Souvenirs du second mameluck de l’Empereur/04

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Souvenirs du second mameluck de l’Empereur
Revue des Deux Mondes7e période, tome 65 (p. 152-188).
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SOUVENIRS
DE
SAINT-DENIS dit ALI
SECOND MAMELUCK DE L’EMPEREUR

IV.[1]
LA VIE A SAINTE-HELENE


XI. — LA JOURNÉE DE L’EMPEREUR

A Sainte-Hélène, pas plus qu’antérieurement, n’ayant tenu aucun journal, je me bornerai à décrire les choses comme je l’ai fait jusqu’alors et telles que ma mémoire me les a conservées. N’ayant aucun ouvrage ni aucune date qui puissent me servir de guide, je caserai les articles séparés à peu près au hasard.

Quand l’Empereur habitait les Briars, il se mettait en uniforme des chasseurs à cheval de la garde. Il avait porté ce costume à bord du Bellérophon et du Northumberland, et, bien entendu, le chapeau à cornes et la cocarde tricolore. Cette cocarde, plus tard, il la supprima. Peu après son installation à Longwood, il mit d’abord un habit de chasse à tir, et quand celui-ci, après avoir été retourné, fut devenu par trop mauvais, il le remplaça par un habit bourgeois, vert ou brun, je ne me rappelle pas bien lequel. Le dimanche, il en mettait un bleu, également bourgeois. Ces trois habits-ci étaient coupés sur le même patron. Constamment, lorsqu’il s’habillait, il portait le grand-cordon de la Légion d’honneur (ce cordon était sans croix et sous l’habit) et la plaque sur l’habit. En militaire comme en bourgeois, il mettait un gilet-veste de piqué ou de casimir blanc, petites poches figurées, culotte courte de Casimir à petit pont avec poches. Il ne portait jamais d’autres bas que des bas de soie, ayant une couronne au coin ; des boucles d’or sur ses souliers ; celles-ci étaient rondes et ornées de petites rosaces. Celles des jarretières de la culotte étaient également d’or à petits dessins et un peu plus longues que larges. Toujours il mettait une cravate de mousseline et un col de soie noire plissé, lequel était bouclé derrière par une boucle d’or carrée et étroite. En incognito, il mettait une redingote verte et un chapeau rond. La redingote grise n’était mise qu’avec l’uniforme.

Lorsque l’Empereur fit travailler dans ses jardins, il avait une veste de chasse et un pantalon à pieds de nankin, un chapeau de paille à large bord, garni d’un petit ruban noir ; aux pieds des pantoufles rouges ou vertes. A la main, il avait ordinairement une petite queue de billard en bois de rose, qui lui servait en même temps de bâton et de toise. Dans sa chambre, il avait une redingote de piqué pour robe de chambre, un pantalon à pieds de futaine blanche ou de molleton, ses pantoufles aux pieds et un madras sur la tête. Excepté la circonstance des jardins, il était vêtu ainsi une partie de la journée ; il s’y trouvait à l’aise. S’il allait se promener dans ses jardins pendant la matinée, ce qui lui arrivait, à vrai dire, tous les jours, il n’avait pas d’autre vêtement. Dans les quatre premières années, il faisait sa toilette tous les jours, à moins qu’il ne se trouvât indisposé. C’était ordinairement vers les trois heures qu’il s’habillait. Il ne faisait sa barbe que tous les deux ou trois jours.

Lorsqu’il était habillé, avant de sortir de sa chambre, il garnissait les poches de son habit d’un mouchoir, d’une tabatière, d’une petite lorgnette et d’une bonbonnière en écaille, dans laquelle il y avait du jus de réglisse, et quelquefois, s’il était enrhumé, de la pâte de jujube, mais jamais autre chose. Il ne mettait jamais de gants, si ce n’est quand il devait monter à cheval, et encore les mettait-il plutôt dans sa poche qu’à ses mains.

L’Empereur ne portait d’autre bijou qu’une montre d’or, après laquelle était une chaîne des cheveux de l’impératrice Marie-Louise. A celle-ci était une clé d’or et un petit cachet de même métal, sur lequel était gravée une N couronnée. Au centre du dessous de la montre, il y avait gravé un petit B. Dans la dernière année de l’exil, l’Empereur a échangé cette montre-ci contre celle du Grand-Maréchal ; il dit en la lui mettant dans les mains : « Celle-ci a marqué l’heure de mes batailles. »

L’Empereur avait plusieurs tabatières dont il se servait habituellement ; elles étaient en écaille doublée d’or, et, sur le couvercle de chacune, des médailles antiques, grecques ou romaines, en argent, enchâssées dans un cercle d’or. Une de ces tabatières avait à la partie inférieure de l’ouverture une petite médaille en or de Timoléon. La forme de ces tabatières était : les unes ovales, les autres carrées, celles-ci plus longues que larges, les angles coupés. Il y en avait deux autres également en écaille doublée d’or ; sur l’une était le portrait de l’Impératrice, et sur l’autre un enfant nu, qui était le Roi de Rome. D’abord il s’était servi de ces deux tabatières comme des autres, mais ensuite il les fît mettre de côté.

Dans une boite, que l’on nommait la boîte aux tabatières, l’Empereur avait encore d’autres tabatières ou boites avec médaillons, peintures et camées. La plus belle était carrée et ornée d’un camée antique d’Alexandre le Grand. Il y en avait une autre ronde et d’un assez grand modèle, mais d’un travail ordinaire, ornée de deux grandes médailles en or ; dessus était François Ier et dessous Charles-Quint, etc.

L’Empereur était d’une sobriété exemplaire. Élevé dans la classe ordinaire de la société, il avait conservé dans les grandeurs les habitudes de son jeune âge. Les mets les plus simples étaient ceux qui lui convenaient le mieux. Par exemple, il était délicat à l’extrême ; la moindre chose contre la propreté, ou le mauvais accommodement lui donnait de la répugnance. Il préférait un bon potage, et un bon morceau de bouilli à tous les mets composés et succulents que ses cuisiniers pouvaient lui faire. Des œufs à la coque ou sur le plat, une omelette, un petit gigot, une côtelette, un filet de bœuf, de la poitrine de veau sur le gril, ou une aile de poulet, des lentilles, des haricots en salade étaient les mets qu’on lui servait habituellement à ses déjeuners. Sur sa table, pour ce repas, il n’y avait jamais que deux plats, dont un de légumes, précédés d’un potage.

Le dîner était plus composé, la table plus abondamment servie ; mais toujours il ne mangeait que les choses les plus simplement arrangées, soit viandes, soit légumes. Un morceau de fromage de parmesan ou de roquefort était la clôture de ses repas. S’il arrivait qu’on eût quelques fruits, on les lui servait, mais s’il en mangeait, ce n’était que fort peu ; d’une poire ou d’une pomme, par exemple, il n’en prenait qu’un quartier ; du raisin, qu’un petit grappillon. Ce qu’il aimait beaucoup, c’étaient les amandes fraîches. Il en était tellement friand, qu’il mangeait presque toute l’assiettée. Il aimait aussi les gaufres roulées, dans lesquelles on avait mis un peu de crème. Deux ou trois pastilles étaient tout ce qu’il prenait de la sucrerie. Après ses repas, déjeuner ou diner, on lui donnait un peu de café, dont il laissait souvent une bonne partie. Jamais de liqueurs. Étant à bord du Northumberland, à la table de l’amiral, chaque jour, au diner, on lui offrait un petit verre d’une liqueur quelconque ; rarement il y portait les lèvres ; il se plaisait seulement à en aspirer le parfum.

Sa nourriture avait été à Paris ce qu’elle était à Sainte-Hélène ; mais ici manquaient la qualité, la variété des mets et leur recherche. Ce dont il se plaignait souvent, c’était de ne pas trouver de viande tendre. Sa boisson à Sainte-Hélène était du claret (Bordeaux) ; en France, elle avait été du chambertin. Il buvait rarement sa demi-bouteille et toujours mettant autant d’eau que de vin. Presque jamais de vins fins. Quelquefois, dans la journée, il buvait un verre de vin de Champagne, mais jamais sans y joindre pour le moins autant d’eau ; c’était une limonade. Le temps employé à ses repas n’était guère plus de quinze ou vingt minutes ; mais, à Sainte-Hélène, si le temps était mauvais, il faisait durer le dessert pendant assez longtemps, en s’amusant à lire à haute voix un acte d’une comédie, d’une tragédie ou quelque pièce de vers ou toute autre chose.

Après le départ de M. de Las Cases et du général Gourgaud, l’Empereur aimait assez à prendre son déjeuner en plein air dans un de ses jardins, tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, en compagnie du général Montholon et quelquefois aussi du Grand-Maréchal, quand celui-ci était appelé ou venait voir l’Empereur.

Ordinairement, vers les cinq heures, cinq heures et demie, six heures du matin, l’Empereur sonnait le valet de chambre de service, faisait tirer les rideaux de ses fenêtres et ouvrir ses persiennes. « Quel temps fait-il ? — Sire, il fait beau. — Donne-moi ma robe de chambre, mon pantalon. » On lui passait l’un et l’autre et on lui chaussait ses pantoufles. « Ouvre les portes, les fenêtres, disait-il ; laisse entrer l’air que Dieu a fait. » C’était une phrase dont il se servait quand il était de bonne humeur. « Appelle Montholon. » Il passait dans le jardin en chantant quelque air d’anciens opéras qu’il avait retenus. Si le temps était mauvais, brumeux ou qu’il plût, il disait : « Maudit pays : il fait toujours mauvais ! » Après s’être fait passer ses vêtements, il se mettait à son bureau et écrivait ou bien s’allongeait sur son canapé et s’amusait à lire. Autrement, il allait se promener dans le salon et le parloir et regardait avec sa lunette par les petites ouvertures faites aux lames des persiennes. S’il avait fait appeler M. de Montholon, ils se promenaient ensemble jusqu’à l’heure du déjeuner. Le déjeuner fini, l’Empereur et M. de Montholon continuaient à se promener ensemble encore une heure à peu près, et ensuite l’Empereur rentrait dans son intérieur, se mettait sur son canapé ou à son bureau ou dans son lit. Assez souvent, quand il était au lit, il se faisait faire la lecture par Marchand et cette lecture durait quelquefois deux ou trois heures de suite. Soit que l’Empereur se fut reposé, soit qu’il eût travaillé, il faisait sa toilette vers les trois heures.

L’Empereur habillé, il sortait de son intérieur et faisait de nouveau appeler M. de Montholon, avec lequel il allait se promener dans les jardins, et, vers les quatre ou cinq heures, ils rentraient pour le diner. — Si le temps était humide, pluvieux, l’Empereur entrait au salon où M. de Montholon venait le joindre, et, la table de jeu d’échecs mise devant le canapé, ils faisaient ensemble quelques parties avant l’heure du dîner. Quelquefois ils se promenaient dans le salon et le parloir. L’heure du repas arrivé, on mettait le couvert sur un guéridon qui était au milieu du salon, si l’Empereur n’en ordonnait autrement. La première partie du diner était lestement faite ; mais souvent, lorsque le dessert était sur table, l’Empereur demandait tel ou tel livre, soit de vers, soit de prose, et renvoyait les deux personnes de service, le maître d’hôtel et le valet de chambre, en leur disant « Vous autres, allez diner. Dans une demi-heure, vous reviendrez me donner mon café. » La demi-heure écoulée, on le retrouvait quelquefois à table, quelquefois se promenant dans le parloir, ou dans les jardins, si le temps permettait qu’il mit les pieds dehors. Dès qu’il avait pris le café, il faisait appeler le Grand-Maréchal, et tous les trois se promenaient dans la grande allée du jardin, qui était la promenade habituelle de la soirée.

