Souvenirs littéraires/07

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Souvenirs littéraires
Revue des Deux Mondes3e période, tome 48 (p. 564-599).
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SEPTIÈME PARTIE.


XIII. — AU CAIRE.

Lorsque, Gustave Flaubert et moi, nous débarquâmes en Égypte, le 15 novembre 1849, nous sentîmes que nous entrions dans un autre monde, dans le vieux monde des Pharaons, des Lagides et des khalifes. A travers les âges, Hérodote et Abd’Allatif se donnent la main et peuvent servir de guide au voyageur. La vieille race, — Coptes et fellahs, — vit encore comme elle a vécu jadis, humiliée, exploitée par le conquérant. A l’Égypte il a toujours fallu un maître, l’Hyksos, le Perse, le Macédonien, le Romain ; hier l’Arabe, aujourd’hui le Turc, demain l’Anglais. Entre la mer Méditerranée et l’Océan indien, c’est une porte, c’est une route, et c’est un marché ; le peuple autochtone n’en a rien su faire et il semble destiné à la servitude, qui, ne lui a jamais failli. Le fellah est doux et courbé sur sa glèbe ; le Bédouin est rêveur et vagabond ; la vue d’un seul arnaute met un village en fuite ; la justice, le recouvrement de l’impôt, l’administration, l’armée n’ont qu’un seul instrument : le bâton. Les fils aimés d’Ammon, les dieux Philadelphes, les Thoulonides, les Fatimites, les sultans Mamelucks, les Ottomans ont tous gouverné de la même manière ; l’Égyptien semble créé pour obéir, car, quel que soit le dominateur, il obéit. A l’époque où j’arrivais à Alexandrie, le rêve de Mehemet-Ali achevait de s’évanouir. Le vassal qui aurait anéanti l’empire des padischahs, qui serait entré vainqueur à Constantinople et qui aurait substitué sa dynastie à celle d’Othman s’il n’avait été arrêté par la diplomatie européenne, avait voulu rajeunir l’antique Isis. Il avait cherché à opérer la transfusion de la civilisation comme on opère la transfusion du sang. Il avait appelé près de lui des Européens, soldats, ingénieurs, médecins, économistes, comptables, et leur avait livré l’Égypte. Grâce à la tactique introduite dans son armée par d’anciens officiers de l’empire, il fut vainqueur des Turcs et des Wahabis, mais ce fut tout. On éleva quelques manufactures sur les bords du Nil, on pulvérisa les temples en calcaire tendre pour en faire de la chaux, mais on ne modifia pas, on ne put modifier la génération des idées, les façons d’être d’une race mâtinée d’Africains et de Sémites, dont les instincts sont naturellement en opposition avec ceux de la race aryenne. Les efforts de Mehemet-Ali ont échoué ; il n’a pu réussir à créer ni instruction ni industrie chez un peuple rebelle à l’industrie et à l’instruction ; à force de coups de bâton, il a fait des soldats, mais n’est jamais parvenu à faire un mécanicien. Toutes les races ne sont pas les mêmes, elles n’ont pas des aptitudes semblables ; ce qui est possible à tel degré de latitude est impossible sous tel autre ; les civilisations se développent selon les climats, et le don de la parole, qui est commun à tous les hommes, n’implique pas l’égalité, ni surtout la similitude des facultés. Les lois de l’atavisme, les fatalités de l’espèce, les conditions géographiques pèsent plus qu’on ne le croit sur les peuples et sur leurs habitudes. Les sultans ont des palais qui semblent construits d’après la description des contes de fées : dans ces palais, ils gardent pour leur usage particulier des appartemens meublés avec le luxe moderne : lits à baldaquins, porcelaines de Sèvres, orfèvrerie d’Angleterre, étoffes de Lyon, rien n’est trop beau, rien n’est trop cher. Sait-on où ils couchent ? Dans une chambrette isolée, sur un divan recouvert d’un tapis, entre deux coffres de bois qui contiennent les bijoux les plus précieux, comme faisaient leurs ancêtres lorsqu’ils guidaient la horde du Mouton blanc. Toutes les fois que les hommes d’origine aryenne voudront imposer leurs coutumes aux hommes de race sémite, touranienne ou africaine, ils échoueront. Le grand art des conquérans et des colonisateurs est de tirer parti, en les développant, des aptitudes propres au peuple conquis et non pas de vouloir lui en donner de nouvelles ; ceci ressemble à un lieu-commun ; soit, mais tous les essais de colonisation et de civilisation importée ont mal réussi, faute de s’être appuyé sur cette vérité si simple qu’elle en est banale. Pour mieux européaniser l’Égypte et pour payer d’exemple, Mehemet-Ali se revêtait d’une redingote à la propriétaire et se montrait à son peuple, qui détournait la tête et s’indignait de voir un souverain musulman déguisé en giaour ; les plus indifférens affectaient de ne porter que la longue robe et le turban pour protester contre des usages qui leur étaient antipathiques.

Mehemet-Ali est resté populaire en Égypte ; sa légende est faite, environnée de merveilles et déjà fabuleuse. Est-ce parce qu’il a fait bâtir des hôpitaux, introduit la vaccine, établi une école de médecine et essayé d’organiser une école polytechnique ? Non pas ; il a détruit des populations entières dans le Hedjaz et au Sennaar ; il a massacré les Mamelucks ; il s’est révolté contre son maître ; il abattu l’armée turque à Konièh et à Nézib ; il a été un souverain implacable, et c’est pourquoi sa mémoire est chère à ses peuples. Il était hardi, de résolution prompte, et ses scrupules n’ont point entravé ses projets. Il était né en Macédoine, comme Alexandre le Grand, et le rappelait avec orgueil. Sa dissimulation était profonde, et jamais il n’était plus terrible que lorsqu’il avait été obligé de feindre. On m’a raconté une anecdote qui le peint sous son double caractère, que je crois vraie dans son ensemble, mais dont les détails ont peut-être été exagérés par l’imagination orientale. Peu de temps après la destruction des Mamelucks, le capoudan pacha entra dans le port d’Alexandrie avec une flottille composée de cinq navires. Dans les états soumis à la Sublime-Porte, l’usage était que l’autorité souveraine passât entre les mains du capoudan-pacha aussitôt qu’il arrivait quelque part, vieil usage conservé du temps où les chevaliers de Malte battaient la mer et ravageaient les côtes turques de la Méditerranée. Le capoudan s’appelait Latif-Pacha ; il était secrètement porteur d’un firman d’investiture l’instituant gouverneur de l’Égypte et il avait reçu les instructions du grand-vizir, Kosrew-Pacha, qui croyait que Mehemet-Ali était n ; Arabie. Or Mehemet-Ali n’avait pas encore traversé la Mer-Rouge et il était à Suez. Un homme dévoué monta sur un mahari (dromadaire de course), courut sans relâche, arriva à Suez et prévint son maître. A son tour, Mehemet-Ali sauta sur un dromadaire et à toute vitesse revint vers Alexandrie. Il était seul avec le serviteur qui l’avait averti. Il se rendit à son palais de Ras’Ettin et fit dire à Latif-Pacha qu’il l’attendait pour lui remettre lui-même le gouvernement de l’Égypte. « Latif-Pacha vint au palais suffisamment escorté et trouva Mehemet-Ali avec deux ou trois officiers. La comédie fut bien jouée. Mehemet-Ali se précipita au-devant de celui qui croyait déjà être son successeur et baisa le bas de sa robe ; il lui dit : « Tu es l’ombre du padischah qui est l’ombre de Dieu, je mets ma barbe dans ta main ; ici tout est à toi, toi seul dois donner des ordres, je suis ton premier esclave. » Le capoudan-pacha parut satisfait et félicita Mehemet-Ali de sa soumission. Il fut convenu que le soir même, dans ce palais de Ras’Ettin, Mehemet-Ali, en présence des fonctionnaires et des officiers égyptiens présens à Alexandrie, ferait abandon de son pouvoir à Latif-Pacha, accompagne de son état-major. Mehemet-Ali fit appeler son chaouch, autrement dit l’arnaute de confiance qui lui servait de bourreau ; il lui dit : « Ce soir tu seras prêt ; on offrira le café ; lorsque je toucherai ma barbe, la tête de l’homme qui recevra sa tasse doit tomber. Tu entends ? » L’homme répondit : « J’ai entendu. » Le soir, à l’heure indiquée, Mehemet-Ali et Latif-Pacha se trouvèrent en présence l’un et l’autre étaient entourés d’une suite nombreuse. Il y eut assaut de courtoisie et, après les longues formalités du savoir-vivre musulman, Mehemet-Ali fit asseoir Latif-Pacha à l’angle droit du divan, qui est la place d’honneur. Derrière les officiers, le chaouch se tenait attentif. On apporta les tchiboucks et le café. Mehemet-Ali but le premier, pour prouver que la « mort n’était pas dans le vase, » puis il prit lui-même une tasse et l’offrit à Latif-Pacha, qui fit quelques objections de politesse et, se confondant en excuses, accepta. Au moment où il saisissait la tasse, Mehemet-Ali porta la main à sa barbe et, d’un seul coup, le capoudan-pacha fut décapité. Mehemet-Ali proposa de bonnes positions dans son armée à l’état-major turc, qui s’empressa de ne pas refuser. Les vaisseaux ne quittèrent plus Alexandrie et donnèrent un exemple que la flotte ottomane imita plus tard, au mois de juillet 1839, lorsqu’elle se donna sans condition au vice-roi d’Égypte. Cette histoire m’a été contée, en Nubie, au village de Derr, par un vieil Anatoliote qui se nommait Ha’san.Kachef et qui prétendait avoir été le témoin du meurtre. Je répète l’anecdote après lui, mais je ne la garantis pas.

