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Souvenirs entomologiques/Série 1/Chapitre 15

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Librairie Delagrave (Première sériep. 207-220).


XV

LES AMMOPHILES




Taille fine, tournure svelte, abdomen très étranglé à la naissance et rattaché au corps comme par un fil, costume noir avec écharpe rouge sur le ventre, tel est le signalement sommaire de ces fouisseurs, voisins des Sphex par leur forme et leur coloration, mais bien différents par leurs mœurs. Les Sphex chassent des orthoptères, Criquets, Éphippigères, Grillons ; les Ammophiles ont pour gibier des chenilles. Ce changement de proie fait prévoir à lui seul de nouvelles ressources dans la tactique meurtrière de l’instinct.

Si le mot ne sonnait convenablement à l’oreille, volontiers je chercherais querelle au terme d’Ammophile, signifiant ami des sables, comme trop exclusif et souvent erroné. Les véritables amis des sables, des sables secs, poudreux, ruisselants, ce sont les Bembex, giboyeurs de Mouches ; mais les chasseurs de Chenilles, dont je me propose ici l’histoire, n’ont aucune prédilection pour les sables purs et mobiles ; ils les fuient même comme trop sujets à des éboulements qu’un rien provoque. Leur puits vertical, qui doit rester libre jusqu’à ce que la cellule ait reçu les vivres et l’œuf, exige un milieu plus ferme pour ne pas s’obstruer avant l’heure. Ce qu’il leur faut, c’est un sol léger, de fouille facile, où l’élément sablonneux soit cimenté par un peu d’argile et de calcaire. Les bords des sentiers, les pentes à maigre gazon exposées au soleil, voilà les lieux préférés. Au printemps, dès les premiers jours d’avril, on y voit l’Ammophile hérissée (Ammophila hirsuta) ; quand viennent septembre et octobre, on y trouve l’Ammophile des sables (A. sabulosa), l’Ammophile argentée (A. argentata), et l’Ammophile soyeuse (A. holosericea). Je condenserai ici les documents que les quatre espèces m’ont fournis.

Pour toutes les quatre, le terrier est un trou de sonde vertical, une sorte de puits, ayant au plus le calibre d’une forte plume d’oie, et une profondeur d’environ un demi-décimètre. Au fond est la cellule, toujours unique et consistant en une simple dilatation du puits d’entrée. C’est, en somme, logis mesquin, obtenu à peu de frais, en une séance ; la larve n’y trouvera protection contre l’hiver qu’à la faveur de la quadruple enceinte de son cocon, imité de celui du Sphex. L’Ammophile travaille solitaire à son excavation, paisiblement, sans se presser, sans de joyeux entrains. Comme toujours, les tarses antérieurs servent de râteaux et les mandibules font office d’outils de fouille. Si quelque grain de sable résiste trop à l’arrachement, on entend monter du fond du puits, comme expression des efforts de l’insecte, une sorte de grincement aigu produit par les vibrations des ailes et du corps tout entier. Par intervalles rapprochés, l’Hyménoptère apparaît au jour avec la charge de déblais entre les dents, un gravier, qu’il va, au vol, laisser choir plus loin, à quelques décimètres de distance, pour ne pas encombrer la place. Sur le nombre des grains extraits, quelques-uns, par leur forme et leurs dimensions, paraissent mériter attention spéciale : du moins l’Ammophile ne les traite pas comme les autres : au lieu d’aller les rejeter au vol loin du chantier, elle les transporte à pied et les dépose à proximité du puits. Ce sont là matériaux de choix, moellons tout préparés qui serviront plus tard à clore le logis.

Ce travail extérieur se fait avec des allures compassées et une diligence grave. L’insecte, hautement retroussé, l’abdomen tendu au bout de son long pédicule, se retourne, vire de bord tout d’une pièce, avec la raideur géométrique d’une ligne qui pivoterait sur elle-même. S’il lui faut rejeter à distance les déblais jugés encombrants, il le fait par petites volées silencieuses, assez souvent à reculons, comme si l’Hyménoptère, sortant de son puits la tête la dernière, évitait de se retourner afin d’économiser le temps. Ce sont les espèces à ventre longuement pédiculé, comme l’Ammophile des sables et l’Ammophile soyeuse, qui déploient le mieux dans l’action cette rigidité d’automate. C’est si délicat, en effet, à gouverner, que cet abdomen se renflant en poire au bout d’un fil : un brusque mouvement pourrait fausser la fine tige. On marche donc avec une sorte de précision géométrique ; s’il faut voler, c’est à reculons pour s’épargner des virements de bord trop répétés. Au contraire, l’Ammophile hérissée, dont le pédicule abdominal est court, possède en travaillant à son terrier, la désinvolture, la prestesse des mouvements qu’on admire chez la plupart des fouisseurs. Elle est plus libre d’action, n’ayant pas l’embarras du ventre.

