Souvenirs et Idées/1855

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Calmann-Lévy (p. 135-150).


APRÈS LA MORT
DE JEANNE CLÉSINGER
1855



APRÈS LA MORT DE JEANNE CLÉSINGER
1855.


J’avais pleuré depuis tant de jours et de nuits que je me sentis anéantie.

J’étais assise près de mon lit, n’ayant la pensée ou la force d’y chercher le repos. La neige amoncelée sur les toits tombait en avalanches bruyantes comme le galop de plusieurs chevaux impétueux s’élançant par saccades, mais ce bruit ne me faisait plus tressaillir et il me semblait que tout était devenu silence. Ma chambre n’était éclairée que d’une faible lueur, bientôt je ne la vis plus et je me sentis comme dans les ténèbres. Le froid cessa de me serrer la poitrine et je me demandai sans aucune émotion si j’étais morte.

Alors j’entendis une voix douce et faible qui disait à mon oreille ce seul mot : « Viens ! » Je ne pus faire l’effort de regarder autour de moi, une atonie complète me donnait enfin le calme absolu. Était-ce le sommeil ou l’extase ? Il me sembla que mon âme quittait le monde terrestre et que tout mon être la suivait dans les sphères de l’inconnu, mais cela s’opéra sans aucun effort, sans aucun trouble sensible.

Quel fut le voyage ? je l’ignore. Le temps et l’espace n’eurent plus de signification, je m’éveillai ailleurs, voilà tout ce que je sais, je m’éveillai en un monde dont je ne sais pas le nom, et en un temps dont je n’ai pas eu la notion.

L’endroit était si beau, si vaste, que malgré la langueur de mes esprits au réveil, j’en sentis le charme et la majesté. Mais je sentais plus que je ne voyais. Entre les splendeurs de cet endroit de la nature et ma vue fatiguée de ténèbres il y avait un voile que je supportais sans impatience et sans curiosité.

Je ne sais pas non plus si cet étal d’inerte contemplation dura des heures ou des années. Peut-être dura-t-il des siècles. Peut-être n’étais-je pas inerte comme je me l’imagine ; je n’ai de souvenir distinct que celui qui se présente à moi maintenant.

Le réveil complet fut lui-même le résultat d’un souvenir net : la cause de mes larmes se retraça à ma pensée et je sentis la douleur aussi intense qu’elle l’était au moment où j’avais perdu la lucidité de mes perceptions. Je crois qu’alors je me levai et que j’essayai de regarder avec intérêt le milieu nouveau dont j’étais environnée.

Tout était printemps et soleil, fraîcheur et délices, les plus belles scènes de la nature m’appellaient à l’admiration, mais mon âme s’y refusait. Un désir et une inquiétude me rendaient insensible à ce qui n’était pas le but de ma présence en ce lieu fortuné.

C’est elle que je cherche, c’est elle qui me cherche peut-être, c’est elle qui m’a dit : « Viens ! » Voilà l’idée unique dont je pouvais me rendre compte.

Et je la cherchai longtemps, longtemps à ce qu’il me semble, mais combien de temps, en quels lieux et à travers quels obstacles ? Cela est en moi vague comme un rêve.

Ce monde que je parcourais était sublime, d’heureuses figures le remplissaient. Je me disais par moments : « Il fut un temps où j’étais poète et où la contemplation de ces choses et la connaissance de ces êtres eussent suffi à ma félicité. Mais je ne suis plus rien, depuis que mon âme s’est dédoublée, depuis que l’enfant de mon cœur et de mes entrailles a été violemment séparée de moi. Tout ce qui est le monde de mes rêves ne m’intéresse plus, il faut que je retrouve le monde de mon cœur. Puisse-t-il être ici ! Oui, belle nature, j’apprécierai tes charmes si tu es la demeure de celle qui m’a été ravie. »

J’ignore si je pensais ainsi dans la solitude ou si je parlais ainsi à des créatures occupées de mon passage inquiet au milieu d’elles. J’étais dans cet état d’anxiété que l’on éprouve ici sur la terre, quand absorbé par un désir ou par une crainte, on perd la notion des choses qui vous environnent.

Enfin je la vis, mais je la vis sans la reconnaître. Seulement je m’arrêtai frappée d’une commotion si vive qu’elle s’arrêta aussi, étonnée, hésitante, et toutes deux nous nous regardions sans pouvoir, en nous croisant sur le sentier, passer outre.

C’était une belle jeune fille, plus grande que moi, svelte, avec de longs cheveux, je ne retrouvais ni ces longs cheveux, ni cette taille élancée dans mon souvenir, mais je reconnaissais les traits de son visage, l’expression de son regard et la forme charmante de ses bras et de ses mains.

Je reconnus encore quelque chose de sa voix argentée, quand d’une voix plus formée mais aussi douce pour mon cœur, elle me dit :

— Femme inquiète et pâle, qui donc cherchez-vous ?

— Je cherche celle que j’ai perdue, celle qui m’a dit : Viens ; la connaissez-vous ?

