Souvenirs d’une actrice/Tome 2/01

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Dumont, éditeur (Tome 2p. 1-21).


I


Boulogne-sur-Mer. — L’officier municipal maître d’anglais. — Arrivée de Pereyra, agent du comité de salut public. — Une famille d’émigrés. — Avis important. — Arrivée de Joseph Lebon. — Liste des suspects. — Stupeur causée par les arrestations pendant la nuit. — Le perruquier Agneret. — Je suis arrêtée ainsi que la famille de lady Montaigue. On nous conduit dans la cathédrale. — La sœur de mademoiselle Desgarcins. — J’obtiens une entrevue avec Joseph Lebon. — Manière dont je me tire d’affaire. — Un bal de section.


À notre retour il y avait beaucoup d’Anglais à Boulogne-sur-Mer, et notre société fut aussi agréable et aussi paisible qu’on pouvait l’espérer à une pareille époque, jusqu’à l’arrivée d’un commissaire de la convention.

C’était un nommé Pereyra, ce même juif portugais qui avait accompagné Marat chez Talma. Je le connaissais donc de vue et de réputation ; il avait de l’esprit et beaucoup d’astuce, de bonnes manières, des formes convenables ; enfin c’était un homme dangereux. Il parlait parfaitement anglais. Il chercha à s’introduire dans plusieurs maisons anglaises, ce qui ne lui fut pas difficile. Quelqu’un me dit d’avertir mes amis de prendre garde à ce qu’ils diraient devant lui, parce que c’était un espion du comité de salut public. Je m’en doutais du reste, car j’avais remarqué qu’à table il trouvait le moyen de griser promptement ces messieurs, et que tout en buvant autant et même plus qu’eux, il conservait toute sa tête et son sang-froid. Je les en avertis plusieurs fois ; mais ce Pereyra profitait de l’usage qui oblige les dames de quitter la table, au dessert, tandis que les hommes restent à fumer, à boire et à parler politique. Plusieurs de ceux qui furent arrêtés dans la suite ne le durent qu’à cette circonstance.

Quant à moi, il cherchait à m’effrayer sur le sort à venir des personnes de ma connaissance ou de mes amis, peut-être dans l’espoir de me faire parler aussi, mais nous jouyons au plus fin, car je causais volontiers avec lui dans la même intention. Il y avait à Boulogne une famille d’émigrés ; je ne la connaissais pas, mais lorsque nous nous rencontrions à la promenade nous nous saluions. Pereyra parlant souvent d’eux, je cherchai l’occasion de leur dire en passant un mot, pour les avertir de se tenir sur leurs gardes. Je fus assez long-temps sans pouvoir y parvenir : enfin, un jour que Pereyra me plaisantait, en les appelant mes amis, car il avait remarqué que je leur portais intérêt, je cherchai à lui faire dire quelque chose de plus.

— Que pourrait-il donc leur arriver de si fâcheux, s’ils étaient arrêtés ? lui dis-je en m’efforçant de sourire.

— Ah ! une misère ! ils seraient fusillés.

Je fis un mouvement.

— Je croyais qu’ils seraient seulement enfermés jusqu’à la paix, repris-je.

— Du tout ; la loi sur les émigrés est précise. Il n’en manque pas ici : c’est le foyer de l’émigration.

Je fus fort effrayée, et il me sembla que je me ferais un reproche toute ma vie, s’il leur arrivait malheur. J’écrivis au crayon, sur un petit morceau de papier : « Ne restez pas ici, vous seriez arrêtés. »

À la nuit tombante, nous les rencontrâmes sur la grève, où nous nous promenions tous les soirs. Je glissai ce papier à celui qui passait le plus près de moi, en lui faisant un signe de garder le silence ; il parut surpris, mais je vis qu’il cachait mon papier. Sans doute qu’ils profitèrent de l’avis, car, à mon grand contentement, je ne les revis plus. On pouvait encore échapper alors : un peu plus tard cela devint très difficile. Combien de fois, depuis, je me suis félicitée d’avoir pris sur moi de faire cette démarche, surtout lorsqu’on arrêta ce malheureux M. de Flahaut, qui n’eut pas le même bonheur ! Il était arrivé à Boulogne dans la matinée, et comptait repartir le même soir ; mais il eut l’imprudence de donner une pièce d’or à un commissionnaire pour porter une lettre. Cet homme, ayant conçu des soupçons, fut porter la lettre à la municipalité ou aux autorités compétentes. M. de Flahaut fut arrêté et périt sur l’échafaud quelques jours après. Ce fut le premier indice de malheur et le terme de notre sécurité.

