À relire

Souvenirs entomologiques/Série 1/Chapitre 5

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Librairie Delagrave (Première sériep. 67-79).


V

UN SAVANT TUEUR



L’Hyménoptère vient de nous révéler en partie son secret en nous montrant le point qu’atteint son aiguillon. La question est-elle avec cela résolue ? Pas encore, et de bien s’en faut. Revenons en arrière : oublions un instant ce que la bête vient de nous apprendre, et proposons-nous à notre tour le problème du Cerceris. Le problème est celui-ci : Emmagasiner sous terre, dans une cellule, un certain nombre de pièces de gibier, qui puissent suffire à la nourriture de la larve, provenant de l’œuf pondu sur l’amas de vivres.

Tout d’abord cet approvisionnement paraît chose bien simple ; mais la réflexion ne tarde pas à y découvrir les plus graves difficultés. Notre gibier à nous est abattu par exemple d’un coup de feu : il est tué avec d’horribles blessures. L’Hyménoptère a des délicatesses qui nous sont inconnues : il veut une proie intacte, avec toutes ses élégances de forme et de coloration. Pas de membres fracassés, pas de plaies béantes, pas de hideux éventrements. Sa proie a toute la fraîcheur de l’insecte vivant ; elle conserve, sans un grain de moins, cette fine poussière colorée, que déflore le simple contact de nos doigts. L’insecte serait-il mort, serait-il réellement un cadavre, quelles difficultés pour nous s’il fallait obtenir semblable résultat ! Tuer un insecte par le brutal écrasement sous le pied est à la portée de tous ; mais le tuer proprement, sans que cela y paraisse, n’est pas opération aisée, où chacun puisse réussir. Combien d’entre nous se trouveraient dans un insurmontable embarras s’il leur était proposé de tuer, à l’instant même, sans l’écraser, une bestiole à vie dure qui, même la tête arrachée, se débat longtemps encore ! Il faut être entomologiste pratique pour songer aux moyens par l’asphyxie. Mais ici encore, la réussite serait douteuse avec les méthodes primitives par la vapeur de la benzine ou du soufre brûlé. Dans ce milieu délétère, l’insecte trop longtemps se démène et ternit sa parure. On doit recourir à des moyens plus héroïques, par exemple aux émanations terribles de l’acide prussique se dégageant lentement de bandelettes de papier imprégnées de cyanure de potassium ; ou bien encore, ce qui vaut mieux, étant sans danger pour le chasseur d’insectes, aux vapeurs foudroyantes du sulfure de carbone. C’est tout un art, on le voit, un art appelant à son aide le redoutable arsenal de la chimie, que de tuer proprement un insecte, que de faire ce que le Cerceris obtient si vite, avec son élégante méthode, dans la supposition bien grossière où sa capture deviendrait en réalité cadavre.

Un cadavre ! mais ce n’est pas là du tout l’ordinaire des larves, petits ogres friands de chair fraîche, à qui gibier faisandé, si peu qu’il le fût, inspirerait insurmontable dégoût. Il leur faut viande du jour, sans fumet aucun, premier indice de la corruption. La proie néanmoins ne peut être emmagasinée vivante dans la cellule, comme nous le faisons des bestiaux destinés à fournir des vivres frais à l’équipage et aux passagers d’un navire. Que deviendrait, en effet, l’œuf délicat déposé au milieu de vivres animés ; que deviendrait la faible larve, vermisseau qu’un rien meurtrit, parmi de vigoureux coléoptères remuant des semaines entières leurs longues jambes éperonnées. Il faut ici, contradiction qui paraît sans issue, il faut ici de toute nécessité l’immobilité de la mort et la fraîcheur d’entrailles de la vie. Devant pareil problème alimentaire, l’homme du monde, possédât-il la plus large instruction, resterait impuissant ; l’entomologiste pratique lui-même s’avouerait inhabile. Le garde-manger du Cerceris défierait leur raison.

Supposons donc une Académie d’anatomistes et de physiologistes : imaginons un congrès où la question soit agitée parmi les Flourens, les Magendie, les Claude Bernard. Pour obtenir à la fois immobilité complète et longue durée des vivres sans altération putride, la première idée qui surgira, la plus naturelle, la plus simple, sera celle de conserves alimentaires. On invoquera quelque liqueur préservatrice, comme le fit, devant ses Buprestes, l’illustre savant des Landes ; on supposera d’exquises vertus antiseptiques à l’humeur venimeuse de l’hyménoptère, mais ces vertus étranges resteront à démontrer. Une hypothèse gratuite remplaçant l’inconnu de la conservation des chairs par l’inconnu du liquide conservateur, sera peut-être le dernier mot de la savante assemblée, comme elle a été le dernier mot du naturaliste Landais.

