Souvenirs et Idées/1851/2

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Calmann-Lévy (p. 78-134).


II

Journal de Décembre 1854.


Lundi 1er.

J’ai été voir M. Sheppard[1]. Cet excellent homme meurt simplement et gravement dans son fauteuil. Il est propre, bien rasé. Il a l’esprit toujours juste, et plus actif dans sa lenteur à s’exprimer que je ne l’ai jamais vu.

L’œil mort, la main étique et glacée, il s’en va avec une décence tout anglaise. Il embrasse affectueusement ses amis, il ne parle pas de son mal, et, bien qu’il se sache perdu, il accepte l’espérance qu’on lui offre, de l’air d’un homme qui ne veut pas l’ôter aux autres. Il sourit à sa fille, belle et parée auprès de lui.

Ce tableau m’a beaucoup frappée. Il y a de la grandeur dans cet homme réservé et froid, du temps qu’il se portait bien. La mort qui s’étend sur lui, met à découvert ce qu’il y avait de beau et de bon dans cette âme calme, sincère et droite. Voilà un bon Anglais. Pars doucement, honnête homme, je me souviendrai toujours de toi. L’accolade du moribond est une chose sainte qui doit fortifier les vivants et leur apprendre à bien mourir à leur tour. Adieu, bon voyage, et à revoir, car on se retrouve n’importe où, n’importe quand, et j’ai dans l’idée qu’on sera à jamais lié d’amitié ou de sympathie avec ceux dont on a serré la main à l’heure suprême.

Plusieurs m’attendent qui me recevront avec affection, j’en suis certaine. La vie est un jour long ou rapide selon qu’on le remplit ou qu’on le laisse couler. À demain donc vous autres, qui êtes partis la main dans la mienne.

Je ne sais plus ce que j’ai fait, ce que j’ai vu. J’ai déjeuné avec Bignat[2] qui m’a dit : « Si le président ne fait pas bien vite un coup d’État il n’entend pas son affaire, car pour le moment rien ne serait si facile. »

J’ai été voir Delacroix. Le soir, j’ai été au cirque voir les Quatre Parties du Monde, avec Solange et Manceau. Je n’ai jamais rien vu de plus long, de plus bête, de plus ennuyeux. Il n’y a qu’un mot drôle. Un imbécile, couché dans un mauvais lit, s’écrie : « Je voudrais bien avoir un lit plus commode. » Au même instant le lit se transforme en une commode où il se trouve enfermé dans un tiroir.

J’ai reconduit ma fille chez elle, rue Verte, 26. En passant devant le palais de l’Élysée, elle me dit : « Tiens, c’est singulier, il ne reçoit donc pas ce soir ? Je croyais qu’il avait grand bal, car, en passant à cinq heures pour aller dîner avec toi, j’ai vu dans la cour qu’on étendait des tapis sur les marches extérieures du perron. Est-ce que c’est demain qu’on le proclame empereur ? »

Nous avons regardé la porte de la cour qui était fermée. Un seul factionnaire la gardait. Rien ne paraissait éclairé, pas une voiture dans la rue. Un profond silence, la clarté terne des réverbères sur le pavé gras et glissant. Il était une heure du matin ; nous sommes revenus, Manceau et moi, par l’avenue Marbeuf, et nous avons passé derrière le jardin de l’Élysée. Même silence, même obscurité, même solitude. « Ce n’est pas encore pour demain », lui ai-je dit en riant, et, comme j’étais fatiguée, j’ai dormi profondément toute la nuit.


Mardi 2 décembre.

À mon réveil, à dix heures, Manceau vint me dire : « Cavaignac et Lamoricière sont à Vincennes, l’Assemblée est dissoute, le suffrage universel est rétabli. Cela ne me fit aucune impression, je n’y comprenais rien. Cela ressemblait à la suite des rêves baroques qu’on fait le matin et dont un vague souvenir vous reste au réveil.

Je n’ai compris qu’en lisant les proclamations.

J’ai vu H…, le papa d’Eugène[3] à déjeuner, Il était fort agité, il pleurait, et puis Rochery[4] qui ne comprenait pas encore beaucoup plus que moi.

Après déjeuner, j’ai été voir Lovely. Elle était inquiète. Madame Carnot est venue lui dire de la part de son père qu’elle eût à se rendre chez son beau-père avec sa fille.

On a dit dans la journée que le général Bedeau avait été arrêté et presque tué par les sergents de ville, que Charras avait tué un de ceux qui l’arrêtaient, que Lamoricière et eux avaient été conduits à Ham, que Changarnier s’était échappé, qu’il y avait eu une réunion présidée par Berryer où soixante représentants avaient été cernés et arrêtés, qu’une autre réunion au moins aussi nombreuse avait eu le même sort, qu’on avait ensuite voulu les relâcher, mais qu’ils s’étaient volontairement constitués prisonniers.

Je n’ai pu m’assurer de rien personne ne sait rien. Les journaux sont tous occupés militairement. La Patrie et le Moniteur ont seuls été criés et vendus dans les rues. Ils ne contiennent rien qui ne soit placardé sur les murs. Ils assurent que tout va bien.

J’ai été prendre quelques effets chez ma couturière, et suis revenue chez moi. Puis j’ai été dîner à six heures chez Thomas. Après j’ai été au Gymnase.

Il y avait du monde sur les boulevards : partout ailleurs pas la moindre apparence d’agitation. Pas un cri, pas un rassemblement. On dit que le président s’est promené et le peuple aussi, qu’on a crié : « Vive la République » et que la troupe n’a rien crié.

Il sera difficile d’écrire l’histoire de ce jour puisque aucun fait n’a pu être soumis au contrôle des divers journaux et qu’aucun n’a été libre de dire ce qu’il voit et ce qu’on pense.

Au Gymnase, j’ai trouvé trois cents personnes dans la salle ; Rose consternée et pleurant le succès de la pièce qui est déjà fini et oublié dans la bagarre. Je suis restée avec elle pendant qu’elle s’habillait pour jouer Victorine devant les banquettes. J’ai ensuite causé avec son mari, pendant presque tout le premier acte, dans sa loge.

Il était bien épouvanté de l’événement que, la veille, il paraissait non pas pressentir, mais désirer. C’est un homme intelligent, courageux, intéressé. Il méprise profondément le peuple, et déteste les socialistes. Je ne me suis pas amusée à discuter, je me suis interdit la discussion et commandé l’attention et l’examen. Il ne s’agit plus d’enseigner sans prévoir. Il faut connaître, il faut comprendre. Il faut voir le fait, étudier les hommes réels, et ne pas les gêner par la contradiction systématique. Autrement on les juge de travers et on parle à des abstractions. Je suis si maîtresse de moi à présent, que rien ne m’indigne plus. Je regarde l’esprit de réaction comme l’aveugle fatalité qu’il faut vaincre par le temps et la patience. Ô hommes ! vous briserez, mais vous ne convertirez pas, tant que la passion parlera sans écouter.

Il lui est échappé un mot, un seul mot du fond du sac en une heure de bravade, de finesse, de hardiesse et d’esprit : « S’il échoue, disait-il, personne ne peut reprendre le pouvoir conservateur. Légitimistes, orléanistes, tout cela est fini, impuissant, mort ! Après lui la rouge, rien que la rouge ! » Et, alors se tournant vers moi et me regardant bien, il a ajouté : « Soyez cléments ! » Dans ce moment, des cris, des clameurs confuses, qui passaient comme des rafales sur le boulevard nous ont interrompus. « Qu’est-ce ? lui ai-je dit, le commencement ? — Non, a-t-il répondu, des imbéciles, des gamins qui font du bruit pour le plaisir d’en faire. » En effet, ce n’était qu’une rumeur passagère, des cris, des rires, des chants, des menaces et des huées, puis on fuyait rapidement à l’approche ou seulement à l’idée des sergents de ville ; ce n’était pas le rugissement du lion.