Boulogne était en effet le point par lequel les émigrés allaient et venaient avec le plus de facilité, en s’embarquant par les paquebots. La surveillance y fut, pendant long-temps, moins rigoureuse qu’ailleurs, et beaucoup de gens s’enrichirent par ce moyen : les autorités peut-être les premières.

Cela me rappelle un monsieur de Macarty, qui émigrait chapeau sous le bras ; il était toujours poudré, musqué et habillé avec un soin extrême. Il avait dans sa poche deux chemises, deux cravates, deux mouchoirs et deux paires de bas : c’était tout son bagage, et il le portait toujours sur lui. Dès qu’il commençait à être remarqué dans une ville, il en sortait en se promenant, une badine à la main, de l’air le plus dégagé ; il causait même quelquefois avec la sentinelle et lui demandait son chemin. Il s’en allait ensuite dans la ville voisine, y entrait avec le même air d’insouciance, en fredonnant un air de vaudeville ou d’opéra. Après avoir ainsi parcouru Montreuil-sur-Mer, Samée, Calais, il vint à Boulogne. Il était fort amusant, et dînait souvent chez lady Montaigue ; mais, à l’arrivée de Pereyra, il prit un bateau pêcheur avec lequel, je pense, il gagna les côtes d’Angleterre, car on ne le revit plus, et bien lui en prit ! Une fois en mer, il fut en sûreté, les vaisseaux anglais recueillant toutes ces petites embarcations.

Sur ces entrefaites, on nous annonça Joseph Lebon ; Pereyra l’avait précédé comme l’éclair précède la foudre, car il partit aussitôt son arrivée. Nous avions appris cette nouvelle d’avance par un officier municipal, mon maître d’anglais ; cet officier municipal était un fort bon homme ; il nous laissait chanter très gaiement :

Cadet Roussel a un cheval
Qu’est officier-municipal,

et rire de l’accent circonflexe que les jeunes gens avaient mis sur la loge de la municipalité : Lôge de la municipalité.

Comme nous ne prévoyions pas ce qui devait arriver, nous ne fûmes pas fort alarmés de l’arrivée du proconsul. Notre fonctionnaire public nous dit en plaisantant : Si je suis chargé de vous arrêter, je vous le ferai savoir d’avance, afin que vous puissiez faire vos dispositions.

— C’est très obligeant, lui dis-je, mais ne badinez pas ainsi : cela nous porterait peut-être malheur. Ce brave homme ne savait guère qu’il prophétisait !

Joseph arriva le surlendemain dans la soirée et fit illuminer toute la ville, non pour sa réception, mais pour y voir plus clair à ce qu’il voulait faire, et afin que personne ne pût lui échapper. C’était à l’époque de la loi sur les suspects ; Joseph Lebon fut au comité révolutionnaire pour demander la liste des suspects ; mais, comme il n’y en avait point alors, il s’emporta, dit que, dans une ville comme Boulogne, le foyer de l’émigration et des conspirations, tous les habitans étaient coupables ou complices ; quant à vos Anglais, ce sont tous des agens de Pitt. Comment, point de liste de suspects ! répéta-t-il. Un des membres du comité (un perruquier gascon), effrayé de ce qu’il pouvait en résulter pour eux, assura le citoyen représentant qu’on se trompait ; qu’il avait eu cette liste entre les mains ; qu’il allait la chercher à la municipalité, et qu’il la porterait lui-même à son domicile. Cela calma un peu la colère de Joseph, qui fut s’établir avec son état-major chez Nols. C’était un des plus beaux hôtels de Boulogne, et celui où descendaient les étrangers opulents. La dépense de ce nouvel hôte coûta cher à ceux qui le reçurent. À son départ, la famille entière fut arrêtée ; ils périrent tous à Abbeville, excepté un pauvre petit enfant dont la femme d’un pêcheur voulut se charger, et dont elle prit soin comme une mère. Le perruquier s’enferma avec un autre membre du comité et dressèrent à la hâte une liste sur laquelle ils mirent tous les noms qui leur vinrent à la mémoire ; mais, de préférence, les personnes étrangères au département, les Anglais et les gens les plus marquants de la ville, soit par leur fortune, soit par leur position. Pendant ce temps, on avait fait placer des gardes à toutes les issues, et, cette liste à la main, on fut arrêter les trois-quarts des habitants.

