bien rembourrées, et un T en fer placé en avant pour les mains du cavalier. Comme l’Empereur était d’un poids assez fort, on chargea le bout qui était opposé au sien d’une quantité de plomb suffisante pour qu’il y eût égalité. C’était M. de Montholon qui montait habituellement. Cet exercice convint à l’Empereur, pendant une quinzaine de jours environ, et ensuite il l’abandonna. Avant qu’il fut sérieusement malade, la machine avait été démontée et le plancher remis dans son premier état.

Vers la même époque que ci-dessus, la nouvelle maison, sauf quelques petits travaux de terrassement, était terminée tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Il restait à compléter l’ameublement. Le gouverneur, pour forcer en quelque sorte l’Empereur d’aller prendre possession de cette habitation, avait empêché qu’on fit des réparations aux vieux bâtiments de Longwood, qui étaient en fort mauvais état, et depuis longtemps, il refusait du linge, de la vaisselle et autres objets indispensables du service ; il voulait, disait-il, réserver tout cela pour quand le général Bonaparte serait à la maison neuve.

Enfin l’Empereur, malgré le dégoût qu’il éprouvait à l’idée de changer d’habitation, se décida d’aller prendre connaissance des lieux qui lui étaient destinés. Cette visite se fit un dimanche matin ; ce jour-là, les ouvriers ne travaillaient pas. Il se fit accompagner de Marchand. Il visita tout dans le plus grand détail, loua la bonne disposition des appartements, leur grandeur et leur ensemble ; mais il trouva son logement peu commode pour son service ; il s’y trouvait trop isolé de ses valets, de chambre, qu’il aimait à avoir sous la main. Selon l’usage anglais, tout était sacrifié au maître. Excepté quelques greniers, qui étaient au-dessus de ses chambres, il n’y avait pas un endroit autour de lui où Marchand pût être logé convenablement.

Après avoir tout parcouru, tout examiné, l’Empereur rentra chez lui et dit à M. de Montholon ce qu’il désirait que l’on fit, pour avoir auprès de lui deux personnes de son service d’intérieur, Marchand et moi. Les détails de ce que voulait l’Empereur furent transmis au gouverneur. Les ouvriers avaient à peine terminé les changements que l’Empereur avait prescrits. lorsque la maladie qui devait nous l’enlever prit un caractère, fort sérieux.

L’Empereur sentait ses forces diminuer chaque jour ; mais il croyait devoir attribuer cet affaiblissement prolongé, cet engourdissement incessant au défaut d’exercice. Quoique déjà dans un état de santé fort critique, il décida, pour ranimer ses forces, de faire tous les jours une promenade en calèche. Ceci dura une quinzaine. Il faisait deux ou trois fois le tour du bois au galop des chevaux ; mais cette vitesse de la voiture finit par le fatiguer à un tel degré qu’il ne voulut plus aller qu’au pas. En dernier lieu, il ne voulait plus que la calèche vint le chercher ; il allait lui-même la prendre aux écuries. Il s’efforçait ainsi à entretenir le peu de forces qui lui restaient. Lorsqu’il se sentait trop faible pour marcher seul, il prenait le bras de M. de Montholon qui l’accompagnait habituellement, ou celui de Marchand, si le comte n’était pas encore arrivé, et allait ainsi gagner les écuries. Sa promenade durait environ une heure ; il la faisait avant le diner, qui était alors vers les trois ou quatre heures.

En rentrant de sa promenade, il passait au salon et se couchait sur son canapé que l’on avait reculé devant la console, et là, comme un homme anéanti, il restait quelques minutes pour prendre haleine et se reposer. Pendant ce temps on préparait son couvert. « Laissez, laissez-moi respirer » » disait-il à Pierron et à moi, et, portant alternativement les yeux sur M. de Montholon et sur nous, il ajoutait : « Je ne sais ce que j’ai à l’estomac ; la douleur que je ressens est comme celle que ferait un couteau qu’on y aurait enfoncé et qu’on se plairait à remuer. » Quand il était un peu reposé, il faisait approcher la table et se mettait en devoir de manger. La faim qui l’avait tourmenté pendant la promenade, le tourmentait encore lorsqu’il étendait sa serviette sur lui ; mais il n’avait pas plus tôt porté à sa bouche les premières cuillerées de son potage, que l’appétit disparaissait tout à coup. Il continuait de manger cependant, mais sans plaisir, sans besoin. Il ne trouvait rien de bon ; tout lui répugnait, excepté quelques très minces lèches de pain trempées dans du jus de gigot, quelques petites cuillerées de gelée de viande et quelques rouelles de pommes de terre frites. Pour boisson, il ne prenait qu’un demi-verre de vin mêlé, à autant d’eau. Une goutte de café terminait le repas. Il se recouchait sur son canapé, où il restait environ une heure, et allait ensuite se mettre au lit.

Depuis que l’Empereur vivait dans cet état de malaise, il n’avait plus le courage de s’habiller. Quand il voulait sortir en voiture, il gardait son pantalon et ses pantoufles et remplaçait sa robe de chambre par une redingote verte, et son madras par un chapeau rond.

Dans la matinée de chaque jour, il allait prendre l’air sous son berceau, où il faisait une petite promenade, et s’asseyait sur son pliant-fauteuil lorsqu’il sentait fléchir ses jambes. Il répétait souvent : « Ah ! moi ! pauvre moi ! » et, tournant les yeux sur celui ou ceux qui étaient auprès de lui, il débitait ces vers que Voltaire met dans la bouche de Lusignan :


Mais à revoir Paris je ne dois plus prétendre.
Vous voyez qu’au tombeau je suis prêt à descendre :
Je vais au Roi des rois demander aujourd’hui
Le prix de tous les maux que j’ai soufferts pour lui !


et il les prononçait avec l’accent d’un homme qui a perdu toute espérance, et de manière à imprimer dans le cœur des assistants ce qu’il ressentait lui-même. Il pouvait apercevoir sur le visage et dans les yeux de chacun quel effet produisaient dans leur cœur ces paroles sorties de sa bouche.

Dans un temps plus heureux, mais cependant dans un moment fort critique, on l’avait entendu sur le champ de bataille prononcer ceux-ci :


Et dans les factions comme dans les combats,
Du triomphe à la chute il n’est souvent qu’un pas.
J’ai servi, commandé, vaincu quarante années ;
Du monde, entre mes mains, j’ai vu les destinées,
Et j’ai toujours connu qu’en chaque événement
Le destin des États dépendait d’un moment.


L’état de langueur et d’affaiblissement, dans lequel se voyait l’Empereur et dont il ne pouvait s’expliquer la cause, le détermina à se faire mettre des vésicatoires aux bras. Il croyait par cette application prévenir une maladie qui semblait vouloir s’annoncer comme fort sérieuse. Mais ces vésicatoires ne produisirent aucun effet et se séchèrent. Quelques jours après, il les fit remplacer par un cautère qui, à son tour, n’eut rien d’efficace. Malgré l’inutilité de celui-ci, il le conserva, espérant qu’avec le temps ce moyen, qu’il pensait être souverain, aurait un résultat favorable, d’après l’expérience qu’il en avait faite dans différentes circonstances. Mais, bien que la maladie ne fût pas réellement prononcée et caractérisée, le mal était invariablement fixé et tout ce que l’on faisait pour rendre l’Empereur à la santé ne pouvait avoir aucun pouvoir sur la volonté du Ciel.

