Souvenirs et correspondance tirés des papiers de madame Récamier/Livre 1

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Texte établi par Amélie CyvoctMichel Lévy frères, Libraires-Éditeurs (4 livresp. 1-138).


LIVRE PREMIER


Jeanne-Françoise-Julie Adélaïde Bernard naquit à Lyon, le 4 décembre 1777. Son père, Jean Bernard, était notaire dans la même ville ; c’était un homme d’un esprit peu étendu, d’un caractère doux et faible, et d’une figure extrêmement belle, régulière et noble. Il mourut en 1828, âgé de quatre-vingts ans, et conservait encore dans cet âge avancé toute la beauté de ses traits.

Mme Bernard (Julie Matton) fut singulièrement jolie. Blonde, sa fraîcheur était éclatante, sa physionomie fort animée. Elle était faite à ravir, et attachait le plus haut prix aux agréments extérieurs, tant pour elle-même que pour sa fille. Elle mourut jeune encore, et toujours charmante, en 1807, d’une douloureuse et longue maladie ; elle s’occupait encore des soins et des recherches de sa toilette sur la chaise longue où ses souffrances la condamnaient à rester étendue. Mme Bernard avait l’esprit vif, et elle entendait bien les affaires : un sens droit, un jugement prompt lui faisaient discerner nettement les chances de succès d’une entreprise ; aussi gouvernat-elle très-heureusement et accrut-elle sa fortune. Elle voulut par ses dispositions testamentaires assurer l’indépendance de la situation de sa fille unique ; mais quoique mariée, séparée de biens et sous le régime dotal, Mme Récamier s’associa avec une généreuse et inutile imprudence aux revers de son mari, et compromit sa propre fortune sans le sauver de sa ruine.

J’ignore la circonstance qui mit Mme Bernard en relation avec M. de Calonne ; mais ce fut sous son ministère, en 1784, que M. Bernard, notaire à Lyon, fut nommé receveur des finances à Paris, où il vint s’établir, laissant sa fille Juliette à Villefranche, aux soins d’une sœur de sa femme. Mme Blachette, mariée dans cette petite ville.

Le souvenir de Mme Récamier se reportait quelquefois, et toujours avec un grand charme, sur les premières années de son enfance. C’est à cette époque que prit naissance dans son cœur une affection, qu’aucune circonstance ne put altérer, pour la jeune cousine avec laquelle on l’élevait. Mlle Blachette, qui devint plus tard la baronne de Dalmassy, et qui fut une très-jolie et spirituelle personne, n’était alors qu’une enfant comme Juliette. Mme Récamier racontait quelquefois ses promenades autour de Villefranche avec sa cousine et les autres enfants de la ville, filles et garçons, les privilèges dont elle jouissait dans la maison de son oncle où régnait une stricte économie, et la passion très-vive qu’avait pris pour elle, petite fille de six ans, un garçon à peu près du même âge, Renaud Humblot. Les riantes et gracieuses impressions de l’enfance embellissaient pour elle et avaient gravé dans sa mémoire, d’une manière tout à fait aimable, ce premier de ses innombrables adorateurs.

Après quelques mois de séjour à Villefranche, Juliette fut mise en pension au couvent de la Déserte, à Lyon. Elle y trouvait une autre sœur de sa mère qui s’était faite religieuse dans cette communauté. Le temps qu’elle passa à la Déserte laissa dans le cœur de Juliette une trace ineffaçable ; elle aimait à en évoquer le souvenir. M. de Chateaubriand, dans ses Mémoires d’Outre-Tombe, après avoir décrit la belle situation de l’abbaye, cite quelques lignes écrites par Mme Récamier sur cette époque chère à sa pensée. J’ai moi-même retrouvé dans ses papiers, parmi quelques débris des souvenirs qu’elle avait écrits, et qui par son ordre ont été brûlés à sa mort, ce même fragment sur le couvent de la Déserte, et je l’insère ici tel que je l’ai recueilli, M. de Chateaubriand ne l’ayant pas donné tout entier :

« La veille du jour où ma tante devait venir me chercher, je fus conduite dans la chambre de Mme l’abbesse pour recevoir sa bénédiction. Le lendemain, baignée de larmes, je venais de franchir la porte que je me souvenais à peine d’avoir vue s’ouvrir pour me laisser entrer, je me trouvai dans une voiture avec ma tante, et nous partîmes pour Paris. — Je quitte à regret une époque si calme et si pure pour entrer dans celle des agitations ; elle me revient quelquefois comme dans un vague et doux rêve, avec ses nuages d’encens, ses cérémonies infinies, ses processions dans les jardins, ses chants et ses fleurs.

« Si j’ai parlé de ces premières années, malgré mon intention d’abréger tout ce qui m’est personnel, c’est à cause de l’influence qu’elles ont souvent à un si haut degré sur l’existence entière : elles la contiennent plus ou moins. C’est sans doute à ces vives impressions de foi reçues dans l’enfance que je dois d’avoir conservé des croyances religieuses au milieu de tant d’opinions que j’ai traversées. J’ai pu les écouter, les comprendre, les admettre jusqu’où elles étaient admissibles, mais je n’ai point laissé le doute entrer dans mon cœur. »

Avec M. et Mme Bernard était venu s’établir à Paris un ami, un camarade d’enfance de M. Bernard, veuf dès lors et qui, à dater de cette époque, ne sépara plus son existence de celle du père de Juliette : ils eurent, pendant plus de trente ans, même maison, même société, mêmes amis. M. Simonard formait d’ailleurs un contraste à peu près complet avec M. Bernard. Il avait autant de vivacité que son ami avait de lenteur et d’apathie, beaucoup d’esprit, de culture intellectuelle, une âme dévouée : mais autant ses affections étaient vives et fidèles, autant ses antipathies étaient fortes, et il ne prenait nul souci de les dissimuler. Épicurien très-aimable et disciple de cette philosophie sensualiste qui avait si fort corrompu le XVIIIe siècle. Voltaire était son idole, et les ouvrages de cet écrivain, sa lecture favorite. D’ailleurs, aristocrate et royaliste ardent, homme plein de délicatesse et d’honneur. Dans l’association avec le père de Juliette, M. Simonard était à la fois l’intelligence et le despote ; M. Bernard, de temps en temps, se révoltait contre la domination du tyran dont l’amitié et la société étaient devenues indispensables à son existence ; puis, après quelques jours de bouderie, il reprenait le joug, et son ami, l’empire, à la grande satisfaction de tous deux. M. Simonard mourut un peu avant son ami, et, comme lui, dans un âge fort avancé. Il conserva jusqu’au bout de sa carrière ses goûts d’homme du monde, de gourmand aimable et de généreux ami.

Atteint par la maladie dans la plénitude de son intelligence, il demanda un prêtre, reçut avec respect et recueillement les derniers sacrements de la religion et fit une mort édifiante dont nous fûmes consolés sans en être surpris : en effet, les doctrines de Voltaire n’avaient faussé que son esprit ; son cœur était resté bon et charitable.

À l’époque où Juliette arriva à Paris pour ne plus quitter sa mère, rien n’était déjà plus charmant et plus beau que son visage, rien de plus gai que son humeur, rien de plus aimable que son caractère. Le fils de M. Simonard, qui était du même âge qu’elle, devint l’ami et le camarade de ses jeux. Voici une petite anecdote de leur enfance que j’ai entendu conter à Mme Récamier :

L’hôtel que M. Bernard habitait rue des Saints-Pères, 13, avait un jardin dont le mur, mitoyen avec la maison voisine, séparait les deux propriétés. Ce mur avait à son sommet une ligne de dalles plates qui formaient une sorte d’étroite terrasse sur laquelle il était facile de marcher. Simonard grimpait sur ce mur, y faisait grimper sa petite compagne et la roulait en courant sur le haut du mur dans une brouette. Ce dangereux plaisir les divertissait infiniment l’un et l’autre. Le jardin du voisin possédait de très-beaux raisins en espalier le long de la muraille ; les deux enfants les convoitèrent longtemps, et Simonard se hasarda à en dérober des grappes : Juliette faisait le guet. Ce manège se renouvela si souvent que le voisin s’aperçut de la disparition de ses raisins. Il ne lui fut pas difficile de conjecturer d’où pouvaient venir les picoreurs de sa vigne. Furieux, il se met en embuscade, et quand les deux enfants sont bien occupés à prendre le raisin, il leur crie d’une voix tonnante : « Ah ! je prends donc enfin mes voleurs ! » D’un saut le petit garçon disparut dans son jardin. La pauvre Juliette, restée au sommet du mur, pâle et tremblante, ne savait que devenir. Sa ravissante figure eut bien vite désarmé le féroce propriétaire, qui ne s’était pas attendu à avoir affaire à une si belle créature en découvrant les maraudeurs de son raisin. Il se mit en devoir de rassurer et de consoler la jolie enfant, promit de ne rien dire aux parents et tint parole : cette aventure fit cesser toute promenade sur le mur.

Juliette était extrêmement bien douée pour la musique ; on lui donna des leçons de piano. Le penchant qu’elle avait montré dans son enfance devint chez elle avec les années un goût très-vif, et, jeune femme, Mme Récamier fit de la musique avec les plus habiles artistes de son temps. Elle jouait non‑seulement du piano, mais de la harpe, et prit de Boïeldieu des leçons de chant. Sa voix était peu étendue, expressive, harmonieusement timbrée. Elle cessa de chanter de très-bonne heure ; elle abandonna la harpe, mais elle trouva, jusqu’à la fin de sa vie, dans le piano, de vraies et vives jouissances. Juliette avait eu de tout temps une mémoire musicale étendue : elle aimait à jouer de mémoire, pour elle-même, seule, à la chute du jour. Je l’ai entendue souvent exécuter ainsi dans l’obscurité tout un répertoire de morceaux des grands maîtres, d’un caractère mélancolique, et en éprouver une impression telle, que les larmes inondaient son visage. Cette habitude contractée de bonne heure, cet heureux don de retenir les morceaux qui la frappaient, permirent à Mme Récamier dans un âge avancé, alors que la cécité avait voilé ses yeux, de jouer encore et d’endormir de tristes souvenirs à l’aide de la musique.

