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Souvenirs entomologiques/Série 1/Chapitre 4

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Librairie Delagrave (Première sériep. 51-66).


IV

LE CERCERIS TUBERCULÉ



La mémoire pleine des hauts faits du chasseur de Buprestes, j’épiais l’occasion d’assister à mon tour aux travaux des Cerceris ; et je l’épiai tellement que je finis par la trouver. Ce n’était pas, il est vrai, l’hyménoptère célébré par L. Dufour, avec ses somptueuses victuailles, dont les débris exhumés du sol font songer à la poudre de quelque pépite brisée sous le pic du mineur dans un placer aurifère ; c’était une espèce congénère, ravisseur géant qui se contente d’une proie plus modeste, enfin le Cerceris tuberculé ou Cerceris majeur, le plus grand, le plus robuste du genre.

La dernière quinzaine de septembre est l’époque où notre hyménoptère fouisseur creuse ses terriers et enfouit dans leur profondeur la proie destinée à ses larves. L’emplacement pour le domicile, toujours choisi avec discernement, est soumis à ces lois mystérieuses si variables d’une espèce à l’autre, mais immuables pour une même espèce. Au Cerceris de L. Dufour, il faut un sol horizontal, battu et compact, tel que celui d’une allée, pour rendre impossible les éboulements, les déformations qui ruineraient sa galerie à la première pluie. Il faut au nôtre, au contraire, un sol vertical. Avec cette légère modification architectonique, il évite la plupart des dangers qui pourraient menacer sa galerie ; aussi se montre-t-il peu difficile dans le choix de la nature du sol, et creuse-t-il indifféremment ses terriers soit dans une terre meuble légèrement argileuse, soit dans les sables friables de la mollasse ; ce qui rend ses travaux d’excavation beaucoup plus aisés. La seule condition indispensable paraît être un sol sec, et exposé, la plus grande partie du jour, aux rayons du soleil. Ce sont donc les talus à pic des chemins, les flancs des ravins, creusés par les pluies dans les sables de la mollasse, que notre hyménoptère choisit pour établir son domicile. Semblables conditions sont fréquentes au voisinage de Carpentras, au lieu-dit le Chemin creux ; c’est là aussi que j’ai observé en plus grande abondance le Cerceris tuberculé et que j’ai recueilli la majeure partie des faits relatifs à son histoire.

Ce n’est pas assez pour lui du choix de cet emplacement vertical : d’autres précautions sont prises pour se garantir des pluies inévitables de la saison déjà avancée. Si quelque lame de grès dur fait saillie en forme de corniche, si quelque trou, à y loger le poing, est naturellement creusé dans le sol, c’est là, sous cet auvent, au fond de cette cavité, qu’il pratique sa galerie, ajoutant ainsi un vestibule naturel à son propre édifice. Bien qu’il n’y ait entre eux aucune espèce de communauté, ces insectes aiment cependant à se réunir en petit nombre ; et c’est toujours par groupes d’une dizaine environ au moins que j’ai observé leurs nids, dont les orifices, le plus souvent assez distants l’un de l’autre, se rapprochent quelquefois jusqu’à se toucher.

Par un beau soleil, c’est merveille de voir les diverses manœuvres de ces laborieux mineurs. Les uns, avec leurs mandibules, arrachent patiemment au fond de l’excavation quelques grains de gravier et en poussent la lourde masse au dehors ; d’autres, grattant les parois de leur couloir avec les râteaux acérés des tarses, forment un tas de déblais qu’ils balaient au dehors à reculons, et qu’ils font ruisseler sur les flancs des talus en longs filets pulvérulents. Ce sont ces ondées périodiques de sable rejeté hors de galeries en construction, qui ont trahi mes premiers Cerceris et m’ont fait découvrir leurs nids. D’autres, soit par fatigue, soit par suite de l’achèvement de leur rude tâche, semblent se reposer et lustrent leurs antennes et leurs ailes sous l’auvent naturel qui, le plus souvent, protège leur domicile ; ou bien encore restent immobiles à l’orifice de leur trou, et montrent seulement leur large face carrée, bariolée de jaune et de noir. D’autres enfin, avec un grave bourdonnement, voltigent sur les buissons voisins du Chêne au Kermès, où les mâles, sans cesse aux aguets dans le voisinage des terriers en construction, ne tardent pas à les suivre. Des couples se forment, souvent troublés par l’arrivée d’un second mâle qui cherche à supplanter l’heureux possesseur. Les bourdonnements deviennent menaçants, des rixes ont lieu, et souvent les deux mâles se roulent dans la poussière jusqu’à ce que l’un des deux reconnaisse la supériorité de son rival. Non loin de là, la femelle attend, indifférente, le dénoûment de la lutte ; enfin elle accueille le mâle que les hasards du combat lui ont donné, et le couple, s’envolant à perte de vue, va chercher la tranquillité sur quelque lointaine touffe de broussailles. Là se borne le rôle de mâles. De moitié plus petits que les femelles, et presque aussi nombreux qu’elles, ils rôdent çà et là, à proximité des terriers, mais sans y pénétrer, et sans jamais prendre part aux laborieux travaux de mine et aux chasses, peut-être encore plus pénibles, qui doivent approvisionner les cellules.