Dans les couloirs du théâtre, les comparses passaient en riant, en chantant, et en se poussant avec une insouciance admirable : « Ceux-là sont sans crainte et sans soucis, ai-je dit au directeur. — Ah I m’a-t-il répondu, qu’ont-ils à perdre ? Quant à nous, cela nous ruine ; en voilà pour un mois à jouer dans le vide. »

La foule était assez compacte, quand j’ai remonté dans ma petite voiture de louage pour traverser le boulevard. Hors delà, rien. Paris un peu plus triste que de coutume, voilà tout.

J’ai passé le reste de la soirée au coin de mon feu et lu jusqu’à deux heures du matin l’Histoire d’Italie par Quinet. C’est beau. Mais qu’on lit mal quand on a toujours l’oreille tendue aux bruits étranges et sinistres de la nuit : rien ! un silence de mort, d’imbécillité ou de terreur. Tu ne bouges pas, vieux Jacques, tu as bien raison, ton heure n’est pas venue. Te voilà bien bas, aussi bas que possible, c’est le moment de songer à ton avenir, qui se résume dans cette parole : Sois clément !


Mercredi 3 décembre.

M’y voilà comme hier, à la même heure, dans la nuit du 3 au 4, seule au coin de mon feu, dans une chambre bien modeste, mais bien propre et assez chaude. Ah ! bien-être, que tu es nécessaire à l’homme et qu’il est amer de penser que la plupart des hommes mourront privés de tout ! En quoi ai-je mérité d’être tranquille dans ce coin avec les pieds chauds ? Est-ce parce que j’ai beaucoup travaillé ? Et tous ceux qui travaillent dans le froid, dans la misère, dans les larmes, en quoi ont-ils mérité leurs souffrances ?

Quelle interminable journée ! J’ai été déjeuner comme à l’ordinaire chez Thomas ; on disait qu’on se battait au faubourg Saint-Antoine. Il paraît qu’on s’}^ est battu pendant quelques minutes, à cinq heures du matin.

Schœlcher se serait trouvé à une barricade que l’on venait d’élever et qui était gardée par cinq hommes. Il aurait engagé ces hommes à ne pas se sacrifier inutilement. La troupe se serait approchée, l’officier aurait parlementé avec lui avec douceur. Un coup de feu serait parti pendant ce temps-là, on ne sait d’où, la fusillade aurait alors été échangée. Schœlcher serait blessé et arrêté. C’est un digne homme ce Schœlcher, pas très avancé, mais ferme et loyal à son point de vue. J’espère encore que tout ce qu’on dit n’est pas certain.

L’oncle de Paul[5] est venu me voir avec Ponsard. Le second, je ne sais qu’en dire, il m’a paru, depuis février, être l’homme de la forme sans fond. Le premier est abattu par la maladie ou le chagrin. Il n’était pas lui-même aujourd’hui.

J’ai été voir Sophie[6] qui ne savait rien de son mari depuis la veille, puis Isaure inquiète aussi du sien, bien qu’elle sache où il est. Puis Pauline, qui est calme comme le génie. C’est fort triste de ne pouvoir rencontrer ses amis, de ne savoir où les joindre et de n’oser interroger leurs femmes dans la crainte de les épouvanter. On y va inquiet, pour qu’elles vous rassurent, et il faut s’occuper bien vite de les rassurer. J’ai su par Sophie que Bixio s’était constitué prisonnier après avoir été relâché et que sa femme l’y avait vigoureusement engagé ; celle-là est ferme comme un roc. Sophie est troublée, mais courageuse par effort. Lovely m’a paru faible, mais résignée.

Pauline n’a rien à craindre pour elle ni pour ce qui l’entoure ; dans le danger elle serait intrépide… Mais elle a le profond égoïsme de l’artiste supérieur, l’égoïsme inoffensif et brave qui donnerait secours et protection sans hésiter, l’égoïsme légitime et cependant étrange, qui veille à la garde de lui-même avec un soin calme et jaloux. Ainsi, aujourd’hui, elle était enfermée pour les hommes, visible seulement pour les femmes.

— Pourquoi ? lui demandai-je.

— Parce que les femmes ne savent rien et viennent ici s’alarmer bêtement et lâchement. Or, ça m’est égal. Mais les hommes m’apportent de fausses nouvelles et m’accablent de questions. Cela me fatigue et m’émeut pour rien. Une heure après j’apprends qu’ils ne savent pas ce qu’ils disent et que j’ai eu une souffrance inutile. Or, je veux me préserver des souffrances qui ne servent à personne.

C’est très bien raisonné à coup sûr, mais quel art pour conduire sa vie et préserver sa tranquillité intérieure ! J’admire cette jeune étoile, elle brillera longtemps et je ne m’étonne pas d’avoir si vite perdu tout mon feu, moi qui n’ai jamais su me priver d’aucune angoisse intérieure.

Son mari est rentré à cinq heures, comme je remontais en voiture. Il m’a raconté comme certain le fait de Schœlcher. Il m’a dit que la Haute-Cour avait déclaré la déchéance du Président et que cette déclaration avait été affichée dans la matinée, mais peu de personnes ont dû la lire.

Une innombrable armée d’agents de police est sur pied, un mouchard sort de terre à chaque pavé, on assomme quiconque bouge ou parle. Ce matin il y avait de l’émotion à l’École de médecine. On a dispersé les étudiants à coups de bâton, et le poste a été occupé militairement pendant quelques heures. Bedeau est mort, dit-on, des suites de son arrestation. Les sergents de ville l’auraient battu, foulé aux pieds et frappé d’un coup de stylet au cœur. Ce n’est là que le commencement du coup de main», nous en verrons bien d’autres.

Jours d’horreur et d’angoisse, combien allez-vous durer ?

J’ai dîné chez Thomas avec Manceau et ma fille, qui traverse tout avec l’insouciance d’un cœur froid et d’une tête vive. Elle blâme, elle raille, elle juge, elle rit, elle ne craint rien pour les autres ni pour elle-même, quoi qu’il arrive. Forte créature, mais incomplète.

On est venu nous dire qu’on se battait de nouveau à la Bastille. Delacroix est venu, il ne savait rien, il avait dormi toute la journée. Il riait. Tout ça lui est égal. Heureux artistes ! Vous n’êtes pas plus mauvais que les autres, mais vous êtes comme les enfants : vous ne comprenez pas !

À sept heures, j’ai été avec Solange et Manceau au chemin de fer, pour voir si Maurice arrivait. Il n’est pas arrivé, ce sera pour demain ; il ne s’est annoncé que pour demain. Nous avons passé sur la place de la Bastille, rien ; pas un bruit, pas un groupe, des soldats partout. Autour du Jardin des Plantes, des feux de bivouac. Au débarcadère, des fiacres, des équipages, pas de police apparente.

À notre retour, même calme. Solange est retournée chez elle avec ma voiture. Le B… est venu à dix heures me dire que la lutte commençait. Il a vu un vieillard et une femme tués tout fraîchement, dans la rue Saint-Nicolas. Par qui, comment, il ne le savait pas. On les plaçait sur des chaises, on allait les promener aux flambeaux.

La rue Saint-Martin était pleine de rassemblements et d’agitation. On parlait de sept à huit barricades, de charges de cavalerie. Tout cela vague et sans détails. Mais il a vu les deux morts.

On commence à tuer, le premier sang est versé. La nuit s’écoule pourtant dans un morne silence. De temps en temps je crois entendre un feu de peloton ; mais bientôt je reconnais que c’est le bruit des grosses charrettes sur le pavé. Puis il se fait des repos d’un quart d’heure, les horloges sonnent et les coqs chantent. Étranges nuits que celles qui suivent ou précèdent les orages politiques !

Le mécontentement et l’effroi ont remplacé aujourd’hui le doute et la stupeur. Le jour approche. Que va-t-il éclairer ?

Ô vieux Jacques, ne bouge pas ! ton heure n’est pas venue.

Jeudi 4.

Maurice m’a écrit ce matin, ni Lambert[7] ni moi ne pouvons partir. Cette phrase incomplète dans une lettre courte et qui voulant passer à tout prix afin de me rassurer, s’abstenait de tout détail, m’a jetée dans une grande inquiétude.