Le logis est creusé. Sur le tard, ou même tout simplement lorsque le soleil s’est retiré des lieux où le terrier vient d’être foré, l’Ammophile ne manque pas de visiter le petit amas de moellons mis en réserve pendant les travaux de fouille, dans le but d’y choisir une pièce à sa convenance. Si rien ne s’y trouve qui puisse la satisfaire, elle explore le voisinage et ne tarde pas à rencontrer ce qu’elle veut. C’est une petite pierre plate, d’un diamètre un peu plus grand que celui de la bouche du puits. La dalle est transportée avec les mandibules, et mise, pour clôture provisoire, sur l’orifice du terrier. Demain, au retour de la chaleur, lorsque le soleil inondera les pentes voisines et favorisera la chasse, l’insecte saura très bien retrouver le logis, rendu inviolable par la massive porte ; il y reviendra avec une Chenille paralysée, saisie par la peau de la nuque et traînée entre les pattes du chasseur ; il soulèvera la dalle que rien ne distingue des autres petites pierres voisines et dont lui seul a le secret ; il introduira la pièce de gibier au fond du puits, déposera son œuf et bouchera définitivement la demeure en balayant dans la galerie verticale les déblais conservés à proximité.

À plusieurs reprises, l’Ammophile des sables et l’Ammophile argentée m’ont rendu témoin de cette clôture temporaire du terrier, lorsque le soleil baisse et que l’heure trop avancée fait renvoyer au lendemain l’approvisionnement. Les scellés mis au logis par l’Hyménoptère, moi aussi je renvoyais au lendemain la suite de mes observations, mais en relevant d’abord la carte des lieux, en choisissant mes alignements et mes points de repère, en implantant quelques bouts de tige comme jalons, afin de retrouver le puits lorsqu’il serait comblé. Toujours, si je ne revenais pas trop matin, si je laissais à l’Hyménoptère le loisir de mettre à profit les heures du plein soleil, j’ai revu le terrier définitivement bouché et approvisionné.

La fidélité de mémoire est ici frappante. L’insecte, attardé à son travail, remet au lendemain le reste de son œuvre. Il ne passe pas la soirée, il ne passe pas la nuit dans le gîte qu’il vient de fouir, il abandonne le logis, au contraire ; il s’en va, après en avoir masqué l’entrée avec une petite pierre. Les lieux ne lui sont pas familiers ; il ne les connaît pas mieux que tout autre endroit, car les Ammophiles se comportent comme le Sphex languedocien, et logent leur famille un peu d’ici, un peu de là, au gré de leur vagabondage. L’Hyménoptère s’est trouvé là par hasard ; le sol lui a plu et le terrier a été creusé. Maintenant l’insecte part. Où va-t-il ? Qui le sait… peut-être sur les fleurs du voisinage, où, aux dernières lueurs du jour, il léchera, dans le fond des corolles, une goutte de liqueur sucrée, de même que l’ouvrier mineur, après les fatigues de la noire galerie, cherche le réconfort de la bouteille du soir. Il part, entraîné plus ou moins loin, de station en station à la cave des fleurs. La soirée, la nuit, la matinée se passent. Il faut cependant revenir au terrier et compléter l’œuvre ; il faut y revenir après les marches et contre marches de la chasse du matin, et les essors de fleur en fleur des libations de la veille. Que la Guêpe regagne son nid et l’Abeille sa ruche, il n’y a rien là qui m’étonne : le nid, la ruche, sont des domiciles permanents, dont les voies sont connues par longue pratique ; mais l’Ammophile, pour revenir à son terrier après si longue absence, n’a rien de ce que pourrait donner l’habitude des lieux. Son puits est en un point qu’elle a visité hier, peut-être pour la première fois et qu’il faut retrouver aujourd’hui, lorsque l’insecte est totalement désorienté et de plus embarrassé d’un lourd gibier. Ce petit exploit de mémoire topographique s’accomplit néanmoins, parfois avec une précision dont je restais émerveillé. L’insecte marchait droit à son terrier comme s’il eut depuis longtemps battu et rebattu tous les petits sentiers du voisinage. D’autre fois, il y avait de longues hésitations, des recherches multipliées.