L’éducation de Juliette se faisait chez sa mère qui la surveillait avec grand soin. Mme Bernard aimait passionnément sa fille, elle était orgueilleuse de la beauté qu’elle annonçait : ayant le goût de la parure pour son propre compte, elle n’y attachait pas moins d’importance pour sa fille et la parait avec une extrême complaisance. La pauvre Juliette se désespérait des longues heures qu’on lui faisait employer à sa toilette, chaque fois que sa mère l’emmenait au spectacle ou dans le monde, occasions que Mme Bernard, dans sa vanité maternelle, multipliait autant qu’elle le pouvait. Ce fut ainsi qu’elles allèrent à Versailles pour assister à l’un des derniers grands couverts où parurent le roi Louis XVI, la reine Marie-Antoinette et toute la famille royale, avec le cérémonial de l’ancienne monarchie.

Dans ces occasions, le public était admis à circuler autour de la table royale. Les yeux des spectateurs venus pour admirer les magnificences de Versailles et l’attention même de la famille royale furent, ce jour‑là, attirés par la beauté de l’enfant qui se trouvait au premier rang des curieux. La reine remarqua qu’elle paraissait à peu près de l’âge de Madame Royale, et envoya une de ses dames demander à la mère de cette charmante enfant de la laisser venir dans les appartements où la famille royale se retirait. Là, Juliette fut mesurée avec Madame Royale et trouvée un peu plus grande. Elles étaient en effet précisément de la même année, et elles avaient alors onze ou douze ans. Madame Royale était fort belle à cette époque ; elle parut médiocrement satisfaite de se voir ainsi mesurée et comparée avec une enfant prise dans la foule.

Ce fut à l’église Saint‑Pierre‑de‑Chaillot, en 1791, que Juliette fit sa première communion. À l’époque où M. Bernard avait rappelé sa fille auprès de lui, sa femme était jeune encore, remarquablement agréable, spirituelle et gracieuse. Leur existence était aisée, élégante ; tous deux aimaient à recevoir, et leur maison, ouverte à tous les gens d’esprit, devait l’être surtout aux Lyonnais. Mme Bernard recherchait et attirait les gens de lettres ; elle avait une loge au Théâtre-Français, et donnait à souper plusieurs fois par semaine.

Ce fut chez sa mère que Juliette connut M. de La‑harpe. Lemontey, venu à Paris, qu’il ne quitta plus, comme député à l’Assemblée législative, était fort assidu chez Mme Bernard ; Barrère y était reçu, et rendit plus d’un service à la famille dans les mauvais jours de la révolution. Entre les Lyonnais qui fréquentaient le plus habituellement cette maison se trouvait M. Jacques Récamier, qui occupait déjà une situation importante parmi les banquiers de Paris. J’entre dans quelques détails à son sujet.

Jacques-Rose Récamier était né à Lyon en 1751 ; il était le second fils d’une nombreuse famille dans laquelle s’étaient conservées les traditions de la piété, des bonnes mœurs et du travail. Son père, François Récamier, doué d’une grande intelligence commerciale, avait fondé à Lyon une très‑considérable maison de chapellerie, dont les relations les plus importantes étaient avec l’Espagne. En s’établissant à Lyon, il n’avait point pour cela renoncé au Bugey, son pays natal, et tous ses enfants furent comme lui fidèlement attachés à ce village et à ce domaine de Cressin qu’ils appelaient le berceau des Récamier.

Jacques avait été de très-bonne heure le voyageur de la maison de son père ; les intérêts de leur commerce le conduisirent souvent en Espagne : aussi parlait-il et écrivait-il l’espagnol comme sa propre langue. Il savait bien le latin : quand je l’ai connu, il aimait encore à citer des vers d’Horace ou de Virgile, et le faisait à propos. Sa correspondance commerciale passait pour un modèle ; il avait été beau, ses traits étaient accentués et réguliers, ses yeux bleus ; il était blond, grand et vigoureusement constitué. Il serait difficile d’imaginer un cœur plus généreux que le sien, plus facile à émouvoir et en même temps plus léger. Qu’un ami réclamât son temps, son argent, ses conseils, M. Récamier se mettait avec empressement à sa disposition ; que ce même ami lui fût enlevé par la mort, à peine lui donnait-il deux jours de regrets. « Encore un tiroir fermé, » disait-il, et là s’arrêtait sa sensibilité. Toujours prêt à donner, serviable au dernier point, bon compagnon, d’humeur bienveillante et gaie, optimiste à l’excès, il était toujours content de tout et de tous ; il avait de l’esprit naturel et beaucoup d’imprévu et de pittoresque dans le langage ; il contait bien.

Confiant jusqu’à l’imprudence, il poussait la longanimité et l’indulgence jusqu’à discerner à peine la valeur morale des individus avec lesquels il était en rapport. Il avait cette parfaite politesse, habituelle parmi les hommes de sa génération ; elle était chez lui le résultat d’un grand usage du monde et d’un désir sincère d’être agréable aux autres. Placé par sa fortune à la tête des hommes de finance, à Paris, il n’eut jamais la moindre sottise, recevant les plus grands seigneurs sans embarras et les pauvres gens sans hauteur. M. Récamier avait malheureusement des mœurs légères, et il préférait souvent une société facile et subalterne à celle de ses égaux. Généreux pour tous, il était la providence de sa famille et en était adoré. Lorsqu’au sortir de la Terreur, il fut en pleine possession de sa grande existence financière, une armée de neveux, logés chez lui, employés et appointés par lui, trouvaient dans son hospitalière et opulente maison tous les agréments de la vie.

Lorsqu’il demanda, en 1793, la main de Juliette Bernard dont il voyait depuis deux ou trois ans se développer la merveilleuse beauté, il avait lui-même quarante‑deux ans, et elle n’en avait que quinze. Ce fut pourtant très-volontairement, sans effroi ni répugnance, qu’elle agréa sa recherche. Mme Bernard crut devoir faire à sa fille toutes les objections que dictaient assez la différence des âges et celle des goûts et des habitudes qui devait en résulter ; mais Juliette voyait venir M. Récamier depuis plusieurs années chez ses parents, il avait toujours été prévenant et gracieux pour son enfance, elle avait reçu de lui ses plus belles poupées, elle ne douta pas qu’il ne dut être un mari plein de complaisance ; elle accepta sans la moindre inquiétude l’avenir qui lui était offert. Ce lien ne fut, d’ailleurs, jamais qu’apparent ; Mme Récamier ne reçut de son mari que son nom. Ceci peut étonner, mais je ne suis pas chargée d’expliquer le fait ; je me borne à l’attester, comme auraient pu l’attester tous ceux qui, ayant connu M. et Mme Récamier, pénétrèrent dans leur intimité. M. Récamier n’eut jamais que des rapports paternels avec sa femme ; il ne traita jamais la jeune et innocente enfant qui portait son nom que comme une fille dont la beauté charmait ses yeux et dont la célébrité flattait sa vanité. Ils se marièrent à Paris le 24 avril 1793.

Le mariage de Mlle Bernard avait donc lieu en pleine Terreur, à l’époque la plus sinistre de la révolution, l’année même du meurtre du roi et de la reine. À ce moment toutes les habitudes de la société étaient rompues, toutes les relations anéanties ; l’unique souci de chacun consistait à se faire oublier pour échapper, s’il le pouvait, à la mort qui frappait incessamment parmi ses amis et ses proches. La vie s’écoulait dans une sorte de stupeur, qui seule peut expliquer l’absence de toute tentative de résistance à ce régime de bourreaux. Je tiens de M. Récamier qu’il allait presque tous les jours assister aux exécutions. Il avait été ainsi témoin du supplice du roi, il avait vu périr la reine, il avait vu guillotiner les fermiers généraux, M. de Laborde, banquier de la cour, tous les hommes avec lesquels il était en relations d’affaires ou de société : et quand je lui exprimais ma surprise qu’il se condamnât à un aussi horrible spectacle, il me répondait que c’était pour se familiariser avec le sort qui vraisemblablement l’attendait, et qu’il s’y préparait en voyant mourir.

M. Récamier échappa néanmoins, ainsi que la famille de sa femme, au couteau révolutionnaire et on attribua ce bonheur, en grande partie, à la protection de Barrère. Quatre années s’écoulèrent de la sorte sans que j’aie à enregistrer aucun événement important dans la vie de Mme Récamier. Cependant le règne de la Terreur avait cessé, l’ordre s’essayait à renaître, les existences se reconstituaient, les émigrés commençaient à rentrer, et la société française, incorrigible dans sa frivolité, se jetait à corps perdu, au sortir des prisons, de l’exil, de la ruine et des échafauds, dans le tourbillon des plaisirs.

Mme Récamier resta tout à fait étrangère au monde du Directoire et n’eut de relation avec aucune des femmes qui en furent les héroïnes : Mme Tallien, et quelques autres. Plus jeune que ces dames de plusieurs années, et protégée par l’auréole de pureté qui l’a toujours environnée, pas une de ces femmes ne vint chez elle et elle n’alla chez aucune d’elles.

Sa beauté avait en ce peu d’années achevé de s’épanouir, et elle avait en quelque sorte passé de l’enfance à la splendeur de la jeunesse. Une taille souple et élégante, des épaules, un cou de la plus admirable forme et proportion, une bouche petite et vermeille, des dents de perle, des bras charmants quoique un peu minces, des cheveux châtains naturellement bouclés, le nez délicat et régulier, mais bien français, un éclat de teint incomparable qui éclipsait tout, une physionomie pleine de candeur et parfois de malice, et que l’expression de la bonté rendait irrésistiblement attrayante, quelque chose d’indolent et de fier, la tête la mieux attachée. C’était bien d’elle qu’on eût eu le droit de dire ce que Saint-Simon a dit de la duchesse de Bourgogne : que sa démarche était celle d’une déesse sur les nuées. Telle était Mme Récamier à dix-huit ans.

À ce moment, au sortir de cette tempête de la révolution, qui semblait avoir tout englouti et qui laissait dans le sein de chaque famille, à quelque rang qu’elle appartînt, une marque sanglante de son passage, la société parut saisie d’une sorte de fièvre de distractions et de fêtes. Les salons n’existaient plus, tout se passait en plein air ; les succès d’une femme n’avaient plus pour théâtre les cercles d’un monde disparu, mais les lieux publics. C’était aux spectales qui venaient de se rouvrir, dans les jardins, dans les bals par souscription, que l’on se rencontrait au milieu de la foule. La beauté de Juliette causait dans toutes ces réunions un frémissement d’admiration, de curiosité, d’enthousiasme, d’autant plus vif qu’il avait toute la spontanéité des impressions de la multitude. Sa présence était partout un événement. Je crois qu’il n’est point inutile de rappeler aussi que cette époque était celle d’une renaissance très-prononcée du goût et d’une passion pour les arts que l’influence de David et de son école avait répandue dans tous les rangs, et qui affectait des formes toutes païennes dans son idolâtrie de la beauté. Toutes ces circonstances peuvent servir à faire comprendre la promptitude avec laquelle la beauté de Mme Récamier devint non-seulement célèbre, mais populaire. En voici deux exemples entre bien d’autres que je pourrais citer.