Comme on disait à Paris que la province était déjà en feu, j’ai cru que Maurice était arrêté, ou renvoyé des abords du chemin de fer par une brutalité quelconque. Manceau me tourmentait de son côté pour partir, se sentant responsable en quelque sorte de ma sûreté, l’excellent cœur m’a tant pressée que j’ai cédé et que j’ai promis de partir ce soir. Ce ne sera pas très facile, la circulation est interdite aux voitures et je me sens trop malade pour marcher. Pourtant, voilà Mayer[8] qui arrive avec son petit coupé de louage, et qui s’installe sous ma fenêtre comme si de rien n’était.

Deux heures, je reviens de déjeuner chez Thomas. On a regardé ma voiture avec étonnement, mais sans m’arrêter. Mayer paraît fort résolu et répond de me mener où je voudrai. Où je voudrai I où puis-je aller ? Tous mes amis sont errants ou cachés ; et j’ignore si, à l’heure qu’il est, il en est un seul qui pense et agisse comme je le lui conseillerais. J’ai pourtant vu le papa d’Eugène à déjeuner avec Calamatta[9]. Ils disent que Bedeau n’est pas mort, que Baudin est tué, Esquiros blessé, Schœlcher ni tué, ni blessé, ni pris.

Ils m’ont dit des choses intéressantes, mais que je ne veux pas écrire. On est à tout instant sous le coup d’une arrestation ou d’une visite domiciliaire. On craindrait de compromettre quelqu’un, et tant de versions circulent d’ailleurs qu’on ne doit peut-être rien enregistrer jusqu’à plus ample informé. (Me rappeler un mot de Bastide à Schœlcher dans une circonstance intéressante).

Le rescrit du général Saint-Arnaud, commandant des forces militaires, affiché ce matin, est effroyable. Tirer sans sommation sur les attroupements, fusiller immédiatement tout homme pris sur les barricades. « La lutte est commencée dit-il, les ennemis de la famille et de la propriété, ceux qui veulent le meurtre et le pillage, sont désignés à l’exécration publique. Citoyens honnêtes et paisibles, restez chez vous. » On tuera pour vous, honnêtes bourgeois, ne vous mêlez de rien. Et pourtant le peuple ne bouge pas, si je suis bien informée. Les tentatives de barricades sont faites par des philanthropes de juin 1848. Quant aux rassemblements, c’est tout le monde qui s’en mêle, mais sans dessein arrêté. Les passants les regardent, écoutent, crient quelquefois et fuient devant les soldats pour se reformer à deux pas de là ou revenir aux coins de rue dès que la troupe a passé.

J’ai envoyé Mayer à Montmartre chercher une malle prêtée à Palognon[10]. Il dit qu’il passera partout. Il me fait trop de protestations. Je ne sais si ce n’est pas un mouchard qu’on a mis à mes trousses, peu m’importe. Il a la figure d’un honnête homme et je lui ai donné une poignée de main pour le remercier de ses offres de service. Mais aussitôt après, il m’a demandé si L. R[11]. était à Paris. Si je l’avais su, je ne le lui aurais pas dit. On est méfiant malgré soi, dans ces temps de trouble et de crime.

Un piquet de voltigeurs vient s’installer l’arme au pied sous ma fenêtre. C’est l’armurier de la maison qui craint qu’on ne pille sa boutique. Deux officiers les commandent, l’épée nue à la main. Ils sont décorés, ils ont l’air résolu à tuer. Les troupiers sont insouciants, on ouvre les fenêtres et on les regarde. Ils regardent aussi, ils ont le droit de nous envoyer des balles s’il leur plaît. Voilà où nous en sommes.

Ils s’en vont ; l’officier faisant un geste significatif avec son sabre, leur dit ces mots très clairs : À hauteur d’homme.

On ferme les boutiques. Manceau sort pour acheter du savon, Lebl[12]… fait mes comptes, je fais mes malles.

Il y a une grande effervescence. La rue de la Harpe est fort agitée, on y tire quelques coups de fusil. Un peloton de gendarmerie mobile passe, une cinquantaine d’hommes, ouvriers, bourgeois, étudiants, sans se rassembler précisément, se pressent au coin de la rue et leur crient : « À bas le despote, à bas les traîtres ! Vive la république ! » Ils continuent de marcher, le dernier se retourne et couche en joue. Tout le monde s’éloigne. Des servantes et des ouvrières effrayées descendent la rue en courant.

On entend des coups de feu, et le canon au loin. Maillard, l’acteur, m’a dit chez Thomas qu’il y avait des barricades et qu’on se battait dans la rue Saint-Martin. Il a vu cela.

Un peloton de fantassins passe encore. On le suit, on leur crie : « Vive la République ! vive la ligne ! à bas le tyran ! ». L’officier : « Gauche, droite, en joue ». On se disperse encore.

Mayer revient, je le paye afin qu’il puisse s’en aller si on le chasse de la porte. Au bout d’une heure, il n’y est plus, je ne sais qui l’a renvoyé. Il faudrait toujours être à la fenêtre et Manceau m’en empêche. Le fait est qu’il n’y fait pas bon. Mais qu’on tient peu à la vie quand on voit toute une population sans lois, sans sécurité, sans garantie pour son existence, et tout individu qui passe livré au caprice du gendarme, du sergent de ville ou de l’officier !

Cinq heures. Les troupes passent, repassent, les cris s’apaisent, puis recommencent, singulières alternatives de terreur et d’insouciance ! Il y a des gens qui vont en chantonnant, les mains dans leurs poches, des jeunes gens isolés qui, sous l’œil des soldats, lacèrent avec leurs cannes les proclamations posées sur la muraille, des commères qui tantôt rient, tantôt palissent sur le pas de leurs portes ; des ouvriers qui se croisent, se disent quelques mots et se quittent, des marchands de vieux habits qui braillent comme à l’ordinaire. Puis des silences complets où la rue est déserte. Avec toutes ces boutiques fermées on dirait que la population est morte, et qu’il n’y a plus que des maisons vides dans une ville abandonnée.

J’attends quelqu’un qui doit m’apporter un passeport, il n’est pas venu ; mes malles sont fermées. Leblanc a trouvé une voiture qui consent à marcher.

Ma fille arrive avec son mari. Ils ont laissé Nini chez Thomas. C’est le capitaine d’Ar[13]… qui a été avertir Solange que je partais, et lui dire de ma part de venir vite, si elle veut partir avec moi. Elle est venue avec son enfant, son mari et une malle jusque chez Thomas ; mais là le cocher leur a dit que pour mille francs il n’irait pas plus loin et n’attendrait pas une minute à la porte. Puisque nous tenons une voiture qui ne refuse pas de marcher, nous allons prendre la petite chez Thomas. J’y paye ma note. Thomas vient me dire adieu dans ma voiture, je dis adieu à mon gendre, et nous partons pour le chemin de fer.

Ah ! si j’étais homme, je ne partirais pas ; mais il faut sauver les enfants, c’est le premier devoir de la femme, le premier besoin de la mère. Et puis que ferais-je ici ? je n’y peux rien que m’y faire tuer. Ce n’est pas encore mon heure, ni celle du vieux Jacques. Ça viendra. Patience donc.

Adieu, pauvre Paris où je suis née, tête et cœur de la France, de l’Europe et du monde. Il plaît à un ambitieux de te mettre à feu et à sang aujourd’hui. Cent mille soldats, enfants de Jacques, vont tirer sur leur père. Ô race humaine. « Des enfants de Japhet, toujours une moitié fournira des armes à l’autre ! »

Nous dînons à six heures dans un sale cabaret, appelé l’Arc-en-ciel. On nous dit qu’on s’est battu tout l’après-midi vers la Bastille, qu’on a tiré le canon, qu’il y avait de hautes barricades. Nous ne savons rien de plus. On n’ose plus aborder un passant, interroger un ouvrier dans la crainte d’avoir affaire à un mouchard déguisé.