Pendant les deux premières années du séjour de Longwood, c’est-à-dire jusqu’au départ successif de M. de Las Cases et du général Gourgaud, l’Empereur dinait avec toutes les personnes de sa suite, à l’exception cependant du Grand-Maréchal et de Mme Bertrand ; et ensuite, jusqu’au départ de Mme de Montholon, il avait invité tantôt le Grand-Maréchal seul, tantôt avec la comtesse, une autre fois M. et Mme de Montholon, une autre fois tous ensemble. Souvent aussi il lui arrivait de dîner seul. Depuis le départ de sa femme, le général de Montholon mangeait presque constamment avec l’Empereur, à moins que celui-ci ne fût indisposé ou ne voulût prendre que peu de chose. L’Empereur sentait que l’état d’un homme abandonné à lui-même était chose fort triste, surtout pour celui, qui, comme M. de Montholon, venait de voir récemment s’éloigner sa famille. Le Grand-Maréchal, n’étant pas dans les mêmes conditions que M. de Montholon, n’était pas aussi fréquemment invité. Entouré d’une nombreuse famille, le Grand-Maréchal avait maison montée, et tout se faisait chez lui ou du moins en grande partie ; c’eût été une trop grande gêne pour lui et les siens, d’être astreints à venir prendre constamment leurs repas à Longwood, particulièrement dans les mauvais temps, sa maison étant éloignée de trois ou quatre cents pas de celle de l’Empereur.

La promenade durait jusque sur les huit ou neuf heures. À cette heure-ci, le cordon des factionnaires de l’enceinte de Longwood se rapprochait autour de la maison. Alors l’Empereur rentrait dans son intérieur et ces messieurs s’en allaient chacun chez soi. Quelquefois cependant l’un d’eux était retenu. L’Empereur appelait Marchand pour achever de le déshabiller, car il n’était pas plus tôt dans sa chambre, qu’il jetait son chapeau sur le tapis, se dépouillait de son habit, ôtait son cordon, son gilet, son col, sa cravate, ses bretelles ; tout était çà et là autour de lui. S’il voulait travailler, on lui passait sa robe de chambre et son pantalon. Si, en se couchant, il n’avait pas grande envie de dormir, il faisait rester celui de ces deux messieurs dont il s’était fait suivre, ou Marchand. De bonne humeur, il causait ; de mauvaise, il ne disait mot, si ce n’est une parole par ci par là. Celui qui était auprès de lui restait jusqu’à ce qu’il l’eût congédié ou qu’il se fût endormi. Lorsque l’Empereur se couchait tard, le valet de chambre de service était presque toujours sûr de passer une bonne nuit ; mais s’il se mettait de bonne heure au lit, on devait s’attendre que, vers les une ou deux heures, il sonnerait, demanderait de la lumière et se mettrait à travailler. Parfois, à cette heure-là, il commandait un bain qu’il prenait ou ne prenait pas ou qu’il ne prenait qu’au jour. Quand, après avoir travaillé, il voulait se recoucher, il avait souvent la complaisance d’éteindre lui-même son flambeau pour ne pas déranger le valet de chambre.

Si des nuits se passaient bien, combien d’autres, et en grand nombre, se passaient mal ! Quand il rentrait un peu tard de la promenade et qu’il y avait attrapé de l’humidité, le plus souvent il avait le cerveau pris ; on était presque assuré de passer une nuit blanche, s’il se levait après le premier sommeil. Alors il éternuait et, après les éternuements, venait une toux qui s’augmentait de plus en plus et ne cessait qu’avec peine. Il prenait comme calmant du thé de feuilles d’oranger, avec une cuillerée de sirop de capillaire ou autre et buvait ce thé jusqu’à ce que les quintes se fussent un peu apaisées. Il toussait tellement fort qu’on l’entendait de toutes les parties de la maison. Pendant une ou deux heures que durait la crise, il ne cessait de tousser. Enfin il avait la poitrine si fatiguée des efforts qu’il avait faits, qu’il était contraint de se recoucher et, moitié dormant, moitié veillant, il gagnait le jour. Si quelquefois le rhume n’était que passager, quelquefois aussi il durait plusieurs jours ; mais dans ce cas-ci, il ne sortait plus de sa chambre, et mangeait fort peu : une soupe à la Reine, un peu de thé, ou un ou deux œufs lui suffisait. Quand il était dans cet état de malaise, à peine permettait-il qu’on ouvrit la porte pour entrer chez lui ou en sortir : il ne pouvait souffrir le moindre air.

Pendant ces nuits de toux, le valet de chambre de service était fort gêné. Comme il n’y avait de feu nulle part, il fallait qu’on en fit dans la chambre de l’Empereur avec du bois presque vert, et aussi devait-on avoir la précaution d’avoir une certaine quantité de broussailles sèches ou de copeaux, pour favoriser la combustion ; et c’est sur ce feu qu’on mettait chauffer l’eau nécessaire pour le thé que demandait l’Empereur. L’Empereur aimait mieux que tout ce tripotage se fit dans sa chambre, sous ses yeux, que d’être fait à l’office, afin qu’on ne dérangeât personne de son service extérieur.

Combien de fois m’est-il arrivé, la nuit, de passer de longues heures auprès du lit de l’Empereur et dans l’obscurité la plus complète à attendre qu’il me dit d’aller me coucher. Pour ne pas avoir à rester trop longtemps sur mes pieds, j’avais la précaution d’apporter un oreiller et de me coucher sur le tapis au pied de son lit, afin de me reposer. J’avais le soin d’avoir l’oreille au guet, afin d’être sur mes pieds et près de lui au premier mouvement et la moindre parole que j’entendrais.

L’Empereur savait peu soigner sa santé. Il n’ignorait pas qu’un rien d’humidité l’enrhumait ; eh bien ! il lui arrivait souvent d’aller se promener dehors et de s’y laisser surprendre par la pluie. Plutôt que de rentrer à la maison à la première goutte d’eau, il continuait sa promenade et la conversation et se laissait mouiller. N’ayant qu’une culotte courte, des bas de soie et des souliers très minces, il se refroidissait facilement, et quand il rentrait à la maison, bas et souliers étaient comme si on les eût trempés dans l’eau. Il était absolument comme un enfant. Mais, quand il se sentait une fois pris, il prenait force précautions, qu’il abandonnait bientôt, dès qu’il se trouvait un peu mieux.


* * *

L’Empereur avait le cœur réellement bon et était capable d’un grand attachement. Dans son intérieur, à Sainte-Hélène, c’était un excellent père de famille au milieu de ses enfants. Sa mauvaise humeur n’était jamais de longue durée ; elle disparaissait peu de temps après qu’elle s’était montrée. Si le tort était de son côté, il ne tardait pas à venir tirer l’oreille ou à donner une claque à celui sur qui elle était tombée. Après avoir dit quelques mots relatifs à la fâcherie, il lui prodiguait les paroles si agréables de « Mon fils… Mon garçon… Mon enfant. » Que n’eût-on pas fait pour un tel homme, pour un tel Maître !

Si quelqu’un ne s’était pas conformé aux ordres qu’il avait donnés ou s’était conduit contrairement à ses intentions, il s’emportait facilement ; il accablait la personne des paroles les plus dures et menaçait même de la faire punir. Mais, le moment de vivacité passé, il revenait peu à peu à la modération. Ce n’était, jamais dans ses mouvements d’humeur qu’il souffrait les observations ; c’était le moyen de l’irriter au plus haut degré. Si l’on avait raison, il savait promptement le reconnaître. Effectivement, il n’était pas plus tôt seul, qu’il examinait l’affaire, non comme partie offensée ou offensante, mais comme un juge intègre. Il pesait les raisons de l’un et de l’autre, et prononçait la sentence comme si les deux parties étaient en présence. Devant lui, pour peu qu’on eût quelques bonnes raisons à faire valoir, on était sûr de gagner son procès d’emblée, et, le lendemain ou quelques jours après, il faisait venir celui qu’il avait malmené. D’abord il le recevait avec un visage sévère ; mais, après que les premières explications étaient passées, la sévérité disparaissait et faisait place à la bienveillance et à la bonté. Il fallait qu’on l’eut profondément offensé pour que la mauvaise humeur fût durable. Dans ce cas, on était, pour ainsi dire, mis à l’écart et même oublié ; encore les occasions pouvaient-elles se présenter pour qu’on se remît sous ses yeux, et un moment suffisait pour qu’il ne fût plus question du passé. Les fautes préjudiciables au bien public n’étaient jamais pardonnées, si elles avaient été faites avec intention ; mais celles qui ne l’étaient qu’à lui, il les pardonnait volontiers, si la probité, l’honneur du fauteur étaient restés intacts. L’indulgence pour les autres le portait naturellement au pardon ; il savait que l’homme n’est pas d’une nature infaillible.

L’Empereur avait l’âme grande et généreuse et avait toutes les vertus des grands hommes de l’antiquité, sans avoir leurs défauts. Il fut grand sur le trône, au faîte de la puissance humaine, et plus grand encore dans les fers de ses mortels et implacables ennemis. Dans la prospérité, ceux qui l’avaient flatté, adulé, ceux qui s’étaient courbés le plus et avaient essuyé de leur front la poussière de ses pieds, ceux qu’il avait élevés aux plus hauts emplois, aux plus hautes dignités, ceux qu’il avait rendus riches, ceux-là, pour la plupart, l’accablèrent d’outrages, dès qu’ils le virent dans l’adversité. On oublia le bien qu’il avait fait pour ne plus se souvenir que de quelques fautes semées çà et là dans le cours de son règne, lesquelles servirent de prétexte pour qu’on le déchirât à belles dents : c’était une bête féroce, un tigre altéré de sang, un être vomi sur la terre par un esprit infernal, enfin l’Empereur était tout ce que la méchanceté peut inventer de plus abominable pour salir un homme et le rendre un objet de réprobation aux yeux de tous les peuples. Quoi qu’on ait fait, quoi qu’on ait voulu faire, il est resté pour la masse l’homme par excellence, le bon père de famille, l’honnête homme, le grand citoyen, le grand homme, l’homme de la France, et l’homme dont l’Europe conservera un éternel souvenir.


L’Empereur avait une imagination extraordinaire et une mémoire des plus heureuses. La mobilité de sa langue était, pour ainsi dire, insuffisante à rendre tout ce que lui fournissait sa pensée, et sa plume l’était encore plus. Il pouvait dicter plusieurs heures de suite sans désemparer. Sa mémoire lui fournissait tout à souhait. Il la comparait à un meuble composé d’un très grand nombre de tiroirs ; il tirait celui dont il avait besoin pour y prendre les matériaux propres à son sujet. Le classement de toutes choses se faisait comme de soi-même, et il ne lui restait plus que d’articuler les mois. Il disait souvent qu’il était capable de tuer six secrétaires. Ceux qui écrivaient sous sa dictée, quoiqu’ils écrivissent de la manière la plus abrégée, avaient toujours une ou deux phrases et même trois en arrière. Les sténographes seuls pouvaient le suivre. Aussi, dès le moment qu’il avait eu connaissance de la méthode d’écrire aussi vite que la parole (c’était à sa rentrée de la campagne de Russie), il ne manqua pas d’avoir un secrétaire (M. Joanne) qui y fût fort habile, ce qui soulagea beaucoup ses autres secrétaires. Ce fut à ce sténographe qu’il dicta le Concordat de Fontainebleau.

