Souvenirs entomologiques/Série 2/Chapitre 4

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IV

LA THÉORIE DE L’INSTINCT


Il faut aux larves des divers hyménoptères giboyeurs une proie immobile, qui ne mette pas en péril, par des mouvements défensifs, l’œuf délicat et puis le vermisseau fixé en l’un de ses points ; il faut en outre que cette proie inerte soit néanmoins vivante, car la larve n’accepterait pas un cadavre pour nourriture. Ses provisions de bouche doivent être de la chair fraîche et non des conserves. Dans le premier volume de ces Souvenirs, j’ai fait ressortir ces deux conditions contradictoires, d’immobilité et de vie, avec assez de développement pour qu’il soit inutile d’y insister une seconde fois ; j’ai montré comment l’hyménoptère les réalise au moyen de la paralysie, qui anéantit les mouvements et laisse intacte la vitalité organique. Avec une habileté qu’envieraient nos plus renommés vivisecteurs, l’insecte lèse de son dard empoisonné les centres nerveux foyers de l’incitation des muscles. Suivant la structure de l’appareil nerveux, le nombre et la concentration des ganglions, l’opérateur se borne à un coup de lancette, ou bien en donne deux, trois et davantage. L’anatomie précise de la victime dirige l’aiguillon.

L’Ammophile hérissée a pour gibier une chenille dont les centres nerveux, distants l’un de l’autre et jusqu’à un certain point indépendants dans leur action, occupent un à un les divers anneaux de l’animal. Cette chenille, très vigoureuse pièce, ne peut être emmagasinée dans la cellule, avec l’œuf de l’hyménoptère sur le flanc, qu’après avoir perdu toute mobilité. Un mouvement de sa croupe écraserait cet œuf contre la paroi.

Or un anneau rendu immobile par la paralysie n’entraînerait pas l’insensibilité de l’anneau voisin, à cause de l’indépendance relative des foyers d’innervation. Il faut alors que tous les anneaux soient opérés, l’un après l’autre, du premier au dernier, du moins les plus importants. Ce qui dicterait le physiologiste le plus expert, l’Ammophile l’accomplit : son aiguillon se porte d’un anneau au suivant à neuf reprises différentes.

Elle fait mieux. La tête est encore indemne ; les mandibules jouent, elles pourraient saisir pendant le trajet quelque fétu fixé au sol et opposer au charroi une résistance insurmontable ; le cerveau, centre nerveux primordial, pourrait provoquer une sourde lutte, bien gênante avec pareil fardeau. Il convient d’éviter ces entraves. La chenille sera donc plongée dans un état de torpeur qui abolisse jusqu’aux velléités de défense. L’Ammophile y parvient en mâchonnant la tête. Elle se garde bien d’y plonger le stylet : blesser à mort les ganglions cervicaux, ce serait tuer du coup la chenille, maladresse qu’il faut absolument éviter. Elle comprime seulement le cerveau entre ses mandibules, à coups mesurés ; et chaque fois elle s’arrête, elle s’informe de l’effet produit, car un point délicat est à atteindre, un certain degré de torpeur qu’il ne faut pas dépasser, sinon la mort surviendrait. Ainsi s’obtient la somnolence qui suspend la volition. Maintenant la chenille, incapable de résister, incapable de le vouloir, est saisie par la nuque et traînée vers le nid. Toute réflexion déparerait l’éloquence de semblables faits.

Par deux fois, l’Ammophile hérissée m’a fait assister à sa pratique chirurgicale. J’ai raconté ailleurs ma première observation, qui date de si loin. Faite à l’improviste, l’observation d’autrefois est moins explicite que celle d’aujourd’hui, préméditée et accomplie dans les conditions d’un loisir indéfini. Les deux se ressemblent pour la multiplicité des coups d’aiguillon, distribués avec méthode, d’avant en arrière, à la face ventrale. Le nombre de piqûres est-il bien le même dans les deux cas ? Actuellement il est juste de neuf. Pour la victime que je vis opérer sur le plateau des Angles, il me parut que le dard multipliait davantage les blessures, sans que je puisse préciser. Il peut très bien se faire que le nombre de coups de stylet varie un peu, et que les derniers anneaux de la chenille, bien moins importants que les autres, soient négligés ou atteints suivant la grosseur et la force de la proie qu’il faut immobiliser.