L’abbé Buonavita, le plus âgé des deux prêtres, était, depuis quelques mois, perclus de ses membres et à tel point qu’il n’avait plus, à vrai dire, le pouvoir de sortir de sa chambre. On craignait chaque matin de le trouver mort. Un jour l’Empereur le fit appeler et lui fit comprendre qu’il serait plus convenable et plus prudent de retourner en Europe, que de rester à Sainte-Hélène, dont le climat devait être très préjudiciable à sa santé et que, fort probablement, celui d’Italie prolongerait ses jours. Puis, il fit écrire à la famille impériale pour qu’elle eût à lui faire une pension de trois mille francs. L’abbé, en remerciant l’Empereur de ses bontés, lui exprima tout le regret qu’il ressentait de ne pas finir les jours qui lui restaient auprès de celui auquel il avait fait le sacrifice de sa vie. Ce pauvre vieillard était alors loin de penser que, peu de temps après son arrivée en Europe, il apprendrait la mort de son bienfaiteur. Avant son départ pour Jamestown, M. Buonavita fit une dernière visite à l’Empereur qui lui donna diverses instructions pour être transmises à la famille, et le chargea probablement d’une mission auprès du Saint-Père.

Plus l’Empereur allait, plus sa figure s’altérait et plus ses forces diminuaient. Il était visible, et très visible, que chez lui le principe de la vie s’amoindrissait peu à peu et que le terme de son existence n’était pas éloigné. M. de Montholon était plus fréquemment auprès de lui et le Grand-Maréchal venait tous les jours passer quelques heures dans la matinée et dans le courant de la journée.

Un jour, c’était deux mois environ avant sa mort, l’Empereur était dans le parloir, M. de Montholon était avec lui ; il demande son dîner, qui lui est servi peu de moments après. Pierron et moi, nous le servons. Il mange son potage, qui, je crois me rappeler, était un vermicelle. A peine l’a-t-il fini qu’il a des nausées. M. Antommarchi fut appelé. Il ne vint qu’un quart d’heure ou une demi-heure après et ne vit rien autre chose que le résultat d’une indisposition passagère. Le lendemain, même vomissement que la veille et à peu près à la même heure. Antommarchi fut encore appelé ; mais il ne donna pas d’autres raisons que celles qu’il avait données la veille. Les jours suivants ressemblèrent aux deux précédents, avec cette différence que les vomissements devinrent plus fréquents. Chaque fois, on examinait le contenu du bassin et, comme précédemment, on n’y apercevait rien d’extraordinaire. Mais plus tard, on y remarqua quelques filaments de sang, dont chaque jour la quantité augmenta.

Un jour, Antommarchi fut appelé au moment du diner de l’Empereur. Je ne me rappelle plus s’il vint immédiatement, car parfois il allait se promener au camp. Peut-être, ce jour-là, y avait-il été. L’Empereur lui demanda si, dans les conversations qu’il avait avec les médecins militaires, il parlait de lui, Napoléon, de sa maladie et s’il se consultait avec eux ; que, de leurs discussions il pourrait peut-être résulter quelques éclaircissements sur les causes de sa maladie et découvrir les moyens de combattre celle-ci. Antommarchi, au lieu d’accepter comme une leçon ce que lui disait l’Empereur, répondit je ne me rappelle plus quoi, en se mettant à rire, ce qui pouvait se traduire par ceci : « Ils n’ont rien à m’apprendre ; mes connaissances sont supérieures aux leurs. » L’Empereur fut tellement outré du ris et des paroles du docteur, qu’il lui dit les choses les plus dures qu’une bouche puisse exprimer. Il ajouta : « Les médecins du camp ayant beaucoup voyagé, doivent être des hommes pleins d’expérience, » et que c’était être par trop présomptueux que de dédaigner leur savoir. Cette scène fut la plus forte de celles que j’eusse vues, et où Antommarchi fut le plus malmené par l’Empereur.

Lorsque le docteur avait mis les vésicatoires aux bras de l’Empereur, il avait oublié ou n’avait pas eu le soin de raser la place où il devait les poser ; aussi, toutes les fois qu’il fallait les panser, l’Empereur se plaignait-il du mal qu’on lui faisait. Effectivement les poils qui s’attachaient à l’emplâtre lui causaient de ces petites souffrances qui l’ennuyaient et l’irritaient, ce que le docteur aurait pu si facilement lui épargner.

Quand le docteur était demandé le matin, l’Empereur lui présentait son poignet pour se faire tâter le pouls. Souvent Antommarchi avait les mains froides, et l’Empereur, sentant des doigts glacés, retirait aussitôt sa main en disant : « Vous me gelez. Chauffez-vous donc les mains avant de me toucher. »

Pendant la première phase de sa maladie, l’Empereur faisait fréquemment appeler Antommarchi. Quand un de nous allait chez lui pour lui dire que Sa Majesté le demandait, le plus souvent le docteur était hors de Longwood, ou chez Mme Bertrand. Lorsqu’on rendait compte qu’Antommarchi était sorti, l’Empereur manifestait son mécontentement. Dès que le docteur était informé qu’on avait été chez lui, il accourait et l’Empereur ne manquait pas de lui donner un savon. Très souvent, le soir, il allait chez Mme Bertrand, et c’était justement le moment où l’Empereur l’envoyait chercher. Une fois, l’Empereur, fort contrarié de l’avoir longtemps attendu, lui dit avec humeur : « Vous venez chez moi comme si vous faisiez une visite à trente sous. Ici, vous êtes à mon service et à mes ordres. Si Larrey était à Sainte-Hélène, il ne quitterait pas le chevet de mon lit : il coucherait là, sur le tapis. Quand je vous envoie chercher, c’est que j’ai besoin de vous et vous devez vous rendre immédiatement auprès de moi. C’est chez vous que vous devez être et non ailleurs, etc. » Antommarchi, après cette mercuriale, aurait dû se tenir pour averti ; mais, soit ennui de rester dans sa chambre, soit toute autre cause, il n’en continuait pas moins de s’absenter, et il en fut ainsi pendant presque tout le temps que dura la maladie de l’Empereur ; aussi cette conduite, si peu raisonnable, excitait-elle de plus en plus la mauvaise humeur de l’Empereur.


* * *

Depuis le premier vomissement, bon nombre de jours s’étaient écoulés sans que l’Empereur éprouvât aucun changement dans son état. Enfin quarante et quelques jours avant sa mort, se promenant péniblement dans son salon, il ressentit un frisson qui le parcourait dans tous les sens. Ne pouvant plus tenir sur ses pieds, il se mit au lit qu’on eut soin de bassiner ; on lui mit des serviettes chaudes aux pieds et sur le ventre, et peu à peu une légère fièvre s’empara de lui et se continua ainsi presque sans interruption jusqu’à la fin. Dans cet état de transpiration, il se faisait changer de gilet de flanelle, de chemise et de madras, toutes les fois qu’il se sentait en moiteur, ce qui arrivait cinq ou six fois le jour et autant la nuit.

Le gouverneur, ayant été informé que l’Empereur était malade, paraissait fort inquiet, rapporta-t-on ; il voulait qu’on laissât entrer chez le malade l’officier d’ordonnance ou un médecin. Le Grand-Maréchal et M. de Montholon se trouvèrent fort embarrassés quand ils connurent cette volonté presque impérative du gouverneur. Enfin l’un et l’autre, après avoir longtemps réfléchi et s’être consultés, se décidèrent, en prenant beaucoup de précautions, à faire entendre à l’Empereur que, dans l’état où il se trouvait, ils croyaient nécessaire la présence d’un médecin qui aidât de ses conseils le docteur Antommarchi. « Deux avis valent mieux qu’un, » dit le Grand-Maréchal. Contre leur attente, l’Empereur consentit à admettre chez lui un médecin anglais. Ils lui parlèrent du docteur Arnott, médecin du 20e régiment, qui était au camp et dont l’Empereur avait entendu parler avant d’être sérieusement malade. Dès qu’il se fut prononcé, ces messieurs, par l’entremise de l’officier d’ordonnance, envoyèrent chercher le docteur, qui ne se fit pas longtemps attendre, et ils l’introduisirent chez l’Empereur qui le vit avec plaisir.