L’Empereur écrivait assez vite, mais il n’avait pas la patience d’écrire. Les premières lignes étaient passablement écrites, mais celles qui suivaient étaient illisibles. Il fallait qu’on fût très habitué à la forme de ses lettres, de ses mots et de leurs liaisons, pour le déchiffrer, et les plus habiles mêmes cherchaient longtemps avant de deviner ces espèces de signes hiéroglyphiques. Pour lire l’écriture de l’Empereur, il fallait qu’on eût de bons yeux et beaucoup de mémoire, parce que d’une part il écrivait par moments très fin et que, de l’autre, certains mots étaient écrits diversement dans différents endroits. Ce qui rendait la difficulté plus grande encore, c’est que l’Empereur écrivant ordinairement d’une manière très abrégée, omettait souvent les lettres nécessaires, ou en mettait qui ne devaient pas y être. Enfin, presque toujours, il lui arrivait de ne pouvoir se lire. Il savait bien ce qui devait y être ; mais il ne savait pas ce qu’il avait mis. Maintes fois, étant allé à lui pour demander ce qu’il avait mis là, j’en recevais pour réponse : « Comment, imbécile, tu ne sais donc pas lire ? — Non, Sire. — C’est cependant écrit comme si c’était imprimé ! Regarde. — Sire, j’ai beau regarder de tous mes yeux, je ne puis savoir le mot qu’a écrit Votre Majesté. » L’Empereur, lui aussi, regardait ; mais il ne se montrait pas plus habile que moi. Après avoir vainement cherché pendant une ou deux minutes, il me disait : « Assieds-toi là et écris, » et il se mettait à me dicter quelques phrases ou un paragraphe pour remplacer la partie où il y avait des mots illisibles.

Il avait fini par rejeter l’encre et les plumes en y substituant les crayons ; il en avait un bon nombre de préparés sur son écritoire, ce qui lui procurait l’avantage d’écrire plus rapidement et gagnait le temps qu’il faut pour prendre de l’encre. S’il supposait que ce qu’il avait à écrire employât plus de crayons qu’il n’en avait, il faisait rester quelqu’un auprès de lui pour les lui tailler à mesure qu’ils étaient usés, et encore lui arrivait-il fréquemment d’écrire avec le bois. Du reste, soit qu’il écrivît avec la plume, soit avec le crayon, il n’en traçait pas mieux ses lettres et ses mots ; aussi fort souvent, quand j’avais quelque chose écrit de sa main, je substituais un autre mot à celui que je n’avais pu lire, et, quand il relisait mon travail, ou il mettait un autre mot ou il laissait celui que j’avais écrit.

Sans cesse l’Empereur corrigeait tout ce qu’il avait fait faire ; sans cesse il faisait gratter des mots, des phrases, des lignes entières, et même jusqu’à des quarts de page ; constamment il fallait ajouter, changer, retrancher ; c’étaient des corrections sur des corrections, même dans les mises au net qu’il considérait comme un travail fini, terminé. Il disait à ce sujet : « Hé ! Rousseau a bien recopié sept fois sa Nouvelle Héloïse. »

Toutes les corrections qu’il voulait faire, si c’était pour ajouter, il les écrivait au crayon entre les lignes, entre lesquelles parfois il mettait jusqu’à deux ou trois autres lignes ; et ce qu’il écrivait était si fin que la plupart du temps, j’étais obligé d’avoir recours à une loupe pour grossir les caractères et soulager mes yeux. S’il supprimait, il faisait des traits obliques de gauche à droite sur les mots et sur les phrases.


* * *

L’Empereur aimait infiniment la lecture. Les historiens grecs et romains lui revenaient souvent dans les mains, surtout Plutarque. Plus que personne il pouvait apprécier cet excellent auteur. Aussi, dans ses bibliothèques de campagne, les Vies des hommes illustres figuraient-elles toujours dans les rayons de ses caisses. — Il parcourait souvent Rollin. — L’histoire du moyen âge, la moderne et les histoires particulières ne l’occupaient que passagèrement. De livres saints, il n’avait que la Bible. Il aimait à en relire les chapitres dont il avait entendu la lecture sur les ruines des villes anciennes de la Syrie ; ils lui retraçaient les mœurs des habitants de ces contrées et la vie patriarcale du désert : c’était, disait-il, une peinture fidèle de ce qu’il avait vu de ses yeux. — Toutes les fois qu’il lisait Homère, c’était toujours avec une nouvelle admiration. Personne, à ses yeux, mieux que cet auteur, n’avait connu le vrai beau, le vrai grand ; aussi le reprenait-il souvent et le relisait-il depuis la première page jusqu’à la dernière. — Le théâtre avait beaucoup de charme pour l’Empereur. Les Corneille, les Racine, les Voltaire avaient souvent un ou deux actes de leurs pièces lus à haute voix. Corneille, malgré ses imperfections, était préféré aux autres : il choisissait toujours ce qui était à la hauteur de lui, Napoléon. Parfois il demandait une comédie de celles qu’il avait vu jouer, et, de temps en temps, quelque pièce de poésie, par exemple Vert-Vert. Il prenait aussi plaisir à lire quelques morceaux de l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations de Voltaire, ainsi que quelques articles du Dictionnaire philosophique du même auteur. — Les romans servaient à le délasser et à rompre le sérieux de ses occupations habituelles ; Gil Blas, Don Quichotte et un petit nombre d’autres lui revenaient dans les mains. Ceux de Mesdames de Staël, Genlis, Cottin, Souza, etc. il les revoyait quelquefois ; mais les romans qu’il ne pouvait souffrir, c’étaient ceux de Pigault-Lebrun. Il ne pouvait sentir cet auteur, dont il avait cependant presque tous les ouvrages ; jamais il ne s’est avisé d’en demander un volume et aurait refusé celui qu’on lui eût présenté. — Presque constamment, il avait sous les yeux tous les ouvrages relatifs à l’art militaire et aux campagnes des grands capitaines. Un auteur, Polybe, qu’il avait désiré longtemps, il ne le reçut que dans les derniers temps, et alors il avait presque abandonné le travail. — C’était par hasard s’il prenait un livre de sciences. Ce genre d’ouvrages n’était que de circonstance.

L’Empereur avait-il dans les mains un livre qui l’intéressât, il ne le quittait pas qu’il n’en eût une connaissance entière. Il lisait avec le pouce, comme a dit l’abbé de Pradt, et cependant il ne lui échappait rien du contenu, et il le possédait si bien que, longtemps après, il pouvait en faire une analyse très détaillée, et même citer, pour ainsi dire textuellement, les passages qui l’avaient le plus frappé. — Entendait-il parler d’une chose qui ne lui était pas familière, ou qu’il ignorait, sur le champ, il se faisait apporter tous les livres de sa bibliothèque où il pouvait en être question. Il ne se contentait pas d’une connaissance superficielle, il approfondissait la matière le plus possible. C’est de cette manière qu’il procédait pour s’éclairer et pour se meubler l’esprit.

Quand on recevait des caisses de livres, l’Empereur ne se donnait pas de cesse qu’elles ne fussent ouvertes. On lui passait les volumes les uns après les autres ; il les feuilletait en gros et mettait sur une table ceux qu’il soupçonnait contenir quelque chose. Pour les autres, il les jetait à mesure à côté de lui en tas, se réservant de les examiner plus tard. Les livres qu’il avait choisis, il les faisait porter dans son cabinet et mettre sur le guéridon qui était près de son canapé. La lecture de ces nouveautés lui faisait passer agréablement quelques matinées.

Lorsqu’il recevait des journaux, il ne les quittait pas sans avoir vu tout ce qui pouvait l’intéresser. Dans ces moments, ce n’était plus le même homme qu’auparavant ; son port, sa voix, son geste, tout annonçait que le feu circulait dans ses veines ; son imagination se montait à un tel point qu’il devenait un homme surnaturel. Il semblait encore commander à l’Europe. Cet état de vigueur, d’animation, durait quelques jours ; après quoi, l’Empereur reprenait son allure habituelle et ses paisibles occupations. — Cette chaleur, cette puissance dans ses organes se manifestait également lorsqu’il dictait les événements de sa vie, par exemple le récit d’une bataille ; c’était comme un de ces bulletins de la Grande Armée après avoir été vainqueur.

Quelquefois, lorsqu’il lisait les journaux anglais, je me tenais auprès de lui avec un dictionnaire anglais-français, et quand il trouvait un mot dont il ne comprenait pas la signification, je le lui cherchais. Il continuait ainsi sa lecture jusqu’à ce qu’il se trouvât arrêté de nouveau par un autre mot.


L’Empereur avait beaucoup d’ordre en toutes choses. Il ne pouvait sentir ceux qui n’en avaient pas. En matière de finances, il voulait que, tous les mois, les comptes fussent arrêtés et soldés. Il examinait avec attention tous les articles de dépense, les uns après les autres. Quand il s’apercevait qu’une chose avait été payée trop cher, il le faisait observer, afin qu’à l’avenir on y prit garde. Il mettait autant d’importance à un compte de quelques centaines de francs, qu’il en eût mis à un de quelques millions. Il avait bonne mémoire et connaissait trop bien les chiffres pour qu’on l’induisit en erreur, ce qui ne plaisait guère aux fripons. Il citait à ce sujet ces trop fameux fournisseurs des armées de la République, qui faisaient payer au gouvernement deux ou trois fois la valeur de ce qu’ils avaient fourni, par toutes les fraudes qu’ils mettaient en usage dans ces temps de désordre…

Il réprimandait sévèrement ceux des siens, petits ou grands, qui faisaient des dettes. Toute dépense courante, suivant lui, devait être payée à la fin du mois ou au commencement du suivant. « Combien de fois, disait-il, ai-je payé les dettes de plusieurs de mes généraux, pour ne pas entendre crier après eux ! »

Dans ses appartements, sa chambre, son cabinet, son salon, il voulait voir régner l’ordre. Il ne pouvait souffrir qu’une chose dont il se servait habituellement fût changée de place ; il voulait une place pour chaque chose et chaque chose à sa place. Aussi les personnes qui le servaient étaient tellement faites à ses habitudes, qu’il était fort rare qu’elles cherchassent n’importe quoi, que l’Empereur leur demandait. Ce qui avait eu lieu à Paris existait également à Sainte-Hélène.

L’ordre n’existait pas moins dans ses papiers que dans toute autre chose. Ceux du travail fini étaient soigneusement serrés dans une petite armoire de son bureau, et ceux du travail qui ne l’était pas, étaient rangés à droite et à gauche de la place qu’il occupait à ce même bureau.