La seconde observation m’a montré en outre la compression du cerveau, manœuvre d’où dérive la torpeur favorable au charroi et à l’emmagasinement. Dans la première, un fait aussi remarquable ne m’aurait pas échappé ; il ne s’est donc pas produit. Alors la méthode de la compression cérébrale est une ressource que l’hyménoptère emploie à sa guise, lorsque les circonstances le réclament, lorsque la proie, par exemple, paraît devoir opposer quelque résistance pendant le trajet.

Le mâchonnement des ganglions cervicaux est facultatif ; l’avenir de la larve n’y est pas intéressé ; l’hyménoptère le pratique, lorsque besoin en est, pour se faciliter le travail de transport. Le Sphex languedocien, que j’ai vu assez souvent à l’œuvre après m’avoir coûté tant de peine jadis, n’a pratiqué qu’une seule fois cette opération, sous mes yeux, à la nuque de son Ephippigère. Réduite à ses éléments invariables, absolument nécessaires, la tactique de l’Ammophile hérissée consisterait ainsi dans la multiplicité des coups d’aiguillon, distribués un à un dans la totalité ou la presque totalité des centres nerveux longeant la ligne médiane de la face inférieure.

Avec l’art meurtrier de l’hyménoptère mettons en parallèle l’art meurtrier de l’homme, de l’homme pratique, dont le métier est de tuer rapidement. J’évoquerai ici un souvenir d’enfance. Petits écoliers d’une douzaine d’années, on nous expliquait les infortunes de Mélibée, versant ses chagrins dans le sein de Tityre, qui lui offre ses châtaignes, son fromage et sa couche de fougère fraîche ; on nous faisait réciter un poème de Racine fils, la Religion. Singulier poème, en vérité, pour des enfants plus soucieux de billes que de théologie ! Il m’en est resté tout juste deux vers et demi :

.......et jusque dans la fange,
L’insecte nous appelle et, certain de son prix,
Ose nous demander raison de nos mépris.

Pourquoi ces deux vers et demi dans ma mémoire, et rien de tout le reste ? Parce que le Scarabée et moi étions déjà des amis. Ces deux vers et demi m’inquiétaient ; je trouvais fort saugrenue l’idée d’aller vous loger dans la fange, vous les insectes, si propres de costume, si corrects de toilette. Je connaissais la cuirasse bronzée du Carabe, le justaucorps en cuir de Russie du Cerf-volant ; je savais que les moindres d’entre vous ont des reflets d’ébène, des éclats de métaux précieux ; aussi la fange où vous vautrait le poète me scandalisait-elle un peu. Si M. Racine fils n’avait rien de mieux à dire sur votre compte, autant valait se taire ; mais il ne vous connaissait pas, et de son temps à peine quelques-uns commençaient à vous soupçonner.

Tout en ruminant pour la prochaine leçon quelque passage de l’ennuyeux poème, je me faisais à ma guise un autre genre d’éducation. La Linotte était visitée en son nid sur quelque touffe de genévrier à ma taille ; le Geai était épié, cueillant le gland à terre ; je surprenais l’Écrevisse toute molle encore après avoir fait peau neuve ; je m’informais de l’époque exacte de l’arrivée des Hannetons ; j’étais à la recherche de la première fleur de Coucou épanouie. L’animal et la plante, poème prodigieux dont un vague écho s’éveillait en ma jeune cervelle, faisaient très heureuse diversion à l’alexandrin sans chaleur. Le problème de la vie et cet autre, aux lugubres effrois, le problème de la mort, par moments me traversaient l’esprit. C’était une obsession passagère, qu’effaçait la mobilité de l’âge. Néanmoins la redoutable question revenait, tirée de l’oubli par quelque incident.