M. Arnott, vêtu d’une grande redingote bleue, était d’une assez haute taille ; il était déjà sur l’âge et avait de la gravité dans le maintien. Il avait beaucoup voyagé, paraissait homme fort instruit et plein d’expérience. Il inspira de la confiance à l’Empereur. La première entrevue se passa très bien. Après s’être consultés, les deux médecins ordonnèrent des délayants. Chaque jour, le médecin anglais venait visiter l’Empereur. Mais, quoi que fissent et ordonnassent les deux médecins, la position du malade ne s’améliorait pas ; les vomissements continuaient. On remarquait dans ce que l’Empereur rejetait, beaucoup de bile mêlée de petits filaments de sang caillé.

Bien avant que l’Empereur se fût alité, Noverraz était retenu au lit (par une maladie de cœur, à ce que je puis me rappeler), et le garda pendant tout le temps de la maladie de l’Empereur. Dès lors, le service de nuit avait dû être fait par Marchand et par moi.

Le jour, l’Empereur couchait dans sa petite chambre à coucher et la nuit dans son cabinet. Dans le courant de la nuit, temps pendant lequel il avait presque constamment la fièvre et par conséquent était en transpiration, il faisait changer fréquemment son gilet de flanelle et son madras. Celui qui était de service se tenait dans la pièce même où était l’Empereur, assis sur une chaise, à deux pas du lit, à attendre qu’il demandât qu’on le changeât de gilet et de madras, ou qu’on lui donnât à boire. Il ne permettait pas que l’on eût de la lumière : le flambeau couvert, où il ne brûlait qu’une bougie, était caché dans la pièce voisine (la chambre à coucher), de sorte qu’on n’était éclairé que par une très faible lueur, qui ne permettait pas toujours de voir ce que l’on avait à faire. On allait à tâtons pour ainsi dire. Une nuit, après avoir ôté à l’Empereur son gilet de flanelle et lui avoir essuyé le dos et les côtes avec ce même gilet, je m’embrouillai en lui passant l’autre gilet, gêné que j’étais par l’oreiller et ne voyant pas assez clair. Le gilet n’étant pas mis aussi bien ni aussi vite qu’il le fallait, il s’impatienta, s’emporta, me dit quelques mots dont je ne me souviens plus, et m’envoya chercher Marchand, ce que je fis immédiatement, et Marchand, étant arrivé, acheva ce qui restait à faire. Parfois, dominé par la crainte de mal faire, j’étais maladroit et l’Empereur était très prompt. Les nuits précédentes, cependant, tout avait été pour le mieux, et, cette fois-ci, je m’y étais pris de la même manière que précédemment.

Le lendemain, mon service changea. Je fus remplacé par M. de Montholon, et lui et Marchand se partagèrent la nuit ; le premier veillait jusqu’à minuit ou une heure, et le second depuis cette heure jusqu’au matin ; moi, je ne fus plus que pour préparer ce qu’il fallait à l’Empereur et aider à ces messieurs. Dès lors, ce ne fut plus qu’accidentellement qu’il m’arriva de faire quelque chose autour de sa personne. Cependant je le gardais en l’absence de l’un ou de l’autre de ces messieurs.

L’Empereur, après quelques visites du docteur Arnott, voyant qu’il n’éprouvait aucun soulagement, lui demanda un jour, à la suite de force questions faites sur ses campagnes, ses voyages, sa famille, sa fortune, s’il mourrait de la maladie qui le retenait là au lit et combien de chances pour qu’il revînt à la santé, et combien de chances contre. Le docteur répondit qu’il n’y avait pas de doute que les chances favorables fussent les plus nombreuses. Mais l’Empereur, qui sentait sa position, pensant que si M. Arnott parlait ainsi, c’était une de ces précautions en usage chez les médecins pour ne pas détruire toute espérance dans l’esprit du malade, lui dit : « Ne craignez pas de parler, docteur ; vous avez affaire à un vieux soldat qui aime la franchise. Dites… que pensez-vous de moi ? » Le docteur continua de parler dans le même sens qu’il avait commencé, cherchant à éloigner de la pensée du malade tout ce qui pouvait être de nature à lui faire pressentir une fin prochaine. M. Arnott ne parlant pas français, le Grand-Maréchal servait ordinairement d’interprète.

Pendant le jour, celui qui veillait l’Empereur se tenait debout devant son lit, un mouchoir à la main, et chassait les mouches pour qu’elles ne vinssent pas troubler l’assoupissement très léger dans lequel il se trouvait plongé presque continuellement.

L’Empereur étant resté quinze ou vingt jours sans se faire la barbe, voulut se raser. C’était la première fois, depuis qu’il était alité. Quoique peu commodément dans son lit pour faire une telle besogne, il y parvint en s’armant de courage. Pour lui donner le jour nécessaire, on avait roulé le lit au milieu de la chambre, afin qu’il pût se raser comme il en avait l’habitude. Dès que la barbe fut faite, je remarquai que la figure de l’Empereur n’était plus ce qu’elle avait été quinze ou vingt jours auparavant ; elle était très altérée et fort amaigrie. Peu de temps avait suffi pour le changer considérablement. Ce n’était plus le même homme. Ses membres aussi avaient perdu de leur rondeur ; ses cuisses étaient diminuées d’un bon tiers, ses mollets fondus, ses mains étaient moins potelées et ses doigts plus effilés.

Chaque jour, pour prendre un peu l’air, il se levait à l’heure de la chaleur, se mettait dans sa bergère à joues qu’il faisait placer près de la porte vitrée du jardin-parterre et restait là quelques heures. Dès qu’il se sentait fatigué, il se recouchait. Ses boissons étaient de l’orgeat, du sirop de groseille et quelques autres rafraîchissements.

Pour se distraire un peu, lorsqu’il était au lit, il se faisait faire la lecture par Marchand. Un jour il se fit lire les Mémoires du général Dumouriez, et je crois que ce fut la dernière lecture de ce genre qu’il se fit faire.

Vers le commencement de la dernière quinzaine de son existence, l’Empereur ne voulut plus coucher la nuit dans son cabinet ; il trouvait qu’il n’y avait pas assez d’air. Il donna l’ordre de placer son lit dans le salon entre les deux fenêtres. Celui de la chambre à coucher était placé de la même manière. Il s’y trouva beaucoup mieux. Le soir, à l’aide de ses bras passés sur les épaules de M. de Montholon et de Marchand, les tenant par le cou, il se transportait d’une pièce dans l’autre, et, le lendemain matin, il revenait se mettre dans le lit de sa chambre. Pour qu’il n’attrapât pas quelque coup d’air à son passage dans la salle à manger, on développait les deux paravents pour envelopper la porte de sa chambre et celle du salon.

Ce fut peu avant les premiers jours de cette même dernière quinzaine que l’Empereur s’occupa de son testament et des codicilles qui y font suite. Ce fut dans sa petite chambre à coucher qu’il écrivit ces derniers actes de sa volonté. M. de Montholon m’avait fait préparer des plumes et du papier. L’Empereur, ne voulant pas être dérangé dans son travail, me fit donner l’ordre par le comte, avec qui il devait travailler, que j’eusse à rester dans l’antichambre et que je ne laissasse pénétrer personne dans ses chambres. Marchand, devant rester dans le cabinet, reçut la même consigne. Le verrou fut mis, je crois, à la porte de communication du cabinet à la salle de bain. Quand ces dispositions furent faites, l’Empereur dicta à M. de Montholon tous les articles de son testament. Lorsque la dictée du jour était finie, M. de Montholon mettait au net ce qu’il venait d’écrire, et c’était d’après cette copie que l’Empereur écrivait. Il en fut ainsi de tout ce que l’Empereur eut à dicter et à écrire. Cette besogne dura de huit à dix jours et chaque jour la même consigne fut donnée. Ce travail fut extrêmement pénible pour l’Empereur, dont les forces s’en allaient à vue d’œil De temps en temps, pour les rappeler, il prenait quelques gouttes de vin de Constance : il ne cessait d’écrire que lorsqu’il se sentait par trop fatigué, et, le lendemain, il se remettait à l’œuvre. Il alla ainsi jusqu’à ce qu’il eût terminé tout ce qu’il voulait faire.