La consternation fut générale. On arrêtait les personnes, et, sans leur donner le temps de s’expliquer, on les conduisait dans une vieille église à moitié démolie qui servait de dépôt. Notre officier municipal tint sa promesse ; il nous fit prévenir que nous serions du nombre des arrêtés ; mais je ne sus si ce serait la nuit même ou le lendemain. Je pris cependant mes précautions ; je préparai tout ce qu’il fallait pour habiller chaudement ma petite fille, et je recommandai à la femme de chambre de me l’amener où je serais conduite. Je me jetai sur mon lit, sans me déshabiller, et j’attendis l’événement sans beaucoup de frayeur, persuadée qu’après une explication je ne pourrais être incarcérée long-temps. À deux heures, j’entendis frapper assez violemment à la porte, et des officiers de paix, ou plutôt des membres du comité révolutionnaire, entrèrent dans ma chambre et me dirent en anglais : il faut te lever et nous suivre. Je leur répondis en français, car dans les occasions majeures je n’aime à me servir que d’une langue dans laquelle je puisse comprendre la conséquence d’une phrase qui peut quelquefois avoir une autre interprétation. Je leur répondis que j’étais prête à les suivre, mais que, si c’était comme anglaise qu’ils m’arrêtaient : ils devaient voir qu’ils se trompaient.

« Tu diras tes raisons quand tu seras interrogée, me dirent-ils. »

Les domestiques étaient tellement effrayés de cet appareil militaire, que la femme de chambre, au lieu de m’apporter ma fille, s’était enfuie avec elle dans le grenier. Nous partîmes donc avec lady Montaigue qui m’attendait au bas de l’escalier. Le mari de cette dame et son frère avaient été emmenés les premiers. À peine si on nous avait laissé le temps de prendre nos manteaux et nos chapeaux. Nous fûmes conduites dans l’église dont j’ai parlé, qui était très froide, car nous étions au mois d’octobre. Le tableau qui s’offrait à nos yeux était à la fois triste et bizarre : cette église ressemblait à une ruine, et, à l’exception du maître-autel, ce qui tenait au culte avait disparu. Je regardais douloureusement ces froides dalles, ces longs arceaux, ces portiques sous lesquels des malheureux erraient comme des ombres, pleurant et se livrant au désespoir, lorsque j’aperçus une femme ou plutôt une espèce de folle que j’avais rencontrée quelquefois depuis son retour d’Angleterre. C’était la sœur de mademoiselle Desgarcins, du Théâtre-Français, et la veuve d’un capitaine de vaisseau. Elle se tenait sur les marches de l’autel, une guitare à la main. Je lui dis qu’elle était bien heureuse d’avoir pu emporter sa guitare, tandis qu’on m’avait à peine permis de me munir des choses les plus nécessaires. Ah ! me répondit-elle d’un ton emphatique, cette guitare m’est bien nécessaire, car la musique seule calme mes nerfs ; mais j’ai cassé mon mi, et j’attends qu’il fasse jour pour prier un de ces messieurs de m’en procurer un autre. En attendant je vais baisser le ton, et elle essayait, malgré l’absence de son mi, de chanter :

L’infortuné David au pied du saint autel
Par ces mots en pleurant implorait l’Éternel :
Je suis puni, je perds ce que j’adore.

Plusieurs personnes l’ayant priée de se taire, elle se plaignit amèrement de l’injustice et de l’inhumanité des hommes qui voulaient lui ôter la seule consolation qui lui restât. Je quittai cette folle et je fus m’asseoir près de lady Montaigue. Cette pauvre femme pleurait et répétait douloureusement : « Ah ! mé chère, c’est le péroqué qui en est lé cause. » Malgré le malheur de notre situation, je ne pus m’empêcher de sourire, car c’était le perruquier gascon, auteur de cette fatale liste, qu’elle appelait le péroqué.

— Ah ! me dit-elle, pouvez-vous rire ainsi quand il y va de notre tête.

— Tout ce qui peut vous arriver, c’est d’être renvoyée en Angleterre ; quant à moi qui suis artiste, on me fera partir pour Paris, mais il y a ici des malheureux pour lesquels j’ai des craintes réelles.

J’attendis le jour avec impatience. Lorsque le crépuscule commença à paraître, je vis entrer un militaire qui venait donner quelques ordres. Sa figure étant douce et prévenante, je me hasardai à l’aborder.

— Monsieur, lui dis-je, on m’a conduite ici sans doute par erreur, car je suis artiste et étrangère à cette ville. J’ai été arrêtée comme anglaise, et cependant il me serait facile de prouver que je ne le suis pas, si je pouvais parler au représentant.