Un jour, passant devant un abattoir, je vis arriver un bœuf conduit par le boucher. L’horreur du sang a toujours été pour moi insurmontable, en mes jeunes années, la vue d’une blessure saignante m’impressionnait au point de me faire tomber sans connaissance, ce qui plus d’une fois a failli me coûter la vie. Comment le courage me vint-il de pénétrer dans l’horrible officine où l’on égorge ? Le noir problème de la mort me stimulait sans doute. J’entrai, suivant le bœuf.

Lié aux cornes par une solide corde, le mufle humide, le regard pacifique, l’animal s’avance comme s’il gagnait la crèche de son étable. L’homme précède, la corde en main. On entre dans la salle de mort, au milieu d’une buée nauséabonde qu’exhalent des entrailles répandues à terre et des flaques de sang. Le bœuf reconnaît que ce n’est pas l’étable ; la terreur lui rougit l’œil ; il résiste, il veut fuir. Mais un anneau est là, sur le parquet, solidement fixé à une dalle. L’homme y passe la corde et tire à lui. Le bœuf baisse le front ; du mufle, il touche à terre. Tandis qu’un aide le maintient par la corde dans cette position, le boucher prend un couteau à lame pointue, un couteau pas menaçant du tout, guère plus grand que celui que j’ai moi-même dans la poche de ma culotte. Un moment il cherche du doigt derrière la nuque de l’animal, et dans le point choisi il plonge la lame. Le colosse tremble un instant et, comme foudroyé, tombe ; procumbit humi bos, ainsi que nous disions alors.

Je sortis de là affolé. Plus tard, je me demandai comment avec un couteau, presque l’équivalent de celui qui me servait à ouvrir mes noix et peler mes châtaignes, comment avec une lame de rien, un bœuf pouvait être tué, et si soudainement. Pas de blessure béante, pas de sang répandu, pas de beuglements de la bête. L’homme cherche du doigt, il pique et c’est fait : le bœuf croule sur ses jarrets.

Cette mort instantanée, ce foudroiement resta pour moi terrifiant mystère. Ce fut plus tard, bien plus tard, lorsque les hasards de mes lectures me mirent sous les yeux quelques bribes d’anatomie, que j’eus le secret de l’abattoir. L’homme avait tranché la moelle épinière à sa sortie du crâne, il avait sectionné ce que les physiologistes ont appelé le nœud vital. Aujourd’hui je pourrais dire qu’il avait opéré à la façon des hyménoptères, dont le stylet plonge dans les centres nerveux.

Assistons une seconde fois à ce spectacle dans des conditions plus émouvantes. Il s’agit des Saladeiros de l’Amérique du Sud, vastes établissements de tuerie et de manipulation de chairs, où l’on abat jusqu’à douze cents bœufs par jour. J’emprunte le récit d’un témoin oculaire[1].

« Le bétail arrive par grandes troupes et la matance se fait dès le lendemain de l’arrivée. Toute une troupe est renfermée dans un espace clos ou margueira. Des hommes à cheval font de temps en temps passer cinquante à soixante bœufs dans un espace plus étroit, mieux fermé et dont le sol incliné, en briques, en planches ou en béton, est toujours très glissant. Un ouvrier spécial, placé sur une plate-forme extérieure qui longe le mur de la petite margueira, saisit au lasso, par la tête ou plus souvent par les cornes, une des bêtes rassemblées. La corde du lasso, longue et solide, est enroulée sur un treuil à sa partie moyenne ; et une bête de somme, d’ordinaire un cheval ou un couple de bœufs, tirant sur son extrémité, entraîne la bête lassée et la fait glisser, malgré sa résistance, jusque sur le treuil où elle vient s’arc-bouter, complètement fixée.