Si la difficulté s’aggrave, la proie, charge embarrassante pour la hâte de l’exploration, est déposée en haut lieu, sur une touffe de thym, un bouquet de gazon, où elle soit en évidence pour être retrouvée plus tard. Ainsi allégée, l’Ammophile reprend ses actives recherches. J’ai eu tracé au crayon, à mesure que cheminait l’insecte, le croquis de la voie suivie. Le résultat fut une ligne des plus embrouillées, avec courbures et angles brusques, branches rentrantes et branches rayonnantes, nœuds, lacets, intersections répétées, enfin un vrai labyrinthe dont la complication traduisait au regard les perplexités de l’insecte égaré.

Le puits retrouvé et la dalle levée, il faut revenir à la Chenille, ce qui ne se fait pas toujours sans tâtonnements, lorsque les allées et venues de l’Hyménoptère se sont par trop multipliées. Bien qu’elle ait laissé sa proie convenablement visible, l’Ammophile paraît prévoir l’embarras de la retrouver quand le moment sera venu de la traîner au logis. Du moins, si la recherche du gîte se prolonge trop, on voit l’Hyménoptère brusquement interrompre son exploration du terrain et revenir à la Chenille, qu’il palpe, qu’il mordille un moment, comme pour s’affirmer que c’est bien là son gibier, sa propriété. Puis l’insecte accourt de nouveau, en toute hâte, sur les lieux de recherche, qu’il abandonne encore une seconde fois, s’il le faut une troisième, pour rendre visite à la proie. Volontiers, je verrais dans ces retours répétés vers la Chenille, un moyen de se rafraîchir le souvenir du point de dépôt.

Ainsi se passent les choses dans les cas de grande complication ; mais d’ordinaire, l’insecte revient sans peine au puits qu’il a creusé la veille, sur l’emplacement inconnu où l’on conduit les hasards de sa vie errante. Pour guide, il a sa mémoire des lieux, dont j’aurai plus tard à raconter les merveilleuses prouesses. Pour revenir moi-même, le lendemain, au puits dissimulé sous le couvercle de la petite pierre plate, je n’osais m’en rapporter à ma mémoire seule : il me fallait notes, croquis, alignements, jalons, enfin toute une minutieuse géométrie.

Le scellé provisoire du terrier avec une dalle, comme le pratiquent l’Ammophile des sables et l’Ammophile argentée, me paraît inconnu des deux autres espèces. Je n’ai jamais vu du moins leur logis protégé d’un couvercle. Cette absence de clôture temporaire semble s’imposer du reste à l’Ammophile hérissée. À ce qu’il m’a paru, celle-ci, en effet, chasse d’abord sa proie et fouit après son terrier non loin du lieu de capture. La mise en magasin des vivres étant de la sorte possible à l’instant même, il est inutile de se mettre en frais d’un couvercle. Quant à l’Ammophile soyeuse, je lui soupçonne un autre motif pour ignorer l’emploi de la provisoire fermeture. Tandis que les trois autres ne mettent qu’une seule Chenille dans chaque terrier, elle en met jusqu’à cinq, mais beaucoup plus petites. De même que nous négligeons de fermer une porte à passages fréquents de même l’Ammophile soyeuse néglige peut-être la précaution de la dalle pour un puits où elle doit descendre, au moins à cinq reprises, dans un bref laps de temps.

Pour toutes les quatre, les provisions de bouche des larves consistent en Chenilles de Papillons nocturnes. L’Ammophile soyeuse fait choix, mais non exclusif, des Chenilles fluettes, allongées, qui marchent en bouclant le corps et en le débouclant. Leur allure de compas, qui cheminerait en s’ouvrant et se fermant tour à tour, leur a fait donner le nom expressif de Chenilles arpenteuses. Le même terrier réunit des vivres à coloration très variée ; preuve que l’Ammophile chasse indifféremment toutes les espèces d’arpenteuses, pourvu qu’elles soient de petite taille, car le chasseur lui-même est bien faible, et sa larve ne doit pas faire copieuse consommation malgré les cinq pièces de gibier qui lui sont servies. Si les arpenteuses manquent, l’Hyménoptère se rabat sur d’autres Chenilles tout aussi menues. Roulées en cercle par l’effet de la piqûre qui les a paralysées, les cinq pièces sont empilées dans la cellule ; celle qui termine la pile porte l’œuf, pour lequel ces provisions sont faites.