Les testament et codicilles signés et scellés furent mis sous enveloppes, après quoi l’Empereur fit appeler le Grand-Maréchal et l’abbé Vignaly, et leur ordonna, ainsi qu’à M. de Montholon et à Marchand, d’apposer leurs cachets sur les fermetures des enveloppes principales. Le tout fut confié à la garde de Marchand, à qui l’Empereur dit dans quelles mains il devait remettre le paquet lorsque lui, Napoléon, aurait rendu le dernier soupir. Marchand avait par devers lui tous les bijoux précieux, c’est-à-dire les tabatières et différents autres objets à l’usage de l’Empereur et, je crois, le collier de diamants que la reine Hortense avait donné à l’Empereur lors du départ de la Malmaison. Ce dernier objet, Sa Majesté le remit en mains propres à Marchand et le lui donna en toute propriété, pour que celui-ci se trouvât garanti contre toutes les éventualités. Il craignait que l’exécution de ses dernières volontés n’éprouvât quelque obstacle, soit de la part du gouvernement français, soit de la part de tout autre. Le Grand-Maréchal eut les armes en dépôt et M. de Montholon les papiers, l’argenterie, la porcelaine et, je crois, tout l’argent que l’Empereur avait à Longwood.

Vers le milieu de la dernière quinzaine, on aperçut le soir vers l’Ouest une petite comète presque imperceptible ; elle avait, disait-on, une très longue chevelure (pour moi, je n’ai rien vu de cette comète et de sa chevelure) ; elle était visible vers les sept ou huit heures et se montrait à l’horizon. Quand l’Empereur apprit cette apparition, il dit : « Elle vient marquer le terme de ma carrière. » Cette comète, après avoir paru plusieurs soirées de suite, ne fut plus visible. Quelques jours après, il y eut un coup de mer épouvantable qui dura deux ou trois jours, renversant les digues et enlevant quelques personnes qui étaient sur le quai. Plusieurs bâtiments perdirent leurs ancres et furent contraints de prendre le large pour éviter le danger de venir se briser contre les rochers. Des officiers de marine qui étaient à terre, ne pouvant mettre un canot à la mer pour rejoindre leurs équipages, furent obligés d’attendre pour se rembarquer que le coup de vent eût cessé. Il semblait que le ciel et la terre voulussent marquer par quelque chose d’extraordinaire le terme d’une grande vie.

Cinq ou six jours avant sa mort, l’Empereur, qui alors était à demeure dans le salon, fit appeler l’abbé Vignaly et eut avec lui un entretien. C’était le soir, à ce que je puis me rappeler. Dire ce qui s’est passé dans cet entretien, c’est ce que personne n’a su. Cependant on rapporta que l’intention de l’Empereur était que l’on fit connaître dans le public qu’il avait été administré ou qu’il avait fait ses dévotions. M. Vignaly a emporté la vérité dans la tombe.

Pendant les dernières et bien tristes soirées, presque tous les Français étaient réunis autour du lit de l’Empereur et chacun d’eux ambitionnait un regard de son malheureux maître. L’Empereur, apercevant Pierron, qui était à portée de sa vue, lui dit, en l’appelant par son nom : « Tu diras à tous mes domestiques que je les ai rendus riches. » Ces paroles produisirent un tel effet sur les assistants que les larmes se montrèrent dans les yeux de tous, et chacun sembla lui dire : « Sire ! gardez vos richesses ; nos souhaits sont que vous reveniez à la santé et que longtemps vous viviez au milieu de nous. »

Une des soirées suivantes, l’Empereur eut une fièvre assez forte pour lui donner le transport. Il demanda à Pierron, qui avait été en ville dans la journée, d’où venait le bâtiment arrivé le matin (effectivement, il en était arrivé un). « Sire, il vient du Cap, répondit Pierron. — Qu’a-t-il rapporté ?… A-t-il des oranges ? — Oui, Sire. — Il faut en prendre plusieurs douzaines. — Sire, j’en ai pris. » A différentes reprises, l’Empereur fit les mêmes questions ; ensuite il parla du docteur Baxter, médecin attaché à l’état-major du gouverneur. « Y a-t-il longtemps que vous n’ayez vu Baxter ? » demanda l’Empereur à Pierron. Pierron allait dire « non, » lorsque, sur un signe du Grand-Maréchal, il dit : « Oui, Sire. Il est parti pour l’Europe depuis quelque temps. — Ah ! je le croyais ici. — Non, Sire. Il est parti pour l’Angleterre. » Ce docteur, pour lequel l’Empereur avait une certaine antipathie, était à Plantation-House ; mais en disant à l’Empereur qu’il était parti, c’était pour ne pas porter le trouble et l’agitation dans ses esprits. Plusieurs fois dans la soirée, l’Empereur revint et sur le docteur Baxter et sur les oranges.

Dans la nuit qui suivit celle soirée, il voulut se lever. Il mit les pieds à terre. Il voulait, disait-il, aller se promener dans le jardin. Nous courûmes à lui et nous fûmes assez heureux d’arriver assez à temps pour le retenir, et l’empêcher de tomber. Il s’évanouit dans nos bras, et nous le remîmes dans son lit, où, peu à peu, il reprit ses sens.

Mme Bertrand, inquiète de la santé de l’Empereur qu’elle n’avait pas vu depuis quelque temps, vint le voir le jour suivant. Elle lui avait fait demander plusieurs fois de la recevoir et toujours il s’y était refusé. Enfin, apprenant qu’il était à l’extrémité, elle vint, s’introduisit dans le salon et s’avança près du lit ; l’Empereur la reconnut : « Ah ! Mme Bertrand ! dit-il. — Comment se porte Votre Majesté ? — Aïe ! tout doucement, » répondit l’Empereur d’une voix faible. Tout en la regardant, il ne proféra pas d’autres paroles.

A la place qu’occupait le lit de l’Empereur, il y avait eu une console sur laquelle était le buste du Roi de Rome et au-dessus était attaché à la muraille le portrait en pied du jeune prince. Ce tableau était resté accroché. Les rideaux du côté du mur étant relevés, l’Empereur, en levant les yeux, pouvait facilement apercevoir le portrait. Voyant qu’il portait fréquemment ses regards de ce côté, on jugea convenable de décrocher le tableau et de le mettre dans un autre endroit où il ne pût pas le voir. Pendant quelque temps il le chercha des yeux et, regardant tour à tour ceux qui étaient près de son lit, il semblait leur dire : « Où est mon fils ? Qu’avez-vous fait de mon fils ? »

Le même jour, je crois, il parla à Noverraz qui, commençant à se rétablir, avait fait tous ses efforts pour venir voir » l’Empereur. « Tu es bien changé, » lui dit-il en l’apercevant.

MM. Arnott et Antommarchi, voyant que l’Empereur était au plus bas, se consultèrent pour savoir s’ils administreraient une potion de calomel. Ils s’accordèrent et donnèrent la potion. Auparavant, il y avait eu une consultation chez Antommarchi, à laquelle avaient été admis MM. Schort et Mitchell. Précédemment, on avait mis des vésicatoires aux cuisses du malade, maison n’avait obtenu aucun effet ; ils n’avaient pas pris. La potion eut de l’effet. L’Empereur, qui depuis sa forte fièvre, avait eu quelque accès de transport, revint entièrement à son bon sens et parla comme s’il n’avait eu qu’une simple indisposition. Nous le crûmes sauvé : mais les médecins nous dirent que le bien que nous voyions ne serait que passager. Effectivement notre illusion fut bientôt dissipée, car, le lendemain, l’Empereur fut plus mal que jamais.