En peu de jours, les galeries sont prêtes, d’autant plus que celles de l’année précédente sont employées de nouveau après quelques réparations. Les autres Cerceris, à ma connaissance, n’ont pas de domicile fixe, héritage de famille transmis d’une génération à l’autre. Vraie Bohême errante, ils s’établissent isolément où les ont conduits les hasards de leur vie vagabonde, pourvu que le sol leur convienne. Le Cerceris tuberculé est, lui, fidèle à ses pénates. La lame de grès qui surplombe et servait d’auvent à ses prédécesseurs, il l’adopte à son tour ; il creuse la même assise de sable qu’ont creusée ses ancêtres, et ajoutant ses propres travaux aux travaux antérieurs, il obtient des retraites profondes qu’on ne visite pas toujours sans difficulté. Le diamètre des galeries est assez large pour qu’on puisse y plonger le pouce, et l’insecte peut s’y mouvoir aisément, même lorsqu’il est chargé de la proie que nous lui verrons saisir. Leur direction, qui d’abord est horizontale jusqu’à la profondeur de un à deux décimètres, fait subitement un coude, et plonge plus ou moins obliquement tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre. Sauf la partie horizontale et le coude du tube, le reste ne paraît réglé que par les difficultés du terrain, comme le prouvent les sinuosités, les orientations variables qu’on observe dans la partie la plus reculée. La longueur totale de cette espèce de trou de sonde atteint jusqu’à un demi-mètre. À l’extrémité la plus reculée du tube se trouvent les cellules, en assez petit nombre, et approvisionnées chacune avec cinq ou six cadavres de coléoptères. Mais laissons ces détails de maçonnerie, et arrivons à des faits plus capables d’exciter notre admiration.

La victime que le Cerceris choisit pour alimenter ses larves est un Curculionite de grande taille, le Cleonus ophthalmicus. On voit le ravisseur arriver pesamment chargé, portant sa victime entre les pattes, ventre à ventre, tête contre tête, et s’abattre lourdement à quelque distance du trou, pour achever le reste du trajet sans le secours des ailes. Alors l’hyménoptère traîne péniblement sa proie avec les mandibules sur un plan vertical ou au moins très-incliné, cause de fréquentes culbutes qui font rouler pêle-mêle le ravisseur et sa victime jusqu’au bas du talus, mais incapables de décourager l’infatigable mère qui, souillée de poussière, plonge enfin dans le terrier avec le butin dont elle ne s’est point dessaisie un instant. Si la marche avec un tel fardeau n’est point aisée pour le Cerceris, surtout sur un pareil terrain, il n’en est pas de même du vol dont la puissance est admirable, si l’on considère que la robuste bestiole emporte une proie presque aussi grosse et plus pesante qu’elle. J’ai eu la curiosité de peser comparativement le Cerceris et son gibier : j’ai trouvé pour le premier 150 milligrammes ; pour le second, en moyenne, 250 milligrammes, presque le double.