Les trois autres ne donnent qu’une seule Chenille à chaque larve. Il est vrai qu’ici le volume supplée au nombre : le gibier choisi est corpulent, dodu, capable de suffire amplement à l’appétit du ver. J’ai retiré, par exemple, des mandibules de l’Ammophile des sables, une Chenille qui pesait quinze fois le poids du ravisseur ; quinze fois, chiffre énorme si l’on considère quelle dépense de force ce doit être pour le chasseur que de traîner semblable gibier, par la peau de la nuque, à travers les mille difficultés du terrain. Aucun autre Hyménoptère soumis avec sa proie à l’épreuve de la balance, ne m’a montré pareille disproportion entre le ravisseur et son butin. La variété presque indéfinie de coloration dans les vivres exhumés des terriers ou reconnus entre les pattes des Ammophiles établit encore que les trois déprédateurs n’ont pas de préférence et font prise de la première Chenille venue, à la condition qu’elle soit de taille convenable, ni trop grande ni trop petite, et qu’elle appartienne à la série des Papillons nocturnes. Le gibier le plus fréquent consiste en Chenilles à costume gris, ravageant le collet des plantes sous une mince couche de terre.

Ce qui domine l’histoire entière des Ammophiles, ce qui appelait de préférence toute mon attention, c’est la manière dont l’insecte se rend maître de sa proie et la plonge dans l’état inoffensif réclamé par la sécurité des larves. Le gibier chassé, la Chenille, possède en effet une organisation fort différente de celle des victimes que nous avons vu sacrifier jusqu’ici : Buprestes, Charançons, Criquets, Éphippigères. L’animal se compose d’une série d’anneaux ou segments similaires, disposés bout à bout : trois d’entre eux, les premiers, portant les pattes vraies, qui doivent devenir les pattes du futur Papillon ; d’autres ont des pattes membraneuses ou fausses pattes, spéciales à la Chenille et non représentées dans le Papillon ; d’autres enfin sont dépourvus de membres. Chacun de ces anneaux possède son noyau nerveux, ou ganglion, foyer de la sensibilité et du mouvement : de sorte que le système de l’innervation comprend douze centres distincts, éloignés l’un de l’autre, non compris le collier ganglionnaire logé sous le crâne et comparable au cerveau.

Nous voilà bien loin de la centralisation nerveuse des Charançons et des Buprestes, se prêtant si bien à la paralysie générale par un seul coup de dard ; nous voilà bien loin aussi des ganglions thoraciques que le Sphex blesse l’un après l’autre pour abolir les mouvements de ses Grillons. Au lieu d’un point de centralisation unique, au lieu de trois foyers nerveux, la Chenille en a douze, séparés entre eux par la distance d’un anneau au suivant, et disposés en chapelet à la face ventrale, sur la ligne médiane du corps. De plus, ce qui est la règle générale chez les êtres inférieurs où le même organe se répète un grand nombre de fois et perd en puissance par sa diffusion, ces divers noyaux nerveux sont dans une large indépendance l’un de l’autre : chacun anime son segment de son influence propre et n’est qu’avec lenteur troublé dans ses fonctions par le désordre des segments voisins. Qu’un anneau de la Chenille perde mouvement et sensibilité, et les autres, demeurés intacts, n’en resteront pas moins longtemps encore mobiles et sensibles. Ces données suffisent pour montrer le haut intérêt qui s’attache aux procédés meurtriers de l’Hyménoptère en face de son gibier.

Mais si l’intérêt est grand, la difficulté d’observation n’est pas petite. Les mœurs solitaires des Ammophiles, leur dissémination une à une sur de grandes étendues, enfin leur rencontre presque toujours fortuite, ne permettent guère d’entreprendre avec elles, pas plus qu’avec le Sphex languedocien, des expérimentations méditées à l’avance. Il faut longtemps épier l’occasion, l’attendre avec une inébranlable patience, et savoir en profiter à l’instant même quand elle se présente, enfin au moment où vous n’y songiez plus. Cette occasion, je l’ai guettée des années et encore des années ; puis un jour, tout à coup, la voilà qui se présente à mes yeux avec une facilité d’examen et une clarté de détail qui me dédommagent de ma longue attente.