Lorsque le culte se rétablit et que les églises se rouvrirent aux cérémonies religieuses, on demanda à Mme Récamier de quêter à Saint-Roch pour je ne sais quelle bonne œuvre ; elle y consentit. Au moment de la quête, la nef de l’église se trouva trop petite pour la foule qui l’obstruait. On montait sur les chaises, sur les piliers, sur les autels des chapelles latérales, et ce fut à grand’peine si l’objet de cet empressement, protégé par deux hommes de la société (Emmanuel Dupaty et Christian de Lamoignon), put fendre le flot des curieux et faire circuler la bourse des pauvres. La quête produisit vingt mille francs.

L’autre circonstance se produisit à la promenade de Longchamps.

La vogue extrême de cette promenade tend à disparaître, et d’ici à quelques années nos neveux ne sauront plus ce que c’était. Dans mon enfance, Longchamps avait encore sa signification et son importance : on renouvelait ses équipages, ses chevaux, ses livrées, les modes de printemps s’arboraient à Longchamps. Les femmes, dans leurs plus fraîches et plus élégantes toilettes du matin, rivalisaient trois jours, le mercredi, le jeudi et le vendredi saints de chaque année, de beauté et de bon goût dans leurs ajustements.

C’était depuis la place de la Concorde jusqu’à l’arc de l’Étoile, et au delà, un brillant encombrement de voitures à deux ou à quatre chevaux, d’hommes à cheval, de piétons circulant dans les contre-allées, ou de badauds assis sur le bord de la grande avenue des Champs-Elysées, saluant, admirant ou critiquant les riches et les élégants du siècle emportés dans de somptueux équipages au milieu d’un tourbillon de poussière et de soleil. Dans la semaine sainte de 1801, par une belle matinée de printemps, Mme Récamier se rendit avec d’autres femmes de sa famille à Longchamps dans une calèche découverte à deux chevaux. La voiture, forcée d’aller au pas, permettait à la foule de voir et d’admirer sa figure, que la splendeur du jour et la vivacité de la lumière du plein midi ne faisaient que mieux ressortir ; son nom ne tarda pas à circuler dans cette masse compacte qui allait grossissant, et qui, d’une commune voix, la comparant aux beautés contemporaines et présentes, la salua la plus belle à l’unanimité.

On a tant parlé de la danse de Mme Récamier qu’il convient peut-être d’en dire un mot. Belle et faite à peindre, elle excella en effet dans cet art. Elle aima la danse avec passion pendant quelques années, et, à son début dans le monde, elle se faisait un point d’honneur d’arriver au bal la première et de le quitter la dernière ; mais cela ne dura guère. Je ne sais de qui elle avait appris cette danse du châle, qui fournit à Mme de Staël le modèle de la danse qu’elle prête à Corinne. C’était une pantomime et des attitudes plutôt que de la danse. Elle ne consentit à l’exécuter que pendant les premières années de sa jeunesse. Pendant le triste hiver de 1812 à 1813 que Mme Récamier, exilée, passa à Lyon, un jour que l’isolement lui pesait plus cruellement que de coutume, pour tromper son ennui et sans doute aussi se rappeler d’autres temps, elle voulut me donner une idée de la danse du châle : une longue écharpe à la main, elle exécuta en effet toutes tes attitudes dans lequelles ce tissu léger devenait tour à tour une ceinture, un voile, une draperie. Rien n’était plus gracieux, plus décent et plus pittoresque que cette succession de mouvements cadencés dont on eût désiré fixer par le crayon toutes les attitudes.

Comme témoignage de l’effet produit par Mme Récamier, je cite une conversation textuelle de Mme Regnault de Saint-Jean-d’Angély. Elles étaient contemporaines, et Mme Regnault, que distinguaient la parfaite délicatesse et régularité de ses traits, prisait très-haut sa propre beauté. Un jour donc, Mme Regnault, qui n’était plus jeune, parlait de sa figure et de celles des femmes de son temps, comme on parle d’un passé éloigné. Elle nomma Mme Récamier ; d’autres, assurait‑elle, avaient été plus vraiment belles, mais aucune ne produisait autant d’effet. « J’étais dans un salon, ajoutait-elle, j’y charmais et captivais tous les regards ; Mme Récamier arrivait : l’éclat de ses yeux, qui n’étaient pas pourtant très-grands, l’inconcevable blancheur de ses épaules, écrasaient tout, éclipsaient tout ; elle resplendissait. Au bout d’un moment, il est vrai, poursuivait Mme Regnault, les vrais amateurs me revenaient. »

Mme Récamier n’eut que deux fois en sa vie l’occasion de rencontrer Bonaparte. La première, ce fut en 1797, dans des circonstances qui lui avaient laissé une impression vive que je lui ai entendu rappeler. Je dirai plus tard sa seconde rencontre avec Napoléon.

Le 10 décembre 1797, le Directoire donna une fête triomphale en l’honneur et pour la réception du vainqueur de l’Italie. Cette solennité eut lieu dans la grande cour du palais du Luxembourg. Au fond de cette cour, un autel et une statue de la Liberté ; au pied de ce symbole, les cinq directeurs revêtus de costumes romains ; les ministres, les ambassadeurs, les fonctionnaires de toute espèce rangés sur des sièges en amphithéâtre ; derrière eux, des banquettes réservées aux personnes invitées. Les fenêtres de toute la façade de l’édifice étaient garnies de monde ; la foule remplissait la cour, le jardin et toutes les rues aboutissant au Luxembourg. Mme Récamier prit place avec sa mère sur les banquettes réservées. Elle n’avait jamais vu le général Bonaparte, mais elle partageait alors l’enthousiasme universel, et elle se sentait vivement émue par le prestige de cette jeune renommée. Il parut : il était encore fort maigre à cette époque, et sa tête avait un caractère de grandeur et de fermeté extrêmement saisissant. Il était entouré de généraux et d’aides de camp. À un discours de M. de Talleyrand, ministre des affaires étrangères, il répondit quelques brèves, simples et nerveuses paroles qui furent accueillies par de vives acclamations. De la place où elle était assise, Mme Récamier ne pouvait distinguer les traits de Bonaparte : une curiosité bien naturelle lui faisait désirer de les voir ; profitant d’un moment où Barras répondait longuement au général, elle se leva pour le regarder.

À ce mouvement qui mettait en évidence toute sa personne, les yeux de la foule se tournèrent vers elle, et un long murmure d’admiration la salua. Cette rumeur n’échappa point à Bonaparte ; il tourna brusquement la tête vers le point où se portait l’attention publique, pour savoir quel objet pouvait distraire de sa présence cette foule dont il était le héros : il aperçut une jeune femme vêtue de blanc et lui lança un regard dont elle ne put soutenir la dureté : elle se rassit au plus vite.

J’ai déjà dit que Mme Récamier n’avait point fait partie de la société du Directoire : cependant au printemps de 1799, elle fut invitée à une soirée donnée par Barras dans les salons du Luxembourg. M. Récamier trouvait utile à ses relations d’affaires que sa jeune femme acceptât cette fois l’invitation qui lui était adressée, et elle se prêta d’autant plus volontiers à ce désir, qu’elle avait à solliciter de Barras l’élargissement d’un prisonnier.

Lorsque M. et Mme Récamier arrivèrent au Luxembourg, la musique, car c’était un concert, était commencée, et on exécutait l’ouverture du Jeune Henri. L’apparition d’une personne déjà célèbre par ses agréments dans une société qui n’était pas la sienne, fit une assez vive sensation. Barras s’était avancé pour offrir son bras à Mme Récamier, et l’avait placée au fond du salon à quelques pas d’une femme, qui, bien qu’elle eût passé la première jeunesse, en conservait encore toute la grâce et l’élégance : c’était Mme Bonaparte. Plus près d’elle, et presque enseveli dans les coussins du fauteuil où il était assis, se trouvait un petit homme contrefait, dont l’extérieur étrange et la figure remarquable attirèrent son attention ; on le lui présenta en nommant La Réveillère-Lépeaux, l’un des directeurs. Mme Récamier fut aussi vivement frappée dans cette soirée du contraste que présentaient, avec la société fort mêlée qui remplissait les salons, la figure jeune encore de M. de Talleyrand, ses manières élégantes et aristocratiques, et sa physionomie hautaine.

Mme Récamier rencontra fréquemment M. de Talleyrand dans le monde ; il ne vint jamais chez elle, où j’ai vu plusieurs fois son frère, Archambauld de Périgord.

À minuit on servit un splendide souper. Barras plaça Mme Bonaparte à sa droite, et pria Mme Récamier, que La Réveillère-Lépeaux avait conduite dans la salle à manger, de se mettre à sa gauche. Elle eut ainsi pendant le souper une occasion naturelle de parler à Barras du vieillard dont elle voulait obtenir la mise en liberté. Il faut se rappeler la grande jeunesse de Juliette, l’expression pure et presque enfantine de sa physionomie, pour imaginer l’impression que devait produire, dans ce monde facile, cette virginale apparition. Barras écouta avec un respectueux intérêt l’histoire du pauvre prêtre, emprisonné pour être rentré en France avant sa radiation de la liste des émigrés, et depuis ce moment détenu au Temple ; il promit de s’occuper du protégé de Mme Récamier et tint parole.

Les gazettes du temps rendirent compte de cette fête et publièrent un quatrain improvisé au souper par le poëte Despaze et adressé à Mme Récamier.

