Souvenirs entomologiques/Série 2/Chapitre 3

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Librairie Delagrave (deuxième sériep. 28-37).

III

UN SENS INCONNU — LE VER GRIS


Je viens de raconter en détail les manœuvres de chasse de l’Ammophile. Les faits constatés me paraissent riches de conséquences, à tel point que si le laboratoire de l’harmas ne me fournissait plus rien, je me croirais dédommagé par cette seule observation. La méthode opératoire adoptée par l’hyménoptère en vue de paralyser le ver gris est, dans le domaine de l’instinct, la plus haute manifestation que je connaisse jusqu’ici. Quelle science infuse, bien propre à nous faire réfléchir ! Quelle savante logique, quelle sûreté dans ce physiologiste inconscient !

Qui voudrait être témoin à son tour de ces merveilles ne peut guère compter sur les hasards d’une promenade à travers champs ; et puis, la chance heureuse se présenterait-elle, le temps manquerait pour la mettre à profit. Une observation où j’ai dépensé cinq heures sans désemparer et sans parvenir encore à terminer les épreuves en projet, exige, pour être bien conduite, le loisir du chez soi. Le succès, je le dois donc au rustique laboratoire. Je livre le secret à qui voudra continuer ces magnifiques études ; la moisson est inépuisable, il y aura des gerbes pour tous.

En suivant la chasse de l’Ammophile dans l’ordre de ses actes, la première question qui se présente est celle-ci : comment fait l’hyménoptère pour reconnaître le point où gît sous terre le ver gris ?

Rien au dehors, pour la vue du moins, n’indique la cachette de la chenille. Le sol qui recèle la pièce de gibier peut être nu au gazonné, caillouteux ou terreux, continu ou fendillé de petites crevasses. Ces variations d’aspect sont indifférentes au chasseur, qui exploite tous les points sans préférence pour les uns plutôt que pour les autres. Partout où l’hyménoptère s’arrête et fouille avec quelque persistance, je n’aperçois rien de particulier malgré toute mon attention ; et cependant il doit y avoir un ver gris, comme je viens de m’en convaincre, coup sur coup, à cinq reprises, en prêtant main-forte à l’insecte, que rebutait d’abord un travail hors de proportion avec ses forces. La vue certainement n’est pas en cause ici.

Quel sens alors ? L’odorat ? Informons-nous. Les organes de recherche sont les antennes, tout l’affirme. De leur extrémité, fléchie en arc et animée d’une vibration continuelle, l’insecte palpe le sol, à petits coups, rapidement. Si quelque fissure se présente, les filets vibrants s’y introduisent et sondent ; si quelque touffe de gramen étale à fleur de terre son lacis de rhizomes, ils en fouillent les anfractuosités avec un redoublement de trépidation. Leurs extrémités s’appliquent un moment, se moulent en quelque sorte sur le point exploré. On dirait deux filaments tactiles, deux longs doigts d’une incomparable mobilité, qui s’informent en palpant. Mais le toucher ne peut intervenir pour révéler ce qu’il y a sous terre ; ce qu’il faudrait palper, c’est le ver gris ; et ce ver est reclus dans son terrier à quelques pouces de profondeur.

On pense alors à l’odorat. Les insectes, c’est incontestable, possèdent, souvent très développé, le sens de l’olfaction. Les Nécrophores, les Silphes, les Histers, les Dermestes accourent de tous côtés au point où gît un petit cadavre, dont il faut expurger le sol. Guidés par l’odorat, ces ensevelisseurs se hâtent vers la taupe morte.

Mais si le sens de l’olfaction est certain chez l’insecte, on se demande encore où en est le siège. Beaucoup affirment que ce siège est dans les antennes. Admettons-le, bien qu’il soit difficile de comprendre comment une tige d’anneaux cornés, articulés bout à bout, peut remplir l’office d’une narine à structure si profondément différente. L’organisation des appareils n’ayant rien de commun, les impressions perçues sont-elles bien de même nature ? Quand les outils sont dissemblables, leurs fonctions restent-elles similaires ?

