Souvenirs d’une actrice/Tome 1/21

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Dumont (Tome 1p. 291-301).

XXI

Je vais à Boulogne-sur-Mer. — Rencontre d’un détachement de l’armée révolutionnaire. — L’hôtel de la Bergère dans un bois. — Je vais en Écosse avec lady Montaigue. — Montagnes d’Écosse, grotte de Fingal, dite des Géants. — Retour. — Aventure à Dunkerque.


C’était donc après le siège de Lille, au mois de novembre, je crois, que j’allai à Boulogne-sur-Mer rejoindre lady Montaigue. J’avais un cabriolet de louage et je pris des chevaux de poste. Arrivée vers six heures du soir dans un petit bourg, j’y trouvai un détachement de l’armée révolutionnaire. Ces militaires avaient fait un tel ravage dans toutes les hôtelleries, que les aubergistes avaient ôté leurs enseignes et fermé leurs maisons ; ils ne recevaient plus de voyageurs, et on ne pouvait avoir des chevaux à la poste. Je demandai en vain que l’on me donnât à coucher ou que les mêmes chevaux me conduisissent après s’être reposés ; je ne pus rien obtenir.

— Ce ne serait pas un grand service à vous rendre, me dit le maître de la maison, que de vous donner à coucher, car une jeune femme et un enfant ne leur en imposeraient guère. Vous pourriez ne pas vous en trouver la bonne marchande (je n’ai pas oublié le terme) ; avec ça que vous êtes bien élégante : cachez donc votre montre et votre chaîne.

— Mais, monsieur, que voulez-vous que je fasse ici dans la rue ? Il y a de l’inhumanité à me laisser courir un tel danger.

— Attendez, on va tâcher de trouver un cheval pour votre voiture.

Un gros paysan, qui était devant la porte, me dit :

— Je vous mènerais ben, moi, ma p’tite citoyenne, mais mon cheval est déjà si fatigué, qu’il n’pourra aller plus loin qu’chez nous, à l’hôtel de la Bergère : c’est une petite lieue. Vous y coucherez, et demain nous partirons dès le matin pour Boulogne.

Il n’y avait pas à hésiter ; je lui donnai ce qu’il me demanda, et je le priai de partir le plus tôt possible, car les soldats qui étaient sur la place regardaient déjà de travers la muscadine, et je n’étais pas trop rassurée. Ma pauvre petite fille, fraîche comme une rose, imprévoyante du danger, dormait à mes côtés. Enfin le paysan mit son cheval à la voiture, et nous partîmes. J’avais pour tout bagage un sac de nuit ; mais cela suffisait pour un trajet aussi court. Comme me l’avait fait observer judicieusement le maître de poste, j’étais une trop élégante voyageuse pour un pareil temps : c’est pourquoi tout me faisait peur. Je vis que mon conducteur ne prenait pas la grande route et qu’il allait à travers champs pour gagner une forêt.

— Mais, lui dis-je timidement, il me semble que nous nous éloignons beaucoup du chemin et que cela nous fera faire un long détour.

— Oh ! nenni, nous prendrons par les traverses.

À cette époque, nous ne lisions que les romans d’Anne Radcliffe, et les mélodrames de l’Ambigu étaient pleins de voleurs et d’assassins, d’auberges au milieu des forêts, et dans lesquelles la servante montrait au public des objets ensanglantés ; on n’y voyait que trappes sous les lits, des brigands aux manches retroussées, à la barbe noire, et dont la ceinture était garnie de poignards et de pistolets. Ils n’étaient pas, comme Fra-Diavolo, couverts de manteaux du velours le plus beau. Certainement l’auberge de la Bergère était bien la chose du monde la plus effrayante et la plus semblable à toutes les forêts périlleuses. Il n’y manquait que la petite servante qui sauve toujours le beau jeune homme ; quant à l’hôtesse, elle était fort peu gracieuse. Elle prit un mauvais bout de chandelle et me fit monter une espèce d’échelle qu’elle appelait un escalier, et nous introduisit dans une soupente qu’elle décorait du nom de chambre ; elle me montra ensuite un lit n’ayant qu’un matelas de paille, et fut chercher deux draps de grosse toile grise ; il y avait dans cette soupente une cheminée énorme tout à fait moyen-âge, une table boiteuse et deux chaises dépaillées.

— Ne pourrais-je, lui dis-je, avoir du feu et une lampe de nuit ?

— Je vais vous apporter un fagot ; mais nous n’avons pas d’autre lampe que celle de notre cuisine.

— Eh bien ! alors, une chandelle.

— Pardi ! vous n’en avez pas besoin pour dormir.

Je comptais bien ne pas me coucher ni même me déshabiller. J’enveloppai ma fille dans la couverture et la posai sur le lit ; pendant ce temps elle chantait. Mon Dieu ! me disais-je, s’ils me tuaient, que feraient-ils de cette pauvre enfant ?