« Il suffit alors à un autre ouvrier, le desnucador, placé aussi sur la plate-forme, de plonger un couteau en arrière de la tête, entre l’occipital et l’axis ; et le bœuf tombe, sidéré, sur un wagonnet mobile qui l’emporte. Il est immédiatement jeté sur un sol incliné où des ouvriers spéciaux le saignent et le dépouillent. Mais comme la blessure faite à la moelle cervicale est assez variable de siège et d’étendue, il arrive souvent que ces malheureuses bêtes ont encore les mouvements du cœur et de la respiration ; et alors elles réagissent sous le couteau, elles ébauchent des cris, elles agitent les membres, étant déjà à demi dépouillées, le ventre ouvert. Rien de plus pénible que le spectacle de toutes ces bêtes dépouillées vivantes, dépecées, transformées par ces ouvriers couverts de sang, qui s’agitent en tous sens. »

Le saladeiro répète exactement la méthode meurtrière que m’avait montrée l’abattoir. Dans les deux ateliers de tuerie on blesse la moelle cervicale, à la base du crâne. L’Ammophile opère d’une façon analogue, avec cette différence que sa chirurgie est beaucoup plus compliquée, beaucoup plus difficile, à cause de l’organisation de la victime. L’avantage lui reste encore si l’on considère la délicatesse du résultat obtenu. Sa chenille n’est pas un cadavre comme le bœuf dont la moelle est tranchée ; elle vit, mais incapable de se mouvoir. À tous égards, l’insecte est ici supérieur à l’homme.

Or, comment est venue au boucher de nos pays, au desnucador des pampas, l’idée de plonger un stylet à la naissance de la moelle pour obtenir la mort soudaine d’un colosse qui ne se laisserait pas égorger sans périlleuse résistance ? En dehors des gens du métier et des hommes de science, personne ne connaît, ne soupçonne le résultat foudroyant d’une telle blessure ; nous sommes presque tous, sur ce sujet, en cet état d’ignorance où je me trouvais moi-même lorsque la curiosité enfantine me fît entrer dans l’atelier d’égorgement. Le desnucador et le boucher ont appris leur art, enseigné par la tradition et l’exemple ; ils ont eu des maîtres, et ceux-ci ont été élevés à l’école d’autres maîtres, remontant par une chaîne de traditions jusqu’au premier qui, servi sans doute par un événement de chasse, reconnut les redoutables effets d’une blessure faite à la nuque. Qui nous dira si quelque pointe de silex, plongeant par hasard dans la moelle cervicale du Renne ou du Mammouth, n’a pas éveillé l’attention du précurseur du desnucador ? Un fait fortuit a fourni l’idée première, l’observation l’a confirmée, la réflexion l’a mûrie, la tradition l’a conservée, l’exemple l’a propagée. Dans l’avenir, même filière de transmission. En vain les générations se succéderaient, la descendance du desnucador reviendrait, privée de maîtres, à l’ignorance primitive. L’hérédité ne transmet pas l’art de l’art de tuer par la section de la moelle épinière ; on ne naît pas abatteur de bœufs par la méthode du desnucador.

Voici maintenant l’Ammophile, abatteur de chenilles par une méthode bien plus savante. Où sont les maîtres ès arts du stylet ? Il n’y en a pas. Lorsque l’hyménoptère déchire son cocon et sort de dessous terre, ses prédécesseurs depuis longtemps n’existent plus ; il disparaîtra lui-même sans avoir vu ses successeurs. Le garde-manger garni et l’œuf déposé, tout rapport cesse avec la descendance ; l’insecte parfait de l’année présente périt, alors que l’insecte de l’année prochaine, encore à l’état de larve, sommeille en terre dans son berceau de soie. Donc rien absolument de transmis par l’éducation de l’exemple. L’Ammophile naît desnucador accompli comme nous naissons suceurs du sein maternel. Le nourrisson fonctionne de sa pompe aspirante, l’Ammophile fonctionne de son dard, sans l’avoir jamais appris ; et tous les deux, dès le premier essai, sont maîtres dans l’art difficile. Voilà l’instinct, l’incitation inconsciente qui fait partie essentielle des conditions de la vie et se transmet, par hérédité, aux mêmes titres que le rythme du cœur et des poumons.