Ce fut à îa fin de 1798 que M. Récamier, qui jusque-là avait occupé une maison rue du Mail, 12, la trouvant trop petite, résolut d’acheter un hôtel plus approprié à l’accroissement de ses affaires, à l’importance de sa fortune et à ses goûts hospitaliers. M. Necker venait d’être rayé de la liste des émigrés. Mme de Staël était à Paris, et cherchait à vendre pour son père un hôtel qui lui appartenait, rue du Mont-Blanc, à présent rue de la Chaussée-d’Antin, 7. M. Récamier était depuis longtemps en relation d’affaires avec M. Necker, il était son banquier ainsi que celui de sa fille ; il acheta l’hôtel. L’acte de vente porte la date du 25 vendémiaire an vii. La négociation de cette affaire devint l’origine de la liaison qui s’établit entre Mme de Staël et Mme Récamier.

Je rencontre dans les rares fragments de souvenirs de Mme Récamier, que j’ai eu le bonheur de retrouver après la destruction de son manuscrit, un récit de sa première entrevue avec la femme célèbre qui devint sa plus intime amie ; je m’empresse de l’insérer ici.

« Un jour, et ce jour fait époque dans ma vie, M. Récamier arriva à Clichy avec une dame qu’il ne me nomma pas et qu’il laissa seule avec moi dans le salon, pour aller rejoindre quelques personnes qui étaient dans le parc. Cette dame venait pour parler de la vente et de l’achât d’une maison ; sa toilette était étrange ; elle portait une robe du matin et un petit chapeau paré, orné de fleurs ; je la pris pour une étrangère. Je fus frappé de la beauté de ses yeux et de son regard ; je ne pouvais me rendre compte de ce que j’éprouvais, mais il est certain que je songeais plus à la reconnaître et, pour ainsi dire, à la deviner, qu’à lui faire les premières phrases d’usage, lorsqu’elle me dit avec une grâce vive et pénétrante, qu’elle était vraiment ravie de me connaître, que M. Necker, son père… À ces mots, je reconnus Mme de Staël ! je n’entendis pas le reste de sa phrase, je rougis, mon trouble fut extrême. Je venais de lire ses Lettres sur Rousseau, je m’étais passionnée pour cette lecture. J’exprimai ce que j’éprouvais plus encore par mes regards que par mes paroles : elle m’intimidait et m’attirait à la fois. On sentait tout de suite en elle une personne parfaitement naturelle dans une nature supérieure. De son côté, elle fixait sur moi ses grands yeux, mais avec une curiosité pleine de bienveillance, et m’adressa sur ma figure des compliments qui eussent paru exagérés et trop directs, s’ils n’avaient pas semblé lui échapper, ce qui donnait à ses louanges une séduction irrésistible. Mon trouble ne me nuisit point ; elle le comprit et m’exprima le désir de me voir beaucoup à son retour à Paris, car elle partait pour Coppet. Ce ne fut alors qu’une apparition dans ma vie, mais l’impression fut vive. Je ne pensai plus qu’à Mme de Staël, tant j’avais ressenti l’action de cette nature si ardente et si forte. »

L’hôtel de la rue du Mont-Blanc une fois acquis de M. Necker fut confié à l’architecte Berthaut pour être restauré et meublé, et on lui donna carte blanche pour la dépense. Il s’acquitta de sa tâche avec un goût infini et se fit aider dans son entreprise par M. Percier. Les bâtiments furent réparés, augmentés. Chacune des pièces de l’ameublement, bronzes, bibliothèques, candélabres, jusqu’au moindre fauteuil, fut dessiné et modelé tout exprès. Jacob, ébéniste du premier ordre, exécuta les modèles fournis ; il en résulta un ameublement qui porte l’empreinte de l’époque, mais qui restera le meilleur échantillon du goût de ce temps et dont l’ensemble offrait une harmonie trop rare. Il n’y eut qu’un cri sur ce goût et ce luxe, dont on avait perdu l’habitude, et les récits en exagérèrent beaucoup la richesse.

Dans l’été de 1796, M. Réçamier avait loué d’une madame de Lévy le château de Clichy, tout meublé, et y avait établi sa jeune femme et sa belle-mère : lui-même venait y dîner tous les jours ; il n’y couchait presque jamais, ses goûts, ses habitudes et ses affaires s’accordant pour le rappeler à Paris. La très-courte distance qui sépare le village de Clichy de la capitale rendait cette combinaison facile ; aussi subsista-t-elle pendant plusieurs années. Mme Récamier s’installait à Clichy dès le commencement du printemps, et lorsque les théâtres rouverts se peuplèrent du monde élégant, elle se rendait après dîner à l’Opéra ou au Théâtre‑Français, où elle avait une loge à l’année, et revenait & la campagne après les représentations.

M. Récamier tenait à Clichy table, ouverte : le château était vaste ; le parc, admirablement planté, s’étendait jusqu’au bord de la Seine. Mme Récamier, qui avait un goût très-vif pour les fleurs et les parfums, y faisait entretenir avec soin des fleurs en grand nombre. Ce luxe charmant, devenu très-commun de nos jours, avait alors tout le prestige de la nouveauté.

Au printemps de 1799, Mme Récamier, déjà établie à Clichy, accepta l’invitation qui avait été adressée à son mari et à elle pour un dîner à Bagatelle chez M. Sapey. Parmi les invités de ce dîner se trouva Lucien Bonaparte. Dès le premier moment qu’il vit Mme Récamier, il ne dissimula point la vive impression que lui causait sa beauté ; présenté à elle, il l’accompagna après le dîner dans une promenade à travers les jardins de Bagatelle, et le soir au moment où elle allait se retirer, il sollicita et il obtint la permission de la voir chez elle à Clichy : il y accourut dès le lendemain.

Lucien Bonaparte avait alors vingt-quatre ans ; ses traits, moins caractérisés que ceux de Napoléon auquel il ressemblait, avaient pourtant de la régularité. Il était plus grand que son frère ; son regard était agréable, bien qu’il eût la vue basse, et son sourire, était gracieux. L’orgueil d’une grandeur naissante perçait dans toutes ses manières, tout en lui visait à l’efffet ; il y avait de la recherche et point de goût dans sa mise, de l’emphase dans son langage et de l’importance dans toute sa personne.

La passion que Lucien Bonaparte avait conçue pour Mme Récamier se développa rapidement, et il ne tarda pas à chercher un moyen de la lui exprimer. Il y a dans l’extrême jeunesse et l’innocence, lorsqu’elle est réelle, quelque chose qui impose aux plus hardis. Mme Récamier non-seulement n’avait jamais aimé, mais c’était la première fois qu’elle se voyait l’objet d’un sentiment passionné. En recevant une première lettre d’amour, elle fut d’abord un peu troublée, mais presque aussitôt l’instinct de sa dignité de femme et la complète indifférence qu’elle éprouvait lui révélèrent la ligne de conduite à suivre.

Lucien avait donné à sa déclaration d’amour le voile d’une composition littéraire. Juliette résolut de ne point paraître comprendre l’intention de la lettre de Roméo : elle la rendit le lendemain en présence de beaucoup de monde, en louant le talent de l’auteur, mais en l’engageant à se réserver pour des destinées plus hautes et à ne pas perdre à des œuvres d’imagination un temps qu’il pouvait plus utilement consacrer à la politique. Lucien ne fut pas découragé par l’insuccès de sa fiction romanesque ; il renonça seulement à se servir d’un nom d’emprunt, et il adressa à Mme Récamier des lettres dans lesquelles il peignit directement son ardente passion. Elle crut alors ne pouvoir faire autre chose que de montrer ces lettres à son mari en réclamant pour sa jeunesse les conseils et l’appui de l’homme dont elle portait le nom ; elle voulait fermer sa porte à Lucien Bonaparte, et elle en fit la proposition à M. Récamier. Celui-ci loua la vertu de sa jeune femme, la remercia de la confiance qu’elle lui témoignait, l’engagea à continuer d’agir avec la prudence et la sagesse dont elle venait de faire preuve ; mais il lui représenta que fermer sa porte au frère du général Bonaparte, rompre ouvertement avec un homme si haut placé, ce serait gravement compromettre et peut-être ruiner sa maison de banque : il conclut qu’il fallait ne point le désespérer et ne lui rien accorder.

Lucien ne plaisait point à Mme Récamier, mais elle était bonne et ne pouvait voir sans quelque pitié les angoisses qu’elle lui faisait éprouver ; elle était rieuse d’ailleurs, et, quoique les femmes soient disposées à l’indulgence pour les ridicules des gens vraiment amoureux d’elles, l’emphase de Lucien excitait parfois chez elle des accès de gaieté qui le démontaient ; d’autres fois ses violences lui faisaient peur. Ce rapport très-orageux dura plus d’une année. Las enfin d’une rigueur impossible à fléchir, et s’apercevant, à mesure que la certitude de ne rien obtenir éteignait sa passion, du rôle ridicule qu’il jouait, Lucien se retira. Le monde n’avait pas manqué de s’occuper de la passion très-affichée de Lucien ; il eut bien souhaité qu’on le crût l’amant favorisé de la plus célèbre beauté de l’Europe, et ses courtisans (car il en avait) s’étaient efforcés de le faire croire, heureusement sans parvenir à donner le change à l’opinion.

Mme Récamier n’ignora pas ces honteuses menées, et, bien que sa réputation sortît intacte de cette aventure, elle en éprouva une vive douleur ; ce fut son premier chagrin, et la première fois que cette âme pure sentit le contact de la méchanceté et de la bassesse : sa timidité s’en accrut, mais sa raison se fortifia à cette épreuve.

La correspondance de Lucien, il faut bien en convenir, est absolument dépourvue de goût et de naturel, et le dernier écolier de nos colléges tournerait une lettre d’amour beaucoup mieux que ce tribun de vingt-cinq ans, dont la résolution et le sang-froid eurent au 18 brumaire une si considérable influence sur le sort de la France et du monde. De l’emphase, des redites, des lieux communs, au milieu desquels on sent pourtant une passion sincère et la crainte du ridicule auquel il ne sait pas échapper, tel est le caractère de ces lettres. On pourrait en multiplier les citations, mais un échantillon sera plus que suffisant pour les faire apprécier.


LETTRES DE ROMÉO À JULIETTE
par l’auteur de la tribu indienne
Sans l’amour, la vie n’est qu’un long sommeil.

Encore des lettres d’amour !!! depuis celles de Saint-Preux et d’Héloïse, combien en a-t-il paru !… combien de peintres ont voulu copier ce chef-d’œuvre inimitable !… c’est la Vénus de Médicis que mille artistes ont essayé vainement d’égaler.