Si l’on insiste, si l’on explique qu’il faut aux larves, non des conserves, qui ne sauraient avoir jamais les propriétés d’une chair encore palpitante, mais bien une proie qui soit comme vive malgré sa complète inertie, après mûre réflexion, le docte congrès arrêtera ses pensées sur la paralysie. — Oui, c’est bien cela ! Il faut paralyser la bête ; il faut lui enlever le mouvement mais sans lui enlever la vie. — Pour arriver à ce résultat le moyen est unique : léser, couper, détruire l’appareil nerveux de l’insecte en un ou plusieurs points habilement choisis.

Abandonnée en cet état entre des mains à qui ne seraient pas familiers les secrets d’une délicate anatomie, la question n’aurait guère avancé. Comment est-il disposé, en effet, cet appareil nerveux qu’il s’agit d’atteindre pour paralyser l’insecte sans le tuer néanmoins ? Et d’abord, où est-il ? Dans la tête sans doute et suivant la longueur du dos, comme le cerveau et la moelle épinière des animaux supérieurs. – En cela grave erreur, dirait notre congrès : l’insecte est comme un animal renversé, qui marcherait sur le dos ; c’est-à-dire qu’au lieu d’avoir la moelle épinière en haut, il l’a en bas, le long de la poitrine et du ventre. C’est donc à la face inférieure, et à cette face exclusivement que devra se pratiquer l’opération sur l’insecte à paralyser.

Cette difficulté levée, une autre se présente, autrement sérieuse. Armé de son scalpel, l’anatomiste peut porter la pointe de son instrument où bon lui semble, malgré des obstacles qu’il lui est loisible d’écarter. L’Hyménoptère n’a pas le choix. Sa victime est un coléoptère solidement cuirassé ; son bistouri est l’aiguillon, arme fine, d’extrême délicatesse, qu’arrêterait invinciblement l’armure de corne. Quelques points seuls sont accessibles au frêle outil, savoir les articulations, uniquement protégées par une membrane sans résistance. En outre, les articulations des membres, quoique vulnérables, ne remplissent pas le moins du monde les conditions voulues, car par leur voie pourrait tout au plus s’obtenir une paralysie locale, mais non une paralysie générale, embrassant dans son ensemble l’organisme moteur. Sans lutte prolongée, qui pourrait lui devenir fatale, sans opérations répétées qui, trop nombreuses, pourraient compromettre la vie du patient, l’Hyménoptère doit abolir en un seul coup, si c’est possible, toute mobilité. Il lui est donc indispensable de porter son aiguillon sur des centres nerveux, foyer des facultés motrices, d’où s’irradient les nerfs qui se distribuent aux divers organes du mouvement. Or, ces foyers de locomotion, ces centres nerveux, consistent en un certain nombre de noyaux ou ganglions, plus nombreux dans la larve, moins nombreux dans l’insecte parfait, et, disposés sur la ligne médiane de la face inférieure en un chapelet à grains plus ou moins distants et reliés l’un à l’autre par un double ruban de substance nerveuse. Chez tous les insectes à l’état parfait, les ganglions dits thoraciques, c’est-à-dire ceux qui fournissent des nerfs aux ailes et aux pattes et président à leurs mouvements, sont au nombre de trois. Voilà les points qu’il s’agit d’atteindre. Leur action détruite d’une façon ou d’une autre, sera détruite aussi la possibilité de se mouvoir.

Deux voies se présentent pour arriver à ces centres moteurs avec l’outil si faible de l’Hyménoptère, l’aiguillon. L’une est l’articulation du cou avec le corselet ; l’autre est l’articulation du corselet avec la suite du thorax, enfin entre la première et la seconde paire de pattes. La voie par l’articulation du cou ne convient guère : elle est trop éloignée des ganglions, eux-mêmes rapprochés de la base des pattes qu’ils animent. C’est à l’autre, uniquement à l’autre, qu’il faut frapper. — Ainsi dirait l’Académie où les Claude Bernard éclaireraient la question des lumières de leur profonde science. — Et c’est là, précisément là, entre la première et la seconde paire de pattes, sur la ligne médiane de la face inférieure, que l’Hyménoptère plonge son stylet. Par quelle docte intelligence est-il donc inspiré ?