Mehemet-Ali était mort le 2 août 1849, Ibrahim-Pacha, son, fils aîné et son successeur direct, était parti un an auparavant pour le paradis de Mahomet ! L’homme à qui était échue la vice-royauté d’Égypte était Abbas-Pacha, petit-fils de Mehemet-Ali. J’ai vu Abbas-Pacha pendant une audience solennelle où un nouveau consul-général de France remettait ses lettres de créance ; j’ai pu contempler ce souverain absolu, indépendant, de la Porte, dépendant de l’Europe, et dont la plus chère distraction était de mettre des colliers de diamans au cou de ses chiens. C’était un gros homme ventripotent, blafard, maladroit dans ses gestes, dont les jambes arquées semblaient trembler sous lui et dont la paupière retombait sur un œil vitreux. On s’empressait autour de lui, on se prosternait presque, on baisait le bas de sa tunique. Cette masse de chair était écroulée dans le coin du divan et parfois il s’en échappait un rire saccadé qui ne déridait même pas le visage tuméfié par la débauche.

L’œuvre tentée par Mehemet-Ali restait incompréhensible à son successeur, qui ne s’en souciait guère et laissait tout dépérir. La plupart des hommes qui avaient apporté à l’Égypte leur force et leur bon vouloir étaient retournés en Europe. Cette colonie de la civilisation, composée surtout de Français, s’était enfuie de dégoût dès le début du règne d’Abbas. Tous n’étaient point partis cependant ; quelques-uns, liés par des contrats ou par des habitudes, retenus par la nécessité ou attachés à des travaux commencés, vivaient encore à Alexandrie, au Caire, et je les ai connus. Le plus célèbre d’entre eux était Soliman-Pacha, qui fut l’instructeur de l’armée égyptienne et le véritable vainqueur de Nézib. On a dit de lui que c’était un homme de guerre, il faut le croire, car il avait donné à ses soldats une discipline et une tenue remarquables. C’était un Français nommé Selves ; il était lieutenant en 1815 et fut mis à la demi-solde. L’ennui le prit, il était sans fortune, d’esprit aventureux, et vint en Égypte. Il dressa d’abord une compagnie, puis un bataillon, et enfin un régiment. On fut émerveillé ; on le nomma bey, c’est-à-dire colonel ; c’était le plus haut grade qu’un chrétien pût obtenir ; il avait de l’ambition et des convictions religieuses peu étroites ; il jeta le baptême aux orties, se fit musulman, comme autrefois le marquis de Bonneval, et devint pacha ; je crois même qu’il obtint la dignité de muchir, qui équivaut à celle de maréchal. Il ne manquait pas de finesse, et sous les dehors d’une bonhomie un peu bruyante, cachait une astuce que l’on disait redoutable. D’une amabilité empressée pour ses compatriotes qui traversaient l’Égypte, il leur racontait volontiers les sottises du vice-roi, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir vis-à-vis de celui-ci, — de son maître, — l’attitude aussi plate qu’on pouvait le désirer. Bon homme, du reste, et franchement « troupier, » quand il était en campement ou en tournée militaire ; assez froid et presque sur la défensive, lorsqu’il habitait son palais du vieux Caire, près du Nil, au milieu de ses serviteurs, par lesquels il se sentait épié. En subissant les diverses formalités que comportait son changement de religion, il avait sans doute fait quelque réserve in petto, car à sa table on buvait plus de vin de Champagne et plus d’eau-de-vie que d’eau pure. Il avait la taille courte, l’épaule large, la face replète et rougeaude, la voix brève, l’œil ironique et le geste vulgaire. C’était un soudard qui dans les grandeurs n’avait point trouvé la savonnette. Il ne cherchait pas ses mots, il disait les premiers venus et les première venus étaient souvent si gros qu’ils avaient peine à entrer dans les oreilles. S’il n’avait pas cru de voir renoncer aux boissons fermentées en l’honneur de l’islamisme, il n’avait en revanche point hésité à lui sacrifier la monogamie ; il avait un harem dont on disait quelque bien ; sous prétexte que les petits cadeaux entretiennent l’amitié, Mehemet Ali lui avait parfois donné une ou deux Circassiennes. De cela, du reste, Soliman Pacha ne parlait jamais, non plus que de religion. Je ne serais pas certain qu’il fût à l’aise dans sa conscience ; c’est un bien vilain mot que celui de renégat, on ne l’a jamais prononcé devant lui, mais il a dû souvent le répéter dans le secret de son âme. Lorsque je le rencontrai pour la première fois à Alexandrie et ensuite au vieux Caire, il était, non pas en disgrâce, mais en défaveur, car Abbas-Pacha n’aimait guère ceux qui avaient servi son aïeul Mehemet-Ali et son oncle Ibrahim. Il vivait assez retiré, ne se montrait guère dans les cérémonies publiques, évitait le contact des étrangers, prenait difficilement son parti de vieillir, regrettait les jours de sa jeunesse, parlait de Napoléon Ier avec dévotion et occupait ses loisirs à jouer au billard.

