Souvenirs d’un homme de lettres/XII

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Marpon et Flammarion (p. 157-160).

GENS DE THÉÂTRE


DÉJAZET


Quand j’ai vu Déjazet à la scène, il y a déjà longtemps, elle était plus près de soixante-dix ans que de soixante ; et, malgré tout son art, tout son charme, les satins étroits plissaient sur sa silhouette frêle, la poudre sur sa tête semblait la vraie glace de l’âge, et les rubans de son costume flottaient tristement à tous ses gestes qui, pour paraître fringants et légers, n’accusaient que mieux l’ankylose des années et du sang refroidi. Un soir, pourtant, la comédienne m’est apparue tout à fait charmante. Ce n’était pas au théâtre, mais chez Villemessant, à Seine-Port. On prenait le café au salon, les fenêtres ouvertes sur un parc magnifique et une claire nuit d’été. Tout à coup, dans un reflet de lune, une petite forme blanche se dressa sur le seuil, et une voix grêle demanda : « Est-ce qu’on veut de moi ? » C’était Mlle  Déjazet. Elle venait en voisine, sa campagne étant tout à côté, passer la soirée parmi nous. Accueillie avec empressement, elle s’assit d’un air réservé, presque timide. On lui demanda de dire quelque chose. Le chanteur Faure se mit au piano pour l’accompagner ; mais l’instrument la gênait. Les notes les plus douces, mêlées à sa voix, nous auraient empêchés de l’entendre. Elle chanta donc sans accompagnement ; et, debout au milieu du salon, dont le vent d’été agitait les rares lumières, enveloppée dans une petite robe en mousseline blanche qui semblait la rendre à l’âge vague des très jeunes filles ou des aïeules, elle commença sur un petit timbre chevrotant et menu, mais très distinct, sonnant comme un violon mystérieux dans le silence du parc et de la nuit :

Enfants, c’est moi qui suis Lisette…

C’est toujours ainsi que je la vois, quand je pense à elle.