Au débarcadère où Leblanc a déposé nos paquets, Nini tousse ; Manceau se dispute avec Solange pour un nécessaire qu’elle veut avoir sous ses pieds. Nous rions tous trois de la dispute, mais nous partons, la mort dans l’âme ; et moi avec une double inquiétude, car la lettre de Maurice me livre à mille suppositions effrayantes.

Le chemin de fer est occupé militairement. Cependant on part et on arrive sans qu’on vous demande de passeports. Les soldats vous regardent sous le nez, ceux-là rient et boivent, dans quelques jours ils insulteront les femmes, et l’homme qui voudra les défendre sera fusillé s’il plaît à l’officier de poste.

Au reste, cette absence de formalités et de surveillance au départ prouve qu’il y a une police occulte autour de vous, ou qu’on laisse partir avec plaisir quiconque veut s’éloigner du foyer de la lutte. Leblanc vient pourtant de voir arriver le convoi. On arrive comme on part, sans être tracassé.

À Orléans, un poste d’infanterie occupe la gare. Des gendarmes circulent. Ils vont demander nos passeports. Je n’en ai pas. Non, ils ne les demandent pas.

Nous mangeons à la hâte. Nini se souvient qu’il y a vingt jours elle a mangé des petits pois à ce même buffet, elle n’a pas de préoccupations politiques.

À Vierzon, plus de soldats, et encore des gendarmes, mais ils ne demandent rien et ne paraissent regarder personne. Il y a fort peu de voyageurs dans les premières places ; beaucoup de marchands de bestiaux chargés d’argent et suivis de leurs chiens. Ils frappent de leurs pieds gelés sur les dalles, ils parlent du marché de Poissy, du cours des moutons et des bœufs. Un seul individu, un employé qui demande les billets à la portière, nous demande à demi-voix ce qui se passe à Paris. « On se bat. — Ah ! sac… n… de D… ! — On tire sans sommation. — Ah ! nous sommes donc f… ! » et il s’éloigne en criant : « Issoudun, Châteauroux ! »

À Issoudun, une heure du matin, profond silence, brouillard et clair de lune. Pas un chat autour du convoi. On dort, on se cache. Allons, la province n’est pas en rumeur.

À Châteauroux, quatre heures. Les marchands de bestiaux tirent leurs chiens de leurs cases et battent leurs pieds gelés. Sous la gare, un brigadier et huit ou dix gendarmes nous demandent ce qui se passe à Paris. Nos réponses les frappent de stupeur. Ils ne savent rien depuis trois jours.

À l’auberge je vois un curé qui ressemble à Rollinat, et qui se nomme à quelqu’un. Je lui donne des nouvelles de son frère, et je lui apprends ce qui se passe. Cela lui paraît fort indifférent ; cependant il s’émeut un peu en apprenant que l’archevêque de Paris est arrêté ou passe pour l’être.

Nous arrivons le 5, vendredi, à Nohant, au petit jour, par un brouillard froid. Manceau a fait la route de patache avec trois chiens de boucher et un panier de morue gâtée.

Nous sommes transis et brisés, nous courons embrasser Maurice dans son lit. Nos inquiétudes domestiques sont passées, puisque nous voilà tous sains et saufs et réunis sous le même toit. Eugène Lambert arrive les yeux gros de sommeil, mais content, pour la première fois de sa vie, d’être réveillé avant son heure. Nous causons. Le pays est tranquille matériellement. La compression est à Tordre du jour. Les préfets vont s’en donner, mais on agit encore assez timidement. Si le coup d’État était manqué I L’heure n’est pas venue pour eux d’avoir le verbe trop haut. Ça viendra, patience !


Le 5, minuit.

J’ai vu Fleury[14] à onze heures, je l’ai conseillé comme je pense et comme je crois. Suivra-t-il mon avis ? Je me suis rendormie à midi et j’ai dormi jusqu’à quatre heures, après quoi j’ai défait mes malles, tout en causant avec Maurice, et je me suis ensuite assise seule devant mon feu pour me remettre et me ravoir. La fatigue m’a rendu le calme forcé.

J’ai vu deux personnes, je ne veux rien écrire des autres. (Me rappeler une histoire de voiture cellulaire.)

On a arrêté plusieurs personnes. D’autres sont en fuite, on s’est encore battu aujourd’hui, dit-on, à Paris, et le soir on redevient tranquille en apparence comme tous les soirs depuis le 2. Les proclamations annoncent que le calme règne à Byzance, les autorités s’enhardissent. Demain plusieurs de mes amis seront arrêtés probablement pour avoir été aux nouvelles ou tout simplement parce qu’ils déplaisent. Le système est d’arrêter les gens influents qui pourraient, on le croit, servir de chefs à une résistance. Grande erreur !

Si le peuple se soulevait sans direction et sans conseil, il serait peut-être plus vite écrasé, mais ce ne serait pas sans avoir fait sentir sa griffe et sa dent, et on lui retire les amis les plus calmes et plus sages qui pourraient peut-être le retenir et le moraliser dans sa colère. Mais c’est ce qu’on veut. On veut que Jacques fasse le mal, afin de pouvoir le déshonorer en le tuant !

Ah ! pauvre Jacques ! jusqu’à ce jour pourtant il a fait bon d’être avec toi. Tu n’as pas versé le sang, tu as pardonné, patienté, tu as été sublime par moments, insensé parfois, mais toujours à force de confiance et d’enthousiasme. Tu es pur encore, et on peut t’aimer sans déchirement de cœur, sans effroi et sans remords. Voilà qu’on te provoque avec une audace inouïe. Que vas-tu devenir ? Pourra-t-on t’enseigner la clémence à présent ?

Jacques est un enfant terrible. Il faut l’aimer, quand on l’aime, comme l’enfant de ses entrailles. L’aimer avec patience, avec colère quelquefois, avec fidélité, avec courage toujours. Quand on a un enfant terrible, on le gronde, on l’exhorte, on le prend par la douceur, par la réprimande. Il vous fait quelquefois bien du mal. Il ne vous écoute pas toujours. Il se jette dans le danger comme un sot, il se débat dans la colère comme un fou, il se livre à ses passions comme une bête. Il vous impatiente, il vous indigne, il vous désole. Mais c’est votre enfant. Il vous faut bien l’aimer malgré vous ; vingt fois par jour peut-être vous lui direz : a Je te maudis, je t’abandonne. » Mais vous ne pouvez ni l’abandonner, ni le maudire, car vous sentez que c’est votre enfant.

Et qui dit un enfant dit ce qu’il y a de plus déraisonnable et de plus ingrat dans le monde mais aussi ce qu’il y a de plus cher et de plus sacré à toute âme droite, car l’enfance est ce qui a le moins la notion de la justice ou de l’injustice des hommes, la conscience du mal et du danger par conséquent.

L’enfant ne sait pas ce qu’il fait. Vous voulez le lui apprendre, vous le tourmentez, vous le grondez, vous le contrariez, il se révolte et vous ne vous lassez pas. C’est que vous savez qu’il ne sait pas.

Que Dieu le prenne dans vos bras au moment où vous êtes le plus sévère avec lui, le plus mécontent de lui, vous fermez vos bras pour le retenir. Vous savez bien que celui qui sait tout, lui pardonnera tout, mais vous ne voulez pas qu’il parte, vous ne voulez pas qu’il meure, vos entrailles se déchirent à cette idée horrible.

Ah ! conservateurs, vous avez tous des enfants, vous les chérissez ainsi, et vous ne comprenez pas que Jacques, le vieux Jacques, qui est toujours un enfant, est précisément l’enfant sorti de vos entrailles !

Quand votre fils grandit, ses passions s’exaltent et souvent il fait des fautes graves à vos yeux d’homme mûr et de père rigide. Dans ces moments-là, vous avez de vives angoisses. Ah ! si mon fils allait s’égarer tout à fait, s’il allait se déshonorer, commettre un crime, ou se souiller d’une lâcheté ! Mon Dieu ! qu’il meure plutôt !… non ! qu’il ne meure pas, qu’il souffre, qu’il expie, mais, ô mon Dieu, ne permettez pas qu’il fasse le mal et qu’il meure en le faisant !