Ces lettres ne sont point le fruit, d’un long travail, et je ne les dédie point à l’immortalité. Ce n’est point à l’éloquence et au génie qu’elles doivent le jour, mais à la passion la plus vraie ; ce n’est point pour le public qu’elles, sont écrites, mais pour une femme chérie… Elles décèlent mon cœur : c’est une glace fidèle où j’aime à me revoir sans cesse ; j’écris comme je sens, et je suis heureux en écrivant. Puissent ces lettres intéresser celle pour qui j’écris !!! puisse-t-elle m’entendre !!! puisse-t-elle se reconnaître avec plaisir dans le portrait de Juliette et penser à Roméo avec ce trouble délicieux qui annonce l’aurore de la sensibilité !!!


PREMIÈRE LETTRE DE ROMÉO À JULIETTE.
« Venise, 27 juillet.

« Roméo vous écrit, Juliette ; si vous refusiez de le lire, vous seriez plus cruelle que nos parents dont les longues querelles viennent de s’apaiser : sans doute ces affreuses querelles ne renaîtront plus.

« Il y a peu de jours, je ne vous connaissais encore que par la renommée ; je vous avais aperçue quelquefois dans les temples et dans les fêtes ; je savais que vous étiez la plus belle : mille bouches me répétaient vos éloges, mais ces éloges, et vos attraits m’avaient frappé sans m’éblouir… Pourquoi la paix m’a-t-elle livré à votre empire ! La paix !… elle est aujourd’hui dans nos familles, mais le trouble est dans mon cœur.......... ....................

« Je vous ai revue depuis. L’amour a semblé me sourire… assis sur un banc circulaire, seul avec vous j’ai parlé, j’ai cru entendre un soupir s’exhaler de votre sein ! Vaine illusion ! Revenu de mon erreur, j’ai vu l’indifférence au front tranquille assise entre nous deux… La passion qui me maîtrise s’exprimait dans mes discours, et les vôtres portaient l’aimable et cruelle empreinte de la plaisanterie.

« Ô Juliette ! la vie sans l’amour n’est qu’un long sommeil : la plus belle des femmes doit être sensible : heureux le mortel qui deviendra l’ami de votre cœur !… »

Après ce premier aveu de sa passion sous le voile fort transparent d’une composition littéraire, Lucien écrit en son propre nom et sans renoncer absolument à l’heureuse fiction qui voudrait faire de lui le Roméo de cette nouvelle Juliette.

Il s’exprime ainsi :


à juliette.

« Juliette, ce n’est plus Roméo, c’est moi qui vous écris.

« Depuis deux jours retiré à la campagne, votre idée m’y a occupé sans cesse : ces deux jours ont suffi pour m’éclairer sur ma position, et je me suis jugé.

« Je vous envoie le résultat de mes tristes réflexions, et je vous prie de les lire… c’est la dernière lettre que vous recevrez de moi.

« L. B.

« Un ridicule est plus dangereux qu’un crime, lorsque surtout il se rapporte à un homme public sur qui la critique exerce avec tant de plaisir sa maligne influence.

« Fuis Juliette, — évite le ridicule, — adoucis ton malheur par la philosophie. »

« Amour‑propre, raison protectrice, j’entends votre oracle : je m’y soumets avec douleur, mais celui qui ne sait pas se vaincre soi-même ne mérite point l’estime de ses concitoyens… oui, je vous entends. — Je fuirai Juliette, mais je l’aimerai toujours. — Je lui écrirai tout ce que je sens pour elle… Si elle est inébranlable, elle oubliera ma lettre et mon image, et j’éviterai sa présence. — Mais si elle répondait à mes plaintes par un sourire enchanteur, oh ! je ne puis plus répondre de moi-même. Je préférerais mes fers à la liberté que vous m’offrez aujourd’hui.

« Juliette ! oubliez mes vœux s’ils vous offensent… rappelez-moi si vous me plaignez, — mais voyez toujours dans celui qui vous écrit un homme qui mettra dans toutes les occasions sa félicité à contribuer à la vôtre.

« L. B. »

Quelques mois après qu’il eut cessé de venir chez Mme Récamier, Lucien lui fit redemander ses lettres. M. Sapey se chargea de cette mission dont le but était de faire disparaître les témoignages d’un amour toujours rebuté et d’une rigueur humiliante pour l’amour-propre.

N’ayant pu les obtenir une première fois, M. Sapey revint à la charge et n’épargna pas même les menaces. Mme Récamier persista à ne pas se dessaisir de ces lettres, et à mon tour je les garde comme l’irrécusable témoignage de sa vertu.

L’hiver qui suivit le 18 brumaire, de 1799 à 1800, fut très-brillant à Paris. Lucien occupait le poste de ministre de l’intérieur, et son amour pour Mme Récamier était dans toute sa ferveur. J’ai dit les raisons pour lesquelles M. Récamier exigeait qu’elle ne le rebutât pas absolument ; elle dut par les mêmes motifs accompagner son mari à l’une des fêtes données par Lucien : il s’agissait d’un dîner et d’un concert offerts au premier consul. Cette soirée fut pour Mme Récamier la seconde occasion de voir Napoléon, et la première et seule fois où elle échangea quelques paroles avec lui.

Mme Récamier avait une prédilection marquée pour le blanc : tous les gens qui l’ont connue savent qu’elle portait habituellement et en toute saison des robes blanches ; elle en variait l’étoffe, la forme, les ornements, mais prenait bien rarement d’autres couleurs. Jamais, dans le temps de sa grande fortune, elle ne porta de diamants ; elle possédait de très‑belles perles fines et s’en parait de préférence à tout autre bijou. On eût pu croire qu’elle trouvait une certaine satisfaction féminine à s’entourer de toutes les choses dont on vante l’éblouissante blancheur, afin de les effacer par l’éclat de son teint.

À la fête donnée par Lucien, elle était donc vêtue d’une robe de satin blanc, et portait un collier et des bracelets de perles.

Mme Lucien Bonaparte, souffrante ce jour-là, ne faisait point les honneurs du salon ; Mme Bacciocchi la remplaçait : c’était avec Caroline, depuis Mme Murat, la femme de la famille Bonfaparte avec laquelle Mme Récamier avait les rapports les plus fréquents.

Arrivée depuis quelques moments et assise à l’angle de la cheminée du salon. Mme Récamier aperçut debout devant cette même cheminée un homme dont les traits se trouvaient un peu dans la demi-teinte, et qu’elle prit pouf Joseph Bonaparte qu’elle rencontrait assez fréquemment chez Mme de Staël ; elle lui fit un signe de tête amical. Le salut fut rendu avec un extrême empressement, mais avec une nuance de surprise ; à l’instant même Juliette eut conscience de sa méprise et reconnut le premier consul. L’impression qu’elle éprouva en le revoyant ce jour-là fut tout autre que celle qu’elle avait ressentie à la séance du Luxembourg, et elle s’étonnait de lui trouver un air de douceur fort différent de l’expression qu’elle lui avait vue alors. Dans le même moment, Napoléon adressait quelques mots à Fouché qui était auprès de lui, et comme son regard restait attaché sur Mme Récamier, il était clair qu’il parlait d’elle. Un peu après, Fouché vint se placer derrière le fauteuil qu’elle occupait, et lui dit à demi-voix : « Le premier consul vous trouve charmante. »

L’attention à la fois respectueuse et toute pleine d’admiration que lui témoigna dans cette soirée l’homme dont la gloire commençait à remplir le monde la disposait elle-même à le juger favorablement ; la simplicité de ses manières en contraste avec les façons toujours théâtrales de Lucien la frappa. Il tenait par la main une fille de Lucien, de quatre ans au plus, et tout en causant avec les personnes qui l’entouraient, il avait fini par ne plus penser à l’enfant, dont il ne lâchait point la main ; l’enfant, ennuyé de sa captivité, se mit à pleurer : « Ah ! pauvre petite, dit le premier consul avec un vif accent de regret, je t’avais oubliée. » Plus d’une fois dans les années qui suivirent. Mme Récamier se rappela cet accès d’apparente bonhomie, et le contraste qu’il offrait avec la dureté des procédés dont elle fut témoin ou victime.

Lucien s’étant approché de Mme Récamier, Napoléon, qui était au courant des assiduités de son frère, dit assez haut et avec bonne grâce : « Et moi aussi, j’aimerais bien aller à Clichy. »

On annonça que le dîner était servi. Napoléon se leva et passa seul et le premier, sans offrir son bras à aucune femme ; on se plaça à table à peu près au hasard ; Bonaparte était au milieu de la table, sa mère Mme Lætitia se mit à sa droite : de l’autre côté, à sa gauche, une place restait vide que personne n’osait prendre. Mme Récamier, à laquelle Mme Racciocchi avait adressé en passant dans la salle à manger quelques mots qu’elle n’avait point entendus, s’était placée du même côté de la table que le premier consul, mais à plusieurs places de distance. Alors Napoléon se tourna avec humeur vers les personnes encore debout, et dit brusquement à Garat en lui montrant la place vide auprès de lui : « Eh bien. Garât, mettez-vous là. »

Dans le même instant, Cambacérès, le second consul, s’asseyait auprès de Mme Récamier ; Napoléon dit alors assez haut pour être entendu de tous : « Ah ! ah ! citoyen consul, auprès de la plus belle ! »

Le dîner fut très-court : Bonaparte mangeait peu et très-vite ; au bout d’une demi-heure, Napoléon se leva de table et quitta la salle ; la plupart des convives le suivirent. Dans ce mouvement, il s’approcha de Mme Récamier, et lui demanda si elle n’avait point eu froid pendant le dîner ; puis il ajouta : « Pourquoi ne vous êtes-vous pas placée auprès de moi ? — Je n’aurais pas osé, répondit-elle. — C’était votre place. — Mais c’était ce que je vous disais avant le dîner, » ajouta Mme Bacciocchi. On passa dans le salon de musique. Les femmes y formèrent un cercle en face des artistes, les hommes se groupèrent derrière elles : Bonaparte s’assit seul à côté du piano. Garat chanta avec un admirable talent un morceau de Gluck. Après lui d’autres artistes se firent entendre. Le premier consul ennuyé de la musique instrumentale, à la fin d’un morceau joué par Jadin, se mit à frapper le piano en criant : « Garat ! Garat ! »

Cet appel ne pouvait qu’être obéi. Garat chanta la scène d’Orphée, et il se surpassa.

