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Souvenirs entomologiques/Série 1/Chapitre 7

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Librairie Delagrave (Première sériep. 93-100).


VII

LES TROIS COUPS DE POIGNARD




C’est sans doute au moment d’immoler le Grillon que le Sphex déploie ses plus savantes ressources ; il importe donc de constater la manière dont la victime est sacrifiée. Instruit par mes tentatives multipliées dans le but d’observer les manœuvres de guerre des Cerceris, j’ai immédiatement appliqué aux Sphex la méthode qui m’avait réussi avec les premiers, méthode consistant à enlever la proie au chasseur et à la remplacer aussitôt par une autre vivante. Cette substitution est d’autant plus facile, que nous avons vu le Sphex lâcher lui-même sa capture pour descendre un instant seul au fond du terrier. Son audacieuse familiarité, qui le porte à venir saisir au bout de vos doigts et jusque sur votre main le Grillon qu’on vient de lui ravir et qu’on lui offre de nouveau, se prête encore à merveille à l’heureuse issue de l’expérience, en permettant d’observer de très-près tous les détails du drame.

Trouver des Grillons vivants, c’est encore chose facile : il n’y a qu’à soulever les premières pierres venues pour en trouver de tapis à l’abri du soleil. Ces Grillons sont des jeunes de l’année, n’ayant encore que des ailes rudimentaires, et qui, dépourvus de l’industrie de l’adulte, ne savent pas encore se creuser ces profondes retraites où ils seraient à l’abri des investigations des Sphex. En peu d’instants me voilà possesseur d’autant de Grillons vivants que je peux en désirer. Voilà tous mes préparatifs faits. Je me hisse au haut de mon observatoire, je m’établis sur le plateau au centre de la bourgade des Sphex, et j’attends.

Un chasseur survient, charrie son Grillon jusqu’à l’entrée du logis et pénètre seul dans son terrier. Ce Grillon est rapidement enlevé et remplacé, mais à quelque distance du trou, par un des miens. Le ravisseur revient, regarde et court saisir la proie trop éloignée. Je suis tout yeux, tout attention. Pour rien au monde, je ne céderais ma part du dramatique spectacle auquel je vais assister. Le Grillon effrayé s’enfuit en sautillant ; le Sphex le serre de près, l’atteint, se précipite sur lui. C’est alors au milieu de la poussière un pêle-mêle confus, où tantôt vainqueur, tantôt vaincu, chaque champion occupe tour à tour le dessus ou le dessous dans la lutte. Le succès, un instant balancé, couronne enfin les efforts de l’agresseur. Malgré ses vigoureuses ruades, malgré les coups de tenaille de ses mandibules, le Grillon est terrassé, étendu sur le dos.

Les dispositions du meurtrier sont bientôt prises. Il se met ventre à ventre avec son adversaire, mais en sens contraire, saisit avec les mandibules l’un ou l’autre des filets terminant l’abdomen du Grillon, et maîtrise avec les pattes de devant les efforts convulsifs des grosses cuisses postérieures. En même temps, ses pattes intermédiaires étreignent les flancs pantelants du vaincu, et ses pattes postérieures s’appuyant, comme deux leviers, sur la face, font largement bâiller l’articulation du cou. Le Sphex recourbe alors verticalement l’abdomen de manière à ne présenter aux mandibules du Grillon qu’une surface convexe insaisissable ; et l’on voit, non sans émotion, son stylet empoisonné plonger une première fois dans le cou de la victime, puis une seconde fois dans l’articulation des deux segments antérieurs du thorax, puis encore vers l’abdomen. En bien moins de temps qu’il n’en faut pour le raconter, le meurtre est consommé, et le Sphex, après avoir réparé le désordre de sa toilette, s’apprête à charrier au logis la victime, dont les membres sont encore animés des frémissements de l’agonie.

Arrêtons-nous un instant sur ce que présente d’admirable la tactique de guerre dont je viens de donner un pâle aperçu. Les Cerceris s’attaquent à un adversaire passif, incapable de fuir, presque privé d’armes offensives, et dont toutes les chances de salut résident en une solide cuirasse, dont le meurtrier sait toutefois trouver le point faible. Mais ici, quelles différences ! La proie est armée de mandibules redoutables, capables d’éventrer l’agresseur si elles parviennent à le saisir ; elle est pourvue de deux pattes vigoureuses, véritables massues hérissées d’un double rang d’épines acérées, qui peuvent tour à tour servir au Grillon pour bondir loin de son ennemi, ou pour le culbuter sous de brutales ruades. Aussi voyez quelles précautions, de la part du Sphex, avant de faire manœuvrer son aiguillon. La victime, renversée sur le dos, ne peut, faute de point d’appui, faire usage, pour s’évader, de ses leviers postérieurs, ce qu’elle ne manquerait pas de faire si elle était attaquée dans la station normale, comme le sont les gros Charançons du Cerceris tuberculé. Ses jambes épineuses, maîtrisées par les pattes antérieures du Sphex, ne peuvent non plus agir comme armes offensives ; et ses mandibules, retenues à distance par les pattes postérieures de l’hyménoptère, s’entr’ouvrent menaçantes, mais sans pouvoir rien saisir. Mais ce n’est pas assez pour le Sphex de mettre sa victime dans l’impossibilité de lui nuire ; il lui faut encore la tenir si étroitement garrottée, qu’elle ne puisse faire le moindre mouvement capable de détourner l’aiguillon des points où doit être instillée la goutte de venin ; et c’est probablement dans le but de paralyser les mouvements de l’abdomen qu’est saisi l’un des filets qui le terminent. Non, si une imagination féconde s’était donné le champ libre pour inventer à plaisir le plan d’attaque, elle n’eût pas trouvé mieux ; et il est douteux que les athlètes des antiques palestres, en se prenant corps à corps avec un adversaire, eussent des attitudes calculées avec plus de science.