Quand l’Empereur avait donné sa confiance à quelqu’un, il la lui ôtait difficilement ; mais, dès le moment qu’il s’apercevait qu’on l’avait abusé, trompé, et qu’il en avait dans les mains des preuves convaincantes, il ne pouvait plus souffrir le coupable auprès de lui ; il l’éloignait pour ne plus jamais le revoir ; il l’oubliait entièrement.

Lors de la maladie intestinale qu’eut Marchand, le docteur Werling, médecin de l’artillerie anglaise, qui était à Longwood par ordre du gouverneur, depuis le départ de MM. O’Meara et Stokoe, lui donna des soins. L’Empereur, sachant combien les mansardes ou, pour mieux dire, les greniers qui étaient au-dessus de ses appartements étaient exposés à l’ardeur du soleil, particulièrement la chambre du malade qui était la plus chaude, eut la bonté de faire dresser un lit dans la salle à manger, pour que Marchand fût plus au frais et plus à l’aise. Chaque matin, l’Empereur ne manquait jamais de demander de ses nouvelles, ainsi que dans le courant de la journée. Lorsqu’il allait se promener dans ses jardins, s’il venait à passer dans la salle à manger, il s’approchait du lit du malade et lui disait : « Eh bien ! Mamzelle Marchand, la princesse vient-elle vous voir ? envoie-t-elle savoir de vos nouvelles ? Prends garde : elle pourrait bien te faire des infidélités. » (Marchand avait pour maîtresse une nommée Esther qui habitait Jamestown. Elle venait habituellement à Longwood tous les huit jours avec son petit garçon que l’on nommait Jemmi). L’Empereur, sorti de la maison, demandait à celui qui le suivait, ce que pensait Werling, quels étaient les médicaments qu’il ordonnait. Apprenant que l’on donnait du mercure à Marchand, il dit : « Ces diables de médecins anglais traitent leurs malades comme on traite des chevaux. Enfin ! que Werling le rende à la santé, c’est tout ce que je désire. » Marchand en eut pour une vingtaine de jours à être cloué sur son lit et ensuite il se rétablit promptement.

C’était à bord du Northumberland que, pour la première fois, j’ai vu M. Werling. Ce médecin, qui était un homme distingué, parlait très facilement et très purement le français. Il était admis chez Mme Bertrand, à qui, je crois, il donnait ses soins. Peu de temps après l’arrivée d’Antommarchi, il partit de l’île et depuis je n’ai plus entendu parler de lui.

Le départ du docteur O’ Meara avait été précédé de celui du général Gourgaud, et fut suivi, après un certain nombre de mois, de celui de Mme de Montholon et de ses enfants. Des personnes de service, Cypriani était mort en février 1818 et, depuis, Lepage et Gentilini étaient retournés, l’un en France et l’autre à l’Ile d’Elbe. Le premier fut remplacé par un cuisinier français qui, je crois, avait été attaché à la maison de Lord Amherst et était resté à Plantation House, après le départ du Lord pour l’Europe. De tous ceux qui avaient formé la colonie de Longwood, il ne restait plus auprès de l’Empereur que le Grand-Maréchal et sa famille, le général Montholon et cinq serviteurs.

Depuis le départ de Mme de Montholon et de ses enfants, Longwood était devenu plus désert ; il fallait s’armer de courage pour se distraire de cette augmentation de monotonie. Qu’on se figure un petit nombre de personnes constamment en face les unes des autres pour un temps illimité, et séparées du reste des humains, l’on aura une juste idée de leur existence. Si la vie paraissait triste à ceux qui étaient auprès de l’Empereur, que ne devait-elle pas être, pour lui, Napoléon ? Le mouvement, l’activité était nécessaire à la colonie de Longwood. L’Empereur donna lui-même l’exemple en opposant le travail actif à l’oisiveté ; l’un était le remède à tous les maux, tandis que l’autre en était la source, en laissant trop de temps aux réflexions auxquelles on est naturellement porté, quand aucune distraction ne vient rompre l’uniformité de tous les jours.

L’Empereur se remit à ses Mémoires qu’il avait négligés depuis longtemps ; il y fit des corrections, des additions, des changements. Les campagnes d’Italie et d’Egypte étaient à peu près terminées, le Consulat provisoire l’était aussi. Différentes autres parties eurent une première dictée. Ce qui arrêtait l’Empereur, dans son travail, c’est qu’il n’avait pas encore la partie des Moniteurs qui lui était nécessaire. En attendant qu’elle lui fût envoyée, il s’occupa des précis des campagnes de César, de Turenne et du grand Frédéric. S’il avait eu tous les livres qu’il désirait et que sa santé l’eût permis, il se promettait de faire les précis des campagnes des grands capitaines, tant les anciens que les modernes.

Quand les trois précis qu’il avait entrepris furent terminés, il conçut un projet sur les fortifications de campagne. Les modèles qu’il avait dessein d’employer dans ce nouvel ouvrage, furent construits sur le terrain, et lorsqu’il en eut fait l’épreuve, il en fit mettre les profils au net et dicta ensuite sur la manière et le temps de les employer. Cette besogne lui plaisait. Elle lui rappelait ses premières années dans l’état militaire. Dans le même temps à peu près, il fit un projet sur la composition d’une armée et sur les États-majors. Le temps lui manqua pour rendre parfaits ces différents ouvrages.

Ce n’était que par bonds qu’il travaillait. Il n’aimait pas à se sécher plusieurs mois sur le même sujet. Son imagination le portait à en changer sans cesse, et, par cette raison, tout ce qu’il faisait restait le plus souvent à l’état d’imperfection. Ses idées, pour ainsi dire, n’étaient que jetées sur le papier, et, pour les compléter et les développer, il attendait des matériaux.

Toutes les écritures que l’Empereur faisait faire n’occupaient que le Grand-Maréchal, M. de Montholon, Marchand et moi, bien entendu, après le départ de M. de Las Cases et du général Gourgaud. Les deux premiers écrivaient sous sa dictée, et les deux autres mettaient au net.

Ce fut vers le milieu de l’année 1820 que l’Empereur mit en ordre et fit recopier plusieurs de ses manuscrits, parmi lesquels était celui de la campagne d’Egypte. Cette campagne, il y avait travaillé avec assez de suite pendant les deux premières années. Après une première dictée faite, partie au Grand-Maréchal, partie au général Gourgaud, Marchand l’avait mise au net : mais cette copie, avec le temps, se trouva si remplie de corrections, de changements, de transpositions, que l’Empereur me la donna pour que je la refisse avec régularité. Mon travail était terminé, excepté un ou deux chapitres concernant l’administration de l’Egypte, lorsque parurent les premiers symptômes de sa maladie. Il n’eut pas le temps de revoir ce ou ces chapitres-ci, qui étaient tout entiers de la main du Grand-Maréchal.

Je fais observer que tous les manuscrits de Longwood sont tous de ma main, excepté quelques-uns de peu d’importance ou qui n’auraient eu qu’une première dictée.


XII. — LES JARDINS DE LONGWOOD

Si les diverses occupations de cabinet distrayaient l’esprit de l’Empereur de l’ennui, son corps ne prenait pas assez d’exercice. Ce n’était pas quelques petites promenades qu’il faisait dans la grande allée de l’enceinte, qui étaient capables d’entretenir ses forces. Depuis longtemps, il s’était abstenu de toute excursion au-delà de l’enclos de Longwood, pour ne pas donner sujet au gouverneur de lui faire éprouver de nouvelles vexations. Pour compenser un peu ce défaut d’exercice extérieur, il jugea que le jardinage était ce qui convenait le mieux à son état de réclusion. Dès lors il ne fut plus question que de jardins : tout le corps de bâtiment qu’il habitait en fut entouré. Ce furent les modèles de fortifications qui lui donnèrent cette idée, et puis il voulait avoir sous la main des fruits, des légumes ; il voulait avoir quelques allées ombragées ; il voulait éloigner les sentinelles de ses fenêtres, etc.

Du côté du camp (le Nord), la maison de Longwood avait un corps de bâtiment avancé et deux ailes en arrière. Devant ces deux ailes et jusqu’à l’alignement de la façade du corps avancé existaient deux carrés de verdure. Les fenêtres du cabinet, de la chambre à coucher d’une part, celle du salon et du parloir de l’autre, donnaient sur le carré de l’Ouest ; la portée vitrée de la salle à manger, les fenêtres de la bibliothèque et deux du parloir, sur celui de l’Est. Ces carrés avaient chacun trente pieds sur quarante à peu près. Le grand côté était la longueur du salon et du parloir.

Au centre du premier carré, celui de l’Ouest, on traça un losange ; une petite allée de deux pieds le bordait, et une autre, de trois pieds, entourait les triangles, en ménageant une plate-bande en dehors. Les plates-bandes furent garnies d’une très grande quantité de rosiers ; des fraisiers étaient sur le devant, et du gazon pour bordure. L’intérieur du losange fut gazonné et au point de centre, l’Empereur fit planter un petit caféier dont on lui avait fait cadeau. Il appela ce petit jardin son parterre.

L’autre jardin, tracé au centre du carré de l’Est, devint si touffu que, dans le temps des feuilles, le soleil n’y pénétrait que difficilement. L’Empereur le nomma son bosquet ou le jardin d’Ali. L’autre jardin, le parterre, était le jardin de Marchand.

Quand toutes les plantations furent terminées, l’Empereur, pour clore ses deux petits jardins, fit faire des barrières au pied desquelles on mit une plante grimpante, nommée la fleur » de la passion ; en moins de trois mois, les barrières devinrent des haies très épaisses. Cette plante, dans l’île, a une végétation extraordinaire : elle pousse des jets d’un demi-pied par vingt-quatre heures. La feuille est d’un vert foncé, et la tige garnie de tire-bouchons ; la fleur, qui est composée de différentes couleurs, est large et ressemble à peu près à une plaque de grande décoration.

Trois ou quatre mois s’étant écoulés, sans que l’Empereur donnât suite au projet qu’il avait d’abord conçu, on crut qu’il voulait se borner à ses deux petits jardins ; mais il n’en fut point ainsi. Au moment qu’on s’y attendait le moins, il fit reprendre les travaux. Pour commencer, il se plaignit que le vent Sud-Est l’incommodait, quand il était dans son bosquet. Le gouverneur, d’après le désir que lui avait témoigné M. de Montholon, fit construire un mur de gazon en demi-cercle de huit à neuf pieds de haut. A l’extrémité, six mois avant sa mort, l’Empereur a fait faire un massif de gazon de cinq à six pieds de haut et une plate-forme de six pieds de côté, et fait construire en charpente légère sur ce cube un pavillon carré. La muraille et le couvert étaient en toile à voiles. Il était éclairé par des châssis vitrés en losanges. Ce pavillon était destiné à servir d’observatoire à l’Empereur, pour qu’il put voir à son aise l’arrivée des bâtiments. Quand il fut terminé et les soldats retirés, l’Empereur ordonna à M. de Montholon de lui faire un plan de jardin qui occupât tout le terrain qui était entre le mur qu’on venait de construire et la cabane du jardinier.