Mme Récamier, dont les impressions musicales étaient très-vives, captivée tout entière par ces merveilleux accents, ne pensait guère au public qui remplissait les salons. Cependant de temps à autre en levant les yeux, elle retrouvait le regard de Bonaparte attaché sur elle avec une persistance et une fixité qui finirent par lui faire éprouver un certain malaise. Le concert achevé, il vint à elle et lui dit : « Vous aimez bien la musique. Madame ? » Il se disposait à continuer la conversation ainsi entamée, notais Lucien survint, Napoléon s’éloigna et Mme Récamier rentra chez elle. On verra plus tard que ces relations fugitives avaient pourtant laissé une impression et un souvenir à Napoléon, et qu’il essaya de fixer à sa cour la beauté qui l’avait ému.

Pour donner une idée vraie de l’existence de Mme Récamier et pour faire comprendre le rôle qu’elle a occupé dans la société de son temps, il faudrait peindre cette belle et si jeune personne groupant autour d’elle par le sentiment de l’admiration qu’elle inspirait les éléments dispersés de l’ancienne aristocratie et les hommes nouveaux que le talent, l’énergie du caractère ou la gloire militaire avaient mis au premier rang dans cette société qui se reconstituait. On voyait en effet tout à la fois chez elle et les émigrés à mesure que leur radiation des listes permettait leur rentrée en France : le duc de Guignes, Adrien et Mathieu de Montmorency, Christian de Lamoignon, M. de Narbonne ; Mme de Staël, Camille Jordan et bien d’autres dont les noms ne me reviennent pas en ce moment ; Barrère, Lucien Bonaparte, Eugène Beauharnais, Fouché, Bernadotte, Masséna, Moreau, les généraux de la révolution, les membres des assemblées ou du tribunat ; M. de La Harpe, Lemontey, Legouvé, Emmanuel Dupaty, et en outre tous les étranger de distinction.

Sans doute la position personnelle de M. Récamier, ses relations d’affaires étendues dans le monde entier, son caractère inoffensif et parfaitement indépendant, contribuaient à faire de sa maison une sorte de terrain neutre, sans couleur de parti, sans souvenir d’ancien régime (quoique les opinions de la famille fussent royalistes), sans hostilité ni rancune contre la révolution. À une époque ou les centres de réunion manquaient absolument, on trouvait chez M. Récamier un accueil cordial et bienveillant, une politesse exacte et égale. Sa brillante et jeune compagne ajoutait au luxe d’une grande fortune une élégance de mœurs, de langage, un parfum de vertu, de modestie et de bonne compagnie dont la tradition s’était interrompue et qu’on ressaisissait avec empressement.

Ce fut pendant cette même année de 1799 à 1800 que Mme Récamier connut Adrien et Mathieu de Montmorency. Les liens de goût et de profonde estime qui se formèrent entre ces trois personnes tinrent dans la vie de chacune d’elles une trop grande place pour que je ne croie pas devoir entrer dans quelques détails à leur sujet.

Messieurs de Montmorency rentraient l’un et l’autre de l’émigration ; ils étaient cousins germains, peu différents d’âge, et eurent, dès l’enfance, l’un pour l’autre la plus intime et la plus inaltérable amitié ; rien n’était pourtant moins semblable que leurs caractères.

Adrien de Montmorency[1], prince, puis duc de Laval, fut celui des deux cousins que Mme Récamier connut le premier. Il avait alors trente ans ; il était grand, blond, svelte, et avait à la fois dans la tournure de l’élégance et de la gaucherie ; sa vue était très‑basse, et une sorte de bégaiement ou d’hésitation dans la parole nuisait auprès de bien des gens à sa réputation d’esprit. Il en avait pourtant ; il aimait la lecture, et jouissait vivement du plaisir d’une conversation animée, dans laquelle il apportait un contingent plein de finesse et de bonne grâce. Il y avait chez lui plus d’imagination que de sensibilité. Généreux et chevaleresque, sincèrement chrétien, mais de nature un peu mobile, d’une droiture extrême et d’une loyauté parfaite, lorsqu’il eut à remplir sous la Restauration un rôle public d’ambassadeur et de pair de France, il porta dans la chambre haute des opinions modérées, et à l’étranger un sentiment vrai des intérêts et de la dignité de la France. Il était extrêmement fier de son nom de Montmorency, et lorsque les arrêts de la Providence lui ravirent le fils héritier de ce grand nom, il souffrit dans son orgueil de race autant que dans sa tendresse de père. Adrien de Montmorency n’avait point eu de rôle politique lorsqu’il émigra ; il servit quelque temps dans l’armée de Condé ; après quoi il passa en Angleterre.

Mathieu‑Jean-Félicité, vicomte, puis duc Mathieu de Montmorency, était né à Paris le 10 juillet 1760. Il avait fait ses premières armes en Amérique dans le régiment d’Auvergne, dont son père était colonel. Marié très-jeune à une personne sans beauté, Mlle de Luynes, il en eut une fille, et se lança, avec toute la fougue de son âge et de son caractère, dans les plaisirs du grand monde, très-facile à cette époque, et dans les enivrements d’une passion partagée. Il appartenait à ce petit groupe de la haute aristocratie, dans lequel l’enthousiasme des idées de progrès, de réformes et de révolution sociale était le plus vif. Il voyait dès lors très-habituellement Mme de Staël.

On sait que ce fut sur une motion de Mathieu de Montmorency, député aux États généraux, que l’Assemblée constituante décréta, dans la nuit du 4 août, l’abolition des privilèges de la noblesse. Il émigra en 1792, et apprit en Suisse, où il avait cherché un asile, la mort de son frère l’abbé de Laval, qu’il aimait avec la dernière tendresse, et dont la tête venait de tomber sous la hache révolutionnaire. Cette horrible nouvelle fut pour Mathieu un coup de foudre ; peu s’en fallut que le désespoir n’altérât sa raison. Dans sa douleur, il s’accusait de la mort de ce frère victime de la révolution, dont lui, Mathieu de Montmorency, avait embrassé les doctrines. Les remords eurent chez lui l’intensité que tous les sentiments prenaient dans cette nature passionnée.

L’amitié de Mme de Staël, sa sympathie délicate, son ingénieuse bonté, s’employèrent à calmer les angoisses de ce cœur déchiré ; elle parvint à les adoucir : mais ce fut la religion qui seule y fit entrer la paix. À partir de ce jour, cet impétueux, ce séduisant, ce frivole jeune homme devint un austère et fervent chrétien.

Quand Mathieu de Montmorency fut amené chez Mme Récamier, il avait trente-sept à trente-huit ans ; sa belle et noble figure portait encore la trace des chagrins et des luttes intérieures : je me représente aisément, parce que je l’ai connu douze ou quinze ans plus tard, ce qu’il devait être à cet âge. M. de Montmorency était grand, moins élancé que son cousin, blond comme lui, et quand il devint chauve, ce qui lui arriva d’assez bonne heure, sa soyeuse chevelure forma une couronne et comme une auréole à cette tête mâle et régulière. Il avait les plus nobles et les plus élégantes manières, sa politesse était parfaite, et tenait, avec une bienveillance un peu hautaine, les gens fort à distance. Naturellement emporté, on sentait que le calme et la sérénité, devenus habituels chez lui, n’y étaient qu’un effort de vertu. Sa charité était sans bornes. Des passions qu’il avait domptées, il restait à cette âme très-tendre une vivacité dans l’amitié, qui rendait son commerce singulièrement attachant. Catholique profondément convaincu, il eut pour Mme de Staël, malgré la différence des communions auxquelles ils appartenaient, une affection profonde, intime, et une compassion tendre pour des faiblesses qu’il n’ignorait pas et dont il espérait toujours l’aider à triompher.

Je ne sais si on pouvait dire de Mathieu de Montmorency qu’il était ce qu’on est convenu d’appeler un homme d’esprit : il avait assurément l’âme plus haute et plus grande que son esprit n’était étendu ; mais il y avait dans ses jugements, dans ses sentiments, dans son langage, une délicatesse et une distinction rares. Le souvenir des entraînements de sa jeunesse tempérait sa sévérité, et l’austérité de la vie qu’il s’était imposée depuis sa conversion ajoutait par le respect à l’autorité qu’il prenait facilement sur tout ce qui l’approchait. La plus complète sympathie ne pouvait manquer de s’établir entre Mathieu de Montmorency et sa nouvelle amie. Il aima en elle ces dons heureux que la Providence accorde rarement au degré où elle les possédait, la pureté de l’âme, une bonté pour ainsi dire céleste et un cœur à la fois fier, haut et tendre.

L’amitié de Mathieu pour Mme Récamier fut d’autant plus vive qu’elle ne fut jamais exempte d’inquiétudes. Il vivait dans la préoccupation constante des périls que faisaient courir à cette âme si précieuse un désir de plaire dont il ne pouvait la guérir et tant d’hommages frivoles mais enivrants, intéressés à sa perte. Il l’aimait en père et veillait avec une sollicitude jalouse sur les sentiments qu’elle pouvait éprouver. Ses consolations, ses conseils, ses pieux encouragements l’associèrent à toutes les circonstances tristes ou dangereuses de la vie de Mme Récamier : il eut souvent à ranimer son énergie dans des moments de découragement et de dégoût, très-fréquents dans une existence à la fois vide et brillante. M. de Montmorency sentait bien que ce besoin d’être admirée et cette absence des affections intimes du foyer domestique étaient des écueils redoutables pour la vertu de sa charmante amie ; aussi se montre-t-il dans toute sa correspondance préoccupé de lui en faire comprendre le danger. J’aurai plus d’une occasion de citer à leur date quelques-unes des lettres de Mathieu de Montmorency, monument unique d’une affection dont la pureté et la délicatesse égalent la vivacité et la profondeur. Les premiers billets de M. de Montmorency à Mme Récamier ont pour objet, ou de solliciter les dons de sa charité vraiment inépuisable, ou de la remercier des aumônes qu’elle a données. Entre beaucoup d’autres, je copie celui-ci :


1802.

« Vous êtes trop bonne et trop généreuse, si on peut l’être trop. Vous acquittez avec une ponctualité bien aimable les dettes mêmes des jours d’opéra et de grande parure. Vous me pardonnerez un sermon de plus contre la parure, quand elle prive de l’avantage de vous voir.