C’était avec peine qu’il articulait quelques mots ; ses pieds étaient froids. De temps en temps, il demandait un peu de vin, ce qu’on s’empressait de lui donner. Il disait, après avoir bu quelques gouttes : « Ah que c’est bon ! ah ! que le vin est bon ! » La veille ou la surveille, il avait déjà eu le hoquet, qui depuis lors ne l’a plus quitté. Le pouls étant presque insensible au poignet, il fallait avoir recours à la jugulaire. Pour lui réchauffer les pieds, on les enveloppait de serviettes chaudes. Une fois que je lui en mis une un peu trop chaude, il retira ses pieds assez vivement. Un peu d’eau sucrée qu’on lui donnait, soutenait encore le peu de vie qui lui restait. Dans la soirée, il changea considérablement et, sur le soir, il paraissait presque anéanti. La soirée se passa dans le calme le plus triste. On s’attendait à chaque instant à lui voir rendre le dernier soupir et, à tout moment, l’un ou l’autre de nous allait à son lit pour s’assurer s’il respirait encore. Il était paisible et assoupi.

Depuis quarante et quelques jours que l’Empereur était alité, nous qui avions été constamment auprès de lui pour le servir, nous étions si fatigués et nous avions un tel besoin de nous reposer que dans la nuit nous ne pûmes dominer le sommeil. La tranquillité qui régnait dans l’appartement le favorisa. Les uns et les autres, ou sur des chaises, fauteuils ou canapés, nous primes quelques instants de repos. Si l’on se réveillait, on courait vite au lit, on prêtait attentivement l’oreille pour entendre le souffle et l’on faisait couler dans la bouche de l’Empereur, qui était un peu ouverte, une ou deux cuillerées d’eau sucrée pour la lui rafraîchir. On examinait la figure du malade autant que le permettait le reflet de la lumière du flambeau caché derrière le paravent qui était devant la porte de la salle à manger. C’est ainsi que se passa la nuit.

Sur les quatre heures du matin, le peu de repos qu’on avait pris avait fait disparaître entièrement le sommeil. Nous allâmes près du lit. Le souffle qui s’échappait de la bouche de l’Empereur était si faible que nous crûmes un moment qu’il n’existait plus. Nous approchâmes la lumière : il avait les yeux ouverts, mais ils semblaient paralysés ; la bouche était quelque peu ouverte. Dès ce moment, nous ne nous éloignâmes plus du lit et, à des instants assez rapprochés, on donnait au mourant quelques gouttes d’eau qu’il avalait avec difficulté. Toute la journée s’écoula sans aucun changement sensible. Les deux médecins, le Grand-Maréchal et Mme Bertrand, le général Montholon, Marchand et les personnes de la maison étaient rangées en grande partie devant le lit, et quelques-unes du côté opposé ; tous avaient les yeux fixés sur la figure de l’Empereur, qui n’avait d’autre mouvement que le mouvement convulsif que lui donnait le hoquet. C’était Antommarchi qui, placé au chevet du lit, donnait un peu d’eau à l’Empereur pour lui humecter la bouche, d’abord avec une cuiller, ensuite avec une éponge. Fréquemment il lui tâtait le pouls soit au poignet, soit à la jugulaire. La veille, il lui avait mis des sinapismes aux pieds et un vésicatoire sur l’estomac. Celui-ci ne produisit d’autre effet que de faire soulever la peau par places.

Vers le milieu de la journée, les enfants du Grand-Maréchal vinrent voir l’Empereur ; je crois que l’aîné, Napoléon, se trouva mal.

Sauf quelques moments d’absence des uns et des autres pour aller prendre quelques aliments, tout le monde resta constamment auprès de l’Empereur de qui bientôt la vie allait se retirer,


XIX. — LA MORT

Enfin, à six heures dix du soir, le 5 mai, une minute et demie après le coup de canon de retraite, l’Empereur expira. Chaque souffle, qui d’abord avait été régulièrement espacé, devint progressivement et successivement plus éloigné, et le dernier, plus lent que ceux qui l’avaient précédé, ne fut plus que l’expiration d’un soupir prolongé. En vain nous attendîmes une autre aspiration et une autre expiration… Hélas ! il ne restait plus de l’Empereur que la dépouille mortelle !… À ce moment suprême, tous les yeux se remplirent de larmes. Quel triste et sublime spectacle que la mort d’un grand homme et d’un homme taillé comme Napoléon ! Si ses ennemis eussent été là présents, leurs yeux aussi se fussent mouillés et ils eussent pleuré sur ce corps privé de vie.

Dès que tous les assistants furent un peu remis de leur douloureuse émotion, le Grand-Maréchal se leva de son fauteuil et, le premier, baisa la main de l’Empereur et tous sans exception suivirent son exemple. Alors, les sanglots éclatèrent et les larmes coulèrent avec plus d’abondance.

Pendant ses derniers jours, l’Empereur était resté constamment dans la même position : couché sur le dos, la tête droite sur l’oreiller, le bras droit allongé sur le lit, le bras gauche placé le plus souvent comme le droit, avec cette différence qu’il mettait parfois sa main sur sa poitrine et que parfois cette main tenait le cordon qui était attaché aux pommes des deux montants du dossier du lit. Sur ce cordon était son mouchoir. Il avait les cuisses écartées et les talons rapprochés. L’Empereur est mort sans la moindre convulsion sensible et sans la moindre crispation ; il s’est éteint comme s’éteint la lumière d’une lampe.

Immédiatement après le baisement de la main de l’Empereur, le Grand-Maréchal, M. de Montholon, Marchand et l’abbé Vignaly passèrent dans le parloir, où Marchand remit à M. de Montholon le paquet contenant le testament et les codicilles. Les cachets ayant été reconnus intacts, l’abbé Vignaly rentra seul dans le salon et les trois autres procédèrent à l’ouverture des différents plis. MM. de Montholon, Bertrand, Marchand s’y virent nommés exécuteurs testamentaires. M. de Montholon était nommé le premier.

Par un codicille particulier, l’Empereur donnait à chacun des exécuteurs testamentaires, sur l’argent qu’il avait à Longwood, 50 000 francs, et ordonnait qu’il fût remis à chacun de ses serviteurs une somme plus ou moins forte selon leurs gages et le temps de leur service, pour subvenir aux frais de leur retour en Europe. Par un autre codicille, il léguait à ses exécuteurs testamentaires son argent, ses bijoux, argenterie, porcelaine, meubles, livres, armes, et tout ce qui lui appartenait à Sainte-Hélène. Par le même acte, il désirait que ses cendres reposassent sur les bords de la Seine, au milieu de ce peuple français qu’il avait tant aimé. L’Empereur avait donné des instructions pour ses funérailles et avait désigné l’endroit où il voulait être inhumé, si le gouvernement anglais ne voulait pas permettre que son corps fût transporté en Europe.

Dès que l’Empereur avait eu cessé de vivre, M. Antommarchi lui avait fermé les yeux et peu après lui avait mis un mouchoir sous le menton, noué sur la tête, pour que la bouche, qui était quelque peu ouverte, fût fermée. Une petite contraction qui s’était manifestée a la lèvre supérieure resta, laissant voir deux ou trois dents de devant. La tête de l’Empereur avait quelque chose des belles médailles antiques. Le buste était beau, les mains, qui s’étaient un peu amaigries, étaient du plus parfait modèle ; elles ressemblaient à de belles mains de femme.

Aussitôt que les exécuteurs testamentaires eurent pris connaissance des testament et codicilles, ils rentrèrent dans le salon. Le lustre fut allumé. Tous les Français se rangèrent à droite et à gauche du lit et MM. Schort et Mitchell, accompagnés de l’officier d’ordonnance, le capitaine Crokat, qui avait remplacé depuis quelques semaines le capitaine Nicholls, entrèrent pour constater la mort ; ils examinèrent, ils palpèrent le corps de l’Empereur ; après quoi, ces messieurs se retirèrent.