Dans sa carrière militaire, il avait laissé loin derrière lui un ancien compagnon d’armes qui était venu aussi chercher fortune en Égypte et qui s’appelait Mari. Celui-ci avait-il comme Soliman-Pacha abandonné saint Pierre pour Mahomet ? Je l’ignore, mais il était généralement connu sous le nom de Bekir-Bey, qui n’a rien de catholique. C’était un Corse du Fiumorbo, et le rôle qu’il avait joué dans l’armée française était plus bruyant que relevé : il avait été tambour ; aussi les mauvais plaisans ne se gênaient guère pour l’appeler Tapin-Bey. En 1849, il était chargé au Caire de la police des étrangers et s’en acquittait avec courtoisie. Il habitait une grande maison sur l’Esbekyeh et y ouvrait un salon où l’hospitalité musulmane se mêlait au sans-façon du soldat parvenu. Il était marié, et sa femme, qui, je crois, était une moraïte, avait dû être d’une beauté extraordinaire ; lorsque je la vis déjà âgée et plus ample qu’elle n’aurait voulu, elle était encore belle dans son costume oriental, dont la richesse faisait ressortir sa blancheur mate et la magnificence de ses bras. Elle paraissait colossale à côté de son Bekir-Bey, qui était un tout petit homme à face rondelette et de chétive apparence. L’un et l’autre parlaient un français mélangé d’italien, de grec et d’arabe, dans lequel il était assez difficile de se débrouiller. Cela produisait des incidens comiques dans le salon de Mme Mari, où l’on était admis sans être obligé de montrer son contrat de mariage. Un soir, Bekir-Bey, voyant entrer chez lui un monsieur et une dame qui lui avaient été recommandés, les présenta à la maîtresse de la maison en disant : « M. X. et sa femme de voyage. » Tout le monde rit. Bekir-Bey s’excusa de son mauvais langage et reprit : « J’ai voulu dire : M. X. et sa concubine. » Il n’en fut que cela : M. X. et sa femme de voyage furent bien accueillis. Le petit Bekir, qui faisait de tels pataquès et les renouvelait avec sérénité, était énergique et doué d’un rare esprit d’observation. Il avait accompagné Ahmet-Pacha dans la dernière expédition égyptienne contre les Wahabis ; il avait été nommé gouverneur militaire de Djedda, où il avait séjourné pendant trois ans ; il avait utilisé ses loisirs en prenant des notes incorrectes, mais intéressantes, sur ces contrées d’Arabie, fermées au voyageur et encore si peu connues ; en outre, il, avait été à Aden, avait trouvé moyen d’en relever les fortifications. Il avait, malgré son ignorance, rassemblé des documens qui ne sont pas sans valeur ; avec une complaisance dont je lui garde bonne gratitude, il me les confia et m’autorisa à en prendre copie. J’ai pu depuis, en lisant le récit du voyage de Palgrave[1], contrôler les observations recueillies par Bekir-Bey et m’assurer qu’elles sont d’une irréprochable exactitude. Ancien tambour devenu colonel, Bekir-Bey ne détestait pas les grandeurs ; comme Bussy-Rabutin, il estimait qu’elles rehaussent l’homme et lui inspirent le respect de soi-même. Lorsque des étrangers dont la politesse outre-passait la mesure le traitaient d’excellence, il avait une façon de glisser son regard futé sous la paupière qui semblait dire : « Cette qualification ne m’est pas due, vous le savez, je le sais aussi ; mais continuez, je vous trouve de bonne compagnie. » Du reste, il parlait de ses origines sans forfanterie comme sans humilité. Il me disait : « Ah ! quand avec Soliman-Pacha nous exercions les recrues dans le petit désert d’Assouan, où l’on nous avait relégués pour ne pas exciter la colère des ulémas, m’ont-ils crevé assez de peaux d’ânes, ces brutes de fellahs, avant de savoir battre la grenadière convenablement ! »

Le visiteur le plus assidu de Mme Mari et le plus empressé auprès d’elle était un homme d’une soixantaine d’années, auquel des bras courts, un visage rosé, une peau luisante donnaient l’apparence d’un vieil enfant bouffi et que l’on nommait Lubbert-Bey. C’était Lubbert, ancien directeur de l’Opéra de Paris, où il monta Guillaume Tell et fut remplacé par le docteur Véron, que l’on appelait familièrement le gros Mimi. Il y a loin de l’Académie royale de musique aux bords du Nil, et ce n’est pas, je crois, de son plein gré que Lubbert avait franchi la distance ; il y fut aidé par une meute de créanciers qui jappaient après ses chausses. Muni de quelques lettres de recommandation, il arrivait en Égypte. Mehemet-Ali, qui avait la prétention de deviner les hommes à première vue, en fit un ministre de l’instruction publique ; on en rit beaucoup, même au Caire. Ce n’était qu’une sinécure, heureusement pour le ministère et pour le ministre. Lorsque je connus Lubbert-Bey, il n’était plus grand-maître de l’université égyptienne, il était chambellan ou quelque chose d’analogue, auprès d’Abbas-Pacha ; cette fonction lui convenait. Légitimiste exalté à la façon des roturiers, il avait l’horreur de tout ce qui pouvait ressembler à un gouvernement libéral. Un jour que l’on parlait des visées de l’Angleterre sur l’Égypte, Lubbert s’écria : « Ah ! grand Dieu ! l’Angleterre établirait ici le régime parlementaire ! Que deviendrions-nous ? Je ne vois que la Russie où je pourrais me réfugier, et encore le climat serait contraire à ma santé ! » Une autre fois il me disait : « Je ne puis vivre si je ne me sens commandé ! » C’était un pauvre sire, parasite habile, ayant résolu le problème difficile partout, presque insoluble au Caire, de dîner chaque jour en ville, et ne laissant jamais pénétrer dans sa maison, où, disait-on, quelques négresses achetées au bazar des esclaves dansaient pour lui seul des bamboulas qui ne devaient guère lui rappeler les ballets qu’il avait « montés » jadis à l’Opéra. Malgré le ridicule qui s’attachait à sa personne, Lubbert nous attirait, car il possédait un répertoire d’anecdotes inépuisable. C’était la chronique scandaleuse en personne. Directeur de l’Opéra, gentilhomme ordinaire de la chambre, bien en cour, il avait pénétré au profond du monde de la restauration et n’en ignorait ni les aventures ni les mystères. Il avait été le familier des grands viveurs de l’époque, de Talleyrand, de Montrond, d’Alexandre de Girardin ; on eût dit qu’il avait soulevé le rideau de toutes les alcôves et fouillé dans tous les tiroirs. Il excellait aux histoires scabreuses, et lorsqu’il les détaillait avec un langage châtié qui n’excluait pas la verve, sa figure poupine s’épanouissait et il ressemblait à un gourmet qui savoure un coulis aux truffes. Je ne lui ai guère entendu raconter que des anecdotes graveleuses et jamais je n’ai surpris un mot grossier sur ses lèvres. Plus tard, en écoutant les brutalités cyniques de Mérimée, je me suis souvenu de Lubbert, et la comparaison n’était point à son désavantage. Un jour que nous causions avec lui de Chateaubriand, qu’il avait connu, nous en arrivâmes, par une transition naturelle, à parler de la vertu bruyamment célébrée de Mme Récamier ; il s’écria : « Ne la jugez pas défavorablement, je vous en prie ; elle est plus à plaindre qu’à blâmer ; c’était un cas de force majeure. » Puis, levant les bras et les yeux vers le ciel avec une expression de désespoir, il ajouta : « Pauvre Juliette, elle en a bien souffert ! »