Oui, c’est comme cela que vous aimez l’enfant de vos entrailles, et plus encore, car il arrive parfois qu’il fait le mal, qu’il devient coupable et criminel, et alors, vous le plaignez tant, que vous l’aimez plus que jamais. Sa mère l’accompagne dans l’exil, dans la prison, au bagne et jusqu’au pied de l’échafaud. Le prêtre qui, au nom de Jésus, représente la paternité spirituelle, le bénit et l’embrasse jusque sous la main du bourreau. Oui, c’est comme cela qu’on aime son enfant, et Jacques est l’enfant de nos entrailles»

Est-ce qu’il n’est pas plus encore pour toi, ô race qui règnes et possèdes ? Est-ce qu’il n’est pas à la fois ton père, ton ancêtre, ton frère naturel, le fils de ton amour ? Jacques t’avait mis au monde dans le mariage, tu l’as oublié, tu le rends au monde en couchant avec la fille du peuple, et tu en fais un bâtard que tu abandonnes quand tu ne l’assassines pas par la misère et par la guerre civile.

Ah ! pauvre Jacques, grand-père et petit-enfant de la bourgeoisie et de la noblesse, comme tu es à plaindre et quel cœur de pierre il faut avoir pour ne pas t’adopter avec toutes tes erreurs, tous tes travers, toutes tes passions et tout ton malheur !

Jacques ! Jacques ! tu m’as fait bien du mal et j’ai bien souffert par toi dans le secret de mon âme. Mais je suis ta fille et ta mère, et si je ne sais pas vivre avec toi, du moins c’est avec toi et pour toi que je veux mourir.

Mais l’heure n’est pas venue, et cette crise d’aujourd’hui n’est pas celle où je voudrais voir ton réveil. Tu es irrité, tu as laissé le mal entrer dans ton cœur. Si tu secoues en ce moment tout ce que tu as voulu prendre et porter sur tes épaules, tu vas le briser et te trouver seul.

Ah ! je te croyais mûr aux jours de février ! Tes grands instincts triomphaient en ces jours-là, et ta masse fut sublime. Elle ne peut plus l’être aujourd’hui. Elle s’est laissé corrompre par la peur, par la souffrance, par la rancune, par la vanité, l’ambition, la jalousie, l’engouement et la méfiance. Jacques a bu la coupe du désespoir, il est ivre ; on prend ce moment-là pour le provoquer, malheur, malheur à lui et aux autres !

Les autres, est-ce qu’ils ne sont pas des Jacques aussi ? Décrassés d’hier ou d’avant-hier, ils sont Jacques. Tout est peuple, tout est l’humanité à la fois adolescente et décrépite, à la fois bonne et mauvaise, intelligente et bête, folle et sage, grande et misérable. Pauvre humanité que je te plains et que je t’aime ! Oui les coupables, les meurtriers, les insensés sont aussi mes frères, mes pères et mes enfants.

Que suis-je de plus que le méchant ? un infirme un peu moins aveugle, voilà tout.

Je hais ce qu’il a de pourri dans l’âme et dans l’esprit, mais sa vie me paraît toujours sacrée, parce que la vie, c’est le chemin vers Dieu, et qu’on peut toujours recouvrer la vue à un moment donné. On peut toujours s’éclairer, se réhabiliter, se convertir.

Si on vous tue, on vous préserve peut-être de bien des malheurs et de bien des fautes, on vous débarrasse de bien des années mauvaises, infortunées ou coupables, mais on vous ôte l’heure de vérité et de justice que Dieu vous réservait peut-être, et cela c’est un crime dont aucune société humaine ne pourra jamais décréter la sanction. La vie de nos semblables est donc sacrée, parce qu’ils la tiennent de Dieu. Le meurtre, sous quelque forme qu’il se produise et s’ordonne, est donc le mal par excellence, le mal que mon âme réprouve et qu’elle ne peut jamais admettre comme une nécessité sociale.

Et pourtant, si nous sommes dans la guerre civile, il faut que Jacques tue ou soit tué.

Arrête, attends, patiente, pauvre malheureux Jacques ! Subis l’oppression et l’injustice encore une fois. Ceci ne sera pas long. Ce fantôme de despotisme qui se dresse va tomber de lui-même. Attends pour le renverser que tu sois fort. Quand on est fort, on est calme, on est clément. Soyez cléments ! cette parole d’un réactionnaire violent, brisé par le calme de mon attention, ne me sort pas de l’esprit.

On n’a pas besoin de tuer quand on est fort ; voilà pourquoi l’homme qui veut inaugurer ce matin son règne par le meurtre de Paris est faible ; si faible qu’on est consterné de songer à son lendemain, et qu’on est presque tenté de le plaindre. On est fort quand on est juste. Attends que tu sois juste, mon Jacques, tu ne l’es pas encore. On est juste quand on est éclairé et tu ne l’es pas.

Tu as voulu ce qui t’arrive : un empereur.

Tu l’as rêvé, tu l’as acclamé ; subis son règne éphémère et ne te mêle pas à la bataille qu’il veut engager avec les passions. Refuse le combat, laisse faire.

Mais tu ne m’entends pas, on défend à tes amis de te parler, et si tu les écoutes on te persécute davantage. Toi-même, tu ne les comprends pas. Tu ne vois que le jour présent, et s’ils veulent voir au delà, tu les soupçonnes et les quittes. Ah ! que nous pleurerons peut-être dans huit jours !


Samedi, 6 décembre.

Une journée calme et morne. Point de nouvelles, du moins pas de détails.

Savoir les choses en gros et vaguement, c’est ne pas les savoir. Aucun journal n’est arrivé au pays, pas même la Patrie.

Le Pays, que j’ai lu à Paris mercredi, ne paraît déjà plus, puisque je ne l’ai pas reçu, ou bien on ne lui permet pas d’aller en province.

Leblanc a écrit qu’on s’était battu sérieusement jeudi dans la journée. Les lettres reçues à la Châtre disent qu’il y a eu beaucoup de morts et plus de bourgeois que d’hommes du peuple. On a lu je ne sais quelle proclamation ; les gens de la Châtre rient et applaudissent parce qu’on leur dit que les rouges sont enfoncés et les rouges n’ont pas donné ; sans le savoir, j’en jurerais, le peuple a refusé le combat.

Lumet et vingt autres d’Issoudun ont été arrêtés pour avoir, dit-on, empêché les ouvriers d’aller aux vignes. Une femme d’Issoudun, que j’ai vue aujourd’hui, l’a vu passer dans une voiture entre deux gendarmes le pistolet au poing. On dit qu’on les envoie hors du pays. On a peur, on tue, on violente, on empoigne, on menace. Quelle manière de saisir les destinées d’un pays ! quelle heureuse inspiration pour sauver la France !

J’ai passé la journée à ranger ma chambre, mes papiers, et à faire mes comptes. Avec de l’ordre on peut se passer de fortune et de parcimonie. Ce n’est pas la libéralité, c’est le désordre qui ruine. Il faut toujours savoir ce qu’on a, avant de savoir ce qu’on peut faire.

Mes enfants, qui ont l’habitude d’être gais, ne savent pas être tristes sans se désespérer, Maurice surtout. Il faut se remonter le moral pourtant, et accepter le fait sans jamais douter de l’idée. J’ai écrit quelques mots à tous mes amis pour leur donner de mes nouvelles et surtout pour savoir des leurs d’une manière détournée.

Il fait un beau clair de lune très froid. La campagne est complètement muette. À de certaines heures de la nuit, il faut faire un grand effort de mémoire pour se persuader que le monde se débat dans la tempête.


7 et 8.

Pas de nouvelles de mes amis, rien ! on n’intercepte pas leurs lettres, puisqu’il en arrive d’autres qui donnent des détails sur l’abominable orgie militaire qui a souillé à jamais l’armée française et détruit le dernier prestige attaché à nos armes. Au nom de celui qui porta si haut ce genre de gloire, on a commis dans Paris un acte de guerre civile digne des plus odieux jours du moyen âge.