Au mouvement succéda le plus grand calme, le calme de la mort. Deux ou trois serviteurs restèrent pour veiller. Toutes les autres personnes s’en allèrent chacune chez elle. C’était la première nuit que nous allions passer sans l’Empereur. Marchand et moi, nous nous étions fatigués ; nous avions pleine liberté de prendre du repos, et malgré cela, le sommeil n’eut pas le pouvoir de nous engourdir. Nous étions enfoncés l’un et l’autre dans les plus tristes et plus profondes réflexions. Cette liberté, que nous allions avoir, allait être pour nous, pauvres serviteurs, un fardeau bien pesant ; mieux valait l’état de douce servitude dans lequel nous avions vécu et auquel nous étions habitués. Jusqu’ici, nous n’avions eu nul souci de l’avenir ; quelqu’un avait pensé pour nous, et pour nous, ce quelqu’un, l’Empereur, était et devait être tout. Lui vivant, heureux ou malheureux, nous avions un appui, un soutien ; mort, nous restions sans protection et abandonnés à nous-mêmes. Après lui, il n’y avait personne à qui nous pussions nous rattacher. En perdant l’Empereur, nous perdions tout ce que nous avions de plus cher au monde.

Dans la soirée, Marchand, ma femme et moi, nous étions seuls dans le salon, assis sur le canapé qui est près de la porte de la salle à manger. Ma femme avait sa fille sur ses bras. Nous causions à voix basse sur l’Empereur, dont le corps était gisant à quelques pas de nous. Marchand, je ne sais plus à quelle occasion, prend mon enfant, se dirige vers le lit, et lui fait poser les lèvres sur la main à peine refroidie de l’Empereur…

Minuit arrivé, Marchand, Noverraz, Pierron et moi nous enlevâmes le corps et le posâmes sur l’autre lit de campagne. Nous osions à peine toucher ce corps : il nous semblait qu’il possédât quelque vertu électrique. Nos mains qui étaient tremblantes ne le touchaient qu’avec un respect mêlé de crainte… O pouvoir de l’imagination ! Et cependant cette enveloppe de l’Empereur était froide comme le marbre.

Aussitôt que le corps eut été rendu net et que Noverraz eut fait la barbe, nous le remîmes sur le premier lit qui avait été refait et placé entre les deux fenêtres comme précédemment ; nous le couvrîmes d’un drap laissant la figure à découvert.

Le jour venu, deux ou trois officiers anglais entrèrent dans le salon pour dessiner le profil de la figure de l’Empereur. A chaque moment, ces messieurs s’écriaient avec le sentiment de l’admiration : « Quelle belle tête ! que les traits en sont majestueux ! » Ils ne tarissaient pas dans leurs exclamations.

Dans la matinée, le gouverneur vint faire sa visite. Il était accompagné de l’amiral, de son état-major et des principaux officiers de terre et de mer. M. de Montchenu et son aide de camp y étaient aussi. Les uns et les autres restèrent quelques moments à contempler l’Empereur et ensuite se retirèrent silencieusement en saluant le général Bertrand, M. de Montholon, Marchand et les autres Français. La plupart des visiteurs, en s’en allant, avaient les larmes aux yeux ; ils pensaient sans doute à la destinée de l’Empereur, lequel, après avoir été le premier de l’Europe, était venu mourir sur un rocher isolé au milieu des mers, et dont le corps, sous peu de jours, allait être recouvert de terre.

Dès que le gouverneur, l’amiral et leur suite furent partis, on dressa une table dans le parloir, un drap la couvrit et le corps de l’Empereur fut placé dessus. Il était peut-être midi lorsque l’on procéda à l’autopsie. Plusieurs médecins anglais étaient présents. Ce fut M. Antommarchi qui mit le tablier et tint le scalpel. L’ouverture faite, on examina avec attention toutes les parties de l’abdomen. On remarqua, entre autres choses, que le foie était adhérent à l’estomac et que celui-ci était percé de manière à y passer le doigt. Autour de cette ouverture existaient beaucoup de petites cavités qu’on aurait dit avoir été faites par des grains de petit plomb dont aurait été chargé un pistolet.

L’exploration terminée, M. Antommarchi retira le cœur et l’estomac, qu’il mit dans deux vases d’argent remplis d’esprit de vin, et ensuite recousit le corps. Le docteur, avant de faire l’autopsie, avait mesuré le corps, l’avait inspecté en son entier et en avait dressé le procès-verbal ou signalement. M. Vignaly avait rempli les fonctions de secrétaire.

Le drap sur lequel venait d’être faite l’opération, étant teint de sang dans beaucoup d’endroits, fut coupasse par la plupart des assistants et chacun en eut un morceau ; les Anglais en prirent la plus grande partie.

Avant de coudre le corps, Antommarchi, saisissant le moment où des yeux anglais n’étaient pas fixés sur le cadavre, avait extrait d’une côte deux petits morceaux qu’il avait donnés à M. Vignaly et à Coursot.

La suture terminée, nous habillâmes l’Empereur comme il l’avait été dans ses campagnes, c’est-à-dire de l’uniforme des chasseurs à cheval de la garde impériale ; il fut botté, éperonné, le chapeau sur la tête et l’épée au côté. Aucune pièce de l’habillement ne fut oubliée. Craignant que le gouverneur ne voulût s’emparer de l’épée de l’Empereur, on y substitua celle du Grand-Maréchal.

La chambre à coucher, tendue de noir par les soins de M. de Montholon, fut transformée en chapelle ardente ; l’autel fut dressé et adossé à la cloison de la salle à manger ; un des deux lits de campagne, garni de ses rideaux relevés et attachés aux quatre pommes des montants, formait le sarcophage. Le chevet ou dossier du lit fut placé au pied de l’autel, le lustre du salon fut appendu au milieu de la chambre.

Le corps de l’Empereur, transporté du parloir, fut mis sur le lit, qui avait été couvert du manteau de Marengo. La tête reposait sur un oreiller ; sur la poitrine était un crucifix d’argent ; le cœur et l’estomac, dans des vases, étaient placés sur le devant (le cœur dans une casserole en argent et l’estomac dans une timbale, ou boite ronde à éponges, du nécessaire de l’Empereur.) De la manière dont était placé le lit, l’Empereur se trouvait avoir la tête au levant et par conséquent les pieds au couchant. Les girandoles, les chandeliers et le lustre, garnis de bougies, furent allumés et restèrent ainsi tout le temps que le corps de l’Empereur fut exposé.

Quand tout fut préparé et disposé, l’abbé Vignaly dit la messe à laquelle assistèrent tous les Français. Il est à observer que le docteur Arnott ou son substitut restèrent présents à tout. Ils avaient reçu l’ordre du gouverneur de surveiller le corps et surtout le cœur et l’estomac qui en avaient été ôtés, son Excellence craignant probablement ou qu’on les fit disparaître ou qu’on ne les enlevât à l’aide de quelque substitution.

Le gouverneur ayant donné la permission à toutes les troupes de l’ile, de terre et de mer, de venir à Longwood, dans l’après-midi et par un mouvement spontané, officiers, sous-officiers, soldats, tous s’empressèrent d’y accourir. Ces derniers, les uns en uniforme, les autres en veste de travail, arrivèrent couverts de sueur à la maison mortuaire. Malgré l’affluence considérable des visiteurs, tout se passa avec le plus grand ordre. On entrait par l’antichambre des valets de chambre, ensuite la salle de bain, le cabinet et la chambre à coucher ou chapelle ardente, où l’on stationnait quelques instants ; après quoi on sortait par la salle à manger, le salon et le parloir. Pendant le passage des visiteurs, le Grand-Maréchal était à la tête du lit, MM. de Montholon et Marchand au pied, et les serviteurs rangés du côté opposé près des fenêtres.

Dès que la permission de venir à Longwood avait été connue des soldats, le travail avait cessé, tous avaient voulu voir le grand homme, le grand Napoléon : c’est ainsi que les soldats anglais appelaient l’Empereur. Tant qu’il fit jour, les appartements ne désemplirent pas. Nous avons remarqué que la plupart des officiers et soldats, après avoir considéré le corps du héros, paraissaient fort émus du spectacle funèbre qu’ils avaient sous les yeux. Nous avons aussi remarqué que plusieurs s’agenouillèrent après avoir fait, avec le pouce de la main droite, une croix sur le front de l’Empereur : ils étaient probablement Irlandais. Parmi les sous-officiers, il y en eut un qui s’approcha tout près du lit de repos, tenant un enfant par la main, et s’écria en montrant à cet enfant le corps de l’Empereur : « Viens, viens voir le grand homme, le grand Napoléon ! » Cet ancien militaire prononça ces paroles avec tant d’âme et de chaleur que tous les assistants ressentirent la vive émotion qu’il éprouvait lui-même.