Essayons de remonter, si c’est possible, aux origines de l’instinct de l’Ammophile. Aujourd’hui, plus que jamais, un besoin nous tourmente, le besoin d’expliquer ce qui pourrait bien être inexplicable. Il s’en trouve, et le nombre semble s’en accroître chaque jour, qui tranchent l’énorme question avec une superbe audace. Accordez-leur une demi-douzaine de cellules, un peu de protoplasme et un schéma pour illustration, et ils vous donneront raison de tout. Le monde organique, le monde intellectuel et moral, tout dérive de la cellule originelle, évoluant par ses propres énergies. Ce n’est pas plus difficile que cela. L’instinct, suscité par un acte fortuit qui s’est trouvé favorable à l’animal, est une habitude acquise. Et là-dessus on argumente, invoquant la sélection, l’atavisme, le combat pour la vie (struggle for life). Je vois bien de grands mots, mais je préférerais quelques tout petits faits. Ces petits faits, depuis bientôt une quarantaine d’années, je les recueille, je les interroge ; et ils ne répondent pas précisément en faveur des théories courantes.

Vous me dites que l’instinct est une habitude acquise. Un fait fortuit, favorable à la descendance de l’animal, a été son premier excitateur. Examinons la chose de près. Si je comprends bien, quelque Ammophile, dans un passé très reculé, aurait atteint par hasard les centres nerveux de sa chenille ; et se trouvant bien de l’opération, tant pour elle, délivrée d’une lutte non sans péril, que pour sa larve, approvisionnée d’un gibier frais, plein de vie et pourtant inoffensif, aurait doué sa race, par hérédité, d’une propension à répéter l’avantageuse tactique. Le don maternel n’avait pas également favorisé tous les descendants ; il y avait des maladroits dans l’art naissant du stylet, il y avait des habiles. Alors est survenu le combat pour l’existence, l’odieux vae victis. Les faibles ont succombé, les forts ont prospéré ; et, d’un âge à l’autre, la sélection par la concurrence vitale a transformé l’empreinte fugitive du début en une empreinte profonde, ineffaçable, traduite par l’instinct savant que nous admirons aujourd’hui dans l’hyménoptère.

Eh bien, en toute sincérité je l’avoue, on demande ici un peu trop au hasard. Lorsque pour la première fois l’Ammophile s’est trouvée en présence de sa chenille, rien, d’après vous, ne pouvait diriger l’aiguillon. Il n’y avait pas de raison pour un choix. Les coups de dard devaient s’adresser à la face supérieure de la proie saisie, à la face inférieure, aux flancs, à l’avant, à l’arrière indistinctement, d’après les chances d’une lutte corps à corps. L’Abeille et la Guêpe piquent aux points qu’elles peuvent atteindre, sans prédilection pour une partie plutôt que pour une autre. Ainsi devait se comporter l’Ammophile ignorante encore de son art.

Or, combien y a-t-il de points dans un ver gris, à la surface et à l’intérieur ? La rigueur mathématique répondrait une infinité ; il nous suffit de quelques cents. Sur ce nombre, neuf points, peut-être plus, sont à choisir ; il faut que l’aiguillon plonge là et non ailleurs ; un peu plus haut, un peu plus bas, un peu de côté, il ne produirait pas l’effet voulu. Si l’événement favorable est un résultat fortuit, combien faut-il de combinaisons pour l’amener, combien de temps pour épuiser les cas possibles ? Lorsque la difficulté devient par trop pressante, vous prenez refuge derrière le nuage des siècles, vous reculez dans les ténèbres du passé aussi loin que la fantaisie puisse conduire, vous invoquez le temps, le facteur dont nous disposons si peu et par cela même convient si bien à dissimuler nos chimères. Ici donnez-vous carrière et prodiguez les siècles. Brouillons dans une urne des centaines de signes de valeur différente, et tirons en neuf au hasard. Quand obtiendrons-nous de la sorte une série déterminée à l’avance, série qui est unique ? La chance est si faible, répond le calcul, qu’autant vaut la noter zéro et dire que l’arrangement attendu n’arrivera jamais. Pour l’Ammophile des anciens âges, l’essai ne se renouvelait qu’à de longs intervalles, d’une année à la suivante. Comment donc est sortie de l’urne du hasard cette série de neuf coups d’aiguillon sur neuf points choisis ? S’il me faut recourir à l’infini dans le temps, je crains bien de rencontrer l’absurde.