Choisir, pour y darder l’aiguillon, le point entre tous vulnérable, le point qu’un physiologiste versé dans la structure anatomique des insectes pourrait seul déterminer à l’avance, est encore fort loin de suffire : l’Hyménoptère a une difficulté bien plus grande à surmonter, et il la surmonte avec une supériorité qui vous saisit de stupeur. Les centres nerveux qui animent les organes locomoteurs de l’insecte parfait sont, disons-nous, au nombre de trois. Ils sont plus ou moins distants l’un de l’autre ; quelquefois, mais rarement, rapprochés entre eux. Enfin, ils possèdent une certaine indépendance d’action, de telle sorte que la lésion de l’un d’eux n’amène, immédiatement du moins, que la paralysie des membres qui lui correspondent, sans trouble dans les autres ganglions, et les membres auxquels ces derniers président. Atteindre l’un après l’autre ces trois foyers moteurs, de plus en plus reculés en arrière, et cela par une voie unique, entre la première et la seconde paire de pattes, ne semble pas opération praticable pour l’aiguillon, trop court, et d’ailleurs si difficile à diriger en de pareilles conditions. Il est vrai que certains coléoptères ont les trois ganglions thoraciques très rapprochés, contigus presque ; il en est d’autres chez lesquels les deux derniers sont complètement réunis, soudés, fondus ensemble. Il est aussi reconnu qu’à mesure que les divers noyaux nerveux tendent à se confondre et se centralisent davantage, les fonctions caractéristiques de l’animalité deviennent plus parfaites, et par suite, hélas ! plus vulnérables. Voilà vraiment la proie qu’il faut aux Cerceris. Ces Coléoptères à centres moteurs rapprochés jusqu’à se toucher, assemblés même en une masse commune et de la sorte solidaires l’un de l’autre, seront à l’instant même paralysés d’un seul coup d’aiguillon ; ou bien, s’il faut plusieurs coups de lancette, les ganglions à piquer seront tous là, du moins, réunis sous la pointe du dard.

Ces Coléoptères, proie éminemment facile à paralyser, quels sont-ils ? Là est la question. La haute science d’un Claude Bernard planant dans les généralités fondamentales de l’organisation et de la vie ici, ne suffit plus ; elle ne pourrait nous renseigner et nous guider dans ce choix entomologique. Je m’en rapporte à tout physiologiste sous les yeux de qui ces lignes pourront tomber. Sans recourir aux archives de sa bibliothèque, lui serait-il possible de dire les Coléoptères où peut se trouver pareille centralisation nerveuse ; et même avec la bibliothèque, saura-t-il à l’instant où trouver les renseignements voulus ? C’est qu’en effet, nous entrons maintenant dans les détails minutieux du spécialiste ; la grande voie est laissée pour le sentier connu du petit nombre.

Ces documents nécessaires, je les trouve dans le beau travail de M. E. Blanchard, sur le système nerveux des insectes Coléoptères [1]. J’y vois que cette centralisation de l’appareil nerveux est l’apanage d’abord des Scarabéiens ; mais la plupart sont trop gros : le Cerceris ne pourrait peut-être ni les attaquer, ni les emporter ; d’ailleurs beaucoup vivent dans des ordures où l’Hyménoptère, lui si propre, n’irait pas les chercher. Les centres moteurs très-rapprochés se retrouvent encore chez les Histériens, qui vivent de matières immondes, au milieu des puanteurs cadavériques, et doivent par conséquent être abandonnés ; chez les Scolytiens, qui sont de trop petite taille ; et enfin chez les Buprestes et les Charançons.

Quel jour inattendu au milieu des obscurités primitives du problème ! Parmi le nombre immense de Coléoptères sur lesquels sembleraient pouvoir se porter les déprédations des Cerceris, deux groupes seulement, les Charançons et les Buprestes, remplissent les conditions indispensables. Ils vivent loin de l’infection et de l’ordure, objets peut-être de répugnances invincibles pour le délicat chasseur ; ils ont dans leurs nombreux représentants les tailles les plus variées, proportionnées à la taille des divers ravisseurs, qui peuvent ainsi choisir à leur convenance ; ils sont beaucoup plus que tous les autres vulnérables au seul point où l’aiguillon de l’Hyménoptère puisse pénétrer avec succès, car en ce point se pressent, tous aisément accessibles au dard, les centres moteurs des pattes et des ailes. En ce point, pour les Charançons, les trois ganglions thoraciques sont très-rapprochés, les deux derniers même sont contigus ; en ce même point, pour les Buprestes, le second et le troisième sont confondus en une seule et grosse masse, à peu de distance du premier. Et ce sont précisément des Buprestes et des Charançons que nous voyons chasser, à l’exclusion absolue de tout autre gibier, par les huit espèces de Cerceris dont l’approvisionnement en Coléoptères est constaté ! Une certaine ressemblance intérieure, c’est-à-dire la centralisation de l’appareil nerveux, telle serait donc la cause qui, dans les repaires des divers Cerceris, fait entasser des victimes ne se ressemblant en rien pour le dehors.