Ces nombres parlent assez éloquemment en faveur du vigoureux chasseur ; aussi ne pouvais-je me lasser d’admirer avec quelle prestesse, quelle aisance, il reprenait son vol, le gibier entre les pattes, et s’élevait à une hauteur où je le perdais de vue, lorsque traqué de trop près par ma curiosité indiscrète, il se décidait à fuir pour sauver son précieux butin. Mais il ne fuyait pas toujours, et je parvenais alors, non sans difficulté pour ne pas blesser le chasseur, en le harcelant, en le culbutant avec une paille, à lui faire abandonner sa proie dont je m’emparais aussitôt. Le Cerceris ainsi dépouillé cherchait çà et là, entrait un instant dans sa tanière, et en sortait bientôt pour voler à de nouvelles chasses. En moins de dix minutes, l’adroit investigateur avait trouvé une nouvelle victime, consommé le meurtre et accompli le rapt, que je me suis souvent permis de faire tourner à mon profit. Huit fois, aux dépens du même individu, j’ai commis coup sur coup le même larcin ; huit fois avec une constance inébranlable, il a recommencé son expédition infructueuse. Sa patience a lassé la mienne, et la neuvième capture lui est restée définitivement acquise.

Par ce procédé, ou en violant les cellules déjà approvisionnées, je me suis procuré près d’une centaine de Curculionites ; et malgré ce que j’avais droit d’attendre, d’après ce que L. Dufour nous a appris sur les mœurs du Cerceris bupresticide, je n’ai pu réprimer mon étonnement à la vue de la singulière collection que je venais de faire. Si le chasseur de Buprestes, sans sortir des limites d’un genre, passe indistinctement d’une espèce à l’autre, celui-ci, plus exclusif, s’adresse invariablement à la même espèce, le Cleonus ophthalmicus. Dans le dénombrement de mon butin, je n’ai reconnu qu’une exception, une seule, et encore était-elle fournie par une espèce congénère, le Cleonus alternans, espèce que je n’ai pu revoir une seconde fois dans mes fréquentes visites aux Cerceris. Des recherches ultérieures m’ont fourni une seconde exception, le Bothynoderes albidus ; et voilà tout. Une proie plus savoureuse, plus succulente, suffit-elle pour expliquer cette prédilection pour une espèce unique ? Les larves trouvent-elles, dans ce gibier sans variété, des sucs mieux à leur convenance et qu’elles ne trouveraient pas ailleurs ? Je ne le pense pas ; et si le Cerceris de L. Dufour chasse indistinctement tous les Buprestes, c’est que, sans doute, tous les Buprestes ont les mêmes propriétés nutritives. Mais les Curculionides doivent être en général dans le même cas ; leurs qualités alimentaires doivent être identiques, et alors ce choix si surprenant n’est plus qu’une question de volume, et par suite d’économie de fatigue et de temps. Notre Cerceris, le géant de ses congénères, s’attaque de préférence au Cléone ophthalmique parce que ce charançon est le plus gros de nos contrées et peut-être aussi le plus fréquent. Mais si cette proie préférée vient à lui manquer, il doit se rabattre sur d’autres espèces, seraient-elles moins grosses, comme le prouvent les deux exceptions constatées.

Du reste, il est loin d’être le seul à giboyer aux dépens de la gent porte-trompe, les Charançons. Bien d’autres Cerceris suivant leur taille, leur force et les éventualités de la chasse, capturent les Curculionides les plus variés pour le genre, l’espèce, la forme, la grosseur. On sait depuis longtemps que le Cerceris arenaria nourrit ses larves de semblables provisions. J’ai reconnu moi-même dans ses repaires les Sitona lineata, Sitona tibialis, Cneorinus hispidus, Brachyderes gracilis, Geonemus flabellipes, Otiorhynchus maleficus. Au Cerceris aurita, on a reconnu pour butin l’Otiorhynchus raucus et le Phytonomus punctatus. Le garde-manger du Cerceris Ferreri m’a montré les pièces suivantes : Phytonomus murinus, Phytonomus punctatus, Sitona lineata, Cneorhinus hispidus, Rhynchites betuleti. Ce dernier, rouleur des feuilles de la vigne sous forme de cigares, est parfois d’un superbe bleu métallique, et plus ordinairement d’un splendide éclat cuivreux doré. Il m’est arrivé de trouver jusqu’à sept de ces brillants insectes pour l’approvisionnement d’une cellule ; et alors la somptuosité du petit amas souterrain pouvait presque soutenir la comparaison avec les bijoux enfouis par le chasseur de Buprestes. D’autres espèces, notamment les plus faibles, s’adonnent au menu gibier, dont le petit volume est suppléé par l’abondance des pièces. Ainsi le Cerceris quadricincta entasse dans chaque cellule jusqu’à une trentaine d’Apion gravidum ; sans dédaigner, lorsque l’occasion s’en présente, des Curculionides plus volumineux, tels que Sitona lineata, Phytonomus murinus. Pareil approvisionnement en petites espèces est encore le lot du Cerceris labiata. Enfin le plus petit des Cerceris de ma région, le Cerceris Julii [1], pourchasse les plus petits Curculionides, Apion gravidum et Bruchus granarius, gibier proportionné au frêle giboyeur. Pour en finir avec ce relevé des victuailles, ajoutons que quelques Cerceris suivent d’autres lois gastronomiques et élèvent leur famille avec des hyménoptères. Tel est le Cerceris ornata. De tels goûts sortant de notre cadre, passons outre.