Une fois que le terrain fut clos, on le nivela dans plusieurs de ses parties et on traça tout ce qui avait été arrêté sur le plan. L’Empereur fit creuser un bassin près du mur de gazon, en ménageant une allée entre l’un et l’autre. Des maçons du génie furent appelés et le bassin fut revêtu d’une construction en pierre que l’on couvrit de ciment à l’intérieur, et ce ciment fut recouvert de plusieurs couches de peinture à l’huile. On crut qu’arrangé ainsi il pourrait garder l’eau. On plaça un petit tuyau qui, du réservoir de la maison, amena l’eau jusqu’au bassin. Le travail terminé et les ouvriers partis, l’Empereur impatient de jouir fit mettre l’eau dans le bassin et, quand celui-ci fut plein ou à peu près, il y fit jeter une centaine de petits poissons rouges qu’il avait fait acheter à la ville. Le lendemain, le bassin était à moitié vide et les cadavres de quelques poissons étaient à la surface de l’eau et couchés sur le côté. Probablement, ces poissons avaient été empoisonnés par la peinture qui n’était pas encore entièrement sèche. On remplit de nouveau le bassin ; le jour suivant, il en fut comme il en avait été le jour précédent, et il en fut ainsi pendant plusieurs jours ; chaque matin, des poissons avaient perdu la vie. L’Empereur, voyant enfin que son bassin ne pouvait tenir l’eau, se décida de le faire doubler en plomb. On ôta les poissons qui avaient survécu et on les mit dans un tonneau, en attendant que les nouveaux travaux fussent faits. Le plombier fut demandé aussitôt, et aussitôt mis à l’œuvre. Après quelques jours, le bassin fut en état de retenir l’eau ; on y jeta de nouveau les poissons qui s’y jouèrent plus à l’aise que dans le tonneau où ils avaient été renfermés. Malgré tous les soins que l’on eut et les précautions que l’on prît pour conserver ces poissons, quatre ou cinq mois après, il n’en resta pas un seul en vie.

Les travaux du nouveau jardin allaient leur train. En avant et autour du bassin, il y avait une allée circulaire qui était garnie de bancs de gazon. Le mur et le bassin étaient séparés par une allée de quatre pieds de large ; cette allée faisait le tour du jardin en longeant les barrières et le berceau. Toute la partie qui environnait le bassin fut plantée de pêchers, d’acacias, de saules et autres arbres, parmi lesquels des arbustes, des plantes odoriférantes et beaucoup de fraisiers. D’une extrémité à l’autre du mur de gazon, en ligne diamétrale, on fît, tout le long, un talus en forme de banc de gazon, qui servit à soutenir les terres contenues dans le demi-cercle. Une allée de quatre pieds qui le bordait était coupée par un petit canal de deux pieds de large, sur lequel fut construit un petit- pont également de deux pieds. Ce canal était alimenté d’eau par une rigole par laquelle s’écoulait le trop-plein du bassin.

Dès que les petits travaux hydrauliques furent terminés, chaque jour, vers le moment du coucher du soleil, l’Empereur, qui alors était dans ses jardins, disait à un de ses valets de chambre : « Allons ! fais jouer les eaux. » On allait tourner le robinet principal, ainsi que les secondaires, et au même instant les eaux coulaient des bassins dans les rigoles. Pour jouir de ce spectacle, qu’on pourrait dire enfantin, l’Empereur se plaçait entre le bassin de la barrière et la grotte, et regardait l’eau descendre et arriver jusqu’à lui. Ce bruit, ce mouvement l’amusaient quelques instants. Il riait de s’amuser de si peu de chose. Le jeu cessait quand il n’y avait plus d’eau dans le réservoir.

Quand le grand jardin fut terminé, l’Empereur voulut en avoir un second du côté opposé, c’est-à-dire à l’Ouest, à côté du parterre ou jardin de Marchand, comme l’autre à côté du bosquet. En dehors des barrières Ouest et Nord, on réserva une plates bande de quatre pieds et on fit un petit mur de gazon semblable à ceux dont j’ai parlé précédemment. Dans la plate-bande circulaire, jusqu’à l’extrémité Ouest du mur de gazon, on planta des pêchers en assez grande quantité pour former un rideau de verdure, afin de cacher au corps de garde la vue de Longwood.

Lorsqu’on avait creusé le grand bassin du jardin de Nover-raz, celui dans lequel on avait mis des poissons, on avait attaqué et même coupé les principales racines d’un sapin ; cet arbre se sécha, étant privé des sources de la vie. Pour occuper cette place, l’Empereur fit faire par un Chinois une grande cage ou volière en bambou, couronnée d’une espèce d’oiseau que le Chinois donna pour un aigle. Pour peupler la cage, l’Empereur fit acheter quelques douzaines de serins. Ces petits oiseaux demeurèrent un ou deux mois dans leurs petites cages suspendues dans le berceau, en attendant que la volière que l’on construisait fût terminée. Tous les jours on donnait à ces petits volatiles tout ce qu’il leur fallait pour vivre ; mais ils furent pris par le bouton, dont peu à peu presque tous moururent. Les quelques-uns qui restèrent devinrent la proie des chats. En définitive, la volière organisée et placée eut pour premiers habitants un faisan estropié et quelques poules. Pour ne pas perdre celles-ci, on fut obligé de les retirer de la cage quelques jours après. Quant au malheureux faisan, il termina ses jours dans la prison. L’idée vint alors à l’Empereur de mettre des pigeons dans la volière. Pendant quelques jours on tint enfermés les nouveaux habitants ; mais, aussitôt que la porte leur fut ouverte, ils retournèrent à leur précédent domicile. La cage resta sans oiseaux, comme le bassin sans poissons.

Jamais Longwood n’avait été aussi animé qu’il le fut pendant ces travaux de jardin ; l’activité semblait nous avoir fait revivre. Avant, nous avions vécu dans une espèce d’engourdissement. L’Empereur, depuis qu’il était à Sainte-Hélène, ne s’était pas mieux trouvé ; aussi était-il toujours de bonne humeur. Il se levait sur les cinq heures, cinq heures et demie, et attendait très impatiemment que les factionnaires fussent retirés pour aller au jardin. Il faisait ouvrir les fenêtres de ses appartements et allait se promener dans le bosquet, en causant avec le valet de chambre de service. Aussitôt que le soleil se montrait à l’horizon, il envoyait éveiller tout son monde. Lorsque je n’étais pas de service, il m’appelait en jetant quelques petites mottes de terre dans les vitres de la fenêtre de ma chambre qui donnait sur le bosquet : « Ali ! Ali ! tu dors ! » et en chantant :


Tu dormiras plus à ton aise,
Quand tu seras rentré chez toi,


il continuait l’ariette. Au même moment, j’ouvrais la fenêtre. « Allons donc, paresseux, criait-il en m’apercevant, ne vois-tu pas le soleil ? » Une autre fois, il disait plus simplement : « Ali ! Ali ! ah ! ah ! Allah ! il fait jour. » Marchand avait son tour, mais moins souvent parce que le côté où il logeait était moins fréquenté par l’Empereur. « Marchand ! Mamzelle Marchand, disait-il en l’appelant, il fait jour, levez-vous. » Quand Marchand était arrivé, il le regardait en riant et lui disait : « Avez-vous assez dormi cette nuit ? Votre sommeil a-t-il été interrompu ? Vous allez être malade toute la journée de vous être levé si matin, » et, prenant le ton ordinaire : « Allons, prends cette pioche, cette bêche, fais-moi un trou pour mettre tel arbre. » Pendant que Marchand faisait le trou, l’Empereur allait plus loin et voyant un arbre nouvellement planté : « Marchand, apporte ici un peu d’eau, arrose-moi cet arbre, » et, un moment après : « Va me chercher mon pied, ma toise ; » à un autre, près duquel il arrivait : « Va dire à Archambault qu’il apporte du fumier, et aux Chinois qu’ils coupent du gazon ; on n’en a plus, etc. etc. » Puis, passant à moi qui tenais une pelle pour charger de terre une brouette : « Comment ! Tu n’as pas encore fini d’ôter cette terre ? — Non, Sire ; cependant je ne me suis pas amusé. — A propos, coquin, as-tu fait le chapitre que je t’ai donné hier ? — Non, Sire. — Tu as mieux aimé dormir, n’est-ce pas ? — Mais, Sire, Votre Majesté ne me l’a donné qu’hier soir — Tâche de le finir aujourd’hui ; j’en ai un autre à te donner. » L’Empereur passant à Pierron, qui plaçait un gazon : « Comment ! Tu n’as pas encore terminé ce mur ?… As-tu assez de gazons pour le finir ? — Oui, Sire. » Puis, revenant de mon côté : « Quelle heure était-il, lorsque je t’ai éveillé cette nuit ? — Sire, il était deux heures. — Ah ! » et peu après, il me demandait : « Montholon est-il éveillé ? — Je n’en sais rien, Sire. — Va voir. Surtout ne le réveille pas ; laisse-le dormir. » Se dirigeant ensuite vers Noverraz qui piochait : « Allons, ferme ! (en appuyant sur le mot.) Ah ! paresseux ! qu’est-ce que tu as fait depuis ce matin ? -— Hier, Votre Majesté m’avait dit de faire goudronner la baignoire ; n’ayant trouvé personne de bonne volonté, j’ai fait moi-même la besogne… Sire, voilà M. de Montholon. — Ah ! bonjour, Montholon. » M. de Montholon s’inclinant respectueusement : « Comment se porte Votre Majesté ? — Assez bien. Est-ce qu’on vous a dérangé ? — Non, Sire ; j’étais hors du lit quand on est venu chez moi. — Votre Excellence a-t-elle quelque chose à m’apprendre ? On dit qu’il y a un bâtiment en vue. — Je ne sais pas, Sire ; je n’ai encore vu personne. — Prenez ma lunette ; allez voir si on l’aperçoit. » M. de Montholon revenait quelques instants après et rendait compte à l’Empereur de ce qu’il avait vu. Enfin la conversation s’engageait entre eux. L’Empereur allait cà et là on se promenant et revenait de temps à autre voir ses travailleurs. C’est ainsi qu’il attendait l’heure de son déjeuner. Lorsqu’il sentait la faim, il demandait l’heure, et si on lui répondait qu’il était près de dix heures, il ordonnait qu’on le servit. C’était assez ordinairement dans sa chambre qu’on le servait. Alors l’Empereur laissait ses travailleurs et allait se mettre à table. Ceux qui devaient le servir quittaient leurs outils, allaient se laver la figure et les mains et se rendaient auprès de lui.

Le déjeuner fini, l’Empereur retournait vers ses travailleurs, avec lesquels il restait jusqu’à midi ou seulement jusqu’à onze heures, si le soleil était par trop ardent, et, en les quittant, il leur disait : « Allez déjeuner. C’est assez pour aujourd’hui : il fait trop chaud. » L’Empereur rentré chez lui, où il était suivi de l’un de ses valets de chambre, se débarrassait de sa robe de chambre ou de sa veste, de son pantalon et se mettait dans son lit. S’il restait habillé, il se mettait sur son canapé ou à son bureau. Si, s’étant couché, il ne se sentait point l’envie de dormir, il faisait appeler Marchand, pour que celui-ci lui fit la lecture ; mais il recommandait de lui dire de ne venir qu’après le déjeuner et qu’après avoir fait sa toilette. Dans le cas contraire, il faisait fermer les volets, tirer les rideaux, et dormait quelques heures. Enfin il lui arrivait assez souvent de prendre un bain quelques heures après son repas. Pendant les travaux de jardins, il avait presque toujours un bain de préparé. Le restant de la journée, il le passait comme je l’ai dit ailleurs.