S’il y avait au Caire plus d’un personnage un peu grotesque, comme celui que je viens d’esquisser, il y avait des hommes redoutables qui avaient voulu violer la fortune, auxquels la fortune avait résisté et qui ne lui pardonnaient pas. J’ai fréquenté un de ceux-là ; vainement j’ai essayé de panser son âme ulcérée et de calmer les souffrances de son orgueil vraiment satanique ; — je ne le nommerai pas, quoiqu’il soit mort ; — sa révolte fut indomptable et dura pendant toute sa vie. Il avait fait en France, des études professionnelles qui pouvaient lui assurer une position de contre-maître dans quelque grande industrie ; l’outil lui fit horreur. C’était le temps de la guerre d’indépendance en Grèce ; il partit, débarqua à Patras et s’engagea dans le corps des philhellènes. On lui donna pour nourriture une galette peu cuite et du fromage de chèvre. Il trouva la pitance trop maigre, le pays lui parut pauvre ; il passa aux Égyptiens, que commandait Ibrahim-Pacha. Il savait l’anglais, apprit rapidement l’arabe, avait un talent de dessinateur hors ligne et sut se rendre utile. Il crut son avenir assuré, voulut écarter tout obstacle de sa route pour viser au plus haut, se fit musulman et adopta le nom d’Edris-Effendi. Lorsque l’intervention française eut chassé les Ottomans de la Morée, Edris-Effendi suivit l’armée d’Ibrahim. Il fut envoyé à Syout pour y remplir je ne sais plus quelle fonction. Il entra en lutte contre le pacha gouverneur de la Haute-Égypte, qui voulut le faire emprisonner. Edris se réclama de sa qualité de Français ; le pacha lui répondit : « En te faisant musulman, tu as renoncé au bénéfice de ta nationalité ; » et il le condamna à recevoir la bastonnade. Edris, qui était vigoureux, se défendit avec une énergie désespérée ; il fut terrassée, maintenu : on frappa sur lui au hasard, il eut un bras brisé et la mâchoire fracassée. De ce moment, son existence en Égypte devint errante. Vivant au jour le jour, faisant des fouilles, dessinant les temples, aidant les ingénieurs, passant des mois entiers sous la tente des Arabes Ababdehs, accompagnant les voyageurs, il subit les alternatives de la misère et du bien-être. Un beau jour, il reparut au Caire avec une somme rondelette et quelques bijoux qu’il vendit ; on prétendit, un peu légèrement, qu’il s’était défait, avec opportunité, d’un touriste anglais qu’il escortait dans les ruines de Thèbes. C’était un être farouche, toujours retombé en lui-même ; je ne me souviens pas de l’avoir jamais vu rire. Il avait sur le droit de propriété des notions particulières que je pus apprécier par une confidence qu’il me fit, un soir, sur la promenade de l’Esbekyeh. — Je rappellerai qu’en 1849 le chemin de fer de Suez à Alexandrie n’existait pas encore et que le trajet entre les deux villes se faisait par caravane. — Après une longue causerie, au cours de laquelle Edris-Effendi s’était plaint de sa destinée, il me dit : « Je n’ai jamais eu de bonheur ; j’ai touché la fortune de la main, et quelle fortune ! Un misérable accident m’a ruiné et repoussé dans mes bas-fonds. L’opération était simple et d’un succès assuré. Deux fois par mois la malle des Indes débarque à Alexandrie et est transportée à Suez. Une cinquantaine de chameaux, escortés d’une égale quantité de Barbarins, suffisent au transbordement. Nulle force armée ne les protège, si ce n’est les quatre cawas du consulat anglais. La malle qui vient d’Angleterre contient toujours, non-seulement des lettres et des papiers de commerce, mais des groups d’or représentant parfois une valeur considérable. Je connais bien le désert de Suez ; je réfléchis à mon projet et j’en arrêtai les détails. J’avais relevé la route qui va vers Qôseir ; j’en avais fait une carte où j’avais indiqué les puits. Il me fallait des compagnons, car seul je ne pouvais agir. Je m’ouvris sans réserve à X et à Y. — Edris me nomma deux importans personnages de la colonie étrangère. — Ils acceptèrent et nous convînmes de notre mode de procéder. Nous nous embusquions dans le désert ; au bruit des clochettes de la caravane, nous nous jetions sur les quatre caouas qui toujours marchent en tête ; nous leur brûlions la cervelle avant qu’ils aient eu le temps de se mettre en défense. Nous attachions dos à dos les Barbarins, qui n’étaient pas pour faire reculer trois Européens résolus, nous entravions les chameaux. On éventrait les sacs ; on brûlait sur place tout ce qui était banknotes, billets à ordre, lettres de change ; on se partageait le métal par portions à peu près égales, puis on se séparait et chacun tirait de son côté, avec le nombre de dromadaires utiles pour emporter le butin. Nous avions au moins vingt-quatre heures devant nous avant que l’on s’aperçût de rien. C’était assez pour gagner au pied. L’un de nous allait vers El-Akabah, l’autre se rendait au Sinaï ; quant à moi, j’avais un refuge assuré chez les Arabes Ababdehs ; j’aurais pénétré en Abyssinie d’où, hardiment et pour détourner les soupçons, je me serais rendu à Londres après avoir fait des lingots frappés de la marque du Négus, avec les pièces d’or des Indes et de l’Angleterre. Tout était prêt ; j’avais un mahari capable de courir cinquante lieues sans reprendre haleine ; j’avais tout combiné, tout prévu ; mes compagnons étaient des hommes déterminés ; nous étions certains de réussir. Savez-vous ce, qui nous a fait échouer ? C’est à confondre la raison et à faire douter de la Providence ! Dans ma maison habitait une femme musulmane, ne pouvant avoir d’enfans, honteuse de sa stérilité et consultant toute sorte de sorciers pour être mère. Dans l’escalier, dans les couloirs, elle semait des noix, car la femme devient féconde si un homme étranger à sa famille les écrase par mégarde. — Un soir, la veille même du jour où nous devions partir, je descendais mon escalier, je marchai sur une des noix, qui ne se brisa pas ; mon pied tourna et je tombai. J’avais une entorse, et pendant six semaines je restai étendu sur mon grabat, furieux et maudissant mon sort. La partie était manquée ; mes compagnons y renoncèrent et moi aussi ; il y a des choses que l’on n’essaie pas deux fois. Dans le Times, je lus que la malle des Indes, celle-là même que nous devions attaquer, avait apporté 280,000 livres sterling en or, plus de 7 millions de francs. Je ne m’en suis jamais consolé ! » — Edris-Effendi s’était tu ; je me taisais aussi, car j’aurais été fort empêché de répondre à sa confession. Nous marchions silencieusement l’un près de l’autre ; tout à coup il s’appuya contre un arbre, la tête dans ses mains, sanglotant et répétant : « Sept millions ! pour une noix ! » Edris-Effendi est revenu en France ; on a tenté de le mettre dans le chemin où l’on marche droit, et l’on a dû y renoncer. La lecture des Treize de Balzac lui avait tourné la tête ; il passait son temps à imaginer des associations mystérieuses dont il serait le chef, associations qui l’enrichiraient et le conduiraient aux situations qu’il avait rêvées ; il est mort à la peine, très âgé, incorrigible et misérable. Les hommes de cette trempe et de cette énergie sont rares ; nulle ambition ne doit leur être interdite, mais leurs efforts sont d’avance frappés de stérilité, car ils dédaignent, comme indignes d’eux, la persévérance, le travail, l’épargne, la probité ; ils ne croient qu’au hasard, qu’à la chance, comme ils disent, et ils n’arrivent à rien, sinon à la déconsidération et quelquefois au crime. Lorsque l’on prend un faux élan pour franchir un fossé, on y tombe, on y reste et souvent on y meurt.

Gustave Flaubert, qui toujours et partout était à la recherche du comique, avait découvert un homme dont il s’était engoué avec la passion que comportait sa nature. Cet homme n’était autre qu’un akim-bachi, médecin-major, Français d’origine, ancien officier de santé, nommé Chamas, et qui, comme tant d’autres, avait été ramassé par Clot-Bey lorsque celui-ci avait organisé, vaille que vaille, le service sanitaire de l’armée égyptienne. Ce Chamas était un pauvre hère, d’une ignorance invraisemblable, incapable de distinguer une fracture d’un rhume de cerveau et célèbre par une aventure qui n’était point à son honneur. Le soir de la bataille de Nézib, lorsque déjà le combat avait cessé, il avisa dans le camp d’Ibrahim-Pacha, auprès des ambulances, un prisonnier turc qui faisait la prière du mogreb (prière faite au coucher du soleil). Chamas s’élança vers lui et lui cria : « Misérable, rends-toi ! » Le Turc le regarda d’un air ahuri, et Chamas lui fendit la tête d’un coup de sabre. Puis il alla raconter ce haut fait à Ibrahim-Pacha, qui, pour toute récompense, lui cassa son tchibouck sur la figure. Qu’avait donc ce Chamas pour plaire à Gustave ? Il faisait des tragédies. Flaubert ne se tenait pas de joie ; il allait chez Chamas, il m’amenait Chamas, il invitait Chamas à dîner : Chamas et lui ne se quittaient plus. Les tragédies étaient un ramassis de situations biscornues, de dialogues insensés, de vers idiots : plus les vers étaient mauvais, plus les situations étaient sottes, plus Flaubert applaudissait, et plus Chamas se rengorgeait ; lui aussi, comme le Dieu de Copernic ; il avait enfin trouvé « un contemplateur de ses œuvres. » Il fallut subir une lecture, je m’y résignai : Abd-el-Kader, tragédie en cinq actes. C’est l’histoire du traité de la Tafna. Abd-el-Kader harangue ses soldats et leur dit :

Sectateurs du vrai Dieu, ce Bugeaud vous abuse.
Allons, un pou de nerf, armez votre arquebuse !


Bugeaud n’est pas en reste, et, lui aussi, il dit à ses troupes avant le combat :

Louis-Philippe là-bas, sur le trône de France,
Applaudit à vos coups et voit votre vaillance.

Il y a un récit : Abd’Allah, jeune chef arabe, a visité, au galop de son cheval, toutes les tribus du désert, en leur prêchant la guerre sainte ; dès qu’il a terminé son appel aux armes, il reprend sa course :

C’est de là, par Allah ! qu’Abd’Allah s’en alla.


Après avoir lu ce vers, Chamas s’interrompit pour nous dire : « C’est ce que les anciens appelaient l’harmonie imitative. » Je ne bronchai pas, et Flaubert, levant les bras vers le ciel, s’écria : « C’est énorme ! » Un jeune Bédouin, amoureux d’une chrétienne, fille d’un riche « notaire » de Mostaganem, explique « ses tendres feux » à l’objet de son amour, qui en paraît médiocrement touché et peu disposé à aller

Près de ma tente en poils, où ma mère fidèle
Me prépare un couscouss au lait pur de chamelle.