D’ailleurs, avec notre hyménoptère, se présentent de graves objections. L’odorat est un sens passif plutôt qu’actif ; il ne va pas au-devant de l’impression comme le fait le toucher, il la subit ; il ne s’enquiert pas de l’effluve odorant, il reçoit quand il arrive. Or les antennes de l’Ammophile sont continuellement agissantes ; elles s’informent, elles vont au-devant de l’impression. Impression de quoi ? Si c’était en réalité une impression d’odeur, l’immobilité leur serait plus favorable qu’une perpétuelle agitation.

Mais il y a mieux : l’odorat sans odeur n’a pas de raison d’être. Or j’ai soumis le ver gris à ma propre expertise ; je l’ai donné à flairer à des narines jeunes, bien plus sensibles que les miennes ; aucun de nous n’a constaté dans la chenille la plus faible trace d’odeur. Quand le chien, célèbre par son flair, a connaissance de la truffe sous terre, il est guidé par le fumet du tubercule, fumet très appréciable pour nous, même à travers l’épaisseur du sol. Je reconnais au chien un odorat plus subtil que le nôtre ; il s’exerce à de plus grandes distances, il reçoit des impressions plus vives et plus tenaces ; toutefois il est impressionné par des effluves odorants qui deviennent sensibles à nos narines dans les conditions convenables de proximité.

J’accorderai, si l’on veut, à l’Ammophile un sens d’olfaction aussi délicat, plus délicat même que celui du chien ; mais encore faudrait-il une odeur, et je me demande comment ce qui est inodore à l’entrée même des narines peut être odorant pour un insecte à travers l’obstacle du sol. Les sens, s’ils ont mêmes fonctions, ont mêmes excitateurs depuis l’homme jusqu’à l’infusoire. Dans ce qui est ténèbres absolues pour nous, aucun animal ne voit clair, que je sache. On pourra dire, je le sais, que dans la série zoologique, la sensibilité, toujours la même au fond, a des degrés de puissance : telle espèce est capable de plus, et telle autre est capable de moins ; le sensible pour l’une est l’insensible pour l’autre. Rien de plus juste ; cependant l’insecte, considéré d’une manière générale, ne paraît hors ligne sous le rapport de la sensibilité olfactive ; les effluves qui l’attirent sont perçus sans un odorat d’une finesse exceptionnelle. Lorsque, dans le cornet floral d’une aroïdée à odeur cadavéreuse s’engouffrent, pour ne plus en sortir, les Dermestes, les Silphes et les Histers ; lorsque des essaims de mouches bourdonnent autour d’un chien mort, à ventre bleu et ballonné, tout le voisinage est empuanti par l’infection. La chair décomposée, le fromage pourri exigent-ils de l’insecte, pour lui être révélés, un flair d’exquise précision ? Partout où nous voyons accourir ses hordes, avec le flair certainement pour guide, il y a pour nous une odeur.

Reste l’audition. Encore un sens sur lequel l’entomologie n’est pas convenablement renseignée. Où en est le siège ? Dans les antennes, dit-on. Ces fines tiges vibrantes sembleraient, en effet, assez aptes à s’ébranler sous l’impulsion sonore. L’Ammophile, qui explore les lieux avec les antennes, serait alors avertie de la présence du ver gris par un léger bruit remontant de terre, bruit des mandibules qui rongent une racine, bruit de la chenille qui remue sa croupe. Quel son faible et quelle difficulté pour sa propagation à travers le matelas spongieux de la terre !

Il est plus que faible, il est nul. Le ver gris est nocturne. Le jour, blotti dans son clapier, il ne bouge. Il ne ronge pas non plus ; du moins les vers gris que j’ai exhumés sur les indications de l’hyménoptère ne rongeaient rien du tout par la raison qu’il n’y avait rien à ronger. Ils étaient dans une couche de terre sans racines, en complète immobilité ; et par suite, silence. Le sens de l’ouïe doit être écarté comme celui de l’odorat.

La question revient, plus obscure que jamais. Comment fait l’Ammophile pour reconnaître le point où gît, sous terre, le ver gris ? Les antennes, c’est incontestable, sont les organes qui le guident. Elles ne fonctionnent pas ici comme appareils olfactifs, à moins d’admettre que leur surface aride, coriace, n’ayant rien de la délicate structure nécessaire à l’habituel odorat, est néanmoins sensible à des odeurs nulles pour nous. Ce serait admettre que la rusticité de l’outil a pour conséquence la perfection du travail. Elles ne fonctionnent pas non plus comme appareil auditif, car il n’y a pas de bruit à percevoir. Quel est donc leur rôle ? Je l’ignore et désespère de jamais le savoir.