— Non, mais votre douleur s’empare de moi et je voudrais vous aider à retrouver l’objet de votre amour ; venez avec moi et dites-moi de quel côté vous l’avez perdue.

Je la suivis et comme elle m’interrogeait je ne pouvais lui répondre.

— Je ne sais rien du monde où nous voici. lui dis-je, mais je vois à sa beauté, à son harmonie, que ce n’est pas celui où j’ai été séparée de mon enfant. Mon enfant m’a été arraché par ceux qu’on appelle les hommes, et c’est dans leurs mains qu’il est mort.

— Mort ? dit la belle jeune fille avec surprise. Ici les enfants ne meurent que bien rarement ! Les vieillards seuls nous quittent en grand nombre quand ils ont accompli la loi de la vie. Et puis ici on n’arrache pas les enfants à leurs mères. Je vois bien que vous n’êtes pas de ce monde-ci et j’ignore comment vous y êtes venue. Mais nous savons que les âmes des autres terres peuvent venir sur la nôtre, et qu’elles y apparaissent comme des êtres semblables à nous. Je sais que j’y suis venue moi-même plusieurs fois par la pensée alors que j’habitais ailleurs, et que j’y suis née après avoir vécu ailleurs.

— Avez-vous donc la mémoire de vos existences précédentes ? lui dis-je, plus frappée à chaque instant de sa divine ressemblance.

— Nous en avons la certitude, répondit-elle. Notre foi nous la donne, nos sciences nous l’enseignent, et un instinct naturel que l’éducation développe en nous avec soin, nous fait retrouver avec plus ou moins d’effort et de netteté, selon le plus ou moins d’excellence de notre organisation bien cultivée, le souvenir des temps et des lieux que nous avons traversés.

— Eh bien, charmante fille, faites donc cet effort, car il me semble que je vous ai connue, et quelque chose d’invincible m’attache à vos pas, au risque de vous importuner de ma douleur.

— Votre douleur ne m’importune pas, dit-elle ; au contraire, elle m’attache à vous aussi par un attrait invincible, mais se souvenir de ce qui est antérieur à la vie présente n’est pas un acte isolé de la volonté. C’est quelque chose qui a besoin du concours de deux âmes. Venez avec moi dans ce jardin naturel qui forme l’angle de la montagne, car vous êtes fatiguée et nous avons besoin l’une et l’autre de nous recueillir.

Et comme elle marchait légère et souple devant moi, je reconnus à la grâce et à l’énergie de sa démarche que c’était la belle créature que j’avais vue se développer dans mes bras. Elle avait atteint loin de mes yeux un développement plus avancé, elle était arrivée à l’éclat de toute sa beauté sortie de la première adolescence, mais c’était elle. Nulle autre qu’elle ne pouvait marcher ainsi et tous ses mouvements vibraient dans mes fibres.

Alors je ne pus m’empêcher de lui dire :

— Lorsque vous marchiez ainsi devant moi sur la terre des hommes, moi déjà vieille et souvent fatiguée, j’avais peine à suivre la trace de vos petits pieds sur le sable ; mais, comme aujourd’hui, je retrouvais tout à coup des forces en vous voyant bondir comme un jeune chevreau, et la plénitude de votre vie souriante et forte passait de mon cœur dans ma volonté et de ma volonté dans tous mes membres. Je me sentais redevenir jeune avec vous, et vous m’eussiez conduite de bonds en bonds, et de rires en rires au bout du monde.

Elle se retourna surprise et un peu méfiante, quoique toujours douce et affectueuse.

— Attendez, me dit-elle, ne vous pressez pas tant de croire que je suis une partie de votre être. Le mien a été brisé brusquement et cruellement je le sais, dans un autre monde. Il m’est resté de ce passé mystérieux une sorte d’inquiétude, de regret, de terreur, et comme une larme toujours prête à couler, mais je ne sais dans quel sein la répandre et je redoute l’illusion qui me jetterait dans les bras d’une autre mère que la mienne.

— Avez-vous donc une mère dans le monde où nous voici ?

— Oui, une mère que j’adore, comment ne l’aurais-je pas ? Je vous ai dit qu’ici je suis née, et qu’ici l’on ne meurt pas jeune. Mais vous ressemblez à ma mère et voilà pourquoi je ne peux pas m’empêcher de vous regarder avec tendresse.

— Ô Dieu ! m’écriai-je, vous avez une mère que vous chérissez, et moi qui vous ai tant pleurée, je ne suis plus rien pour vous !

Elle parut ne pas me comprendre et me regarda avec une inquiète compassion. Nous étions arrivées au terme de notre marche, je m’assis accablée et en proie à une jalousie désolée que je sentais injuste et que je ne pouvais pas vaincre. Comme je la voyais affligée de mon abattement :

— Je me souviens pourtant, lui dis-je, que ma première prière à Dieu, quand vous m’avez été ravie, a été pour lui demander de vous faire retrouver dans l’existence que vous alliez recommencer, une mère aussi éprise de vous, aussi absorbée par vous, aussi attentive à votre bonheur que moi-même.