Le Bédouin insiste, mais il a beau dire : « Mahomet nous attend, » la jeune personne, qui a des principes, sait ne pas se laisser vaincre. L’amoureux désespéré se passe son yatagan à travers le corps et, comme la demoiselle, en fille bien élevée, se voile les yeux de la main, il lui dit :

Demeurez, ne vous détournez pas ;
De vos regards, du moins, honorez mon trépas !


Cette fois, je n’y tins plus et je m’écriai : « Mais ces deux vers-là ne sont pas de vous ; vous les avez empruntés à la tragédie des Scythes de Voltaire. » Chamas eut un incomparable sourire et répondit : « C’est vrai, mais ces vers rendaient exactement ma pensée, et j’ai cru devoir me les approprier, car je n’aurais pas mieux dit. » J’eus quelque peine à me débarrasser de ce Chamas, qui, à toute heure du jour, venait nous consulter sur ses plans dramatiques et nous prier de recommander ses pièces au comité de lecture de la Comédie-Française. Il était tenace et ne comprenait que les choses très claires. Un jour, je lui dis : « Nous nous moquons de vous et vous nous ennuyez. » Flaubert me vitupéra, me dit que je ne comprenais pas la grandeur du comique et fut mécontent.

Quelqu’un se souvient-il d’Aristide de La Tour, qui, il y a plus de quarante ans, partageait avec Loïsa Puget, Masini, P. Henrion, T. Arnaud le privilège de composer des romances dont les âmes sensibles étaient remuées et que l’on soupirait en faisant les yeux blancs ? Il était au Caire à la même auberge que nous ; parfois, le soir, il grattait sa guitare et nous chantait sur un mode désolé l’histoire de la marguerite, toute petite, qui se cache bien vite dans les épis dorés pour éviter la faux qui brille ; lorsque la faux apparaissait, la guitare avait des sanglots dans les cordes. C’était un grand garçon blond, triste, de façons réservées, qui mourait d’ennui au Caire. Il avait connu à Paris un prince de la famille vice-royale ; on s’était lié, on s’était juré éternelle amitié ; on était parti ensemble pour habiter le même palais sur les bords du Nil et vivre la vie des Mille et une Nuits. Quelle fonction devait-il exercer : factotum, intendant, chef d’orchestre, maître des cérémonies, des menus et des fêtes ? Je ne sais. Abbas Pacha trouva mauvais qu’un prince se permît d’attacher un Français à sa maison sans en avoir d’abord obtenu l’autorisation ; le pauvre troubadour reçut ordre de déguerpir. Il mit sous son bras sa guitare, sa musique et prit gîte à l’auberge en attendant une pension, une indemnité qu’on lui avait promise, et qu’on ne lui donna jamais. Il se décida enfin à quitter l’Égypte, y laissa les rêves qu’il y avait apportés, revint au pays natal et mourut à Paris, où sa mort ne fit pas plus de bruit que ses romances.

C’est cependant au milieu de ce monde étrange, composé d’élémens médiocres, tarés, hostiles les uns aux autres, que je rencontrai, que j’appris à aimer, à vénérer l’homme le plus intelligent que j’aie jamais connu. C’était Charles Lambert-Bey ; il n’avait de commun que le nom avec Charles Lambert, qui a publié Athènes et Baâlbeck et l’Immortalité selon le Christ. Lambert était entré le premier à l’École polytechnique et en était sorti le premier vers 1829 ou 1830 ; il était ingénieur des mines. Le saint-simonisme l’avait appelé et il s’y était donné sans esprit de retour. Il avait accompagné Enfantin en Égypte lorsque celui-ci, à la tête d’une quarantaine de ses disciples, y vint en 1832 pour opérer le percement de l’isthme de Suez. Lambert, après avoir relevé les terrains à ouvrir, après avoir préparé les profils du barrage du Nil à Batn-el-Agar, à la pointe même du Delta, au confluent des deux branches du fleuve, après avoir longtemps voyagé au Soudan par ordre de Mehemet-Ali, était, lorsque j’entrai en communication avec lui, directeur de l’école polytechnique établie à Boulacq, directeur in partibus, car si l’école avait deux ou trois professeurs, elle n’avait pas d’élève. Jamais, chez aucun homme, je n’ai rencontré un si ample cerveau, une indulgence plus féconde, une telle compréhension des sentimens d’autrui, une clarté d’enseignement plus extraordinaire, une aspiration vers le bien plus constante. Sa parole lucide, imagée et néanmoins précise, jetait des lueurs au fond des problèmes les plus obscurs et, par une étrange contradiction, il ne pouvait écrire ; dès qu’il prenait la plume, l’expression devenait confuse et sa pensée se perdait dans les nuages dont il ne parvenait jamais à la dégager. Les deux ou trois opuscules qu’il a publiés sur des questions philosophiques sont presque incompréhensibles et rappellent l’Apocalypse. Pour lui, le saint-simonisme était une religion, la religion type vers laquelle l’humanité serait fatalement entraînée, et Enfantin, — le Père, — était depuis saint Paul le plus grand apôtre qui eût été donné à la terre. Avec sa barbe déjà grisonnante, ses yeux d’une douceur infinie, son sourire spirituel et bienveillant, son corps vigoureux, quoique d’une taille un peu courte, avec sa passion pour les discussions et les causeries sérieuses, il rappelait les paladins de la scolastique qui allaient offrir à tout venant la bataille dans le champ clos des syllogismes. Pendant mon second séjour au Caire, lorsque je revins de Nubie, je reçus de France des nouvelles qui m’accablèrent. Je ne puis dire de quel secours me fut Lambert, qui écouta mes confidences ; je ne puis dire avec quelle délicatesse, quel art merveilleux, quelle science de l’âme humaine il pansa mes blessures et me rendit le courage en présence d’un malheur dont j’étais la cause indirecte et qu’il m’était impossible de réparer. Je ne fais que noter l’heure de ma rencontre avec lui ; je le retrouverai. Il quitta l’Égypte, il rentra à Paris avant que j’y fusse revenu, et c’est lui qui me mit en relation avec les débris de la famille saint-simonienne encore groupée autour du père Enfantin. Lambert avait promptement remarqué que nous avions l’esprit curieux et que ni Flaubert ni moi nous ne voyagions comme des touristes désœuvrés qui voyagent pour avoir voyagé ; il avait compris que nous ne cherchions qu’à nous instruire et il nous y aida. Il nous recommanda un Arabe nommé Khalil-Effendi, qui avait fait son éducation en France, et qui alors battait les rues du Caire sans trouver à s’occuper. L’histoire de cet homme est instructive et montrera comment on pratiquait la régénération de l’Égypte. Il avait été envoyé à Paris, vers l’âge de douze ans, aux frais du vice-roi ; il avait fait quelques études dans un collège ; il avait ensuite suivi simultanément les cours de l’École polytechnique et les cours de l’École de droit ; puis on l’avait dirigé sur Lyon, où il dut apprendre le commerce et le tissage de la soie. Lorsqu’il revint au Caire, il avait vingt-six ans, des notions acquises, et des aptitudes qu’il était facile d’utiliser. En ce moment, Mehemet-Ali, qui avait entendu parler de la bibliothèque d’Alexandrie, bridée par Amr-ben-Alas, sur l’ordre du kalife Omar, avait formé le projet de faire pour l’islamisme ce que les alexandrins avaient fait pour l’antiquité et de réunir à la mosquée d’El-Azar tous les livres qu’il pourrait rassembler. Lorsqu’on lui donna avis que Khalil, arrivant de France, demandait un emploi, il le nomma relieur en chef de la bibliothèque. Or jamais Khalil-Effendi n’avait ébarbé un volume ou manié un polissoir ; il refusa la place qui lui était offerte. Mehemet-Ali s’indigna, dit : « Puisqu’il a été en France, il doit savoir relier, » et le fit jeter à la porte. Khalil, mourant de faim, se fit protestant, demanda et obtint le protectorat du consul d’Angleterre, qui lui accordait un petit subside. Cet homme était relativement savant ; il possédait toute notion sur les prescriptions de l’islamisme, les usages musulmans et sur les pratiques de la Kabbale, qui sont actuellement si bien mêlées aux rites religieux qu’elles font en quelque sorte partie de la liturgie. Nous fîmes un arrangement avec lui ; moyennant trois francs par heure, il devait chaque jour venir passer quatre heures avec nous et répondre à nos questions. Ce fut de l’argent bien gagné et sagement dépensé. C’est moi qui menais l’interrogatoire, car j’avais l’intention d’utiliser les renseignemens fournis par Khalil-Effendi pour faire un livre intitulé : les Mœurs musulmanes. La naissance, la circoncision, le mariage, le pèlerinage, les funérailles, le jugement dernier, ces six points qui, en fait, contiennent la vie entière, furent largement traités par Khalil-Effendi ; nous prenions des notes sous sa dictée. Je viens de revoir ce gros cahier ; le volume est fait, il n’y a plus qu’à l’écrire et il est probable qu’il ne sera jamais écrit, Flaubert comptait se servir de ces notions pour le conte oriental qu’il avait en tête. Comme tant d’autres matériaux réunis, le résultat de nos conférences avec Khalil-Effendi est resté stérile ; je l’ai souvent regretté ; mais je n’ai jamais regretté ces heures de travail dans notre chambre du Caire, d’où l’on découvrait un jardin planté de cassies, de caroubiers et de palmiers ; cela valait mieux que le temps perdu à écouter les tragédies du Chamas.