— Cela ne se peut guère, répondit-il, mais on entendra tout le monde à Abbeville, où vous devez être transférées demain.

— Mon Dieu ! mais c’est justement ce que je ne voudrais pas, monsieur, ajoutai-je d’un ton suppliant ; ne pourrais-je par votre entremise parler au citoyen Lebon ? Je suis persuadée qu’il ne me ferait pas partir.

Il secoua la tête en signe d’incrédulité. Cependant, après avoir réfléchi un moment, il me dit :

— Attendez, je vais voir si cela est possible.

Après un quart d’heure, qui me parut un siècle, il rentra, me prit par le bras, et nous sortîmes ensemble. On me regardait avec envie, et cependant je traversais cette église avec tristesse : il est des moments où l’on a presque de la honte d’être plus heureux que les autres, car il semble qu’on leur dérobe quelque chose. La maison habitée par Joseph Lebon étant en face de notre église, nous y fûmes bientôt rendus. Il était devant la cheminée, mais il se retourna lorsque j’entrai, et il dit en riant : « Ah çà ! toutes les jolies femmes m’en veulent donc aujourd’hui. » Cela m’ayant enhardie un peu, je répondis modestement que l’obscurité m’était favorable. Voyant qu’il était d’assez bonne humeur, je repris de l’assurance et résolus de ne pas me laisser intimider. Joseph Lebon était d’une taille moyenne et assez bien prise ; sa figure douée et agréable avait cependant quelque chose de sournois et de diabolique. Il régnait dans sa mise une sorte de coquetterie ; sa carmagnole était d’un beau drap gris et son linge d’une grande blancheur ; le col de sa chemise était ouvert, et il portait l’écharpe de député en sautoir ; ses mains étaient très soignées, et on disait qu’il mettait du rouge. Quel bizarre assemblage de férocité et d’envie de plaire !… On ne le connaissait pas encore pour ce qu’il s’est montré depuis ; ce n’est qu’à Abbeville et à Arras qu’il a commencé son horrible carrière de meurtre. Il commença la conversation par me faire des plaisanteries assez grossières sur le jeune officier qui m’avait amenée, puis se retournant brusquement vers moi, il me dit : en définitive, que me veux-tu ?

— Mais un passeport pour retourner à Paris.

— Rien que cela ? pas davantage ! tu n’es pas dégoûtée.

Mais étant étrangère au département, pourquoi te trouves-tu ici parmi des aristocrates ?

— D’abord, citoyen, ce ne sont pas des aristocrates, ce sont des Anglais.

— Parbleu ! belle preuve.

— Toute leur famille est dans l’opposition au parlement d’Angleterre.

— Beaux patriotes que vos Anglais, des patriotes à l’eau rose. Enfin pourquoi te trouves-tu ici ?

— Je suis venue y prendre les bains de mer pour ma santé.

— Tu n’as pas l’air malade.

— C’est qu’ils m’ont fait du bien. Citoyen, lui dis-je pour donner un autre cours à cet entretien, mon mari étant à l’armée de la Vendée, vous voyez….

— Oui, je vois, interrompit-il, que, pendant que ton mari se bat contre les ennemis, tu t’arranges assez bien avec eux.

— Du tout, citoyen, les artistes sont cosmopolites, et j’avais d’ailleurs le dessein de donner un concert au bénéfice des veuves et des orphelins des citoyens morts en défendant la patrie.

— Bien, mais pourquoi ne l’as-tu pas fait ?

— C’est qu’il n’y a pas ici un musicien capable de jouer Dupont, mon ami (cela le fit rire).

— As-tu des enfants ?

— Oui, citoyen, j’ai une petite fille.

— Alors il faut venir ce soir au bal de la société patriotique, et l’amener avec toi.

— Mais, ma fille n’ayant que quatre ans, ne danse encore que sur les genoux.

— Eh bien ! je la ferai danser.

Puisqu’il aimait les enfants, il aurait bien dû prendre plus de pitié de ceux qui en avaient.

— Allons, c’est convenu, tu danseras avec ce joli garçon, ajouta-t-il en me montrant l’officier qui m’avait amenée.

— Oui, citoyen représentant.

— Tu es une aristocrate, tu ne tutoies pas.

— Vous avez trop d’esprit pour vous arrêter à ces misères, lui dis-je sans me déconcerter ; qu’est-ce que ça prouve ? que je n’en ai pas l’habitude, et que je n’ai jamais tutoyé que mon amant (il fallait bien lui parler son langage).