A la tombée du jour, la foule s’étant écoulée, il ne resta plus à Longwood que ceux qui l’habitaient. Deux ou trois serviteurs eurent la douce, mais bien triste satisfaction, de faire la veille auprès du corps de l’Empereur.

Le lendemain, l’abbé Vignaly dit encore la messe, à laquelle plusieurs catholiques du camp de l’un et de l’autre sexe assistèrent. A l’issue du service divin arrivèrent les habitants de l’île, maîtres et esclaves, femmes et enfants ; de toute part, on accourut à Longwood. Ce fut la même affluence que la veille. Encore quelques heures et l’Empereur allait être caché à tous les yeux.

Dans la matinée, Mme Bertrand ayant eu l’idée qu’il serait convenable qu’on eût l’empreinte de la figure de l’Empereur, un médecin anglais, M. Burton, était allé à la recherche de quelque pierre calcaire propre à faire du plâtre. Le médecin, étant parvenu avec quelque peine à trouver ce qu’il désirait, revint à Longwood avec un peu de mauvais plâtre qu’il avait obtenu de la cuisson. Dès que le public s’en fut allé, lui et Antommarchi se mirent à l’œuvre. Pour faciliter l’opération, on dégagea le cou de l’Empereur, en ôtant le col et la cravate et en ouvrant la chemise. De plus, on coupa les cheveux qui garnissaient encore le front et les côtés. Il faut dire que les autres cheveux avaient été coupés après l’autopsie pour être employés à faire des bracelets qui devaient être envoyés à différentes personnes de la famille impériale et suivant l’ordre qu’en avait donné l’Empereur. Malgré la mauvaise qualité du plâtre, Antommarchi et Burton réussirent fort heureusement à tirer le moule d’abord de la face et ensuite de l’autre partie de la tête. Il est très fâcheux que l’on n’ait pas pensé à mouler les mains, lesquelles cependant étaient assez belles pour être conservées.

Dans la soirée, le 7 mai, on apporta le cercueil, ou pour mieux dire les cercueils, car il y en avait trois : un en fer blanc, matelassé en satin blanc, un second en acajou et un troisième en plomb. Un quatrième, en acajou, qui devait renfermer les trois premiers, ne fut apporté que le lendemain matin.

Toutes choses étant disposées, nous mimes le corps de l’Empereur dans le cercueil de fer blanc. Celui-ci se trouva si court que, le chapeau ne pouvant être mis sur la tête, nous le plaçâmes sur les cuisses ; sous les jambes on mit plusieurs pièces d’argenterie, les plus belles, entr’autres une saucière ayant la forme d’une lampe antique, des couteaux, fourchettes, cuillers, (peut-être assiettes), et une certaine quantité de pièces d’or à l’effigie de Napoléon, tant de France que d’Italie, Nous fûmes contraints, au grand regret de tous, nous autres Français, de mettre dans le cercueil les deux vases qui contenaient le cœur et l’estomac (le premier avait été destiné à l’Impératrice) ; mais telles étaient les instructions du gouvernement anglais communiquées aux exécuteurs testamentaires. Les couvercles des deux vases avaient été soudés avec assez de soin pour que l’alcool ne put s’échapper. Au moment que le plombier allait mettre le couvercle du cercueil pour le souder, le Grand-Maréchal prit une dernière fois la main de l’Empereur et la serra avec la plus vive émotion. Encore un moment et la belle tête de Napoléon allait être cachée à tous les regards. Quel triste et sublime spectacle que cette contemplation religieuse des traits de celui qui avait été pour plusieurs des assistants l’objet de leurs soins les plus assidus, de leur empressement, de leur entier dévouement et de leur culte ! Les larmes étaient dans tous les yeux. Le cercueil soudé fut mis dans le second, dont le couvercle fut fixé par des vis à tête d’argent. Le troisième cercueil, celui de plomb, ayant la même forme que les précédents, les contint et leur servit d’enveloppe. Dès que ce dernier fut soudé, on ôta les matelas du lit ainsi que le fond sanglé, et on le mit à la place, sur des espèces de tréteaux et couvert du manteau ; le lit servit d’encadrement.

Quand tout ce travail fut terminé, la soirée étant déjà avancée, tout le monde se retira, à l’exception des serviteurs qui devaient rester pour la garde. Le calme le plus parfait succéda au mouvement. On n’entendait d’autre bruit que celui du cricri et le bruissement des feuilles qu’agitait un vent léger. Les factionnaires n’entouraient plus de leurs lignes de baïonnettes l’habitation de l’Empereur ; il n’y avait plus d’autres surveillants à Longwood que l’officier d’ordonnance et le docteur Arnott. Celui-ci, tant que les cercueils n’avaient pas été fermés et soudés, n’avait pas quitté la place et avait exercé la plus active surveillance pour que rien ne fût distrait du corps de l’Empereur. Les serviteurs gardiens passèrent la nuit, moitié en se promenant dans la petite allée qui bordait les fenêtres de la chambre et du cabinet, et moitié assis dans l’intérieur, se livrant à toutes les réflexions et pensant au passé, au présent et à l’avenir. L’Empereur était sous leurs yeux et il fut constamment l’objet de leur entretien… Le jour parut. Au silence de la nuit succéda une nouvelle animation. Hélas ! dans la journée, l’Empereur devait quitter Longwood et la terre était ouverte pour recevoir sa dépouille.


XX. — LES FUNÉRAILLES

Dans la matinée, les Français se réunirent. Quelques personnes anglaises catholiques qui avaient été prévenues vinrent pour assister au service divin. L’abbé Vignaly dit la messe et ensuite l’office des morts fut récité. Ceci fini, on apporta le quatrième cercueil en acajou et on mit dedans celui de plomb.

Quand il fut question de se préparer pour le convoi, il y eut une discussion assez vive entre M. de Montholon et M. Vignaly. Celui-ci ne voulait mettre que l’étole, comme cela se fait quand un prêtre accompagne un mort ; celui-là prétendit et voulut que l’abbé se revêtit de la chasuble. Malgré l’usage établi, Vignaly fut obligé de se soumettre à l’exigence.

Vers onze heures et demie, le gouverneur et l’amiral, suivis de leurs états-majors, le général Coffin, le marquis de Montchenu et son aide de camp et beaucoup de personnes notables de l’île, arrivèrent à Longwood, et tous, militaires et civils, en deuil, se rangèrent sur la pelouse qui était en avant de la véranda. Une espèce de char, orné de crêpes et de draperies, attelé de quatre chevaux, devait transporter le corps de l’Empereur. Il stationnait dans la grande allée à l’extrémité de la pelouse.

Tout étant prêt, huit grenadiers, sans armes, suivis de plusieurs personnes, entrent dans le parloir et pénètrent dans la chapelle ardente ; ils prennent le cercueil et, avec beaucoup de peine et d’efforts, parviennent à le mettre sur leurs épaules ; ils fléchissent, pour ainsi dire, sous le poids de leur lourd fardeau. Ils se mettent en marche, passent par les mêmes pièces qu’ils ont déjà parcourues, descendent avec précaution les quelques marches de la véranda et gagnent le char sur lequel ils déposent leur précieuse charge, mais non sans beaucoup de difficulté. Le cercueil placé est recouvert d’un drap de velours bleu, sur lequel est étendu le manteau de Marengo. Sur celui-ci, en croix, l’épée et le fourreau.