Le régime russe est inauguré, et le calme règne à Paris comme à Varsovie.

Le journal la Patrie, organe du coup d’État, est rédigé en argot de sergents de ville. Il appelle fouiller les maisons, violer le domicile des gens étrangers à l’action, insulter les femmes et massacrer les hommes qu’on y trouve. Il dit que nos troupes sont bien contentes d’avoir frotté ceux qui les ont désarmées en février. Le président oublie que, sans cette défection des troupes en février, il serait encore exilé, ou repris pour quelque nouvelle équipée et réincarcéré dans sa prison de Ham.

Frotté ! le mot est heureux, il est gai ! cela vient après l’aveu que, de mémoire d’hommes, le cœur de Paris n’a présenté un aspect aussi lugubre qu’aujourd’hui, après le récit d’une boucherie effroyable, un détail de femmes fusillées, de citoyens graves et tranquilles tués au milieu de leurs réunions. Ô l’immonde journée ! l’immonde régime que le régime militaire, l’immonde élément que l’action de la soldatesque ! Illusions du peuple dans ces dernières années sur la fraternité du peuple avec l’armée, où êtes-vous ? Je n’y ai jamais cru, moi, depuis les journées de juin 1848 et la campagne de Rome.

Je ne m’étonne de rien, mais je n’en suis pas moins consternée. On connaît un mal, on sait qu’il est fatal, inévitable, et cependant on garde toujours au dedans de soi une vague et folle espérance de voir la Providence le détourner par un miracle. Hélas ! la Providence abandonne ceux qui s’abandonnent eux-mêmes. Le jour où le peuple de France n’a pas compris la République, on pouvait s’attendre à le voir châtié par les prétendants.

Ce hideux journal la Patrie fait d’ignobles efforts pour attribuer la résistance civique d’une portion des Parisiens aux socialistes. Elle avoue pourtant que les faubourgs n’ont pas bougé, et que les ouvriers n’ont pris aucune part au mouvement. Le pouvoir est fort embarrassé, on le voit, débaptiser ses victimes. Tantôt ce sont les rouges, tantôt les insurgés, mot lugubrement emprunté aux journées de Cavaignac. Tantôt les émeutiers, et, en somme, les ennemis de la famille et de la propriété. Aussi, pour les réprimer, le parti de la famille et de la propriété, représenté par nos braves troupes, a violé les femmes et pillé les maisons. On n’ose pas avouer que ce sont des bourgeois mécontents, les uns démocrates, les autres républicains modérés, d’autres orléanistes et légitimistes, la plupart constitutionnels tout simplement, qui ont fait preuve de courage et de désespoir. On ne l’avouera pas. Le fait n’en restera pas moins certain pour moi. La véritable fibre populaire n’a pas tressailli ce jour-là, si ce n’est d’horreur et de pitié ! car il faudrait haïr le peuple s’il s’était réjoui de voir donner une frottée aux bourgeois. Mais le peuple pouvait-il, devait-il courir à leur aide, avec la certitude qu’aussitôt ils se tourneraient contre lui et se réuniraient, pour la plupart, aux soldats pour l’écraser ? Ne l’ont-ils pas dit sur tous les tons et avec la plus lugubre crudité de langage depuis trois ans ? Tout plutôt que le peuple. Les cosaques plutôt que la démocratie.

Et vous voulez que le peuple oublie cela ! Quelqu’un des Débats disait, le 3 décembre, à un de mes amis : Nous attendons le premier coup de fusil des rouges pour adhérer au coup d’État.

La garde nationale était mécontente, dit-on, de se voir mise de côté, et il est certain que cette imposante expression de la bourgeoisie a reçu le plus honteux, le plus déshonorant des soufflets.

Elle, habituée à intervenir dans toutes les crises sociales des temps modernes, à les résoudre par ses armes ou seulement par son opinion, elle qui conduisait la ligne au combat, lui désignant les victimes, ou se plaçant entre elles et l’armée, la voilà pour ainsi dire annulée, dissoute, mise hors de cause, et abandonnée au caprice des généraux de l’armée.

Funeste châtiment du parricide de juin ! elle n’a pas osé se montrer, se protéger elle-même, monter la garde à la porte de sa propre maison. Elle a eu peur du soldat, elle qui avait été brave quelquefois. Elle s’est sentie abandonnée du peuple.

Se dira-t-elle enfin, cette aveugle et malheureuse bourgeoisie, qu’elle ne peut pas se passer du peuple, qu’elle ne sait pas faire de barricades, qu’elle ne sait pas s’y défendre et qu’elle n’est que capable de se cacher au jour des coups d’État, ou de se faire tuer sans espoir de succès ?

Le divorce est consommé ! Il est déplorable, mais qui osera dire qu’il est injuste et lâche delà part du peuple ? Puisse cette leçon terrible, affreuse, ouvrir les yeux du tiers état, et amener un jour une réconciliation nécessaire ! Jusque-là, nous sommes perdus.

Le peuple est encore capable de se battre malgré son abstention actuelle, et encore capable de vaincre et l’armée et la bourgeoisie, quand il se lèvera unanime, furieux et désespéré. Mais que fera-t-il de sa victoire ? Il ne sait pas encore organiser, et d’ailleurs, on ne passe pas du jour au lendemain d’un état social consolidé par les siècles à un état social entièrement nouveau. Il faut des siècles à toute réforme fondamentale.

Nulle théorie socialiste ne saurait s’établir sur l’inconnu ; on n’extermine pas une classe comme le tiers état. On ne la paralyse même pas dans son action pour un temps quelconque. Elle agit par l’opinion, par le crédit, par les capitaux cachés, par la trahison, et même par le silence et la peur. Supposez d’ailleurs, ce qui est horrible à penser, qu’on extermine quiconque ne porte pas une blouse, le lendemain les habits et les redingotes reparaîtront sur d’autres dos et une nouvelle aristocratie se formera.

Les habiles sont de toutes les classes, et les habiles feront toujours fortune tant que le mot propriété aura le sens qu’on lui prête aujourd’hui ; la propriété est indestructible en France. Il faut qu’elle devienne commune par l’association du travail, et c’est là sa consolidation, c’est-à-dire tout le contraire de sa destruction. Les moyens absolus, les mesures violentes ne conduisent pas à l’association. La politique ne résoudra pas ce problème insoluble d’enrichir le peuple en supprimant la bourgeoisie. Il faut donc que la bourgeoisie se convertisse à l’idée du nivellement progressif, ou qu’elle périsse par son isolement et ses propres déchirements. Elle est en route pour ce déplorable résultat, mais elle peut s’arrêter encore. Le voudra-t-elle ? L’infamie dont elle est aujourd’hui victime lui fera-t-elle faire enfin de salutaires réflexions ?

Le remède aux maux communs paraît pourtant bien simple. Que la bourgeoisie ouvre sincèrement les bras au peuple.

Que le peuple ouvre d’abord sincèrement les bras à la bourgeoisie, dira-t-on. Le peut-il ? ses méfiances ne sont-elles pas fondées ? Que la bourgeoisie demande, impose le suffrage universel, complet, réel ; qu’elle accorde ces questions fondamentales d’une société républicaine : la liberté d’écrire, de parler, de se réunir, l’impôt progressif, l’instruction gratuite, — et après les malheurs qui ont frappé toutes les classes de la société, il est certain qu’aujourd’hui les idées excessives de la démocratie, le communisme immédiat, la dictature de l’État, le gouvernement direct et autres systèmes enfantés par la passion, le désespoir ou le fanatisme, tomberaient d’eux-mêmes, ou se réfugieraient dans des sectes sans importance, que la grande majorité tout en lui laissant sa liberté de penser et de prêcher, paralyserait dans leur action illégale, et forcerait à respecter le consentement social dans sa progression régulière.

Oui, la société est sauvée si la bourgeoisie adopte ces principes suprêmes.