Enclins que nous sommes, et il ne peut guère en être autrement, à tout rapporter à notre mesure, la seule qui nous soit un peu connue, nous accordons aux animaux nos moyens de perception, et ne songeons pas qu’ils pourraient bien en posséder d’autres, dont il nous est impossible d’avoir une idée précise parce qu’il n’y a rien d’analogue en nous. Sommes-nous bien certains qu’ils ne sont pas outillés, à des degrés très divers, en vue de sensations pour nous aussi étrangères que le serait la sensation des couleurs si nous étions aveugles ? La matière n’a-t-elle plus de secrets pour nous ? Est-il bien sûr qu’elle ne se révèle à l’être animé que par la lumière, le son, la saveur, l’odeur, les propriétés tangibles ? La physique et la chimie, si jeunes cependant, déjà nous affirment que le noir inconnu renferme une moisson énorme, en comparaison de laquelle notre gerbe scientifique n’est que misère. Un sens nouveau, peut-être celui qui réside dans le nez du Rhinolophe, exagéré jusqu’au grotesque, peut-être celui qui réside dans l’antenne de l’Ammophile, ouvrirait à nos recherches un monde que notre organisation nous condamne sans doute à ne jamais explorer. Certaines propriétés de la matière, sur nous sans action qui puisse être perçue, ne peuvent-elles trouver, pour y répondre, un écho dans l’animal, outillé autrement que nous ?

Lorsque après les avoir aveuglées, Spallanzani lâchait des chauve-souris dans un appartement transformé en un labyrinthe par des cordons tendus suivant toutes les directions et par des amas de broussailles, comment ces animaux pouvaient-ils se reconnaître, voler rapidement, aller et venir d’un bout à l’autre de la pièce, sans se heurter aux obstacles interposés ? Quel sens analogue des nôtres les guidait ? Quelqu’un voudrait-il me le dire et surtout me le faire comprendre ? J’aimerais à comprendre aussi comment l’Ammophile, à l’aide des antennes, trouve infailliblement le terrier de sa chenille. Qu’on ne parle pas ici d’odorat ; il faudrait le supposer d’une finesse inouïe, tout en reconnaissant qu’il est servi par un organe où rien ne semble disposé pour la perception des odeurs.

Que d’autres choses incompréhensibles nous mettons sur le compte de l’odorat des insectes ! Nous nous payons d’un mot ; l’explication est toute trouvée, sans recherches pénibles. Mais si nous voulons mûrement y réfléchir, si nous comparons un ensemble convenable de faits, la falaise de l’inconnu se dresse abrupte, infranchissable par le sentier où nous nous obstinons. Changeons alors de sentier et reconnaissons que l’animal peut avoir d’autres moyens d’information que les nôtres. Nos sens ne représentent pas la totalité des modes par lesquels l’animal se met en rapport avec ce qui n’est pas lui ; il y en a d’autres, peut-être beaucoup, non assimilables, même de loin, à ceux que nous possédons nous-mêmes.

Si l’acte de l’Ammophile était un fait isolé, je ne m’y serais pas arrêté comme je viens de le faire ; mais je me propose d’en faire connaître de plus étranges encore, imposant la conviction à l’esprit le plus exigeant. Après les avoir racontés, je reviendrai donc sur ce sujet de sens spéciaux, irréductibles, à nous inconnus.

Pour le moment revenons au ver gris, qu’il n’est pas inopportun de connaître d’une façon moins sommaire. J’en avais quatre, exhumés avec le couteau aux points que m’indiquait l’Ammophile. Mon dessein était de les substituer un à un à la victime sacrifiée, pour voir se répéter l’opération de l’hyménoptère. Ce projet n’ayant pas abouti, je mis les vers dans un bocal avec couche de terre et trognon de laitue par-dessus. De jour, mes captifs restaient ensevelis ; de nuit, ils remontaient à la surface, où je les surprenais rongeant la salade en dessous. En août, ils s’enfouirent pour ne plus remonter, et se façonnèrent chacun un cocon de terre, très grossier à la face externe, de forme ovoïde et de la grosseur d’un petit œuf de pigeon. À la fin du même mois parut le papillon. J’y reconnus la Noctuelle des moissons, Noctua segetum Hubner.