Il y a dans ce choix, comme n’en ferait pas de plus judicieux un savoir transcendant, un tel concours de difficultés supérieurement bien résolues, que l’on se demande si l’on n’est pas dupe de quelque illusion involontaire, si des idées théoriques préconçues ne sont pas venues obscurcir la réalité des faits, enfin si la plume n’a pas décrit des merveilles imaginaires. Un résultat scientifique n’est solidement établi que lorsque l’expérience, répétée de toutes les manières, est venue toujours le confirmer. Soumettons donc à l’épreuve expérimentale l’opération physiologique que vient de nous enseigner le Cerceris tuberculé. S’il est possible d’obtenir artificiellement ce que l’Hyménoptère obtient avec son aiguillon, savoir l’abolition du mouvement et la longue conservation de l’opéré dans un état de parfaite fraîcheur ; s’il est possible de réaliser cette merveille avec les Coléoptères que chasse le Cerceris, ou bien avec ceux qui présentent une centralisation nerveuse semblable, tandis qu’on ne peut y parvenir avec les Coléoptères à ganglions distants, faudra-t-il admettre, si difficile que l’on soit en matière de preuves, que l’Hyménoptère a, dans les inspirations inconscientes de son instinct, les ressources d’une sublime science. Voyons donc ce que dit l’expérimentation.

La manière d’opérer est des plus simples. Il s’agit, avec une aiguille, ou, ce qui est plus commode, avec la pointe bien acérée d’une plume métallique, d’amener une gouttelette de quelque liquide corrosif sur les centres moteurs thoraciques, en piquant légèrement l’insecte à la jointure du prothorax en arrière de la première paire de pattes. Le liquide que j’emploie est l’ammoniaque ; mais il est évident que tout autre liquide ayant une action aussi énergique produirait les mêmes résultats. La plume métallique étant chargée d’ammoniaque comme elle le serait d’une très-petite goutte d’encre, j’opère la piqûre. Les effets ainsi obtenus diffèrent énormément, suivant que l’on expérimente sur des espèces dont les ganglions thoraciques sont rapprochés, ou sur des espèces où ces mêmes ganglions sont distants. Pour la première catégorie, mes expériences ont été faites sur des Scarabéiens, le Scarabée sacré et le Scarabée à large cou ; sur des Buprestes, le Bupreste bronzé ; enfin sur des Charançons, en particulier sur le Cléone que chasse le héros de ces observations. Pour la seconde catégorie, j’ai expérimenté sur des Carabiques : Carabes, Procustes, Chlænies, Sphodres, Nébries ; sur des Longicornes : Saperdes et Lamies ; sur des Mélasomes : Blaps, Scaures, Asides.

Chez les Scarabées, les Buprestes et les Charançons, l’effet est instantané ; tout mouvement cesse subitement sans convulsions, dès que la fatale gouttelette a touché les centres nerveux. La piqûre du Cerceris ne produit pas un anéantissement plus prompt. Rien de plus frappant que cette immobilité soudaine provoquée dans un vigoureux Scarabée sacré. Mais là ne s’arrête pas la ressemblance des effets produits par le dard de l’Hyménoptère et par la pointe métallique empoisonnée avec de l’ammoniaque. Les Scarabées, les Buprestes et les Charançons piqués artificiellement, malgré leur immobilité complète, conservent pendant trois semaines, un mois et même deux, la parfaite flexibilité de toutes les articulations et la fraîcheur normale des viscères. Chez eux, la défécation s’opère les premiers jours comme dans l’état habituel, et les mouvements peuvent être provoqués par le courant voltaïque. En un mot, ils se comportent absolument comme les Coléoptères sacrifiés par le Cerceris ; il y a identité complète entre l’état où le ravisseur plonge ses victimes et celui qu’on produit, à volonté, en lésant les centres nerveux thoraciques avec de l’ammoniaque. Or, comme il est impossible d’attribuer à la gouttelette inoculée la conservation parfaite de l’insecte pendant un temps aussi long, il faut rejeter bien loin toute idée de liqueur antiseptique, et admettre que, malgré sa profonde immobilité, l’animal n’est pas réellement mort, qu’il lui reste encore une lueur de vie, maintenant quelque temps encore les organes dans leur fraîcheur normale, mais les abandonnant peu à peu pour les laisser enfin livrés à la corruption. Dans quelques cas d’ailleurs, l’ammoniaque ne produit l’anéantissement complet des mouvements que dans les pattes ; et alors, l’action délétère du liquide ne s’étant pas sans doute étendue assez loin, les antennes conservent un reste de mobilité ; et l’on voit l’animal, même plus d’un mois après l’inoculation, les retirer avec vivacité au moindre attouchement preuve évidente que la vie n’a pas complètement abandonné ce corps inerte. Ce mouvement des antennes n’est pas rare non plus chez les Charançons blessés par le Cerceris.