« Je ne donnerai pas tous les trésors que vous m’envoyez aux mêmes personnes dont je vous parlais hier ; mais je réserve cette petite caisse pour les charités les plus intéressantes. Heureux d’être l’intermédiaire de vos bonnes actions, d’y être associé avec vous, et pensant de toute mon âme qu’on ne peut jamais causer quelques instants avec vous sans trouver une nouvelle raison de vous aimer et de vous estimer davantage. Jugez ce que ce sera quand toutes nos belles espérances seront réalisées ! Je vous remercie encore, Madame, pour moi et pour les pauvres. Agréez mes tendres et respectueux hommages. »

Puis, la relation devenant plus intime, Mathieu comprend la valeur de l’âme exposée à tant d’hommages et d’encens, et on le voit commencer son rôle d’ami très-tendre et un peu grondeur, d’autant plus sévère qu’il aime profondément et veut le salut éternel de ceux qu’il aime.


m. de montmorency à Mme récamier.
1803.

« Quelles charmantes choses vous savez dire et sentir ! quel baume vous savez mettre sur le mal que vous faites d’un autre côté à un ami sincère ! Ah ! Madame, vous me voyez, vous me jugez avec les préventions du sentiment le plus aimable et le plus indulgent, qui réellement embellit et ne juge pas. Mais je voudrais vous apparaître mille fois plus encore ce que je ne suis pas, je voudrais réunir tous les droits d’un père, d’un frère, d’un ami, obtenir votre amitié, votre confiance entière pour une seule chose au monde, pour vous persuader votre propre bonheur et vous voir entrer dans la seule voie qui peut vous y conduire, la seule digne de votre cœur, de votre esprit, de la sublime mission à laquelle vous êtes appelée ! en un seul mot, pour vous faire prendre une résolution forte. Car tout est là. Faut-il vous l’avouer ? j’en cherche en vain avec avidité quelques indices dans tout ce que vous faites, dans tous ces petits détails involontaires dont aucun ne m’échappe. Rien, rien qui me rassure, rien qui me satisfasse. Ah ! je ne saurais vous le dissimuler : j’emporte un profond sentiment de tristesse. Je frémis de tout ce que vous êtes menacée de perdre en vrai bonheur, et moi en amitié. Dieu et vous me défendez de me décourager tout à fait ; j’obéirai. Je le prierai sans cesse ; lui seul peut dessiller vos yeux et vous faire sentir qu’un cœur qui l’aime véritablement n’est pas si vide que vous semblez le penser. Lui seul peut aussi vous inspirer un véritable attrait, non de quelques instants, mais constant et soutenu pour des œuvres et des occupations qui seraient en effet bien appropriées à la bonté de votre cœur, et qui rempliraient d’une manière douce et utile beaucoup de vos moments. Ce n’est point en plaisantant que je vous ai parlé de m’aider dans mon travail sur les sœurs de charité. Rien ne me serait plus agréable et plus précieux. Cela répandrait sur mon travail un charme particulier qui vaincrait ma paresse, et m’y donnerait un nouvel intérêt.

« Faites tout ce qu’il y a de bon, d’aimable ; ce qui ne brise pas le cœur, ce qui ne laisse jamais aucun regret. Mais, au nom de Dieu, au nom de l’amitié, renoncez à ce qui est indigne de vous, à ce qui, quoi que vous fassiez, ne vous rendrait pas heureuse. »

autre lettre.

« Soyez sûre qu’il est impossible de mesurer d’avance les infinies miséricordes de celui à qui vous voulez vous adresser sincèrement, et les changements merveilleux et tout à fait imprévus qu’il opère dans une âme régénérée par une piété vraie. Je compte les jours qui vous séparent encore de cette régénération tant désirée par vos plus vrais amis. Je compte aussi tout bonnement les jours qui se passeront sans vous voir, et j’accepte le rendez-vous de mardi.

« Permettez-moi de vous rappeler jusque-là les livres que j’ai eu le bonheur de vous prêter. Ne négligez pas d’en lire quelques pages chaque matin. Il me semble que je vous parlai aussi des Réflexions sur la miséricorde de Dieu, par Mme de La Vallière, qui auraient pour vous le double intérêt des sentiments et de l’auteur. Votre cœur touché s’adresse souvent à Dieu, vous me l’avez dit : conservez et multipliez cette excellente habitude. J’espère que nos pensées se rencontrent déjà et se rencontreront souvent dans ce chemin. Mon dernier vœu, que vous me pardonnerez, c’est que vous ayez toujours un peu d’ennui de vos soirées, et de bien des personnes qu’on appelle aimables. N’est-ce pas là un souhait bien méchant ? Cependant je vous proteste que l’intention ne l’est pas.

« Je ne suis pas sans crainte sur les effets journaliers de cet entourage de futilités qui ne vaut rien pour vous et vaut bien moins que vous. Quand vous n’avez rien lu de sérieux dans votre journée, que vous avez trouvé à peine quelques moments pour réfléchir, et que vous passez le soir trois ou quatre heures dans une certaine atmosphère, contagieuse de sa nature, vous vous persuadez alors que vos idées ne sont pas arrêtées, qu’il faudrait recommencer un examen, qui doit avoir été fait une fois et être ensuite posé comme une base fixe qu’il n’est plus question d’ébranler ; vous vous découragez, vous vous effrayez vous-même. Ah ! je vous supplie, au nom du profond intérêt dont vous ne doutez pas, au nom de ma triste et trop personnelle expérience, de ne pas vous laisser aller à cette mauvaise disposition. Gardez-vous de reculer, vous en seriez un jour inconsolable. Cela ne suffit même pas : n’avancez pas bien vite, si vous ne vous en sentez pas la force, mais au moins quelques pas en avant. Croyez aux vœux les plus tendres et en même temps aux conseils les plus sages. J’espère que vous n’avez pas oublié la promesse d’une demi‑heure par jour de lecture suivie et sérieuse. Ces deux conditions sont indispensables, et celle aussi de quelques moments de prière et de recueillement. Est-ce trop demander pour le plus grand intérêt de la vie, on pourrait dire l’unique ?


autre lettre.
1810.

« j’ai tardé, aimable amie, à répondre à votre dernière lettre. Le sentiment profond de tristesse qui y régnait m’allait trop au cœur pour que mon silence pût être de l’indifférence. Mais je sentais trop l’insuffisance de ces vaines paroles d’une lettre pour porter quelque consolation, quelque nouvelle force dans un cœur tel que le vôtre. Vous me laissez entrevoir quelques-unes des causes de votre disposition mélancolique. Vous commencez quelques aveux que je crains et désire voir achever. Car je vous préviens que je serai sévère pour ces misérables distractions qui vraiment ne méritent pas le nom de consolations, qui sont des espèces de jeux où l’on ne conçoit pas bien le sérieux ni d’un côté ni de l’autre. Mais ce que je redoute avant tout, ce que je vous supplie d’écarter par tout ce que le raisonnement a de force et le cœur d’énergie, c’est le découragement, ennemi de tout bien et de toute résolution généreuse. Le divin Maître que nous servons ne nous permet pas de désespérer quand nous avons un vrai désir de marcher sous ses étendards. Il ne nous abandonnera pas, il nous fera vaincre tous les obstacles, si nous nous adressons sans cesse à lui ; ne négligez donc pas cette unique ressource.

« Je suis persuadé qu’il y en a quelque autre secondaire que vous avez négligée ; votre correspondance avec un homme#1 dont toutes les lettres vous font du bien, certaines lectures du matin, certains moments de recueillement que vous aviez assez bien ordonnés, tout cela semble de petites choses, mais quand on les anime, quand on les vivifie par un sentiment intime, on ne saurait croire combien elles peuvent être puissantes. Croyez surtout, aimable amie, à un désir sincère, constant, perpétuel de votre bonheur. Mais permettez-moi à ce titre d’être inexorable pour ce qui ne vous rendra jamais heureuse. »

J’arrête ici les citations que je pourrais multiplier en prenant au hasard dans la correspondance de Mathieu de Montmorency avec Mme Récamier ; j’y reviendrai plus tard, quand ces lettres me serviront à éclaircir des faits ou lorsqu’elles pourront m’aider à peindre des sentiments dont la délicatesse et la pureté ne sauraient être mieux exprimées que par ceux même qui les ont éprouvés. J’ai voulu seulement faire comprendre quelle était la nature de cette[2] sainte amitié et quel rôle l’affection chrétienne et inaltérable de Mathieu de Montmorency a tenu dans la vie de Juliette.

J’ai dit que Mme Récamier enfant avait connu M. de La Harpe chez sa mère : les grâces de son âge et les agréments de sa figure lui valurent dès lors, de la part du spirituel critique, une bienveillance et un intérêt dont il n’était pas prodigue ; mais il semble qu’il fut dans la destinée de Mme Récamier d’attirer invinciblement et de grouper autour d’elle les artistes et les hommes de lettres. Deux raisons y contribuèrent ; elle avait pour les productions littéraires un goût vif, naturel et juste, et elle en recevait une impression aussi spontanée que son jugement était sain. Le plaisir vrai que lui faisaient éprouver les beautés de l’art ou de la poéie, l’admiration naïve qu’elle exprimait dans un langage délicat, étaient une sorte d’encens qu’artistes, poëtes ou littérateurs aimaient fort à respirer.

De plus, cette personne, si dépourvue de prétention et de vanité, avait pour les souffrances de l’amour-propre une pitié et une sympathie qu’on ne leur accorde guère. Nul n’a su, comme Mme Récamier, panser ces blessures qu’on n’avoue pas, calmer et endormir l’amertume des rivalités ou des haines littéraires. Il est certain, et tous ceux qui l’ont approchée l’ont plus ou moins éprouvé, que, pour toutes les peines morales, pour toutes ces douleurs de l’imagination qui prennent dans de certaines âmes une si cruelle intensité, elle était la sœur de charité par excellence. Outre tous les dons charmants que le ciel lui avait faits et qui expliquent de reste l’attrait qu’elle inspirait, elle avait deux qualités bien rares : elle savait écouter et s’occuper des autres.

L’attachement de Mme Récamier pour M. de La Harpe était sincère et datait de l’enfance : elle admirait son talent, elle appréciait son esprit, et eut toujours pour lui les plus gracieuses attentions. Il passait de longues semaines à Clichy et venait à Paris dîner très-habituellement chez M. Récamier. Lorsqu’il rouvrit à l’Athénée ses cours interrompus, la belle Juliette assistait fidèlement à toutes ses leçons dans une place que M. de La Harpe faisait garder tout auprès de sa chaire ; l’intérêt avec lequel il était écouté par cette personne si intelligente et si fort à la mode le flattait au dernier point ; il était d’ailleurs bien sûr que l’espérance toujours réalisée de la voir attirerait à son cours un public d’autant plus nombreux.