Nous étions arrivés au Caire le 20 novembre 1849, nous y restâmes plus de deux mois ; nos heures coulaient vite, car elles étaient occupées, et il y avait d’autres notes à recueillir que celles que nous devions à Khalil- Effendi. Il paraît qu’Ismaïl-Pacha a voulu embellir la ville du Caire, qu’il y a ouvert de larges voies « à l’instar de Paris, » qu’il l’a éclairée au gaz, qu’il y a bâti un théâtre et qu’il a fait de l’Esbekyeh une promenade avec parterres, quinconces et cafés chantans ; c’est une mutilation ; je suis heureux de ne l’avoir pas vue et de retrouver dans mon souvenir les ruelles où galopaient les ânes, les bazars abrités par des paillassons à travers lesquels les rayons du soleil passaient comme des flèches d’or, les cafés où l’on s’asseyait pour fumer un narguileh, les fontaines autour desquelles se poussaient les dromadaires, les couloirs obscurs où les fellahims vous sollicitaient d’une voix si douce : Bakchich, caouudja ! et la place de Roumelieh, où les saltimbanques faisaient rire la foule. L’Égypte était pauvre à l’époque où j’y étais ; la guerre d’Amérique n’avait pas encore amené la crise cotonnière qui l’a enrichie, et le percement de l’isthme de Suez n’aval pas augmenté son bien-être. On y vivait à bon compte ; pourvu qu’on n’exigeât pas des ortolans truffés, on y trouvait une nourriture presque européenne. Nous n’étions pas difficiles, du reste, et la succulence de notre table était le dernier de nos soucis. Nous ne nous étions pas emprisonnés au Caire, nous allions faire des courses au désert de Belbeys, à la forêt pétrifiée du désert de Suez, sur le mont Mokattam, où je cherchais des cérastes, à Matarieh, où fut le repos en Égypte, à Aïn Schems, qu’Hérodote visita lorsqu’elle s’appelait Héliopolis. Nous fîmes un déplacement d’une semaine dans la région des Pyramides. Lorsque nous arrivâmes devant le sphinx, Flaubert arrêta son cheval et s’écria : « J’ai vu le sphinx qui s’enfuyait du côté de la Libye ; il galopait comme un chacal. » Puis, se tournant vers moi, il ajouta : « C’est une phrase de Saint Antoine. » Après être resté trois jours au pied des grandes Pyramides, je fis lever le campement et donnai l’ordre de planter la tente à côté des petites Pyramides de Sakkara, à proximité des puits qui ont servi de sépulture aux ibis. Nos hommes partirent en avant, conduisant les chameaux qui portaient notre attirail, et Flaubert et moi, montés sur de bons chevaux, nous poussâmes une pointe dans le désert libyque. Lorsque nous rejoignîmes nos chameliers et notre drogman, nous les trouvâmes fort embarrassés. Partout où ils avaient déblayé le terrain pour établir notre campement, ils avaient dérangé une telle quantité de scorpions qu’ils n’osaient installer notre gîte dans un endroit si mal fréquenté. À notre gauche, vers l’est, en contre-bas de l’espèce de terrasse sablonneuse qui sert de soubassement aux pyramides en briques crues, verdoyait une forêt de palmiers parallèle au Nil ; là quelques masures appartenant au village de Mitrahynieh tiennent la place des anciens palais de Memphis. J’y envoyai nos hommes pour dresser la tente et préparer le repas du soir. Avant de descendre vers la plaine, nous voulûmes donner un dernier coup d’œil au désert ; une sorte d’éminence s’élevait devant nous, assez semblable, dans d’énormes proportions, à ces talus plantés d’arbres qui entourent les fermes de la côte normande et que le langage du terroir appelle des fossés[2]. Tout en gravissant la pente assez raide et dont le sable s’éboulait sous les pieds de mon cheval, je remarqua la forme peu naturelle, la forme factice pour ainsi dire, de cette colline à crête droite et allongée. Je dis à Flaubert : « Veux-tu nous faire une collection de dieux égyptiens ? Restons ici et fouillons ; ceci n’est pas un mouvement de terrain, c’est un tumulus qui recouvre un palais ou un temple ; nous y retrouverons peut-être la lampe d’Aladin ou le bâton des patriarches. » Flaubert me répondit : « Tu as un fonds de facéties inépuisable. » Un an ne s’était pas écoulé que Mariette arrivait près de cette colline, l’éventrait et y découvrait le Sérapéum.

Tout en passant nos journées à voir et nos soirées à noter les impressions recueillies, nous faisions les préparatifs pour notre voyage en Haute-Égypte et en Nubie. Dans ce temps-là, c’était presque une expédition ; aujourd’hui, ce n’est qu’une promenade. Récemment, j’ai reçu un prospectus qui m’a édifié sur les facilités que l’Égypte offre aux voyageurs ; des bateaux à vapeur remontent le Nil, s’arrêtent là où il est convenable de s’arrêter ; à bord, il y a un cicérone qui fournit les explications, un cuisinier qui fournit les repas, un médecin qui fournit les ordonnances ; tout est prévu, tout est réglé ; à telle heure on déjeune, à telle heure on admire, à telle heure on dîne, à telle heure on dort, le tout au plus juste prix : 80 livres sterling pour aller du Caire à la seconde cataracte, c’est-à-dire 2,000 francs ; c’est très bon marché, mais l’initiative individuelle disparaît, et en voyage, c’est surtout ce qu’il faut réserver. Il paraît qu’à Louqsor, il y a un hôtel anglais bâti près des ruines : furnished apartment ; on y mange des mock turtle, on y boit des bouteilles de pale ale ; j’y ai mangé des œufs durs, j’y ai bu de l’eau claire, et je ne m’en suis pas plus mal trouvé : progrès de la civilisation ou de l’exploitation que j’admire et que je suis bien aise de n’avoir pas rencontrés jadis. Nous achetions des matelas pour nos couchettes, minces galettes rembourrées de coton, une batterie de cuisine, de la poudre, du plomb, des provisions sèches, riz et biscuit, du tabac de Djébéli pour les tchiboucks, du tombéki persan pour les narguilehs, du café de Moka, choisi grain à grain dans les couffes ouvertes à Suez, des zirs, grandes jattes en argile poreuse pour filtrer l’eau, du papier épais et sans colle pour les estampages, des pics, des pioches, des louchets en cas de fouilles à opérer, et enfin un drapeau tricolore qui devait « nous ombrager de ses plis. » Nous avions loué une cange ou dahabieh, grande barque pontée, munie à l’arrière d’un habitacle contenant quatre chambres et montée par douze hommes d’équipage, dont un reis, — capitaine, — et un timonier. On remonte le Nil à la voile ; lorsque le vent tombe, les hommes se jettent à l’eau, gagnent la terre à la nage, fixent une cincenelle au mât et halent le bateau ; quand on est parvenu au point extrême du voyage, — pour nous ce fut Wadi halfa, frontière de la Nubie inférieure et de la Nubie supérieure, — on démonte les antennes, on abat les mâts, on enfonce les tolets dans les bastingages, on arme les avirons et on descend le fleuve en ramant. Dix hommes sont debout, cinq à tribord, cinq à bâbord ; chacun tient en main un aviron de dix-huit pieds de long ; le chef de nage chante sur un mode très lent : Cheick Mohammed an’nabi ; tous les matelots reprennent en chœur, et les avirons tombent dans l’eau en même temps. Je me rappelle cet air, je me rappelle le bruit des rames battant le Nil, et il me semble respirer encore le parfum des palmiers en fleurs.