L’hôtesse remonta pour me demander si je voulais manger ; je n’en avais pas grande envie ; cependant je lui dis de m’apporter quelque chose. L’enfant mangea de bon appétit et s’endormit comme dans un bon lit. Je m’efforçai de lire un livre que j’avais emporté, mais je ne pus y parvenir. Nous étions au-dessus de la cuisine, et le plancher mal joint me laissait presque apercevoir ce qui s’y passait. Je vis arriver des gens qui criaient, juraient ; ils étaient peut-être deux ou trois, mais je me figurai qu’il y en avait au moins une douzaine. J’étais comme les poltrons à qui la peur double les objets. Cela dura assez long-temps ; enfin ils finirent sans doute par s’endormir, car le bruit cessa. J’en fus quitte pour un peu de frayeur et pour mes visions de mélodrame : ce qui prouve que notre imagination (cette folle de la maison) nous crée des fantômes pour nous donner la peine de les combattre. Je fus sur pied la première, et je pressai mon gros paysan, que j’avais pris pour un chef de brigands, de mettre son cheval à la voiture, et je partis. J’arrivai à Boulogne, et je fis bien rire avec mes tribulations de l’hôtel de la Bergère.

Milord et milady Montaigue, étant forcés d’aller passer quinze jours en Écosse pour régler quelques affaires, je partis avec eux.

Je me faisais un grand plaisir de voir les montagnes d’Écosse, et surtout cette grotte de cristallisation où les yeux se fatiguent à découvrir les objets qui se multiplient à mesure qu’on les fixe. Le ciseau du sculpteur, le pinceau du peintre le plus habile, ne pourraient qu’imparfaitement les imiter. Comment rendre la délicatesse de ce travail de la nature, ces arceaux, ces portiques, ces colonnes, ces découpures, qui ont dû servir de modèles aux hommes, lorsqu’ils ont voulu construire les premiers temples ? Plus on examine avec attention, plus on y découvre de chefs-d’œuvre nouveaux.

C’est dans ces montagnes d’Écosse qu’on aime à lire les poésies d’Ossian. J’avais avec moi les traductions de Baour de Lormian et les imitations de Chénier sur les chants de Morven, de Selma. À l’âge que j’avais alors, l’imagination est si fraîche et si brillante, qu’elle nous identifie aux lieux où nous sommes ! La poésie, la musique, nous électrisent, et l’on se sent transporté au-delà de soi-même. Je conçois que, l’imagination ainsi excitée, les arts puissent enfanter des chefs-d’œuvre !

Je fus bientôt ramenée sur la terre par une lettre que je reçus de France. On nous apprenait les mesures sévères adoptées non-seulement contre les émigrés, mais contre leurs familles, et le temps limité qu’on accordait pour rentrer en France. Je ne me serais jamais consolée d’une inconséquence qui aurait pu compromettre la tranquillité de mes parents ; je me décidai donc à partir sur-le-champ. Comme mes amis avaient terminé leurs affaires et qu’ils craignaient d’ailleurs de trouver quelque difficulté à rentrer eux-mêmes à Boulogne, où ils comptaient se fixer quelques années, nous revînmes ensemble, et le frère de lady Montaigue nous accompagna. Par le plus grand bonheur, mon absence fut inaperçue. Boulogne, dans ce moment, était la ville où l’on pouvait le plus facilement aller et venir, sans être presque remarqué.

Nous passâmes par Dunkerque ; mais les événements marchaient avec une telle rapidité, que nous trouvâmes déjà les esprits changés.

Nous comptions rester quelques jours à Dunkerque, pour voir le port et la ville, dont alors le commerce était renommé. La foire de Dunkerque attirait beaucoup de marchands étrangers : nos messieurs nous proposèrent d’aller au spectacle ; mais, comme il y avait un acteur en représentation, il fut impossible de trouver des places. Ils allaient revenir sans avoir pu en obtenir, lorsque M.  de Lermina, une des personnes importantes de la ville, sachant que c’était pour des dames, offrit sa loge, qui, donnant positivement sur la scène, était très en vue. Nous fîmes une espèce de toilette ; nous avions des robes de crêpe noir, c’était la mode alors, avec des écharpes jaunes qui faisaient le tour de la taille et se nommaient à la Coblentz ; nous étions coiffées d’une pointe de fichu en crêpe blanc, qui venait faire un nœud sur le côté ; j’avais arrangé cette espèce de turban sur mes cheveux et sur ceux de lady Montaigue.

À notre entrée dans la loge, chacun ne manqua pas de demander quelles étaient ces deux dames élégantes (car on appelait déjà ainsi la toilette la plus simple, surtout en province). On vit bien que ma compagne était Anglaise ; quant à moi, je fus prise pour une chanteuse italienne, ou pour une Française qui rentrait : en cela ils ne se trompaient pas trop. Après nous avoir bien regardées, on s’avisa de penser à ce fichu noué sur le côté, et l’on se mit à crier : « À bas la cocarde blanche ! »

Je me doutais si peu que ces cris s’adressaient à nous, que j’avançai la tête pour voir à qui l’on en voulait. Le propriétaire de la loge, s’apercevant que nous ne nous doutions de rien, vint pour nous prévenir de ce qui se passait. Qu’on juge de notre surprise ! Le parterre regardait cette pantomime assez tranquillement, en voyant mon empressement à dénouer mon fichu ; je leur montrai ensuite que ce n’était nullement une cocarde, et on applaudit à ma docilité. Lorsque je voulus détacher celui de lady Montaigue, les messieurs qui étaient avec nous m’arrêtèrent le bras pour s’y opposer ; et ils parlèrent vivement à M. de Lermina. Alors les cris recommencèrent : « À bas ! respect à la loi ! » Cette dame arracha son fichu avec humeur. Nous sortîmes de la loge, et je crois qu’il était temps. Quelques mois plus tard, cette affaire eût pu devenir plus sérieuse.

Nous partîmes le soir même, et je ne fus plus tentée d’employer mes talents pour la coiffure, tant que je fus en voyage.


fin du tome premier.