Il y avait déjà plusieurs mois que duraient les travaux de jardins ; longtemps on avait mis une grande activité ; mais peu à peu cette activité s’affaiblit. L’Empereur, lui aussi, se ralentit.

Le résultat des jardins fut, pour l’Empereur, d’avoir occupé son monde, de s’être distrait, d’avoir autour et près de sa maison des promenades où il se trouvait chez lui, et d’avoir éloigné les gardes, qui, avant, étaient sous ses fenêtres. Quant au produit, il fut nul, si ce n’est parfois que sur sa table il eut une petite salade, un petit plat de haricots ou de pois et un bateau de petits radis. Pour tout fruit, il n’y avait que des pêches, et ce n’était pas l’Empereur qui les mangeait. Quand l’Empereur voyait sur sa table quelque chose qui venait du jardin, il disait : « Enfin toutes nos peines ne sont pas perdues ; nos jardins nous nourrissent. » Nous ne pouvions nous empêcher de sourire. « Comment, coquin, tu ris ! » disait l’Empereur en regardant un de ceux qui le servaient, et lui-même il riait.


XIII. — CINQ NOUVEAUX ARRIVANTS

Un certain nombre de mois après le départ de Mme de Montholon (cette dame était partie de l’ile au mois de juillet 1819), on avait appris à Longwood que plusieurs personnes étaient parties de Rome pour se rendre en Angleterre, où elles devaient s’embarquer pour venir à Sainte-Hélène. L’avis en avait été reçu et, chaque jour, depuis un mois ou deux, on s’attendait à les voir arriver. Enfin, le 18 ou 19 septembre 1819, elles débarquèrent à Jamestown dans la matinée, et furent dirigées sur Longwood vers les six heures du soir. Ces personnes étaient envoyées par la famille impériale sur la demande qui en avait été faite il y avait environ un an. Elles étaient cinq, deux prêtres, un médecin, un cuisinier, et une personne de service. Les trois premiers étaient Corses et les deux autres Français.

L’Empereur reçut l’un après l’autre les deux prêtres et le médecin. Il leur témoigna toute sa surprise qu’on ne leur eût pas donné quelques lignes d’introduction. Il attribua cette faute à la négligence du cardinal, et ne put concevoir que, dans la position où lui, Napoléon, se trouvait, on eût omis une chose qui était à ses yeux d’une très grande importance, et sur quoi les membres de sa famille avaient glissé bien facilement et bien légèrement. Malgré une irrégularité aussi inconcevable, il accepta les nouveaux venus. Il causa très longuement avec eux et entra dans les plus grands détails.

Ce fut un grand plaisir pour l’Empereur d’apprendre par la relation qu’ils lui firent de leur voyage, que, depuis Rome jusqu’à Londres, son nom était en vénération parmi les peuples chez lesquels ils avaient passé ; il jouit secrètement d’avoir laissé d’assez fortes impressions pour mériter l’affection et les regrets de ces mêmes peuples, quoique ceux-ci eussent eu beaucoup à souffrir dans les temps malheureux de 1813 et 1814. La domination de la France leur était toujours chère, et ils faisaient des vœux pour que celui dont ils conservaient si vivement le souvenir fût rendu à la liberté. Le Saint-Père, lui aussi, oubliant ses malheurs passés, se montrait sensible au dur traitement qu’on faisait éprouver à l’un de ses fils. Tels étaient les sentiments des populations, depuis les rives du Tibre jusqu’à celles du Rhin. Et vous, Français ! quels étaient les vôtres ?… Les voyageurs n’avaient pas mis le pied sur le sol de la France.

L’abbé Buonavita était un homme d’une soixantaine d’années, déjà très en deux, et on ne sait comment il avait pu se résoudre à entreprendre un si long voyage, et comment et pourquoi la famille impériale avait jeté les yeux sur un homme aussi peu robuste ; mais, soit attachement réel à la personne de l’Empereur, soit tout autre motif, l’abbé s’était déterminé à se mettre en route.

L’abbé Vignaly pouvait avoir une trentaine d’années. IL avait étudié quelque temps en médecine. C’était un petit homme brun et trapu. On avait jugé convenable de l’envoyer pour remplacer au besoin l’abbé Buonavita qui pouvait manquer, et seconder le médecin, s’il était nécessaire.

M. Antommarchi était le médecin ; il avait trente à trente-deux ans. Il avait exercé sa profession à Florence et était élève d’un fameux anatomiste nommé Mascagni, qui l’avait soi-disant désigné pour son continuateur.

Le nommé Coursot avait été valet de chambre du grand-maréchal Duroc ; il était auprès du duc et lui donna des soins lorsque celui-ci fut blessé mortellement en 1813. En 1815, il était entré au service de Madame-Mère et l’avait suivie à Rome. — Chandellier, employé à la bouche de l’Empereur en 1813, avait, depuis, passé au service de la princesse Pauline.


XIV. — LA MESSE A SAINTE-HÉLÈNE

Les deux dimanches qui suivirent l’arrivée des prêtres, l’Empereur entendit la messe dans le salon, où l’autel avait été dressé ; mais il voulut qu’à l’avenir, elle fût dite dans la salle à manger, cet endroit convenant mieux à lui et aux prêtres. En conséquence, il ordonna qu’on fit toutes les dépenses nécessaires pour rendre le lieu digne du service divin. La salle à manger fut donc convertie en chapelle, les dimanches et fêtes, pour le moment de la messe.

Les prêtres avaient bien apporté les vases sacrés, la pierre sacrée, leurs vêtements et ornements, mais tout le reste manquait. On rappropria d’abord la pièce. Du papier blanc fut collé au plafond et du papier chinois, fond rouge à fleurs d’or avec bordure, couvrit les murs. On acheta une assez grande quantité de satin blanc pour tapisser le fond et les deux côtés de l’endroit où devait être placé l’autel, et du satin vert pour la garniture ou pente, qui fut relevée en draperie. Deux tringles de bois doré, mises bout à bout et garnies d’une pente de soie verte à franges de soie jaune ornée de sonnettes, partageaient le fond de la salle en deux parties. Un tapis neuf couvrit tout le plancher de la salle. De la belle table de desserte en acajou, on fit un autel. Le devant de l’autel fut fait en satin blanc ; une bordure de velours vert l’encadra ; aux angles inférieurs, on fit deux N couronnées et au centre une croix en galon d’or. L’autel fut couvert de deux nappes de percale (batiste), garnies de larges dentelles. Un petit tabernacle en forme de temple antique, orné de colonnes et surmonté d’une croix, fut fabriqué en cartonnage par Pierron. Quatre flambeaux garnis de bougies et des vases remplis de fleurs composèrent tout l’ornement du dessus d’autel. L’Empereur, ayant appris que le Grand-Maréchal avait un tableau (dessin d’une tête de Christ, Ecce homo, de grandeur naturelle), le lui fit demander et le fit placer au-dessus du tabernacle. Les deux tables consoles du salon furent mises à droite et à gauche de l’autel et sur chacune d’elles une girandole à cinq branches en argent. Un grand tapis de velours vert couvrit les marches de l’autel ; il était bordé d’une corde de soie jaune et de passementeries ; sur le devant, au milieu, était une grande N couronnée et aux deux coins deux couronnes, le tout en passement.

Le fauteuil de l’Empereur était à quatre ou cinq pieds des marches de l’autel, une chaise devant lui. Les chaises du Grand-Maréchal, de Mme Bertrand et de M. de Montholon étaient placées aux deux côtés de l’Empereur et un peu en arrière. Les personnes de la maison se tenaient debout près des paravents. L’abbé Buonavita disait la messe, l’abbé Vignaly en petit rochet ou petit surplis et Napoléon Bertrand remplissaient les fonctions de servants. C’était Vignaly qui donnait l’évangile à baiser.

La chapelle n’était éclairée que par les bougies des candélabres et des chandeliers, la porte vitrée du jardin étant cachée par la tenture.

La messe était dite tous les dimanches. L’Empereur y assistait, à moins qu’il ne se trouvât indisposé et couché ; mais, dans ce cas-ci, on ouvrait la porte de sa chambre pour que les paroles du prêtre pussent arriver jusqu’à lui.

La messe terminée et l’Empereur passé dans le jardin ou dans le salon, la chapelle, en moins d’un quart d’heure, redevenait salle à manger, où tout était rétabli dans son premier état.

Un des premiers dimanches, l’Empereur, sortant de la messe, dit en souriant à ceux qui l’accompagnaient : « J’espère que le Saint-Père ne nous fera aucun reproche ; nous voilà redevenus chrétiens. S’il voyait notre chapelle, il nous accorderait des indulgences… »


L’Empereur, satisfait de la manière dont ses serviteurs avaient décoré la chapelle, voulut de nouveau exercer leur talent à décorer sa chambre à coucher et son cabinet. Ces deux pièces étaient si sales qu’il était dégoûté de les habiter. C’étaient les mêmes tentures que l’amiral Cockburn avait fait mettre lors de notre installation à Longwood ; elles étaient de nankin jaune avec bordures de papier à fleurs découpées. L’humidité et la poussière avaient rendu l’étoffe affreuse.

Quand l’Empereur se fut décidé à sortir de ses chambres, il déchira lui-même quelques morceaux de la tenture et avec aussi peu de difficulté qu’on déchire une étoffe brûlée. On se mit au travail. Pour commencer, nous collâmes du papier blanc sur les plafonds et ensuite sur les murs, pour cacher leur malpropreté. Cela fait, M. de Montholon fit acheter une grande quantité de mousseline rayée pour la chambre à coucher et de percale pour le cabinet. Dans ces deux pièces, au moyen de coulisses en haut et en bas, la tenture formait des rouleaux, depuis l’angle du plafond jusqu’à la plinthe. Dans le cabinet, une petite pente volante garnissait le haut et, dans la chambre à coucher, c’était une petite draperie de même mousseline que la tenture, soutenue de distance en distance par de petites patères on cuivre doré d’où pendaient des cravates. Les fenêtres furent garnies de grands et de petits rideaux. Les tapis furent renouvelés et le mobilier quelque peu changé et augmenté. Les fils de campagne furent réparés et les rideaux et moustiquaires remplacés par des neufs.

Ce fut une surprise agréable pour l’Empereur de se trouver si proprement logé ; depuis qu’il était à Sainte-Hélène, il ne s’était pas vu si bien. « Ceux qui verront ma chambre, disait-il, me prendront pour une petite-maîtresse. » Jadis les petites choses n’avaient pas attiré son attention ; mais, à Longwood, les choses les plus simples, les plus ordinaires, étaient pour lui un objet de curiosité.


XV. — HUDSON LOWE

Pendant tout le temps que l’Empereur avait été occupé de ses jardins, de l’arrivée des prêtres et de la décoration de ses chambres, il avait semblé avoir oublié sa position. Effectivement, dans cet espace de temps, l’activité avait fait disparaître cet air soucieux et réfléchi qu’il avait eu antérieurement. Mais le ministère anglais et le gouverneur, son agent dévoué, étaient mécontents, on peut dire, quand ils ne secouaient pas les chaînes de leur prisonnier ; c’était un besoin pour eux de les lui faire sentir et même d’en augmenter le poids. Un colosse, un hercule comme le général Bonaparte devait être chargé jusqu’à ce qu’il pliât soux le faix ; aussi les vexations de toute nature, les mauvais traitements de toute espèce se renouvelaient-ils fréquemment. La victime ne demandait que la tranquillité et, cette tranquillité, elle ne pouvait l’obtenir. Voici, entre plusieurs, un des aimables procédés de l’exécuteur des hautes œuvres de l’oligarchie britannique.