Le 4 février 1850, nous allâmes dîner et coucher au vieux Caire, chez Soliman-Pacha, et le lendemain nous montâmes à bord de nôtre cange, que nous ne devions plus quitter que le 25 juin. Je ne puis dire le sentiment d’allégement et de joie profonde que j’éprouvai lorsque, nos voiles se déployant comme les ailes d’un immense goéland, nous partîmes au bruit des tambourins que frappaient nos matelots en criant : Bismillah er-rahman er-rahym (Au nom de Dieu clément et miséricordieux !) J’étais ainsi au temps de ma jeunesse, et l’action seule du voyage était pour moi une ivresse exquise. Chateaubriand raconte qu’il a vu au Caire quelques soldats français qui étaient restés en Égypte après le départ de notre armée. « L’un d’eux, dit-il, grand jeune homme maigre et pâle, me contait que, quand il se trouvait seul dans les sables sur un chameau, il lui prenait des transports de joie dont il n’était pas maître. » Ce portrait pourrait être le mien. Ma famille, fixée depuis longtemps en France, est originaire d’Espagne, et il est de tradition parmi les miens que nous avons du sang arabe dans les veines. Je n’en serais pas surpris : la sensation délicieuse dont j’ai été pénétré toutes les fois que j’ai vécu sous la tente, que j’ai dormi sur le sable et sous le ciel, que je m’en suis allé dans l’inconnu comme un hadji à la recherche d’une Mecque idéale, n’est peut-être que le bonheur inconscient du retour à l’a vie des ancêtres. J’étais né voyageur ; si les incidens de mon existence ne m’avaient retenu à Paris vers ma trentième année, il est probable que, libre et seul comme je l’étais, je me serais jeté dans le continent africain et que, moi aussi, j’aurais eu ma folie des sources du Nil. Au seuil de la vieillesse, me retournant pour regarder les jours écoulés, je regrette de n’avoir pas bu au Zambèze, au Niger, au Congo, je jalouse Stanley, et j’envie la mort de Livingstone.

Gustave Flaubert n’avait rien de mon exaltation, il était calme et vivait en lui-même. Le mouvement, l’action, lui étaient antipathiques. Il eût aimé à voyager, s’il eût pu, couché sur un divan et ne bougeant pas, voir les paysages, les ruines et les cités passer devant lui comme une toile de panorama qui se déroule mécaniquement. Dès les premiers jours de notre arrivée au Caire, j’avais remarqué sa lassitude et son ennui ; ce voyage dont le rêve avait été si longtemps choyé et dont la réalisation lui avait semblé impossible ne le satisfaisait pas. Je fus très net ; je lui dis : « Si tu veux retourner en France, je te donnerai mon domestique pour t’accompagner. » Il me répondit : « Non ; je suis parti, j’irai jusqu’au bout ; charge-toi de déterminer les itinéraires ; je te suivrai, il m’est indifférent d’aller à droite ou à gauche. » Les temples lui paraissaient toujours les mêmes, les paysages toujours semblables, les mosquées toujours pareilles. Je ne suis pas certain qu’en présence de l’île d’Eléphantine il n’ait regretté les prairies de Sotteville et qu’il n’ait pensé à la Seine en contemplant le Nil. A Philæ, il s’installa dans une des salles du grand temple d’Isis pour lire Gerfaut, de Charles de Bernard, qu’il avait acheté au Caire. Le souvenir de sa mère le tirait du côté de Croisset ; la déconvenue de sa Tentation de saint Antoine l’accablait ; bien souvent, le soir, sur notre barque, pendant que l’eau du fleuve clapotait contre les plats bords et que la Croix du Sud éclatait parmi les étoiles, nous avons discuté encore ce livre qui lui tenait tant au cœur ; en outre, son futur roman l’occupait ; il me disait : « J’en suis obsédé. » Devant les paysages africains il rêvait à des paysages normands. Aux confins de la Nubie inférieure, sur le sommet de Djebel-Aboucir, qui domine la seconde cataracte, pendant que nous regardions le Nil se battre contre les épis de rochers en granit noir, il jeta un cri : « J’ai trouvé ! Eurêka ! eurêka ! je l’appellerai Emma Bovary ; » et plusieurs fois il répéta, il dégusta le nom de Bovary en prononçant l’o très bref. Par un phénomène singulier, les impressions de ce voyage, qu’il semblait dédaigner, lui revinrent toutes à la fois et avec vigueur, lorsqu’il écrivit Salammbô. Du reste, Balzac était ainsi, il ne regardait rien et se souvenait de tout.


XIV. — A TRAVERS L’ORIENT.

On a retrouvé chez Théophile Gautier une lettre que je lui écrivais à cette époque ; j’en citerai quelques passages qui diront la vie que je menais en Nubie : « Descendant le Nil, en vue de la forteresse d’Ibrym, le 31 mars 1850. — Bonjour, Fortunio ! je parie que vous n’avez pas 37 degrés de chaleur à l’ombre ; avez-vous beaucoup de brouillard et de vaudevilles ? Quand donc ferez-vous vos paquets pour venir flâner dans les pays du soleil ? Plus je les vois, plus je les parcours et plus je regrette que vous ne les connaissiez pas ; vous êtes de ceux pour qui ils ont été faits, et je crois qu’en ne venant pas les visiter, vous manquez à votre destinée et à vos instincts. En outre, ces pays ont besoin d’un livre, et qui pourra le faire si ce n’est vous ? Seulement, dépêchez-vous, le temps presse ; on démolit les temples pour en faire des fabriques à sucre, que l’on appelle ici des raffinatures, et bientôt, sur la berge du Nil, il y aura plus de pompes à feu que de pylônes. Après avoir remonté le fleuve jusqu’à la seconde cataracte, je le descends jusqu’au Caire, m’arrêtant et séjournant là où je trouve quelque chose à voir ; cela durera longtemps, car j’ai une façon de procéder qui n’est pas expéditive ; je prends des épreuves photographiques de toute ruine, de tout monument, de tout paysage que je trouve intéressant ; je relève le plan de tous les temples, et je fais estampage de tout bas-relief important ; ajoutez à cela des notes aussi détaillées que possible et vous comprendrez que je ne puis aller bien vite ; cela ne m’importe guère, car la vie que je mène est parfaite. Je ne sais plus si l’Europe existe, s’il y a des journaux, ni si Ledru-Rollin continue à vider les caisses de l’État sur les genoux de sa maîtresse qui s’appelait La Martine, comme le croyaient les bons paysans de France. J’ai mieux à faire que de m’occuper de ces fadaises : je me fais raser la tête tous les deux jours, je bois du café, je me baigne matin et soir, je fume des narguilehs, je regarde couler l’eau, verdoyer les palmiers, briller le soleil, miroiter le désert, et je suis l’homme le plus heureux de ce bas monde. Vous souvenez-vous d’avoir vu, au Salon, il y a deux ou trois ans, un petit tableau d’Adrien Guignet, qui représente une Fuite en Égypte ? C’est, avec les Marilhat, ce que j’ai vu de plus vrai. Ce qui déroute les peintres qui viennent ici, c’est la profondeur des horizons et le fondu extraordinaire des teintes les plus disparates. Le bon Dieu est un grand harmoniste et il s’entend aussi à l’anatomie ; les Nubiennes sont en bronze florentin ; on ne voit que des Vénus d’Ille et pas le moindre Mérimée. L’île d’Éléphantine est à vendre : douze mille francs, je meurs d’envie de l’acheter ; j’y vivrais avec des crocodiles, moins farouches que les humains, ainsi qu’eût dit Marmontel, et j’aurais toujours un hamac à vous y offrir sous un palmier. Dans une quinzaine, j’espère être arrivé à Thèbes ; j’y chercherai le second pied de la princesse Hermontis, et si je le trouve, je vous l’enverrai. Je viens de passer trois jours à Ibsamboul, qu’il vaudrait mieux nommer Abou Sembil ; j’en suis demeuré stupide, comme un héros du vieux Corneille. Flaubert vous envoie ses meilleures tendresses. » Théophile Gautier me répondit : « J’envie bassement votre bonheur ; dussé-je être votre domestique et cirer vos bottes, je voudrais être avec vous ; j’ai des nostalgies d’Égypte et d’Asie-Mineure, mais au prix où l’on vend les syllabes, je sens tien que je n’irai jamais. » Louis de Cormenin m’écrivait aussi et me parlait politique : « On écume de réaction ; on ne fait que des sottises ; on ne veut pas admettre que la république est un terrain où toutes les opinions peuvent se mouvoir ; cela ne durera pas, et nous marchons à une dictature. » Après le vote de la loi du 31 mai 1850 qui restreignait le suffrage universel, il m’écrivait : « Au cours de la discussion, Thiers, que l’on écoute comme un oracle, a prononcé un mot qui retombera sur lui ; il a dit : « la vile multitude ; » le jour où il se trouvera quelqu’un pour rendre le bulletin de vote à la vile multitude, la vile multitude proclamera celui-là roi, empereur ou Grand Mogol, et la farce sera jouée. Si Louis-Napoléon est ambitieux, et il l’est, on vient de lui mettre le sceptre en mains. Ces gens-là croient tuer la république à leur profit ; ce sont des niais qui obéissent à leur passion du moment ; la loi du 31 mai chassera ceux qui l’ont imaginée et couronnera le président ; quand tu reviendras, il y aura peut-être des aigles à la hampe de nos drapeaux. » Je lisais cela sans y donner attention, car toute politique m’était indifférente, mais plus tard j’ai admiré avec quelle perspicacité Louis avait prévu les événemens. Bouilhet ne nous disait jamais un mot de politique, mais il nous envoyait les chants de Melœnis, qu’il était en train de terminer, et cela nous plaisait davantage.