Voilà donc que sur huit espèces de Cerceris dont les provisions de bouche consistent en coléoptères, sept sont adonnées au régime des Charançons et une à celui des Buprestes. Pour quelles raisons singulières les déprédations de ces hyménoptères sont-elles renfermées dans des limites si étroites ? Quels sont les motifs de ces choix si exclusifs ? Quels traits de ressemblance interne y a-t-il entre les Buprestes et les Charançons, qui extérieurement ne se ressemblent en rien, pour devenir ainsi également la pâture de larves carnivores congénères ? Entre telle et telle autre espèce de victime, il y a, sans doute aucun, des différences de saveur, des différences nutritives que les larves savent très-bien apprécier ; mais une raison autrement grave doit dominer toutes ces considérations gastronomiques et motiver ces étranges prédilections.

Après tout ce qui a été dit d’admirable par L. Dufour sur la longue et merveilleuse conservation des insectes destinés aux larves carnassières, il est presque inutile d’ajouter que les Charançons, autant ceux que j’exhumais que ceux que je prenais entre les pattes des ravisseurs, quoique privés pour toujours du mouvement, étaient dans un parfait état de conservation. Fraîcheur des couleurs, souplesse des membranes et des moindres articulations, état normal des viscères, tout conspire à vous faire douter que ce corps inerte qu’on a sous les yeux soit un véritable cadavre, d’autant plus qu’à la loupe même il est impossible d’y apercevoir la moindre lésion ; et, malgré soi, on s’attend à voir remuer, à voir marcher l’insecte d’un moment à l’autre. Bien plus : par des chaleurs qui, en quelques heures, auraient desséché et rendu friables des insectes morts d’une mort ordinaire, par des temps humides qui les auraient tout aussi rapidement corrompus et moisis, j’ai conservé, sans aucune précaution et pendant plus d’un mois, les mêmes individus, soit dans des tubes de verre, soit dans des cornets de papier ; et, chose inouïe, après cet énorme laps de temps, les viscères n’avaient rien perdu de leur fraîcheur, et la dissection en était aussi aisée que si l’on eût opéré sur un animal vivant. Non, en présence de pareils faits, on ne peut invoquer l’action d’un antiseptique et croire à une mort réelle ; la vie est encore là, vie latente et passive, la vie du végétal. Elle seule, luttant encore quelque temps avec avantage contre l’invasion destructive des forces chimiques, peut ainsi préserver l’organisme de la décomposition. La vie est encore là, moins le mouvement ; et l’on a sous les yeux une merveille comme pourraient en produire le chloroforme et l’éther, une merveille reconnaissant pour cause les mystérieuses lois du système nerveux.