Si l’empire, et à sa suite l’invasion étrangère et la restauration monarchique doivent peser sur nous quelques années, ce qui est fort possible, il est certain qu’une grande révolution restaurera la République avec un drapeau commun à la bourgeoisie et au prolétariat sur lequel ces principes seront proclamés.

Faudra-t-il attendre ces vicissitudes effroyables et ces durs enseignements de l’expérience pour en venir là ? Peut-être ! et jusque-là, jusqu’à cette réconciliation, la bourgeoisie ne peut rien, car le peuple ne veut et ne doit pas se battre tout seul contre tout le monde.

Tout cela était clair pour moi le lendemain de juin, quels que fussent les premiers instigateurs de l’embrasement. La bourgeoisie, en se joignant à l’armée pour écraser le prolétariat, commit un crime qu’elle devait expier plus tard.

Les républicains de la bourgeoisie ont dit pour justifier cette sanglante exécution qu’un immense malentendu en était la cause. Eux aussi, ils marchèrent contre l’émeute, quelques-uns en pleurant et en essayant de se justifier à leurs propres yeux par la pensée que cet incendie avait été allumé dans le principe par les prétendants.

Que les premières barricades aient été élevées par des meneurs payés, c’est possible. Qu’importe ? le peuple s’y rua en masse et il fut bien clair pour tous, quand le combat fut engagé sur tous les points, que c’était lui qui criait : Travailler ou mourir. Que fallait-il donc faire ? disent maintenant ces bourgeois démocrates.

Oh ! je n’hésite pas à répondre : il fallait faire volte-face et marcher avec eux contre les soldats de M. Cavaignac, qui, dès lors, étaient bien les mêmes que ceux de Louis Bonaparte. Il fallait au besoin vous faire tuer entre deux feux.

Est-il donc si difficile de mourir en protestant ? Mais, non, vous ne l’avez pas fait, vous avez eu plus peur du peuple que de la réaction et vous n’avez pas senti dans vos veines le sang du vieux Jacques qui se révoltait contre vous-mêmes ! Vous avez tendu le dos à la dictature sanglante d’un soldat enivré du sot amour-propre du troupier d’Afrique.

Vous aviez à choisir entre deux maîtres, le prolétariat irrité, furieux, et la bourgeoisie atrocement réactionnaire en ces jours-là. Vous avez préféré la bourgeoisie. Tout égarée, tout abominable qu’elle était à ce moment dans son ivresse de haine pour le peuple, vous avez cru qu’elle serait encore plus sage et plus humaine dans sa victoire que le peuple ; vous avez cédé à une probabilité, à une démonstration politique ; vous avez vu, le lendemain, le beau résultat de votre prudence, et vous appelez cela avoir sauvé la République !

On a célébré une victoire plus hideuse encore que celle de Louis Bonaparte, puisque les citoyens y ont fait l’office de soldats ivres et abrutis. On a proclamé l’état de siège, donné la main à tous les ennemis de la République, posé enfin les fortes bases d’un coup d’État qui arrive aujourd’hui tout naturellement et sans effort, et qui n’est que la suite et le complément de la dictature de votre chef, le malheureux et déplorable frère du grand et généreux Godefroy !

Cet homme-là, si douloureusement châtié aujourd’hui, cet homme que je plains, mais que je ne pourrai jamais excuser, n’a-t-il pas pressé dans ses bras, présenté à l’Assemblée et décoré avec affectation les petits soldats de la garde mobile, ces malheureux enfants qu’on avait enivrés, eux aussi, pour les déterminer à tirer sur leurs pères et leurs mères ? Cet imbécile général n’a-t-il pas été, saoul de sang et de larmes, invoquer Jupiter libérateur, au milieu des ruines fumantes de la guerre civile ? Le misérable ! que Dieu lui pardonne, mais que la France se souvienne et ne confie plus ses destinées à l’épée d’un soldat, car qui dit un soldat, en ces temps-ci, dit une brute sanguinaire. C’est la fatalité du métier, car cet homme-là est doux et bon dans la vie privée, à ce qu’on assure. Voyez donc, et réfléchissez.

Quant à la bourgeoisie conservatrice elle fut logique en écrasant le peuple qu’elle haïssait. Le peuple s’en souvient ! Mais qu’elle abjure sa haine, à présent qu’elle est châtiée de son parricide, et le peuple oubliera :

Oui, pauvre Jacques, il faudra oublier, car tu ne peux pas plus te passer d’elle qu’elle de toi. Vos destinées sont communes, vos intérêts bien entendus sont communs, vous êtes le même sang, la même race, et votre ennemi commun, les rois, c’est-à-dire l’étranger, vous menacent de près !

Tout cela, c’est le résumé de nos causeries au coin du feu en famille depuis deux jours. Le calme le plus morne, le plus sinistre, règne ici. Les paysans ne paraissent pas émus de ce qu’ils apprennent. La charrue fend la terre comme de coutume, le soleil brille sur les jeunes blés qui poussent, et le roitelet sautille dans les buissons dépouillés.

À la Châtre, on a reculé devant l’idée d’arrêter nos amis. On les a avertis officieusement de se cacher. Ils s’y sont refusés. La question délibérée a été, dit-on, vivement combattue par Simonnet. Est-ce générosité ? Non, c’est prudence et frayeur. Il a dit que ce régime ne pouvait pas durer huit jours, et on a compris qu’en effet il pouvait ne pas durer huit jours. Nulle part on n’a foi dans cette force brutale, et ceux qui craignent le peuple ne se sentent pas rassurés par le coup de main de la soldatesque. Le silence du peuple est effrayant, aussi ! beaucoup plus effrayant qu’une insurrection.


Trois heures du matin, le 13 décembre.

On ne vit plus nulle part, sous la pression d’une terreur organisée comme celle-ci, et c’est alors qu’on s’aperçoit combien la liberté est une chose nécessaire à l’homme du xixe siècle. Il est aussi impossible de l’habituer à la privation d’indépendance morale et physique, que de faire remonter un courant vers la source. Si mal que nous étions il y a douze jours, il semble déjà, en regardant derrière soi, qu’il y a douze ans d’écoulés depuis le 1er décembre, et que cette triste et sotte phase politique fut une existence de délices au prix de ce que nous avons aujourd’hui. Rien n’est plus antipathique au Français du xixe siècle que cette absence de personnalité qui s’appelle l’état de siège, c’est-à-dire la dictature militaire.

Le peuple le plus enjoué, le plus artiste, le plus vivant de la terre ne connaît rien de plus répulsif à tous ses instincts que le régime de la force aveugle et brutale. La durée d’un tel régime est impossible. Il est aussi impossible de l’accepter longtemps qu’il est impossible de le secouer aujourd’hui. On s’est laissé enlacer par le réseau de fer, comme disent ces fiers généraux, et il faudra du temps pour en rompre les premières mailles.

L’absence de liberté de la presse est peut-être plus sensible encore au Français d’aujourd’hui que l’absence de liberté de locomotion et de réunion. On s’est fait un besoin de premier ordre de pouvoir chaque jour compléter et affermir sa pensée, non seulement par la connaissance détaillée des faits, mais encore par la discussion pour ou contre les principes qu’on a adoptés. Ces pauvres premiers-Paris du Pays font mal au cœur. De tant de publicistes intéressants deux ou trois, restés debout, se battent les flancs pour nous dorer la pilule ou nous rendre l’espérance. On sent qu’ils sont consternés eux-mêmes, et, quoi qu’ils fassent, ils ne peuvent excuser la Providence dont les desseins sont en ce jour, plus mystérieux, plus inexplicables que jamais. Ah ! ne l’essayez pas, elle en sait long, sans doute, mais nous, nous ne savons rien.

La Presse reparaît sans Girardin, dont la conduite ici me paraît droite et logique. Mais qui pourra lire la Presse, veuve de Girardin ? La seule vue du titre, à présent, donne des nausées, c’est comme la vue d’une cheminée sans feu au milieu de l’hiver. Puisse-t-il chauffer la Presse en dessous comme un calorifère, si une ombre de liberté reparaît !