Au début de mes recherches, j’ai pu assister une paire de fois au meurtre de la Chenille, et j’ai vu, autant que le permettait la rapidité de l’opération, l’aiguillon de l’Hyménoptère s’adresser une fois pour toutes, soit au cinquième, soit au sixième segment de la victime. Pour confirmer ce résultat, la pensée m’est venue de constater encore l’anneau piqué sur des Chenilles non sacrifiées sous mes yeux et dérobées aux ravisseurs occupés à les traîner au terrier ; mais ce n’est pas à la loupe que je devais recourir, aucune loupe ne permettant de découvrir sur une victime la moindre trace de blessure. Voici le procédé suivi. La Chenille étant parfaitement tranquille, j’explore chaque segment avec la pointe d’une fine aiguille ; et je mesure ainsi sa dose de sensibilité par le plus ou moins de signes de douleur que manifeste l’animal. Si l’aiguille pique le cinquième segment ou le sixième jusqu’à la transpercer même de part en part, la Chenille ne bouge pas. Mais si, en avant ou en arrière de ce segment insensible, on en pique même légèrement un second, la Chenille se tord et se démène, avec d’autant plus de violence que le segment exploré est plus éloigné du point de départ. Vers l’extrémité postérieure surtout, le moindre attouchement provoque des contorsions désordonnées. Le coup d’aiguillon a donc été unique, et c’est le cinquième anneau ou le sixième qui l’a reçu.

Que présentent donc de particulier ces deux segments pour être ainsi, l’un ou l’autre, le point de mire des armes du meurtrier ? Dans leur organisation, rien ; mais dans leur position, c’est autre chose. En laissant de côté les Chenilles arpenteuses de l’Ammophile soyeuse, je trouve, dans le gibier des autres, l’organisation suivante, en comptant la tête pour premier segment trois paires de pattes vraies placées sur les anneaux deux, trois, et quatre ; quatre paires de pattes membraneuses placées sur les anneaux sept, huit, neuf et dix ; enfin une dernière paire de pattes membraneuses placées sur le treizième et dernier anneau. En tout huit paires de pattes, dont les sept premières forment deux groupes puissants, l’un de trois, l’autre de quatre paires. Ces deux groupes sont séparés par deux segments sans pattes, qui sont précisément le cinquième et le sixième.

Maintenant, pour enlever à la Chenille ses moyens d’évasion, pour la rendre immobile, l’Hyménoptère ira-t-il darder son stylet dans chacun des huit anneaux pourvus d’organes locomoteurs ? Prendra-t-il surtout ce luxe de précautions quand la proie est petite, toute faible ? Non certes : un seul coup d’aiguillon suffira ; mais il sera donné en un point central, d’où la torpeur produite par la gouttelette venimeuse puisse se propager peu et peu, dans le plus bref délai possible, au sein des segments munis de pattes. Le segment à choisir pour cette unique inoculation n’est donc pas douteux : c’est le cinquième ou le sixième, séparant les deux groupes d’anneaux locomoteurs. Le point indiqué par les déductions rationnelles est donc aussi le point adopté par l’instinct.

Disons enfin que l’œuf de l’Ammophile est invariablement déposé sur l’anneau rendu insensible. En ce point, et en ce point seul, la jeune larve peut mordre sans provoquer des contorsions compromettantes ; où la piqûre de l’aiguille ne produit rien, la morsure du vermisseau ne produira pas davantage. La proie restera ainsi immobile jusqu’à ce que le nourrisson ait pris des forces et puisse, sans danger pour lui, s’attaquer plus avant.

Dans mes recherches ultérieures, les observations se multipliant, des doutes me vinrent, non sur les conséquences auxquelles j’étais arrivé, mais sur leur extension générale. Que de faibles arpenteuses, que des Chenilles de taille médiocre aient assez d’un seul coup d’aiguillon pour devenir inoffensives, surtout lorsque le dard atteint le point si propice qui vient d’être déterminé, c’est chose d’elle-même fort probable et d’ailleurs démontrée soit par l’observation directe, soit par l’exploration de la sensibilité au moyen d’une aiguille. Mais il arrive à l’Ammophile des sables et surtout à l’Ammophile hérissée, de capturer des proies énormes, dont le poids, ai-je dit, atteint une quinzaine de fois celui du ravisseur. Ce gibier géant sera-t-il traité comme la fluette arpenteuse ? pour dompter le monstre et le mettre dans l’impossibilité de nuire, suffira-t-il d’un seul coup de stylet ? L’affreux ver gris, s’il fouette de sa vigoureuse croupe les parois de la cellule, ne mettra-t-il pas en péril soit l’œuf, soit la petite larve ? On n’ose se figurer, en tête à tête dans l’étroite chambre du terrier, la débile créature qui vient d’éclore et cette espèce de dragon assez libre encore de mouvements pour rouler et dérouler ses tortueux replis.