S’il se passait deux ou trois jours sans que les espions eussent vu l’Empereur, sir Hudson Lowe arrivait à Longwood escorté de quelques officiers de son état-major, et donnait l’ordre à l’officier d’ordonnance d’aller se promener sous les fenêtres du prisonnier et d’approcher assez près pour voir dans l’intérieur. Un ordre aussi contraire à la délicatesse, à l’honneur, n’était exécuté qu’avec dégoût par l’officier ; mais il fallait obéir sous peine de destitution. L’officier avait beau approcher des vitres, il ne pouvait rien voir : les rideaux étaient fermés. Il retournait vers le gouverneur rendre compte de sa promenade. Sir Hudson, peu satisfait, ordonnait à ce même officier de se mettre en uniforme et de se présenter à la porte principale des appartements, qui était celle du parloir, et d’y frapper, à diverses reprises, si l’on ne répondait pas au premier coup. Personne ne répondait, cette pièce n’étant pas un endroit où se tint quelqu’un du service. Après avoir frappé et refrappé, l’officier s’en retournait comme il était venu. Le gouverneur, vexé et humilié, ordonnait alors à un de ses officiers d’accompagner l’officier d’ordonnance, de se présenter à la porte de l’intérieur et d’y frapper. Au premier coup, la porte était ouverte. On avait le mot, tout ayant été combiné d’avance. « Que désirent ces Messieurs ? demandait le valet de chambre, qui venait d’ouvrir la porte et qui restait en dehors avec les officiers. — Où est le général Bonaparte ? — L’Empereur est dans sa chambre à coucher et malade. — Quelle maladie a-t-il ? — Monsieur le gouverneur doit en être instruit par les bulletins qu’on lui remet chaque jour. — Est-ce qu’il est bien souffrant ? — Messieurs, il n’y a que son premier valet de chambre qui puisse vous le dire ; lui seul entre chez Sa Majesté. — Dites à Marchand que nous voudrions lui parler. — En ce moment, il est auprès de l’Empereur. — Quand il sortira de chez le général, veuillez lui dire qu’il se rende chez l’officier d’ordonnance. » Alors les officiers, en présentant un paquet à l’adresse du général Bonaparte, disaient au serviteur : « Voulez-vous remettre cette lettre au général ? — Non, messieurs, je ne puis m’en charger ; il ne m’appartient pas de prendre les lettres qui sont adressées à Sa Majesté. Si vous voulez qu’elle lui parvienne, remettez-la à Monsieur le général de Montholon ou à M. le comte Bertrand. » Les officiers se retiraient et allaient rejoindre le gouverneur, qui se tenait à peu de distance de la maison ou chez l’officier d’ordonnance et qui se décidait enfin à prendre le parti d’aller chez M. de Montholon ou chez le Grand-Maréchal. Aussitôt que les officiers étaient hors de la maison, le valet de chambre, qui avait vu de quel côté ils avaient porté leurs pas, allait immédiatement rendre compte à l’Empereur de ce qui s’était passé.

Dès que la lettre était parvenue à l’Empereur, soit par M. de Montholon, soit par le Grand-Maréchal, il la renvoyait ou la jetait toute cachetée par la fenêtre. « Qu’est-ce qu’il me veut ? disait-il ; qu’il me laisse donc tranquille !… Je n’ai pas besoin d’avoir de correspondance avec un homme qui saisit toutes les occasions possibles de m’outrager. » Soit indisposition, soit mauvaise humeur, soit toute autre cause, l’Empereur restait dans ses appartements plusieurs jours de suite et ne mettait les pieds dehors que lorsqu’il était ennuyé, fatigué de sa réclusion. Si d’une part le mauvais temps l’empêchait quelquefois de sortir, quelquefois aussi il y avait intention, pour voir jusqu’à quel degré d’audace irait le gouverneur.

Une de ces scènes l’avait tellement irrité, au mois d’août 1819, avant l’arrivée des prêtres, qu’il avait fait fermer ses portes avec des verroux et fait mettre des barres derrière les volets de ses fenêtres ; il avait près de son lit ses fusils et ses pistolets chargés et, indépendamment, son épée, son sabre et son poignard. Il jurait d’étendre sur le seuil de la porte celui qui serait assez hardi pour franchir cette limite. Il ajoutait qu’on ne pénétrerait dans son intérieur que lorsque lui, Napoléon, ne serait plus qu’un cadavre. L’Empereur, croyant le gouverneur capable de tout, avait cru devoir prendre toutes les précautions nécessaires pour qu’on ne violât pas impunément son dernier asile.

Sir Hudson Lowe était l’homme le plus peureux et le plus soupçonneux qui existât parmi les Anglais. La nuit et le jour, il ne rêvait que la fuite de son prisonnier. Il fallait être bien simple cependant pour imaginer possible l’évasion d’un individu renfermé le jour dans une enceinte de quelques mille toises carrées, dominée de tous côtés par des montagnes, dont plusieurs endroits étaient occupés par des postes, ainsi que toutes les issues qui communiquaient à la mer, et la nuit, la maison environnée de factionnaires assez rapprochés les uns des autres, pour qu’un chat ne pût passer sans être aperçu. Tous ces obstacles n’étaient-ils pas assez puissants pour ôter au prisonnier l’idée de s’évader ? Indépendamment d’une surveillance très active, Sir Hudson Lowe comptait-il pour rien les difficultés à vaincre pour parvenir jusqu’à la mer ? Le jour, les sentiers frayés, s’il en existait, étaient déjà fort peu praticables pour un homme jeune et leste. Qu’auraient-ils été la nuit, pour celui qui n’avait pas la moindre connaissance de ces lieux où les pentes sont sillonnées de nombreux ravins plus profonds les uns que les autres. L’Empereur aurait-il pu, lui qui était assez lourd et peu habitué à parcourir les montagnes, s’engager dans une entreprise aussi périlleuse, dont le succès ne pouvait être qu’imaginaire ? Le gouverneur oubliait-il que toutes les côtes de l’ile, excepté quelques rares endroits, étaient très escarpées ou taillées à pic ? Oubliait-il encore que pendant le jour et la nuit des bricks étaient constamment en croisière et que des signaux l’instruisaient de ce qui se passait sur la mer ? Quel était donc le moyen qui restait à Napoléon pour se sauver de l’ile ? Pouvait-il sur une planche gagner un continent éloigné de quatre cents lieues ? Le gouverneur n’avait à craindre qu’une flotte, et encore cette flotte aurait-elle eu de la peine à se rendre maîtresse de l’ile qui partout est inexpugnable.

Je ne doute pas que le gouverneur ne fût esclave des ordres ou instructions qu’il recevait du ministère britannique ; mais, tout en les exécutant, même à la lettre, il devait y mettre plus de forme et de bons procédés, et, si ces mêmes ordres ou instructions étaient exagérés et contre l’honneur, il devait donner sa démission. Une telle conduite eût été de sa part un acte fort honorable que, certes, la nation anglaise n’eût pas désavoué.


XVI. — MON MARIAGE.

Dans les premiers mois de l’année 1819, il fut envoyé à Mme Bertrand par lady Jerningham, sa tante, une jeune personne pour être gouvernante des enfants du Grand-Maréchal. Il y avait déjà plusieurs années d’écoulées depuis que nous étions à Longwood, et combien d’autres encore pouvaient s’écouler ! Dans cette incertitude de l’avenir et vivant, pour ainsi dire, dans une espèce de réclusion continuelle, n’ayant d’autre distraction que le travail qui demandait et exigeait beaucoup d’assiduité et qui n’était coupé que par quelques moments de promenade, je crus devoir me marier, pour mener une vie d’époux et de père de famille. Je fréquentai la jeune personne, et j’appris à la connaître et à apprécier ses qualités, dont tout le monde faisait l’éloge. Elle avait été fort bien élevée. Après quelques mois d’assiduité, je me décidai à réaliser mes projets, certain que j’étais que je ne déplaisais pas à miss Hall (c’était le nom de la jeune personne). Depuis peu de mois, Noverraz s’était marié et il y avait peu de temps que les prêtres étaient arrivés. M’étant déclaré, je continuai à faire la cour à celle que mon cœur avait choisie, en attendant le moment favorable pour en parler à l’Empereur. Craignant un refus, j’hésitais ; enfin, un jour, je me déterminai et je saisis l’occasion. Il était de bonne humeur et passait au salon où je le suivis. Je lui fis connailre l’intention où j’étais de me marier, mais que je désirais avoir son assentiment, ou, pour mieux dire, son consentement. Je ne me rappelle plus quelles furent ses objections ni ce que je lui répondis. Bref, j’obtins son agrément. Dès que j’eus un moment de liberté, j’allai chez Mme Bertrand à qui je fis part de ma bonne nouvelle, et, immédiatement, je m’empressai de l’apprendre à ma future, qui l’accueillit avec grand plaisir.

Je crus avoir besoin de la cérémonie de l’église anglicane, quoique ma fiancée fût catholique ; mais elle était Anglaise et nous étions dans un pays protestant : c’était pour moi un mariage civil. A Longwood, voulant fuir toute espèce de cérémonie, je m’arrangeai avec M. Buonavita pour que le mariage eût lieu chez lui, ce qui n’offrit aucune difficulté.

Le lendemain ou le surlendemain, ma femme et moi, nous allâmes à cheval à Plantation House, endroit où il y avait une chapelle protestante. Pierron, Noverraz et sa femme, et peut-être une autre personne, nous accompagnèrent. Arrivés à la chapelle, nous y trouvâmes le ministre, M. Vernon, qui procéda immédiatement à la cérémonie d’usage. Cette cérémonie, qui fut des plus simples, étant terminée, nous remontâmes à cheval et allâmes nous promener dans différentes propriétés pour employer le temps que nous avions à nous.

Quand notre tournée fut finie, nous nous dirigeâmes vers Longwood, où nous fûmes rendus pour l’heure du dîner de l’Empereur. Le nôtre fut une espèce de petite noce : sur la table, il y eut quelques petits mets de plus qu’à l’ordinaire. Dans la soirée, Mme Bertrand envoya à ma femme un carton rempli de différents effets de toilette. Le lendemain, je repris mon service auprès de l’Empereur, et ma femme alla faire le sien chez la comtesse.

Avant mon mariage, j’étais logé comme les autres dans une des mansardes qui étaient au-dessus des chambres de l’Empereur. L’emplacement était bien pour loger une personne, mais beaucoup trop petit pour en loger deux. Quand je fus avec ma femme, l’Empereur dit à M. de Montholon : « il serait convenable d’agrandir le logement d’Ali, pour qu’il pût se retourner. Donnez-lui la chambre de Cypriani, continua-t-il ; faites-la lui arranger ; il ne serait pas humain de les laisser dans un pareil galetas. » M. de Montholon fit faire une fenêtre qui avait vue sur le bosquet de l’Empereur et fit couper une panne pour en permettre l’accès. Les cloisons, couvertes de papier, transformèrent un vilain grenier en une pièce fort gentille et des plus agréables. On avait sous les yeux une partie des jardins de l’Empereur, la pelouse, le bois de Longwood, le rocher noir et la mer à l’horizon.