— Tu as l’air d’un fameux sans-souci.

— J’en prends le moins que je peux, mais je serais bien plus gaie au bal de ce soir, lui dis-je en me rapprochant de lui d’un air suppliant, si vous vouliez me donner quelque espoir pour mes amis ?

— Ne parlons pas de cela, s’écria-t-il d’un ton sévère.

Je le saluai et retournai chez moi, bien triste de n’avoir rien pu obtenir pour mes amis ; car je craignais qu’ils ne fussent condamnés à une longue réclusion. Ils obtinrent heureusement quelque temps après la permission de retourner chez eux, mais avec un gardien à leurs frais. Ce fut le procureur de la commune qui la leur fit obtenir.

Je me disposai donc à aller à ce bal, dans la toilette la plus simple, car outre que j’étais peu disposée à briller, je ne voulais pas qu’on pût m’appeler muscadine. J’habillai ma petite fille et la fis bien gentille : son élégance ne pouvait la compromettre. À huit heures je me rendis avec elle à la section. Tous les hommes, à l’exception des militaires, étaient en carmagnoles. J’étais fort peu en train de danser, mais il me fallut faire contre fortune bon cœur. Plus d’une dame m’envia l’honneur de danser avec le représentant, et cependant je leur aurais cédé volontiers cet honneur. Il fit beaucoup de caresses à ma fille ; sous prétexte qu’elle était fatiguée je me retirai de bonne heure. Je ne partis néanmoins qu’après qu’il eut autorisé le procureur de la commune à me délivrer un passeport. C’était un fort honnête homme que ce fonctionnaire ; il eût été à souhaiter que beaucoup d’hommes en place de ce temps lui eussent ressemblé, car il a fait tout le bien qu’il a pu, et empêché le mal, lorsque cela lui était possible. Je l’ai revu depuis avec bien du plaisir. Joseph Lebon m’avait invitée à lui faire mes adieux avant mon départ ; mais je m’en gardai bien, car je craignais qu’il ne lui vînt quelque réminiscence. Je partis le cœur navré de n’avoir pu revoir mes amis ; j’étais loin de m’attendre à ce qui devait arriver, je n’en sus même les détails que long-temps après. Lady Montaigue, son mari et son frère, qui se félicitaient que j’eusse échappé à la triste destinée de nos compagnons de malheur, furent envoyés à Abbeville, jetés sur des charrettes les uns sur les autres comme des moutons qu’on envoie à la boucherie. La crainte des représailles leur sauva la vie, mais ils eurent beaucoup à souffrir dans les prisons. De tous les malheureux envoyés à Abbeville puis à Arras, pas un n’en revint. Un pauvre médecin de ma connaissance, M. Butor, dont l’amabilité contrastait tant avec son nom, et qui était le plus honnête des hommes, était de ce nombre. Je suis encore à me demander comment j’ai pu me tirer des mains de cet homme féroce ; à la vérité j’étais sans crainte, car je ne me doutais pas du danger, et je crois qu’il y a une espèce de magnétisme qui agit sans qu’on s’en rende compte, et qui fait qu’on en impose à ceux dont on n’a pas peur. Le ton de franchise et d’assurance manque rarement de produire cet effet. Mais si j’avais été emmenée à Arras avec les autres, je n’aurais pu parler à Joseph Lebon, et d’ailleurs la terreur de son nom m’aurait causé la même frayeur qu’à tous ces malheureux[1]. Enfin quand je réfléchis à tout ce qui aurait pu m’arriver alors, je suis comme quelqu’un qui regarde un précipice qui devait l’engloutir et auquel il a échappé par miracle. Combien de circonstances dans la vie sont inexplicables et confondent tous les raisonnements.

J’arrivai à Paris à la fin d’octobre 1793 et fort à propos pour chanter les solos dans les chœurs du Timoléon de Chénier, qui devait être joué au Théâtre de la République.

  1. Je me souviens d’une pauvre dame qui s’avança timidement, tenant par la main deux jolies personnes dont les frères étaient émigrés. Elles ne purent obtenir de Joseph qu’une réponse brusque et décourageante. Combien j’aurais voulu pouvoir parler pour elles ! Je me hasardai à dire : « Ce n’est pas leur faute si leurs frères ont émigré. » Joseph Lebon me lança un coup-d’œil foudroyant. Il s’écria : « Mêle-toi de tes affaires. » Ces jeunes personnes se nommaient du Soulier. Je n’ai pas su ce qu’elles sont devenues.