Vous reprenez : l’insecte n’est pas arrivé du premier coup à sa chirurgie actuelle ; il a passé par des essais, des apprentissages, des degrés d’habileté. La sélection a fait un triage, éliminant les moins experts, conservant les mieux doués ; et par le cumul des aptitudes individuelles, ajoutées à celles que transmettait l’hérédité, s’est progressivement développé l’instinct tel que nous le connaissons.

L’argument porte à faux : l’instinct développé par degrés est ici d’une impossibilité flagrante. L’art d’apprêter les provisions de la larve ne comporte que des maîtres et ne souffre pas des apprentis ; l’hyménoptère doit y exceller du premier coup ou ne pas s’en mêler. Deux conditions, en effet, sont de nécessité absolue : possibilité pour l’insecte de traîner au logis et d’emmagasiner un gibier qui le surpasse beaucoup en taille et en vigueur ; possibilité pour le vermisseau nouvellement éclos de ronger en paix, dans l’étroite cellule, une proie vivante et relativement énorme. L’abolition du mouvement dans la victime est le seul moyen de les réaliser, et cette abolition, pour être totale, exige des coups de dard multiples, un dans chaque centre d’excitation motrice. Si la paralysie et la torpeur ne sont pas suffisantes, le ver gris bravera les efforts du chasseur, luttera désespérément en route et ne parviendra pas à destination ; si l’immobilité n’est pas complète, l’œuf fixé en un point du ver, périra sous les contorsions du géant. Pas de moyen terme admissible, pas de demi-succès. Ou bien la chenille est opérée suivant toutes les règles, et la race de l’hyménoptère se perpétue ; ou bien la victime n’est que partiellement paralysée, et la descendance de l’hyménoptère périt dans l’œuf.

Dociles à l’inexorable logique des choses, nous admettrons donc que la première Ammophile hérissée, faisant capture d’un ver gris pour nourrir sa larve, opéra le patient par l’exacte méthode en usage aujourd’hui. Elle saisit la bête par la peau de la nuque, la poignarda en dessous en face de chacun des centres nerveux ; et si le monstre faisait mine de résister encore, elle lui mâcha le cerveau. Cela dut se passer ainsi, car, répétons-le, un meurtrier inexpert, ébauchant son ouvrage par à peu près, ne laisserait pas de successeur, l’éducation de l’œuf devenant impossible. Sans la perfection de sa chirurgie, l’abatteur de grosses chenilles s’éteint dès la première génération.

Je vous entends encore : avant de chasser le ver gris, l’Ammophile hérissée a pu choisir des chenilles plus faibles, qu’elle empilait plusieurs dans la même cellule, jusqu’à représenter la masse de victuailles de la grosse proie d’aujourd’hui. Avec un débile gibier, quelques coups d’aiguillon suffisaient, un seul peut-être. Peu à peu, la volumineuse proie a été préférée, comme réduisant les expéditions de chasse. À mesure que les générations successives faisaient choix d’une proie plus forte, les coups de dard se multipliaient, proportionnés à la résistance de la capture, et par degrés l’instinct élémentaire du début est devenu l’instinct perfectionné de notre époque.