Tant de jeunesse et d’attentive bonté avait inspiré à M. de La Harpe un sentiment de reconnaissance qui véritablement le transformait. Malgré la sincérité de sa conversion, il était resté irascible, facilement impertinent et toujours un peu dédaigneux. Il fut constamment doux et aimable avec Juliette. M. Récamier et les nombreux neveux qui habitaient chez lui étaient loin d’être aussi bien traités ; aussi n’avaient-ils point pour M. de La Harpe, et surtout les jeunes gens, la même bienveillance que Juliette ; ils se moquaient de sa gourmandise, et, le trouvant souvent dépourvu d’indulgence, croyaient peu à la bonne foi de sa dévotion. M. Sainte-Beuve a conté d’une façon charmante une aventure qu’il tenait de Mme Récamier, et qui s’était passée au château de Clichy : je lui emprunte ce joli récit de la plaisanterie, un peu risquée d’ailleurs, que quelques étourdis s’étaient permise et qui tourna toute à l’honneur de M. de La harpe.

« C’était au château de Clichy où Mme Récamier passait l’été : La Harpe y était venu pour quelques jours. On se demandait (ce que tout le monde se demandait alors) si sa conversion était aussi sincère qu’il le faisait paraître, et on résolut de l’éprouver. C’était le temps des mystifications, et on en imagina une qui parut de bonne guerre à cette vive et légère jeunesse. On savait que La Harpe avait beaucoup aimé les dames, et c’avait été un de ses grands faibles. Un neveu de M. Récamier, neveu des plus jeunes et apparemment des plus jolis, dut s’habiller en femme, en belle dame, et, dans cet accoutrement, il alla s’installer chez M. de La Harpe, c’est-à-dire dans sa chambre à coucher même. Toute une histoire avait été préparée pour motiver une intrusion aussi imprévue. On arrivait de Paris, on avait un service pressant à demander, on n’avait pu se décider à attendre au lendemain. Bref M. de La Harpe, le soir, se retire du salon et monte dans son appartement. De curieux et mystérieux auditeurs étaient déjà à l’affût derrière les paravents pour jouir de la scène. Mais quel fut l’étonnement, le regret, un peu le remords de cette folâtre jeunesse, y compris la soi-disant dame, assise au coin de la cheminée#1, de voir M. de La Harpe, en entrant, ne regarder à rien et se mettre simplement à genoux pour faire sa prière, une prière qui se prolongea longtemps !

« Lorsqu’il se releva, et qu’approchant du lit, il avisa la dame, il recula de surprise : mais celle‑ci essaya en vain de balbutier quelques mots de son rôle ; M. de La Harpe y coupa court, lui représentant que ce n’était ni le lieu ni l’heure de l’entendre, et il la remit au lendemain en la reconduisant poliment. Le lendemain, il ne parla de cette visite à personne dans le château, et personne aussi ne lui en parla. »

L’optimisme de M. Récamier le poussait volontiers à se mêler de mariages : il y avait la main [3] malheureuse, mais cela ne le guérissait point de son humeur mariante. Il connaissait de vieille date une Mme de Longuerue, veuve, sans fortune, chargée de deux enfants : un fils et une fille fort belle, âgée de vingt-trois ans. La demoiselle était difficile à établir attendu la pauvreté de sa famille ; M. Récamier eut l’idée de la faire épouser à M. de La Harpe. Ce malencontreux mariage se fit, malgré la répugnance que ressentait à l’accepter une fille jeune, qu’un nom célèbre ne pouvait consoler de lier son sort à un homme d’un âge si différent du sien. Mais la mère cacha avec soin cette disposition à M. de La Harpe, et entraîna sa fille. Cette union, conclue le 9 août 1797, ne dura point et ne pouvait durer.

Au bout de trois semaines, Mlle de Longuerue déclarait que sa répugnance était invincible et demandait le divorce. Le pauvre M. de La Harpe, vivement blessé dans son amour-propre et dans sa conscience, se conduisit en galant homme et en chrétien : il ne pouvait se prêter au divorce interdit par la loi religieuse, mais il le laissa s’accomplir, et il pardonna à la jeune fille l’éclat et le scandale de cette rupture. J’ai toujours entendu dire à Mme Récamier que les procédés, le langage, les sentiments qu’il fit entendre et voir dans cette pénible affaire avaient été pleins de modération, de droiture et de sincère humilité. Cependant, et comme pour rendre l’aventure plus dure, la demande en divorce de Mlle de Longuerue coïncidait avec la mesure qui frappa M. de La Harpe, ainsi que les plus honorables gens de lettres, le 18 fructidor (4 septembre) de la même année. Il trouva un asile à Corbeil où Juliette l’alla voir une fois.

J’insère ici les quelques lettres de M. de La Harpe à Mme Récamier que j’ai trouvées dans ses papiers.


m. de la harpe à madame récamier.
« De ma retraite de Corbeil, le samedi 28 septembre 1797.

« Quoi ! Madame, vous portez la bonté jusqu’à vouloir honorer d’une visite un pauvre proscrit comme moi ! c’est pour cette fois que je pourrai dire comme les anciens patriarches, à qui je ressemble si peu, « qu’un ange est venu dans ma demeure. » Je sais bien que vous aimez à faire des œuvres de miséricorde, mais, par le temps qui court, tout bien est difficile, et celui-là comme les autres. Je dois vous prévenir, à mon grand regret, que venir seule est d’abord impossible pour bien des raisons : entre autres, qu’avec votre jeunesse et votre figure dont l’éclat vous suit partout, vous ne sauriez voyager sans une femme de chambre à qui la prudence défend de confier le secret de ma retraite, qui n’est pas à moi seul. Vous n’auriez donc qu’un moyen d’exécuter votre généreuse résolution, ce serait de vous consulter avec Mme de Clermont qui vous amènerait un jour dans son petit castel champêtre, et de là il vous serait très-aisé de venir avec elle. Vous êtes faites toutes deux pour vous apprécier et pour vous aimer l’une et l’autre. Si j’étais encore susceptible des vanités de ce monde, je serais tout glorieux de recevoir une semblable marque de bonté de celle que tant d’hommages environnent. Mais sans doute vous ne trouverez pas mauvais que mon cœur ne soit sensible qu’aux bontés du vôtre. Quoique vos avantages soient rares, vous en avez un qui l’est plus, c’est de les apprécier et de savoir dans votre jeunesse, ce que je n’ai jamais su que bien tard, qu’il ne faut se fier à rien de ce qui passe.

« Je fais dans ce moment‑ci beaucoup de vers ; en les faisant, je songe souvent que je pourrai les lire un jour à cette belle et charmante Juliette, dont l’esprit est aussi fin que le regard, et le goût aussi pur que son âme. Je vous enverrais bien aussi le morceau d’Adonis que vous aimez, mais je voudrais la promesse qu’il ne sortira pas de vos mains, quoique vous puissiez le lire aux personnes que vous jugerez dignes de vous entendre lire des vers.

« Adieu, Madame, agréez l’hommage le plus sincère et le plus respectueux de l’attachement que je vous dois à tant de titres, et que je vous ai voué pour la vie. » Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/99 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/100 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/101 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/102 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/103 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/104 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/105 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/106 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/107 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/108 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/109 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/110 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/111 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/112 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/113 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/114 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/115 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/116 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/117 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/118 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/119 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/120 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/121 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/122 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/123 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/124 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/125 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/126 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/127 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/128 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/129 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/130 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/131 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/132 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/133 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/134 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/135 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/136 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/137 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/138 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/139 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/140 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/141 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/142 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/143 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/144 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/145 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/146 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/147 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/148 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/149 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/150 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/151 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/152 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/153 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/154 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/155 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/156 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/157 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/158 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/159 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/160 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/161 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/162 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/163 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/164 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/165 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/166 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/167 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/168 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/169 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/170 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/171 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/172 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/173 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/174 Page:Cyvoct - Souvenirs de madame Recamier.djvu/175

« Ce jeudi, 22 janvier.

« Mon premier mouvement a été de passer hier chez vous. Je n’ai pas osé insister à la porte. J’ai respecté le besoin de solitude qu’avait votre douleur. Je sais comme elle a été vive, je sens comme elle est naturelle. Vous êtes bien sûre que je la partage, que je m’y associe du fond de l’âme ; mais ne rejetez pas une consolation digne de vous, une de ces consolations qui restent encore après les premiers moments : c’est le touchant exemple de piété que nous a donné celle que vous pleurez, et qui permet tant d’espérance sur son bonheur.

« Croyez bien dans cette triste occasion à mon vrai et profond sentiment. J’irai encore ce soir essayer de vous l’exprimer, si vous voulez me recevoir, et si je ne suis pas assez enroué pour ne pas pouvoir parler.

« Il serait bien bon de me faire donner un mot de vos nouvelles.

« Mathieu. »

Elle recevait aussi de Mme de Staël ce mot plein d’émotion.

24 janvier.

« Chère amie, combien je souffre de votre malheur ! combien je souffre de ne pas vous voir ! n’est-il donc pas possible que je vous voie et faut-il donc que ma vie se passe ainsi ? Je ne sais rien dire ; je vous embrasse et je pleure avec vous. »

  1. Anne-Adrien de Montmorency, duc de Laval, chevalier des Ordres du roi et de la Toison d’or, grand d’Espagne de première classe, né à Paris le 19 octobre 1767. Marié à Charlotte de Luxembourg, dont‑il eut trois enfants, deux filles et un fils. Henri de Montmorency. Ce fils lui fut enlevé à l’âge de vingt-trois ans, au mois de juin 1819.

    Adrien de Montmoiency fut successivement ambassadeur de France en Espagne en 1814, à Rome en 1821, à Vienne en 1828. Il fut nommé ministre des affaires étrangères en 1829, et refusa ce poste éminent. Le 4 septembre de la même année, il passa de l’ambassade de Vienne à celle de Londres.


    Il mourut le 16 juin 1887.

  2. L’abbé Legris-Duval, avec lequel il avait mis Mme Récamier en relation.
  3. Elle était dans l’alcôve.