XVII. — PROPOS DE L’EMPEREUR

L’Empereur avait l’habitude, quand le temps était beau, d’aller se promener dans ses jardins immédiatement après son lever et après et avant son diner. S’il apercevait les enfants du Grand-Maréchal, il les appelait. Les enfants, qui étaient accoutumés à recevoir toujours quelque chose de lui, se tenaient à peu de distance et en vue et, dès qu’ils s’entendaient appeler, l’espace qui les séparait de l’Empereur était bientôt franchi. Son plaisir était de les questionner sur ce qu’ils faisaient et ce qu’ils avaient à faire : « Sais-tu bien ta leçon, » disait-il à l’un ; et à l’autre : « Répète-moi donc ta table de multiplication. » S’il était content de leurs réponses, il se faisait apporter des bonbons et les leur distribuait. De temps à autre, il les faisait déjeuner avec lui ; il jouissait quand il trouvait l’occasion de leur faire des niches ; leurs petites querelles le divertissaient. Il aimait beaucoup à s’en voir entouré. Il était charmé de leur innocence, et de la franchise avec laquelle ils exprimaient leurs pensées, leurs sentiments, leurs volontés. « Chez eux, disait-il, aucun détour ; ils disent naturellement ce qui leur vient à la tête. Si la gourmandise les presse, sans plus attendre, ils demandent. Ah ! le petit ventre commande toujours. Heureux âge que celui de l’enfance ! continuait-il, c’est bien l’âge d’or de la vie de l’homme. » Ses malheurs eussent été bien adoucis, il les eût supportés avec plus de résignation encore, s’il avait eu le bonheur d’avoir son fils auprès de lui. Cette consolation lui a été refusée ; aussi a-t-il souvent répété : « Combien un savetier est plus heureux que moi ! Celui-là a au moins auprès de lui sa femme et ses enfants. »

Malgré les traverses que l’Empereur avait eu à essuyer dans tant de circonstances, le souvenir de sa puissance était toujours pour lui un songe très agréable. « Je mettais toute ma gloire, disait-il, à faire des Français le premier peuple de l’univers ; tout mon désir, toute mon ambition était qu’ils surpassassent les Perses, les Grecs, les Romains, tant dans les armes que dans les sciences et les arts. La France était déjà le pays le plus beau, le plus fertile ; les mœurs y étaient parvenues à un degré de civilisation inconnu jusqu’alors ; en un mot elle était déjà aussi digne de commander au monde que l’avait été l’ancienne Rome… Je serais arrivé à mon but, si des brouillons, des intrigants, des hommes de parti, des gens immoraux, ne fussent pas venus me susciter obstacles sur obstacles et m’arrêter dans ma marche. Je sens bien qu’un pareil projet était gigantesque ; mais que ne peut-on pas faire avec des Français ? C’était déjà beaucoup d’être parvenu à gouverner la partie principale de l’Europe et de l’avoir soumise à une unité de lois. Des peuples dirigés par un gouvernement juste, sage, éclairé, eussent, avec le temps, entraîné d’autres peuples, et tous n’eussent fait qu’une même famille. Une fois que tout aurait été disposé, j’aurais établi un gouvernement où le peuple n’aurait eu rien à redouter de l’autorité arbitraire ; tout homme eût été homme et simplement soumis à la loi commune ; il n’y aurait eu que le mérite de privilégié. Mais, pour faire réussir un tel projet, il fallait être heureux et avoir une vingtaine d’années devant soi. La religion portait un peu obstacle à mon système ; mais il y avait un moyen dont on pouvait user ; c’était de fermer les yeux et de favoriser toutes les sectes qui se fussent présentées et eussent eu pour base la saine et vraie morale. Les hommes, ainsi divisés pour ce qui est de la conscience, n’en eussent été que plus soumis aux lois. Cela étant, on aurait eu l’avantage de pouvoir diminuer les abus et d’atteindre à la perfectibilité possible aux hommes. En religion, une juste et sage tolérance est un bienfait des gouvernements. Une religion n’est qu’une loi qui dirige la conscience. Dès le moment qu’elle vise à suivre l’impulsion de la nature dans tout ce qu’il y a de bon et social, qu’elle épure les mœurs, qu’elle rejette tout ce qui peut porter atteinte à la propagation de l’espèce humaine, à l’ordre, à la liberté, elle doit être adoptée, protégée et soutenue. N’avons-nous pas vu, dans les siècles qui nous ont précédés, combien il était dangereux d’être intolérant, exclusif ? Dieu nous garde d’avoir à supporter un tel fléau qui est la destruction des nations ! Soyons plus sages que nos ancêtres ; ne voyons que le bien et le bonheur publics. C’est beaucoup trop sans doute d’avoir des démêlés pour les affaires politiques. Plus les choses sont simplifiées, et moins de tourments elles nous donnent. Hélas ! hier nous sommes entrés dans ce monde, aujourd’hui nous le possédons, et demain nous disparaîtrons de sa surface, lâchons donc d’être heureux sur cette terre, où nous ne restons que quelques instants. »

Quelques mois après l’assassinat du duc de Berry, l’Empereur reçut des nouvelles de l’Europe. Comme à son ordinaire, il parcourut avec avidité tous les livres, les brochures, et les journaux qu’on lui envoyait d’Angleterre. Il lut dans ceux-ci une relation de l’assassinat du prince. La nuit suivante, il conversa assez longuement avec moi qui étais de service. Il me dit : « Quelle inconséquence de la part du duc de Berry, d’un prince du sang, qui pouvait et devait être appelé un jour à monter sur le trône et qui était susceptible d’avoir des enfants, d’aller prendre son plaisir dans de grandes réunions publiques, et dans un moment où toutes les opinions se froissent si fortement ! N’était-il pas assez grand seigneur pour avoir bal ou spectacle chez lui, plutôt que d’aller se montrer dans une salle d’opéra ? Au moins, quand on se mêle dans la foule, faut-il prendre les précautions nécessaires et ne pas trop se fier aux apparences qui sont souvent trompeuses. Quel tableau déchirant pour une famille et horrible pour les yeux d’une jeune épouse ! Toutes les circonstances de cet assassinat sont effroyables.

« Ah ! si j’avais agi aussi inconsidérément, aussi imprudemment, reprit-il, combien de fois je serais tombé sous le poignard des assassins ! Mais j’avais toujours soin d’être où l’on m’attendait le moins. L’affaire de la rue Saint-Nicaise faillit m’être fatale, parce que j’allais dans un endroit où j’étais attendu. Ce ne fut qu’aux sollicitations de l’impératrice Joséphine que je me décidai à monter en voiture, et, sans l’ivresse de mon cocher, sans l’incertitude où l’on était de savoir quelle voiture me renfermait, et sans le coup de botte donné par l’un de mes grenadiers à celui qui devait mettre le feu au tonneau, j’aurais infailliblement péri avec toute ma suite. Depuis cette époque, tous ceux qui m’entouraient avaient constamment l’attention de ne pas me laisser approcher de trop près et faisaient prendre par la police toutes les mesures convenables, particulièrement si je devais aller en public. C’est de cette manière que je me suis garanti des surprises de mes ennemis.

« De tous les assassins, continua-t-il, les fanatiques sont les plus dangereux : on ne se garantit que très difficilement de la férocité de ces hommes. Un homme qui a l’intention, la volonté de se sacrifier, est toujours maître de la vie d’un autre homme, et quand il est fanatique et surtout fanatique religieux, il porte ses coups avec plus d’assurance. L’histoire fourmille de pareilles actions : César, Henri III, Henri IV, Gustave, Kléber, etc. etc. furent au nombre de leurs victimes. Fanatiques religieux, fanatiques politiques, tous sont à craindre. Les complices de ces tigres, si toutefois ils en ont, car ces grands criminels n’ont souvent de complices qu’eux-mêmes, sont toujours enveloppés d’un voile impénétrable qui les dérobe aux recherches les plus actives, les plus exactes. Il est bon de paraître populaire, mais il faut agir avec circonspection ; les malheurs arrivent assez tôt sans qu’on aille les chercher. »

Quand l’Empereur apprit que le prince Eugène avait fait mettre en vente le musée de la Malmaison, il en fut outré. « Est-il possible qu’Eugène, mon fils adoptif, aille se salir en faisant de l’argent des objets précieux que renferme ce château ? Ne l’ai-je pas fait assez riche pour qu’il se dispense de faire une pareille vilenie ? Malheureux intérêt ! Toutes ces belles choses, qui, pour la plupart, ont été acquises au prix du sang français, devaient-elles avoir une pareille destination ? Il eût été digne, il eût été noble à Eugène d’en faire hommage à la France, et le musée de Paris eût été quelque peu indemnisé des pertes qu’il a faites en 1815. A cet acte, on eût reconnu un cœur français et un des miens. Il ne lui reste plus maintenant que d’en faire autant de la Malmaison. Cette habitation pour lui doit être sacrée et doit lui être chère à plus d’un titre ; il doit la transmettre, à ses descendants ; mais, non ! il semble que ceux qui m’appartiennent et ceux qui m’ont entouré se donnent la main pour se confondre dans la foule la plus abjecte. On dirait qu’ils prennent à tâche de se montrer incapables de sentiments élevés. O homme ! seras-tu donc toujours insensé ? »


Depuis longtemps l’Empereur avait annoncé et souvent il répétait qu’une fin, plus prochaine qu’on ne le pensait, viendrait mettre un terme à ses maux, et ni lui ni personne n’ajoutait foi à cette espèce de prédiction, qui cependant devait s’accomplir quelques années plus tard. Ce qui nous éloignait d’une telle pensée, c’est que son physique ne portait aucune empreinte qui pût le faire soupçonner malade. Il avait conservé son embonpoint, avait bon appétit et était souvent de bonne humeur. De toutes les indispositions qu’il avait à Sainte-Hélène, la seule remarquable était une espèce de catarrhe et on le lui avait connu avant 1814. Outre cette indisposition, qui, du reste, n’était que passagère, il en avait une autre qui n’était qu’un malaise qu’il disait ressentir dans le corps et qui lui causait parfois des douleurs sourdes : il croyait être attaqué du mal de foie. On pensait que son but, en se disant malade, était de tromper le gouverneur et le ministère anglais et de décider celui-ci à donner des ordres pour qu’il fût transféré dans un autre pays ou remis en liberté. Mais l’Empereur avait affaire à des hommes peu sensibles aux maux d’autrui et incapables de sentiments généreux. Ce ne fut que dans les derniers mois de l’année 1820, que ceux qui l’entouraient s’aperçurent de quelque changement dans sa santé et reconnurent, dans les premiers de 1821, qu’il était réellement malade. Il ne leur en avait point imposé. Parfois il avait dit à ceux qui souriaient lorsqu’il leur parlait de ses douleurs intérieures : « Eh ! Messieurs ! vous croyez que je badine ? Il n’en est pas moins vrai que je sens là (en mettant sa main sur le côté, au défaut des côtes) quelque chose qui n’est pas ordinaire. »


SAINT-DENIS,

  1. Voyez la Revue des 15 juin, 1er juillet, 1er août.