L’inoculation de l’ammoniaque arrête toujours sur le champ les mouvements des Scarabées, des Charançons et des Buprestes ; mais on ne parvient pas toujours à mettre l’animal dans l’état que je viens de décrire. Si la blessure est trop profonde, si la gouttelette instillée est trop forte, la victime meurt réellement, et au bout de deux ou trois jours, on n’a plus qu’un cadavre infect. Si la piqûre est trop faible, au contraire, l’animal, après un temps plus ou moins long d’un profond engourdissement, revient à lui, et recouvre au moins en partie ses mouvements. Le ravisseur lui-même peut parfois opérer maladroitement, tout comme l’homme, car j’ai pu constater cette espèce de résurrection dans une victime atteinte par le dard d’un Hyménoptère fouisseur. Le Sphex à ailes jaunes, dont l’histoire va bientôt nous occuper, entasse dans ses repaires de jeunes Grillons préalablement atteints par son stylet venimeux. J’ai retiré de l’un de ces repaires trois pauvres Grillons, dont la flaccidité extrême aurait dénoté la mort dans toute autre circonstance. Mais ici encore ce n’était qu’une mort apparente. Mis dans un flacon, ces Grillons se sont conservés en fort bon état, et toujours immobiles, pendant près de trois semaines. À la fin, deux se sont moisis, et le troisième a partiellement ressuscité, c’est-à-dire qu’il a recouvré le mouvement des antennes, des pièces de la bouche et, chose plus remarquable, des deux premières paires de pattes. Si l’habileté de l’Hyménoptère est parfois en défaut pour engourdir à jamais la victime, peut-on exiger des grossières expérimentations de l’homme une réussite constante !

Chez les Coléoptères de la seconde catégorie, c’est-à-dire chez ceux dont les ganglions thoraciques sont distants l’un de l’autre, l’effet produit par l’ammoniaque est tout à fait différent. Ce sont les Carabiques qui se montrent les moins vulnérables. Une piqûre qui aurait produit chez un gros Scarabée sacré l’anéantissement instantané des mouvements ne produit, même chez les Carabiques de médiocre taille, Chlaenie, Nébrie, Calathe, que des convulsions violentes et désordonnées. Peu à peu l’animal se calme, et, après quelques heures de repos, il reprend ses mouvements habituels, ne paraissant avoir rien éprouvé. Si l’on renouvelle l’épreuve sur le même individu, deux, trois, quatre fois, les résultats sont les mêmes, jusqu’à ce que, la blessure devenant trop grave, l’animal meure réellement, comme le prouvent son dessèchement et sa putréfaction, qui surviennent bientôt après.

Les Mélasomes et les Longicornes sont plus sensibles à l’action de l’ammoniaque. L’inoculation de la gouttelette corrosive les plonge assez rapidement dans l’immobilité et, après quelques convulsions, l’animal paraît mort. Mais cette paralysie, qui aurait persisté dans les Scarabées, les Charançons et les Buprestes, n’est ici que momentanée : du jour au lendemain, les mouvements reparaissent, aussi énergiques que jamais. Ce n’est qu’autant que la dose d’ammoniaque est d’une certaine force que les mouvements ne reparaissent plus ; mais alors l’animal est mort, bien mort, car il ne tarde pas à tomber en putréfaction. Par les mêmes procédés, si efficaces sur les Coléoptères à ganglions rapprochés, il est donc impossible de provoquer une paralysie complète et persistante chez les Coléoptères à ganglions distants ; on ne peut obtenir tout au plus qu’une paralysie momentanée se dissipant du jour au lendemain.

La démonstration est décisive : les Cerceris ravisseurs de Coléoptères se conforment, dans leur choix, à ce que pourraient seules enseigner la physiologie la plus savante et l’anatomie la plus fine. Vainement on s’efforcerait de ne voir là que des concordances fortuites : ce n’est pas avec le hasard que s’expliquent de telles harmonies.



  1. Annales des sciences naturelles, 3e série, tome V.


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