Les fonctions de cette vie végétative sont ralenties, troublées sans doute ; mais enfin elles s’exercent sourdement. J’en ai pour preuves la défécation qui s’opère, normalement et par intervalles chez les Charançons, pendant la première semaine de ce profond sommeil qu’aucun réveil ne doit suivre, et qui, cependant, n’est pas encore la mort. Elle ne s’arrête que lorsque l’intestin ne renferme plus rien, comme le constate l’autopsie. Là, ne se bornent pas les faibles lueurs de vie que l’animal manifeste encore ; et bien que l’irritabilité paraisse pour toujours anéantie, j’ai pu cependant en réveiller encore quelques vestiges. Ayant mis dans un flacon contenant de la sciure de bois humectée de quelques gouttes de benzine des Charançons récemment exhumés et plongés dans une immobilité absolue, je n’ai pas été peu surpris de les voir un quart d’heure après remuer leurs pattes. Un moment j’ai cru pouvoir les rappeler à la vie. Vain espoir ! ces mouvements, derniers vestiges d’une irritabilité qui va s’éteindre, ne tardent pas à s’arrêter, et ne peuvent pas être excités une seconde fois. J’ai recommencé cette expérience depuis quelques heures jusqu’à trois ou quatre jours après le meurtre, toujours avec le même succès. Cependant le mouvement est d’autant plus lent à se manifester que la victime est plus vieille. Ce mouvement se propage toujours d’avant en arrière : les antennes exécutent d’abord quelques lentes oscillations, puis les tarses antérieurs frémissent et prennent part à l’état oscillatoire ; enfin les tarses de seconde paire, et en dernier lieu ceux de troisième paire, ne tardent pas à en faire autant. Une fois l’ébranlement donné, ces divers appendices exécutent leurs oscillations sans aucun ordre, jusqu’à ce que le tout retombe dans l’immobilité, ce qui arrive plus ou moins promptement. À moins que le meurtre ne soit très-récent, l’ébranlement des tarses ne se communique pas plus loin, et les jambes restent immobiles.

Dix jours après le meurtre, je n’ai pu obtenir par le même procédé le moindre vestige d’irritabilité ; alors j’ai eu recours au courant voltaïque. Ce dernier moyen est plus énergique, et provoque des contractions musculaires et des mouvements là où la vapeur de benzine reste sans effet. Il suffit d’un ou deux éléments de Bunsen dont on arme les rhéophores d’aiguilles déliées. En plongeant la pointe de l’une sous l’anneau le plus reculé de l’abdomen, et la pointe de l’autre sous le cou, on obtient, toutes les fois que le courant est établi, outre le frémissement des tarses, une forte flexion des pattes, qui se replient sur l’abdomen, et leur relâchement quand le courant est interrompu. Ces mouvements, fort énergiques les premiers jours, diminuent peu à peu d’intensité et ne se montrent plus après un certain temps. Le dixième jour, j’ai encore obtenu des mouvements sensibles ; le quinzième, la pile était impuissante à les provoquer, malgré la souplesse des membres et la fraîcheur des viscères. J’ai soumis comparativement à l’action de la pile des coléoptères réellement morts, Blaps, Saperdes, Lamies, asphyxiés par la benzine ou par le gaz sulfureux. Deux heures au plus après l’asphyxie, il m’a été impossible de provoquer ces mouvements, obtenus si aisément dans les Charançons qui sont déjà depuis plusieurs jours dans cet état singulier, intermédiaire entre la vie et la mort, où les plonge leur redoutable ennemi.

Tous ces faits sont contradictoires avec la supposition d’un animal complètement mort, avec l’hypothèse d’un vrai cadavre devenu incorruptible par l’effet d’une liqueur préservatrice. On ne peut les expliquer qu’en admettant que l’animal est atteint dans le principe de ses mouvements ; que son irritabilité brusquement engourdie, s’éteint avec lenteur, tandis que les fonctions végétatives, plus tenaces, s’éteignent plus lentement encore et maintiennent, pendant le temps nécessaire aux larves, la conservation des viscères.

La particularité qu’il importait le plus de constater, c’était la manière dont s’opère le meurtre. Il est bien évident que l’aiguillon à venin du Cerceris doit jouer ici le premier rôle. Mais où et comment pénètre-t-il dans le corps du Charançon, couvert d’une dure cuirasse, dont les pièces sont si étroitement ajustées ? Dans les individus atteints par le dard, rien, même à la loupe, ne trahit l’assassinat. Il faut donc constater, par un examen direct, les manœuvres meurtrières de l’hyménoptère, problème devant les difficultés duquel avait déjà reculé L. Dufour et dont la solution m’a paru quelque temps impossible à trouver. J’ai essayé cependant, et j’ai eu la satisfaction d’y parvenir, mais non sans tâtonnements.