À ces raisons, on peut d’abord répondre que le changement de régime de la larve, que la substitution de l’unité à la multiplicité des pièces servies, sont en opposition formelle avec ce qui se passe sous nos yeux. L’hyménoptère déprédateur, tel que nous le connaissons, est d’une extrême fidélité aux antique usages ; il a des lois somptuaires qu’il ne transgresse pas. Celui qui, pour nourriture du jeune âge, reçut des Charançons, met dans la cellule de sa larve des Charançons et rien autre chose ; celui qui fut approvisionné de Buprestes, persiste dans le menu adopté et sert à sa larve des Buprestes. Pour un Sphex, il faut des Grillons ; pour un second, des Ephippigères ; pour un troisième, des Criquets. Hors de ces mets, rien d’acceptable. Le Bembex qui chasse les Taons, les trouve exquis et ne veut pas y renoncer ; le Stize ruficorne, qui garnit le garde-manger avec des Mantes religieuses, fait fi de toute autre venaison. Ainsi des autres. Chacun a ses goûts.

Il est vrai qu’à beaucoup d’entre eux la variété du service est permise, mais dans le domaine d’un même groupe entomologique ; c’est ainsi que les chasseurs de Charançons et de Buprestes font proie de toute espèce proportionnée à leurs forces. L’Ammophile hérissé changeant de régime serait dans ce cas. Petite et multiple alors pour chaque cellule, ou bien grosse et unique, la proie consisterait toujours en chenilles. Jusque-là tout est bien. Mais il reste l’unité remplaçant la multiplicité, et je ne connais pas encore un seul cas de pareil changement dans les usages de l’hyménoptère. Qui garnit le terrier d’une pièce unique ne s’avise jamais d’en empiler plusieurs de taille moindre ; qui se livre à des expéditions répétées pour amasser gibier nombreux dans la même cellule, ne sait se borner à une seule en choisissant victuaille plus grosse. Le relevé de mes observations est invariable sur ce point. L’Ammophile de jadis, abandonnant son gibier multiple pour un gibier simple, est supposition que rien ne justifie.

Si ce point était accordé, la question avancerait-elle ? Nullement. Admettons pour la proie du début une faible chenille, plongée dans la torpeur par un seul coup d’aiguillon. Faut-il encore que ce coup de stylet ne soit pas donné au hasard, sinon l’acte serait plus nuisible qu’utile. Irrité mais non dompté par la blessure, l’animal en deviendrait plus dangereux. Le dard doit atteindre un centre nerveux, probablement dans la région moyenne du chapelet de ganglions. C’est ainsi, du moins, que me paraissent agir les Ammophiles d’aujourd’hui, adonnées au rapt de chenilles fluettes. Quelle chance a l’opérateur d’atteindre ce point unique, avec sa lancette dardée sans méthode ? La probabilité est dérisoire : c’est l’unité en face du nombre indéfini de points dont se compose le corps de la chenille. Sur cette probabilité cependant, d’après la théorie, repose l’avenir de l’hyménoptère. Quel édifice équilibré sur la pointe d’une aiguille !

Admettons toujours et continuons. Le point voulu est atteint ; la proie est convenablement mise en état de torpeur ; l’œuf déposé sur ses flancs se développera sans péril. Est-ce assez ? C’est tout au plus la moitié de ce qui est rigoureusement nécessaire. Un autre œuf est indispensable pour compléter le couple futur et donner descendance. Il faut donc qu’à peu de jours, peu d’heures d’intervalle, un second coup de stylet soit donné aussi heureux que le premier. C’est l’impossible se répétant, l’impossible à la seconde puissance.