Mais le président peut-il rendre la liberté et se tenir trois jours debout ? Voilà le problème. Pour que Girardin ait donné sa démission de publiciste, lui qui vivait dans cet élément, d’une vie si heurtée, si fantasque, mais si intense et si brillante ; pour qu’un homme si avide d’action intellectuelle, si habile à manier l’idée et le fait, si merveilleusement doué de la faculté de se retourner d’un horizon à l’autre sans laisser jamais à ses ennemis la possibilité de constater une apostasie, pour que Girardin enfin ait perdu la parole, la volonté de combattre quelqu’un et quelque chose, il faut bien que ce qui tente de s’établir n’ait aucune condition de vitalité, sans cela ce roi de l’expédient eût trouvé moyen de se servir de la situation pour espérer et faire espérer quelque chose de nouveau.

Je ne dis point cela par suspicion de sa probité. Mes préventions contre lui se sont évanouies peu à peu devant sa féconde versatilité. Ce n’est pas là un intrigant, mais un artiste. Il a soif de pouvoir et de renommée, mais son intelligence et sa science, plus fortes que sa passion, ne lui permettent plus désormais de sacrifier sa conviction du moment.

Il y tient comme un peintre à son tableau, comme un poète à ses vers. Il en changera bientôt, cela est certain, mais ce sera parce qu’un nouveau spectacle aura frappé ses regards et fait travailler son esprit. Il est devenu fort, tous les jours plus fort sur les matières qu’il traite. Il ne peut plus faire bon marché de son immense talent et de sa merveilleuse clairvoyance.

Les partis auraient tort de compter sur lui, aucun ne l’enchaînera, aucun horizon ne fixera sa course. Mais aucun esprit sérieux ne fera fi de son blâme ou de son approbation, car, si son ensemble ne vaut rien, chaque détail de lui est d’une grande valeur, d’un grand sens et d’un grand poids. Il est réputé et qualifié dans le public, homme sans principes, mais le mot est impropre. C’est le contraire qu’il faudrait dire. Il a le besoin de tous les principes, le goût de toutes les conséquences. Il a tant de principes dans l’esprit qu’il n’en reste pas un qui prédomine dans son cœur. Oui, si cet homme avait les entrailles de son intelligence, il serait le premier de son siècle.

Mais je me surprends à faire son oraison funèbre, espérons que sa mort ne sera pas longue. Tel qu’il est, il est un des éléments indispensables de la vie en France.

Et la France, est-elle morte ? Non, mais elle va dormir. Ce que je redoutais est arrivé. Jacques s’est soulevé dans les provinces, et la bourgeoisie s’est unie à la troupe pour l’écraser. Il a commis ailleurs la faute dont il s’était abstenu à Paris, et sa défaite donne à l’usurpation une force très grande. La terreur de la bourgeoisie va s’abriter sous les ailes de l’aigle de guerre, jusqu’à ce que l’impossibilité du plan aboutisse, et que le rêve de l’empire tombe de lui-même ; mais ceci sera bien plus long que si le drapeau rouge s’était tenu caché.

Jacques, et le drapeau rouge ! ces deux noms me jettent dans une méditation que je ne veux pas éviter. Puisqu’on ne peut pas écrire dans le sens de publier, on peut écrire dans le sens de rêver ; écrire pour soi seul, c’est encore un soulagement, un soulagement plus complet peut-être que quand on écrit pour être lu.

Jacques ! dans ma pensée j’ai toujours personnifié le peuple sous ce nom ; Jacques Bonhomme, c’était le symbole de la servitude patiente au moyen âge. Le Jacques de Shakespeare semble être le plébéien éclairé de la Renaissance. Il souffre, il gémit, il proteste, il cherche l’idéal champêtre. Il n’est pas affranchi, il n’espère pas encore, il est misanthrope, et, comme les Hébreux en captivité, il suspend la harpe aux branches des vieux saules. Il est à Shakespeare ce qu’Alceste est à Molière. Il méprise les grandeurs de ce monde, il les juge et les condamne, mais il n’a pas d’autre sentiment de sa force que son dégoût et son besoin d’isolement.

Aujourd’hui les journaux de la réaction disent les Jacques, et signalent des actes de Jacquerie. Sont-ils vrais ? Je ne le crois pas. Le Constitutionnel a tant menti après les journées de juin, et la Patrie est si bien payée pour insulter les victimes et cracher sur les cadavres !

Mais quand cela serait vrai. Quand certaines populations se seraient levées pour le viol, le pillage et le meurtre, qu’y aurait-il d’étonnant dans ces mœurs sauvages, et de quoi vous plaignez-vous, vous autres qui voulez que le peuple reste dans son ignorance et sa misère ? Pourquoi Jacques n’est-il pas partout le Jacques de Shakespeare ? pourquoi, en certains endroits, est-il resté le Jacques du moyen âge ? qu’a-t-on fait pour son instruction ? Il est en colère, il est violent, il se venge. Vous avez voulu avoir un enfant stupide, il est devenu un enfant terrible ; vous ne savez pas, vous ne pouvez pas le redresser. Il ne vous reste plus qu’à le tuer pour qu’il ne vous tue pas. Soyez donc parricides, voilà un beau résultat ! et vous dormirez tranquilles, après ? Non, le spectre vous suivra partout, et si vous étourdissez vos jours dans l’orgie du triomphe, vos nuits n’en seront pas moins mauvaises, et vous ne regagnerez pas sans terreur votre maison aux approches du soir.

Si le peuple est méchant au point où le dépeignent aujourd’hui les journaux réactionnaires, il faut qu’il ait bien souffert en certains pays ; car je vois autour de moi qu’il souffre déjà beaucoup sans se venger et presque sans se plaindre.

Comment notre province s’est-elle tenue si tranquille, si l’appât du pillage et la soif du sang sont le rêve du paysan et de l’ouvrier ? Ici les mœurs sont douces. Pourquoi ? Parce qu’il y a moins de misère et moins d’ignorance apparemment que dans d’autres localités, et pourtant il y a encore infiniment trop d’ignorance, infiniment trop de misère. Pour que la rage s’empare du pauvre, mon Dieu, combien il faut qu’il souffre ! cela est effrayant à penser.

Le drapeau rouge ! Je ne tiens pas à cette couleur-là, autant qu’au doux nom consacré par les siècles et dénaturé par d’aveugles inimités. Le titre de rouge ne m’a jamais beaucoup flatté, et le blanc est certainement plus beau à l’œil et à la pensée, quand on le sépare de l’idée de monarchie. Nous le reprendrons un jour, le drapeau de la vieille France et nous ne nous laisserons pas toujours qualifier de rouges, c’est-à-dire d’hommes de sang, mais nous n’y sommes point, et il faut pour cela que certains orages passent.

Sont-ils possible à détourner ? Oui, cet homme qui s’est emparé de la responsabilité d’une révolution sérieuse le pourrait, en dépit de son coup de main illégal, s’il avait beaucoup de génie et beaucoup de probité. Mais peut-il en avoir ? Ici nous tournons dans le cercle vicieux.

Les hommes subissent la fatalité de leur naissance, de leur éducation et de leur entourage, et Napoléon lui-même, après l’avoir enchaînée par la puissance de son individualité, a été le jouet et la victime de cette implacable destinée du parvenu, la pire de toutes.

  1. Anglais, dont la fille fut une amie de George Sand.
  2. Surnom d’Emmanuel Arago.
  3. Hetzel.
  4. Paul Rochery, écrivain lyonnais.
  5. Bocage.
  6. Madame Hetzel.
  7. Eugène Lambert, le peintre des chats, condisciple de Maurice Sand à l’atelier Delacroix.
  8. Cocher.
  9. Graveur italien, père de la future madame Maurice Sand.
  10. Sobriquet de Villevieille, un peintre ami de Maurice Sand.
  11. Ledru-Rollin.
  12. Leblanc, concierge.
  13. D’Arpentigny
  14. Ami de George Sand.