— Eh bien, dit-elle, ce Dieu bon vous a exaucée, s’il est vrai que je sois celle pour qui vous avez prié. Bénissez-le comme je le bénis.

— Oui, oui, je le bénis tendrement et de toute mon âme, répondis-je, mon égoïsme est chassé par la réflexion, et cette mère que vous avez trouvée, je veux la bénir aussi, s’il m’est permis de la voir.

— Vous la verrez tout à l’heure, dit-elle. Elle n’est pas loin et nous ne nous quittons pas longtemps.

— Hélas ! repris-je, moi je ne vous quittais pas d’une heure, et si vous étiez devenue sous mes yeux, grande et belle comme vous voilà, je ne vous aurais pas quittée d’une minute.

— Nous vivions alors apparemment dans un monde de souffrances ou de dangers que l’on ne connaît point ici ; mais encore une fois, avant de caresser des illusions trop douces, essayons de mettre nos âmes en rapport par des pensées de même nature. D’abord regardez et sachez où vous êtes, afin que dans votre appréciation de ce monde-ci, je trouve en mes propres souvenirs un lien avec vous qui réveille chez moi les images du passé.

Je regardai les objets extérieurs. Le voile s’était allégé, mais il interceptait toujours ma vue comme une brume légère et il n’y avait de net pour moi que la figure radieuse de cette belle fille.

— Je vois, lui dis-je, que nous sommes dans un beau pays de montagnes, sur leurs vastes croupes doucement inclinées ; que tout est abri grandiose autour de ces horizons dentelés, et que là, autour de nous, tout est prairie splendide, sentiers charmants, groupes d’arbres magnifiques. Là-bas, au lieu où cette prairie, vaste comme une contrée, monte en gracieux mouvements vers l’horizon plus largement ouvert, je vois aussi monter le beau soleil du matin, plus large, plus rose, plus chaud que je ne l’ai jamais vu ni senti. Mais les feuillages et les oiseaux, les herbes et les insectes, les fleurs et leurs parfums, ne me demandez pas de vous en rendre compte. Je ne les distingue pas bien. Tout le détail de cette nature me semble à la fois connu et inconnu ; et je sens que malgré des ressemblances générales, je ne puis saisir la clef qui m’ouvrirait l’intelligence de ces choses.

— Votre appréciation est conforme aux vérités qu’on nous enseigne, reprit-elle. Tous les mondes étant formés de la même substance, et la nature étant soumise à une grande conception principale qui est une dans son plan, il est probable que vous reconnaissez ici, au premier aspect, la logique universelle sans vous bien rendre compte de ses ingénieux procédés.

« Est-ce donc elle qui me parle ? pensai-je, est-ce là cette enfant dont j’ouvris l’âme aux notions les plus élémentaires de la vie, qui maintenant éclairée d’une lumière seulement pressentie par moi, me confirme dans les croyances de mon âge mûr ! »

Et comme je rêvais, mes yeux s’arrêtèrent sur la mousse qui tapissait les flancs du rocher contre lequel j’étais appuyée. Les souvenirs de la terre, aussi nets en moi et aussi poignants dans leur détail que l’aspect de cette terre nouvelle était vague et mélancolique, m’arrachèrent des larmes qui tombèrent sur cette mousse luxuriante, et je la touchai pour m’assurer qu’elle était presque semblable à celle qui croît sur les parois de nos roches et sur le tronc de nos arbres.

La belle fille m’observait, et ses yeux s’arrêtant où s’arrêtaient les miens, elle me dit en prenant mes mains glacées :

— Pourquoi la vue de cette petite plante me donne-t-elle aussi envie de pleurer ?

— Jeanne, lui dis-je, regardez bien et souvenez-vous.

— Je m’appelle Nata, dit-elle, et pourtant le nom que vous me donnez caresse mon oreille comme un son plaintif déjà entendu ailleurs. Je regarde ces plantes, et mon imagination les anime de je ne sais quelle vie. L’humidité de la nuit les gonfle encore et développe leurs fines découpures ; leurs tons veloutés me semblent plus beaux que de coutume et il me vient au bord des lèvres je ne sais quelles paroles enfantines.

Mère, lui dis-je, pour raviver sa mémoire, allons voir la fête des mousses !

— Oui, oui, s’écria-t-elle : c’est ce mot-là !

Quand la pluie douce du printemps venait de tomber, quand ces pauvres mousses, arrachées de leur souche nourricière par mes faibles mains, ornaient le jardin d’enfant qu’une femme, une mère, avait construit pour moi, après des jours de langueur et de souffrance, elles reverdissaient splendides, et se hâtaient d’embrasser de leurs frêles petits bras les pierres et les tiges que nous leur offrions pour assises nouvelles. Alors je riais et sautais gaiement, car je connaissais l’aspect du moindre caillou de ce petit monde, et je vous disais le mot qui vous faisait sourire, et vous le répétiez comme charmée de cette idée de fête entrevue par moi dans les plus petits mystères de la nature.