En s’envolant de leurs cavernes pour faire leurs chasses, les Cerceris se dirigeaient indifféremment, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, et ils rentraient chargés de leur proie suivant toutes les directions. Tous les alentours étaient donc indistinctement exploités ; mais comme les chasseurs ne mettaient guère plus de dix minutes entre l’aller et le retour, le rayon du terrain exploré ne paraissait pas devoir être d’une grande étendue, surtout en tenant compte du temps nécessaire pour découvrir la proie, l’attaquer et en faire une masse inerte. Je me suis donc mis à parcourir, avec toute l’attention possible, les terres circonvoisines, dans l’espoir de trouver quelques Cerceris en chasse. Une après-midi consacrée à ce travail ingrat a fini par me convaincre de l’inutilité de mes recherches, et du peu de chances que j’avais de surprendre sur le fait quelques rares chasseurs disséminés çà et là, et bientôt dérobés aux regards par la rapidité de leur vol, surtout dans un terrain difficile, complanté de vignes et d’oliviers. J’ai renoncé à ce procédé.

En apportant moi-même des Charançons vivants dans le voisinage des nids, ne pourrais-je tenter les Cerceris par une proie trouvée sans fatigues, et assister ainsi au drame tant désiré ? L’idée m’a paru bonne, et dès le lendemain matin j’étais en course pour me procurer des Cleonus ophthalmicus vivants. Vignes, champs de luzerne, terres à blé, haies, tas de pierres, bords des chemins, j’ai tout visité, tout scruté ; et après deux mortelles journées de recherches minutieuses, j’étais possesseur, oserai-je le dire, j’étais possesseur de trois Charançons, tout pelés, souillés de poussière, privés d’antennes ou de tarses, vétérans éclopés dont les Cerceris ne voudront peut-être pas ! Depuis le jour de cette fiévreuse recherche où, pour un Charançon, je me mettais en nage dans des courses folles, bien des années se sont écoulées, et malgré mes explorations entomologiques presque quotidiennes, j’ignore toujours dans quelles conditions vit le fameux Cléone, que je rencontre par-ci, par-là, vagabondant au bord des sentiers. Puissance admirable de l’instinct ! Dans les mêmes lieux, en un rien de temps, c’est par centaines que nos hyménoptères auraient trouvé ces insectes, introuvables pour l’homme ; ils les auraient trouvés frais, lustrés, récemment sortis sans doute de leurs coques de nymphe !

N’importe, essayons avec mon pitoyable gibier. Un Cerceris vient d’entrer dans sa galerie avec la proie accoutumée ; avant qu’il ressorte pour une autre expédition, je place un Charançon à quelques pouces du trou. L’insecte va et vient ; quand il s’écarte trop, je le ramène à son poste. Enfin le Cerceris montre sa large face et sort du trou : le cœur me bat d’émotion. L’hyménoptère arpente quelques instants les abords de son domicile, voit le Charançon, le coudoie, se retourne, lui passe à plusieurs reprises sur le dos, et s’envole sans honorer ma capture d’un coup de mandibule, ma capture qui m’a donné tant de mal. J’étais confondu, atterré. Nouveaux essais à d’autres trous ; nouvelles déceptions. Décidément ces chasseurs délicats ne veulent pas du gibier que je leur offre. Peut-être, le trouvent-ils trop vieux, trop fané. Peut-être, en le prenant entre les doigts, lui ai-je communiqué quelque odeur qui leur déplaît. Pour ces raffinés, un attouchement étranger est cause de dégoût.

Serai-je plus heureux en obligeant le Cerceris à faire usage de son dard pour sa propre défense ? J’ai enfermé dans le même flacon un Cerceris et un Cléone, que j’ai irrités par quelques secousses. L’hyménoptère, nature fine, est plus impressionné que l’autre prisonnier, épaisse et lourde organisation ; il songe à la fuite et non à l’attaque. Les rôles mêmes sont intervertis : le Charançon devenant l’agresseur, saisit parfois du bout de sa trompe une patte de son mortel ennemi, qui ne cherche pas même à se défendre, tant la frayeur le domine. J’étais à bout de ressources, et mon désir d’assister au dénoûment n’avait fait qu’augmenter par les difficultés déjà éprouvées. Voyons, cherchons encore.