Je viens de dire que l’aiguillon est dardé à plusieurs reprises dans le corps du patient : d’abord sous le cou, puis en arrière du prothorax, puis enfin vers la naissance de l’abdomen. C’est dans ce triple coup de poignard que se montrent, dans toute leur magnificence, l’infaillibilité, la science infuse de l’instinct. Rappelons d’abord les principales conséquences où nous a conduits la précédente étude sur le Cerceris. Les victimes des Hyménoptères dont les larves vivent de proie ne sont pas de vrais cadavres, malgré leur immobilité parfois complète. Chez elles, il y a simple paralysie totale ou partielle des mouvements, il y a anéantissement plus ou moins complet de la vie animale ; mais la vie végétative, la vie des organes de nutrition, se maintient longtemps encore, et préserve de la décomposition la proie que la larve ne doit dévorer qu’à une époque assez reculée. Pour produire cette paralysie, les Hyménoptères chasseurs emploient précisément les procédés que la science avancée de nos jours pourrait suggérer aux physiologistes expérimentateurs, c’est-à-dire la lésion, au moyen de leur dard vénénifère, des centres nerveux qui animent les organes locomoteurs. On sait, en outre, que les divers centres ou ganglions de la chaîne nerveuse des animaux articulés sont, dans une certaine limite, indépendants les uns des autres dans leur action ; de telle sorte que la lésion de l’un d’eux n’entraîne, immédiatement du moins, que la paralysie du segment correspondant ; et ceci est d’autant plus exact que les divers ganglions sont plus séparés, plus distants l’un de l’autre. S’ils sont, au contraire, soudés ensemble, la lésion de ce centre commun amène la paralysie de tous les segments où se distribuent ses ramifications. C’est le cas qui se présente chez les Buprestes et les Charançons, que les Cerceris paralysent d’un seul coup d’aiguillon dirigé vers la masse commune des centres nerveux du thorax. Mais ouvrons un Grillon. Qu’y trouvons-nous pour animer les trois paires de pattes ? On y trouve ce que le Sphex savait fort bien avant les anatomistes : trois centres nerveux largement distants l’un de l’autre. De là, la sublime logique de ces coups d’aiguillon réitérés à trois reprises. Science superbe, humiliez-vous !

Non plus que les Charançons atteints par le dard des Cerceris, les Grillons sacrifiés par le Sphex à ailes jaunes ne sont réellement morts, malgré des apparences qui peuvent en imposer. La flexibilité des téguments des victimes peut ici, en traduisant fidèlement les moindres mouvements internes, dispenser des moyens artificiels que j’ai employés pour constater la présence d’un reste de vie dans les Cléones du Cerceris tuberculé. En effet, si l’on observe assidûment un Grillon étendu sur le dos, une semaine, quinze jours même et davantage après le meurtre, on voit, à de longs intervalles, l’abdomen exécuter de profondes pulsations. Assez souvent on peut constater encore quelques frémissements dans les palpes, et des mouvements très-prononcés de la part des antennes ainsi que des filets abdominaux, qui s’écartent en divergeant, puis se rapprochent tout à coup. En tenant les Grillons sacrifiés dans des tubes de verre, je suis parvenu à les conserver pendant un mois et demi avec toute leur fraîcheur. Par conséquent les larves de Sphex, qui vivent moins de quinze jours avant de s’enfermer dans leurs cocons, ont, jusqu’à la fin de leur banquet, de la chair fraîche assurée.