Tous les Français avaient suivi le corps de l’Empereur. Le cortège se mit en marche dans l’ordre suivant. Les docteurs Antommarchi et Arnott sont en avant : ce dernier est en uniforme. A quelque distance suivent l’abbé Vignaly en chasuble et le fils du Grand-Maréchal, Henri Bertrand, portant le bénitier. Vient ensuite le char, dont les chevaux sont conduits par des postillons. Les quatre coins du drap sont tenus, devant, par Marchand et Napoléon Bertrand et, derrière, par le Grand-Maréchal et le général Montholon. Ces deux derniers, en uniforme, sont à cheval : le premier est au côté gauche. A droite et à gauche du char sont les huit grenadiers qui ont porté le cercueil. Derrière le char est le cheval de l’Empereur ; il est sellé et bridé et couvert d’un crêpe noir ou violet. Archambault, en livrée et à pied, le tient à la main. Immédiatement derrière le Grand-Maréchal et M. de Montholon, sur deux files, suivent les quelques serviteurs de l’Empereur, et derrière eux est une calèche attelée de deux chevaux conduits par un postillon, dans laquelle sont Mme Bertrand et Mlle Hortense sa fille. Après ces dames sont le gouverneur et l’amiral et tous les officiers d’état-major, parmi lesquels M. de Montchenu et le général Goffin. Viennent ensuite différentes personnes notables de l’île qui avaient été invitées ou s’étaient invitées elles-mêmes, les unes à pied, et les autres à cheval. Les militaires ont le crêpe au bras et les civils, habillés de noir, l’ont au chapeau.

Lorsque le convoi eut dépassé Guard-House, nous vîmes les troupes du 66e et du 20e, ainsi que la milice de l’ile, rangées en bataille sur les petites hauteurs qui bordent la gauche de la route. Soldats et officiers sont dans l’attitude de la tristesse, de la réflexion, de la méditation ; les premiers ont le bout du canon du fusil à terre, les mains croisées sur la crosse et la tête baissée ; les seconds, la poignée du sabre à la hauteur du menton, la lame en bas et, je crois, la main gauche au shako. Les tambours sont couverts de crêpes ; les drapeaux en deuil et déployés s’inclinent au passage du char ; les musiques de chaque corps font entendre des airs lugubres.

Si les ennemis les plus haineux de l’Empereur avaient vu son convoi funèbre passant devant les soldats anglais, un soupir se fût échappé de leur poitrine et des pleurs eussent mouillé leurs paupières.

En arrivant à Hut’s-gate, nous aperçûmes Lady Lowe avec sa fille, toutes les deux en grand deuil. La plus vive émotion était peinte dans leurs traits ; sur leurs joues coulaient d’abondantes larmes.

En face du chemin qui vient de Longwood est une petite plate-forme où l’artillerie est en batterie : les pièces sont chargées et la mèche allumée.

Après avoir dépassé Hut’s-gate, la tête du convoi prend la droite, laissant les canons à gauche, et va s’arrêter à mi-chemin de Hut’s-gate à Alarm-house. Là avait été pratiqué un petit chemin conduisant dans le fond de la vallée nommée Géranium, où déjà beaucoup de monde est réuni autour d’un groupe de saules, au milieu desquels la fosse qui devait recevoir le corps de l’Empereur avait été creusée, non loin de la source à laquelle on allait puiser l’eau pour l’illustre prisonnier.

Le convoi s’arrête. Ceux qui sont à cheval mettent pied à terre. Les grenadiers qui ont accompagné le char prennent de nouveau le cercueil sur leurs épaules et dans la descente on marche dans le même ordre qu’auparavant. Les grenadiers, ayant fait un tiers du chemin, sont relayés par huit soldats d’un autre corps, et les soldats de marine eux aussi, voulant avoir leur tour, s’emparent du cercueil. Ces derniers, après avoir parcouru le tiers du chemin qui restait à faire, déposent leur précieux fardeau au bord de la fosse.

Toutes les troupes après le passage du convoi l’avaient suivi et étaient venues se ranger en bataille sur la route que nous venions de quitter et qui longe la vallée. Tous allaient être spectateurs de la scène triste et imposante où les restes d’un grand homme allaient disparaître de la surface de la terre. Les habitants de l’Ile, de toute condition, de tout âge, occupent le fond de la vallée et des groupes d’hommes et de femmes, plus ou moins nombreux, sont échelonnés sur les pentes rapides de la montagne. La vallée, en cet endroit, a l’aspect d’un vaste entonnoir.

La fosse, au bord de laquelle les soldats de marine viennent de déposer le cercueil, a été creusée au milieu d’un bouquet de quatre ou cinq saules ; elle a une dizaine de pieds de profondeur ; les quatre côtés du parallélogramme sont revêtus de maçonnerie du haut en bas ; une auge en pierre de taille, construite dans le fond, va avoir pour couvercle une large et longue dalle (cette pierre est une de celles qui devaient être employées à la maison neuve). Une chèvre est dressée et les cordages sont préparés. Le pourtour du sol est tapissé d’une étoffe notre qui encadre l’ouverture de la tombe.

Quand le Grand-Maréchal eut ôté l’épée et le fourreau, et M. de Montholon le manteau et le drap, le cercueil fut placé sur deux madriers. Alors le prêtre s’avance sur le bord de la tombe et prononce à haute voix les prières accoutumées. À ce moment, les serviteurs occupent le côté Nord faisant face à l’entrée ; le Grand-Maréchal, M. de Montholon et le prêtre, les deux petits côtés, et les Anglais le quatrième ; le gouverneur, l’amiral Lambert et M. de Montchenu au milieu. La première prière terminée, on descendit le cercueil à l’aide de la chèvre ; le bruit qu’il fait entendre en touchant le fond de la tombe retentit dans le cœur de chacun, des soupirs s’exhalent de la poitrine des assistants et des larmes arrosent cette terre où va désormais reposer le plus grand héros des temps modernes. Au même instant, les détonations des canons viennent, à trois reprises différentes, frapper nos oreilles et ces détonations sont répétées par les échos des vallées voisines. Le silence succède, et le prêtre, en bénissant la tombe, récite les dernières prières. La cérémonie religieuse terminée, le gouverneur demande aux généraux Bertrand et Montholon s’ils ont un discours à prononcer. Sur la réponse négative de l’un et de l’autre, à l’ordre de Sir Hudson Lowe, la chèvre enlève la grande dalle au centre de laquelle est placé un fort anneau mobile ; la pierre est suspendue ; elle descend peu à peu et bientôt elle ferme le fond du caveau. Alors des ouvriers, armés de leurs truelles, s’empressent de descendre, ôtent l’anneau, scellent la dalle et la garnissent de ciment. Tout est fini. Avant de quitter la vallée, nous cueillons quelques branches des saules qui ombragent la tombe et, la tristesse dans l’âme, nous reprenons lentement le chemin de Longwood, nous retournant par instants pour jeter les yeux vers cet endroit où git le corps de l’Empereur.

Nous avons appris qu’après notre sortie de la vallée, les maçons avaient continué de travailler au fond de la tombe et qu’ensuite ils avaient mis, pour la fermer au niveau du sol, des dalles qu’ils avaient encadrées d’une bordure de gazon, dont l’approche était défendue par une barrière en bois ; nous avons appris aussi que, pour garder les lieux, le gouverneur avait installé un poste de quelques hommes commandés par un officier.

Plongés dans les plus profondes réflexions, nous nous retrouvâmes à Longwood. Ce lieu, qui précédemment avait été si animé par la présence de l’Empereur, n’était plus qu’un désert. On va cherchant dans les appartements, on parcourt les jardins, on s’arrête dans les endroits qu’il fréquentait le plus, ceux où il se reposait habituellement, on croit l’apercevoir… Hélas ! ce n’est plus qu’une illusion !… On ne le voit plus à Longwood que par la pensée. Il n’est plus !… Son corps privé de vie est là-bas dans cette vallée, renfermé dans un étroit espace ombragé de quelques saules pleureurs.


SAINT-DENIS.

  1. Voyez la Revue des 15 juin, 1er juillet, 1er août et 1er septembre