Mes soupçons s’aggravaient par l’examen de la Chenille sous le rapport de la sensibilité. Tandis que le menu gibier de l’Ammophile soyeuse et de l’Ammophile argentée se débat avec violence lorsque l’aiguille le pique autre part que sur l’anneau atteint par le dard de l’Hyménoptère, les grasses Chenilles de l’Ammophile des sables, et surtout de l’Ammophile hérissée, demeurent immobiles quel que soit l’anneau stimulé, au milieu, en avant, en arrière, n’importe. Avec elles, plus de contorsions, plus de brusques enroulements de croupe ; la pointe d’acier ne provoque, comme signe d’un reste de sensibilité, que de faibles frémissements de peau. Ainsi que l’exige la sécurité de la larve approvisionnée de cette monstrueuse proie, il y a donc ici abolition à peu près totale de la faculté de se mouvoir et de sentir. Avant de l’introduire dans le terrier, l’Hyménoptère en a fait une masse inerte, mais non morte.

Il m’a été donné d’assister à l’œuvre de l’Ammophile opérant de son bistouri la robuste Chenille ; et jamais la science infuse de l’instinct ne m’a montré chose plus émouvante. Avec un de mes amis que la mort, hélas ! devait bientôt m’enlever, je revenais du plateau des Angles, tendre des embûches au Scarabée sacré pour mettre à l’épreuve son savoir-faire, quand une Ammophile hérissée se montre à nous, fort affairée, à la base d’une touffe de thym. Aussitôt tous les deux de nous coucher à terre, très près de l’Hyménoptère en travail. Notre présence n’intimide pas l’insecte, qui vient un moment se poser sur ma manche, reconnaît ses deux visiteurs pour inoffensifs puisqu’ils sont immobiles et retourne à sa touffe de thym. Vieil habitué, je sais ce que veut dire cette familiarité audacieuse : l’Hyménoptère est préoccupé de quelque grave affaire. Attendons et nous verrons.

L’Ammophile gratte le sol au collet de la plante, elle extirpe de fines radicelles de gramen, elle plonge la tête sous les petites mottes soulevées. Avec précipitation, elle accourt un peu d’ici, un peu de là autour du thym, visitant toutes les failles qui peuvent donner accès sous l’arbuste. Ce n’est pas un domicile qu’elle se creuse ; elle est en chasse de quelque gibier logé sous terre ; on le voit à ses manœuvres, rappelant celles d’un chien qui chercherait à déloger un lapin de son clapier. Voici qu’en effet, ému de ce qui se passe là-haut et traqué de près par l’Ammophile, un gros Ver gris se décide à quitter son gîte et à venir au jour. C’en est fait de lui : le chasseur est aussitôt là, qui le happe par la peau de la nuque et tient ferme en dépit de ses contorsions. Campé sur le dos du monstre, l’Hyménoptère recourbe l’abdomen, et méthodiquement, sans se presser, comme un chirurgien connaissant à fond l’anatomie de son opéré, plonge son bistouri à la face ventrale, dans tous les segments de la victime, du premier au dernier. Aucun anneau n’est laissé sans coup de stylet ; avec pattes ou sans pattes, tous y passent, et par ordre, de l’avant à l’arrière.

Voilà ce que j’ai vu avec tout le loisir et toute la facilité que réclame une observation irréprochable. L’Hyménoptère agit avec une précision que jalouserait la science ; il sait ce que l’homme presque toujours ignore ; il connaît l’appareil nerveux complexe de sa victime, et pour les ganglions répétés de sa Chenille réserve ses coups de poignard répétés. Je dis : il sait et connaît ; je devrais dire : il se comporte comme s’il savait et connaissait. Son acte est tout d’inspiration. L’animal, sans se rendre nullement compte de ce qu’il fait, obéit à l’instinct qui le pousse. Mais cette inspiration sublime, d’où vient-elle ? Les théories de l’atavisme, de la sélection, du combat pour l’existence, sont-elles en mesure de l’interpréter raisonnablement ? Pour moi et mon ami, ce fut et c’est resté une des plus éloquentes révélations de l’ineffable logique qui régente le monde et guide l’inconscient par les lois de son inspiration. Remués à fond par cet éclair de vérité, nous sentions l’un et l’autre rouler sous la paupière une larme d’indéfinissable émotion.


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