Une idée lumineuse survient, amenant avec elle l’espoir, tant elle entre d’une façon naturelle dans le vif de la question. Oui, c’est bien cela ; cela doit réussir. Il faut offrir mon gibier dédaigné au Cerceris au plus fort de l’ardeur de la chasse. Alors, emporté par la préoccupation qui l’absorbe, il ne s’apercevra pas de ses imperfections. — J’ai déjà dit qu’en revenant de la chasse, le Cerceris s’abat au pied du talus, à quelque distance du trou, où il achève de traîner péniblement sa proie. Il s’agit alors de lui enlever cette victime en la tiraillant par une patte avec des pinces, et de lui jeter aussitôt en échange le Charançon vivant. Cette manœuvre m’a parfaitement réussi. Dès que le Cerceris a senti la proie lui glisser sous le ventre et lui échapper, il frappe le sol de ses pattes avec impatience, se retourne, et apercevant le Charançon qui a remplacé le sien, il se précipite sur lui et l’enlace de ses pattes pour l’emporter. Mais il s’aperçoit promptement que la proie est vivante, et alors le drame commence pour s’achever avec une inconcevable rapidité. L’hyménoptère se met face à face avec sa victime, lui saisit la trompe entre ses puissantes mandibules, l’assujettit vigoureusement ; et tandis que le Curculionite se cambre sur ses jambes, l’autre, avec les pattes antérieures, le presse avec effort sur le dos comme pour faire bâiller quelque articulation ventrale. On voit alors l’abdomen du meurtrier se glisser sous le ventre du Cléone, se recourber, et darder vivement à deux ou trois reprises son stylet venimeux à la jointure du prothorax, entre la première et la seconde paire de pattes. En un clin d’œil, tout est fait. Sans le moindre mouvement convulsif, sans aucune de ces pandiculations des membres qui accompagnent l’agonie d’un animal, la victime, comme foudroyée, tombe pour toujours immobile. C’est terrible en même temps qu’admirable de rapidité. Puis le ravisseur retourne le cadavre sur le dos, se met ventre à ventre avec lui, jambes de çà, jambes de là, l’enlace et s’envole. Trois fois, avec mes trois Charançons, j’ai renouvelé l’épreuve ; les manœuvres n’ont jamais varié.

Il est bien entendu que chaque fois je rendais au Cerceris sa première proie, et que je retirais mon Cléone pour l’examiner plus à loisir. Cet examen n’a fait que me confirmer dans la haute idée que j’avais du talent redoutable de l’assassin. Au point atteint, il est impossible d’apercevoir le plus léger signe de blessure, le moindre épanchement de liquides vitaux. Mais ce qui a surtout le droit de nous surprendre, c’est l’anéantissement si prompt et si complet de tout mouvement. Aussitôt après le meurtre, j’ai en vain épié sur les trois Charançons opérés sous mes yeux des traces d’irritabilité ; ces traces ne se manifestent jamais en pinçant, en piquant l’animal, et il faut les moyens artificiels décrits plus haut pour les provoquer. Ainsi, ces robustes Cléones qui, transpercés vivants d’une épingle et fixés sur la fatale planchette de liège du collectionneur d’insectes, se seraient démenés des jours, des semaines, que dis-je, des mois entiers, perdent à l’instant même tous leurs mouvements par l’effet d’une fine piqûre qui leur inocule une invisible gouttelette de venin. Mais la chimie ne possède pas de poison aussi actif à si minime dose ; l’acide prussique produirait à peine ces effets, si toutefois il peut les produire. Aussi n’est-ce pas à la toxicologie mais bien à la physiologie et à l’anatomie qu’il faut s’adresser pour saisir la cause d’un anéantissement si foudroyant ; ce n’est pas tant la haute énergie du venin inoculé que l’importance de l’organe lésé, qu’il faut considérer pour se rendre compte de ces merveilleux faits.

Qu’y a-t-il donc au point où pénètre le dard ?

  1. Voir aux notes la description de cette espèce, nouvelle pour l’entomologie.