Ainsi l’Ammophile hérissée sert à ses larves des chenilles de Noctuelles, et son choix se porte exclusivement sur les espèces à mœurs souterraines. Ces chenilles, vulgairement connues sous le nom de ver gris à cause de leur costume grisâtre, sont un fléau des plus redoutables pour les champs de grande culture ainsi que pour les jardins. Tapies de jour au fond de leurs terriers, elles remontent de nuit vers la surface et rongent le collet des végétaux herbacés. Tout leur est bon, la plante ornementale comme la plante potagère. Les massifs de fleurs, les carrés de légumes, les champs sont indistinctement ravagés. Lorsqu’un plant se flétrit, sans cause apparente, tirez à vous légèrement, et le moribond viendra, mais tronqué, détaché de sa racine. Le ver gris, dans la nuit, a passé par là ; ces voraces mandibules ont fait la mortelle section. Ses dégâts rivalisent avec ceux du ver blanc ou larve du Hanneton. Quand il pullule dans un pays à betteraves, la valeur des pertes se chiffre par millions. Tel est le terrible ennemi contre lequel nous vient en aide l’Ammophile.

Je signale à l’agriculture et je lui recommande avec insistance ce précieux auxiliaire, si zélé pour rechercher le ver gris au printemps, si habile pour en découvrir les clapiers. Une Ammophile dans un jardin, c’est peut-être un carré de laitues sauvegardé, une plate-bande de balsamines tirée de péril. Mais que viennent faire ici des recommandations ! Nul ne songe à détruire le gracieux hyménoptère, qui va voletant avec prestesse d’une allée à l’autre, qui visite un coin du jardin, puis celui-ci, puis celui-là, puis le suivant ; nul ne songe non plus, et nul ne peut songer, hélas ! à favoriser sa multiplication.

Dans l’immense majorité des cas, l’insecte échappe à notre pouvoir ; l’exterminer s’il est nuisible, le propager s’il est utile, sont pour nous œuvre impraticable. Singulière antithèse de force et de faiblesse : l’homme tranche des lambeaux de continent pour faire communiquer deux mers, il perfore les Alpes, il pèse le soleil, et ne peut empêcher un misérable asticot de goûter avant lui ses cerises, un odieux pou de lui détruire ses vignobles ! Le titan est vaincu par le pygmée.

Voici maintenant, dans ce même monde des insectes, un auxiliaire de mérite supérieur, un ennemi sans pareil de notre calamiteux ennemi le ver gris. Pouvons-nous quelque chose pour en peupler à volonté nos champs et nos jardins ? Nullement, car la première condition pour multiplier l’Ammophile serait de multiplier le ver gris, unique nourriture de sa famille de larves. Je ne parle pas des difficultés insurmontables que présenterait semblable éducation. Ce n’est pas ici l’Abeille, fidèle à sa ruche à cause de ses mœurs sociales ; c’est encore moins le stupide Ver à soie, campé sur la feuille de mûrier, et son lourd papillon, qui un instant bat des ailes, s’accouple, pond et meurt ; c’est un insecte aux capricieuses pérégrinations, au vol prompt, aux allures indépendantes.

La première condition d’ailleurs coupe court à tout espoir. Voulons-nous avoir des Ammophiles secourables ? Résignons-nous alors aux vers gris. Nous tournons dans un cercle vicieux : pour provoquer le bien, il nous faut appeler le mal. La horde ennemie fait apparaître dans nos champs la troupe auxiliaire ; mais celle-ci ne vient pas sans celle-là, et les deux se balancent en nombre. Si le ver gris abonde, l’Ammophile trouve pour ses larves copieuse proie, et sa race prospère ; s’il se fait rare, la descendance de l’Ammophile s’amoindrit, disparaît. Semblable rythme de prospérité et de décadence est l’immuable loi qui règle les proportions entre dévorants et dévorés.