Ne nous rebutons pas encore, sondons le problème jusqu’au bout. Voilà un hyménoptère, le précurseur quel qu’il soit de notre Ammophile, qui, servi par le hasard, vient de réussir par deux fois et peut-être davantage, à mettre la proie en cet état d’inertie qu’exige impérieusement l’éducation de l’œuf. S’il a frappé de l’aiguillon en face d’un centre nerveux plutôt qu’ailleurs, il n’en sait rien, il ne s’en doute pas. Rien ne le portant à choisir, il agissait à l’aventure. À prendre la théorie de l’instinct au sérieux, il faut néanmoins admettre que cet acte fortuit, indifférent pour l’animal, a laissé trace profonde et fait telle impression que désormais la savante manœuvre qui paralyse en lésant les centres nerveux est transmissible par hérédité. Les successeurs de l’Ammophile, par un privilège prodigieux, hériteront de ce que la mère n’avait pas. Ils sauront par instinct le point ou les points où doit se porter l’aiguillon ; car s’ils en étaient encore au noviciat, s’ils avaient à courir, eux et leurs successeurs, les chances du hasard pour corroborer de plus en plus l’incitation naissante, ils reviendraient à la probabilité si voisine de zéro ; ils y reviendraient chaque année, pendant de longs siècles ; et néanmoins l’unique chance favorable devrait toujours se présenter. Ma foi est très ébranlée en une habitude acquise par cette longue répétition de faits dont un seul, pour se produire, doit exclure tant de chances contraires. Deux lignes de calcul démontreraient à quelles absurdités la théorie se heurte.

Ce n’est pas fini. Il y aurait à se demander comment des actes fortuits, pour lesquels l’animal n’était pas prédisposé, peuvent devenir l’origine d’une habitude, transmissible par hérédité. Nous regarderions comme un mauvais plaisant celui qui viendrait nous dire que le descendant du desnucador, par cela seul qu’il est le fils de son père, sans l’intervention de l’exemple et de la parole, connaît à fond l’art d’abattre les bœufs. Le père ne travaille pas de sa lame un petit nombre de fois, par hasard ; il opère tous les jours, à nombreuses reprises, il procède avec réflexion. C’est son métier. Cet exercice de toute la vie durant fait-il habitude transmissible ? Sans l’enseignement, les fils, les petits-fils, les arrière-petits-fils en savent-ils plus long ? C’est toujours à recommencer. L’homme n’est pas prédisposé pour cette tuerie.

Si de son côté l’hyménoptère excelle dans son art, c’est qu’il est fait pour l’exercer ; c’est qu’il est doué, non seulement d’outils, mais encore de la manière de s’en servir. Et ce don est originel, parfait dès le début ; le passé n’y a rien ajouté, l’avenir n’y ajoutera rien. Tel il était, tel il est et tel il sera. Si vous n’y voyez qu’une habitude acquise, que l’hérédité transmet en l’améliorant, expliquez-nous au moins comment l’homme, le plus haut degré d’évolution de votre plasma primitif, est privé de semblable privilège. Un insecte de rien transmet à son fils son savoir-faire, et l’homme ne le peut. Quel avantage incommensurable pour l’humanité si nous étions moins exposés à voir l’oisif remplacer le laborieux, le crétin l’homme de talent ! Ah ! pourquoi le protoplasme, évoluant d’être en être par ses propres énergies, n’a-t-il pas conservé jusqu’à nous quelque peu de cette merveilleuse puissance dont il gratifiait si largement l’insecte ! C’est qu’apparemment, en ce monde, l’évolution de la cellule n’est pas tout.

Pour ces motifs et bien d’autres, je repousse la théorie moderne de l’instinct. Je n’y vois qu’un jeu d’esprit, où le naturaliste de cabinet peut se complaire, lui qui façonne le monde à sa fantaisie ; mais où l’observateur, aux prises avec la réalité des choses, ne trouve sérieuse explication à rien de ce qu’il voit. Dans mon entourage, je m’aperçois que les plus affirmatifs dans ces questions ardues sont ceux qui ont vu le moins. S’ils n’ont rien vu du tout, ils vont jusqu’à la témérité. Les autres, les timorés, savent un peu de quoi ils parlent. Ne serait-ce pas ainsi que les choses se passent en dehors de mon modeste milieu ?

  1. L. COUTY, Revue scientifique, 6 août 1881.