La chasse est terminée. Les trois ou quatre Grillons qui forment l’approvisionnement d’une cellule sont méthodiquement empilés, couchés sur le dos, la tête au fond de la cellule, les pieds à l’entrée. Un œuf est pondu sur l’un d’eux. Il reste à clore le terrier. Le sable provenant de l’excavation et amassé devant la porte du logis est prestement balayé à reculons dans le couloir. De temps en temps, des grains de gravier assez volumineux sont choisis un à un, en grattant le tas de déblais avec les pattes de devant, et transportés avec les mandibules pour consolider la masse pulvérulente. S’il n’en trouve pas de convenable à sa portée, l’hyménoptère va à leur recherche dans le voisinage, et paraît en faire un choix scrupuleux, comme le ferait un maçon des maîtresses pièces de sa construction. Des débris végétaux, de menus fragments de feuilles sèches, sont également employés. En peu d’instants, toute trace extérieure de l’édifice souterrain a disparu, et si l’on n’a pas eu soin de marquer d’un signe l’emplacement du domicile, il est impossible à l’œil le plus attentif de le retrouver. Cela fait, un nouveau terrier est creusé, approvisionné et muré autant de fois que le demande la richesse des ovaires. La ponte achevée, l’animal recommence sa vie insouciante et vagabonde, jusqu’à ce que les premiers froids viennent mettre fin à une vie si bien remplie.

La tâche du Sphex est accomplie ; je terminerai la mienne par l’examen de son arme. L’organe destiné à l’élaboration du venin se compose de deux tubes élégamment ramifiés, aboutissant séparément dans un réservoir commun ou ampoule en forme de poire.

De cette ampoule part un canal délié qui plonge dans l’axe du stylet, et amène à son extrémité la gouttelette empoisonnée. Le stylet n’a que des dimensions très-exiguës, auxquelles on ne s’attendrait pas d’après la taille du Sphex, et surtout d’après les effets que sa piqûre produit sur les Grillons. La pointe est parfaitement lisse, tout à fait dépourvue de ces dentelures dirigées en arrière qu’on trouve dans l’aiguillon de l’Abeille domestique. La raison en est évidente. L’Abeille ne se sert de son aiguillon que pour venger une injure, même aux dépens de sa vie, les dentelures du dard s’opposant à son issue de la plaie et amenant ainsi des ruptures mortelles dans les viscères de l’extrémité de l’abdomen. Qu’aurait fait le Sphex d’une arme qui lui aurait été fatale à sa première expédition ? En supposant même qu’avec des dentelures, le dard puisse se retirer, je doute qu’aucun hyménoptère, se servant avant tout de son arme pour blesser le gibier destiné à ses larves, soit pourvu d’un aiguillon dentelé. Pour lui, le dard n’est pas une arme de luxe, qu’on dégaine pour la satisfaction de la vengeance, plaisir des Dieux, dit-on, mais plaisir bien coûteux, puisque la vindicative Abeille le paie quelquefois de sa vie ; c’est un instrument de travail, un outil, duquel dépend l’avenir des larves. Il doit donc être d’un emploi facile dans la lutte avec la proie saisie ; il doit plonger dans les chairs et en sortir sans hésitation aucune, condition bien mieux remplie avec une lame unie qu’avec une lame barbelée.

J’ai voulu m’assurer à mes dépens si la piqûre du Sphex est bien douloureuse, elle qui terrasse avec une effrayante rapidité de robustes victimes. Eh bien ! je le confesse avec une haute admiration, cette piqûre est insignifiante et ne peut nullement se comparer, pour l’intensité de la douleur, aux piqûres des Abeilles et des Guêpes irascibles. Elle est si peu douloureuse, qu’au lieu de faire usage de pinces, je prenais sans scrupule avec les doigts les Sphex vivants dont j’avais besoin dans mes recherches. Je peux en dire autant des divers Cerceris, des Philanthes, des Palares, des énormes Scolies même, dont la vue seule inspire l’effroi et, en général, de tous les hyménoptères déprédateurs que j’ai pu observer. J’en excepte les chasseurs d’Araignées, les Pompiles, et encore leur piqûre est bien inférieure à celle des Abeilles.

Une dernière remarque. On sait avec quelle fureur les hyménoptères armés d’un dard uniquement pour leur défense, les Guêpes par exemple, se précipitent sur l’audacieux qui trouble leur domicile, et punissent sa témérité. Ceux dont le dard est destiné au gibier sont au contraire très-pacifiques, comme s’ils avaient conscience de l’importance qu’a, pour leur famille, la gouttelette venimeuse de leur ampoule. Cette gouttelette est la sauvegarde de leur race, volontiers je dirais son gagne-pain ; aussi ne la dépensent-ils qu’avec économie et dans les circonstances solennelles de la chasse, sans faire parade d’un courage vindicatif. Établi au milieu des peuplades de nos divers hyménoptères chasseurs, dont je bouleversais les nids, ravissais les larves et les provisions, il ne m’est pas arrivé une seule fois d’être puni par un coup d’aiguillon. Il faut saisir l’animal pour le décider à faire usage de son arme ; et encore ne parvient-il pas toujours à transpercer l’épiderme si l’on ne met à sa portée une partie plus délicate que les doigts, le poignet par exemple.


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