Les voyageurs qui remontèrent le Nil pendant l’hiver de 1850 furent peu nombreux ; la vieille Égypte semblait délaissée ; à peine rencontrâmes-nous trois ou quatre barques pavoisées aux couleurs d’Angleterre. Un matin cependant, le 29 avril, la veille même du jour où nous devions arriver à Louqsor, en abordant au mouillage d’Erment qui fut Hermontis, et où Desaix avait fortifié le tombeau de Sidi-Abdallah-em-Marabout, j’aperçus une cange qui battait pavillon français. Sur le pont, un grand vieillard et une femme grisonnante vêtue de noir nous faisaient des saints de la main. Nous nous rendîmes à leur bord et nous fûmes en présence du colonel Langlois qui venait de séjourner à Thèbes et d’y dessiner les ruines de Karnac. Le colonel Langlois avait alors soixante et un ans, il était à la retraite depuis l’année précédente et il avait mis ses loisirs à profit pour venir en Égypte relever l’emplacement de la bataille des Pyramides, dont il fit le panorama, que chacun a pu admirer. Il était de haute taille, vigoureux malgré sa maigreur, très actif malgré son âge et très doux malgré ses allures militaires. Sa femme, un peu plus jeune que lui, ne le quittait pas ; elle l’aidait dans ses travaux avec sollicitude et, comme lui, tirait bon parti de la chambre claire. Le colonel Langlois était et doit rester célèbre, car c’est à lui, plus qu’à nul autre, que l’on doit en France, sinon la création, du moins le perfectionnement des panoramas. C’est lui qui le premier transporta le spectateur au centre même de l’action représentée, modela la peinture avec soin, distribua abondamment la lumière sur la toile et produisit un effet qui touchait de près à l’illusion. Je me rappelle encore l’émotion dont je fus saisi, lorsqu’étant petit enfant, on me conduisit aux environs du boulevard du Temple dans une vaste rotonde où, je vis pour la première fois un panorama de Langlois, qui était celui de la bataille de Navarin. C’était extraordinaire d’animation, de fougue et d’emportement. Quel tumulte ! mais quel silence ! j’en fus effrayé. Quoi ! la colonne d’eau soulevée par les boulets ne s’affaisse jamais ! la lueur du même canon brille toujours ! le capitaine de vaisseau Milius n’abaisse pas son bras dressé par un geste de commandement ! Cette immobilité me glaçait, car je la trouvais surnaturelle. Cette même impression, je l’ai éprouvée depuis, mais à un degré moins intense, à un degré plus raisonnable devant la Bataille de la Moscowa, l’Incendie de Moscou, la Bataille d’Eylau et devant la Bataille des Pyramides. Le colonel Langlois faisait œuvre de magicien et créait la réalité. On dit d’un portrait ressemblant : Il ne lui manque que la parole ; de ses batailles on pourrait dire : Il ne leur manqué que le bruit. Il était entré au service en 1807 et avait fait les dernières campagnes de l’empire. Plus que l’art de la guerre, il aimait l’art de la peinture. Il fut l’élève de Girodet, de Gros, d’Horace Vernet, il a peint une infinité de petits tableaux, qui tous représentent des combats auxquels il a assisté. Le musée de Versailles conserve plus d’une de ses toiles ; mais malgré ses qualités, qui sont remarquables, il fût sans doute resté perdu au milieu des artistes de second ordre s’il n’eût élevé le panorama à la hauteur de la grande peinture historique ; c’est là son titre dans l’histoire de l’art moderne, et ce titre est suffisant à sauvegarder son nom.

Il s’en allait alors jusqu’à l’île de Philæ, d’où nous arrivions et, malgré le désir que nous éprouvions à passer une journée près de lui et de sa femme, qui était charmante, nous dûmes repartir, car la chaleur devenait accablante, le temps nous pressait et nous avions bien des choses à voir encore avant de débarquer au Caire. L’occupation ne chômait pas, car nous étions dans la région des temples : les ruines succédaient aux ruines ; les journées avaient beau être longues, elles suffisaient à peine au labeur. La jeunesse est admirable, rien ne l’arrête ; le soir, j’étais tellement épuisé de fatigue que je pouvais à peine gagner mon lit, dont la mollesse n’avait rien d’excessif ; quelques heures de sommeil me remettaient sur pied et j’étais prêt à affronter toutes besognes. Nous voulûmes aller voir la Mer-Rouge et nous baigner dans les flots qui ont englouti le pharaon. Entre Keneh et Qôseir, il y a quatre jours de marche à travers le désert. C’était pendant la seconde moitié du mois de mai ; il faisait chaud, si chaud qu’ayant voulu prendre ma carabine pour tirer sur un vautour et l’ayant saisie par le canon, j’y laissai la peau de ma main. Ce fut pendant cette petite expédition que se produisit entre Flaubert et moi un incident, — le seul de tout notre voyage, — qui fut pénible ; nous restâmes quarante-huit heures sans nous parler. Ce fut à la fois sinistre et comique, car Flaubert, en cette circonstance, obéit à une de ces impulsions irrésistibles qui parfois le dominaient. Du reste, dans le désert, on est susceptible ; j’en fournirai la preuve. Nous étions partis de Qôseir avec trois outres d’eau, — d’eau exécrable, — qui devaient subvenir à nos besoins pendant la route ; les trois outres étaient imprudemment chargées du même côté, sur le même chameau ; de l’autre côté, une partie de notre bagage faisait contrepoids. Le désert est habité par une quantité prodigieuse de rats qui se nourrissent d’animaux morts et qui sont troglodytes. Ils creusent des galeries souterraines où ils se réfugient. Le chameau qui portait notre provision d’eau mit le pied sur une de ces galeries, la croûte de terre s’effondra sous son poids, le malheureux animal se brisa la jambe, tomba et en tombant écrasa les trois outres. Ceci se passait le soir de notre départ, nous avions trois jours de route à faire avant d’arriver au Nil et deux jours et demi avant de toucher Bir-Amber, le seul puits potable que nous puissions rencontrer.

Nous avions reconnu, en venant, que Bir-el-Hammamat (le puits des Pigeons) était tari et que Bir-el-Sed (le puits de l’Obstacle) était oblitéré par un éboulement de rochers. C’était le jeudi 23 mai, vers huit heures du soir ; en admettant qu’aucun accident ne nous arrêtât, nous ne pouvions être à Bir-Amber que le dimanche 26, dans la journée ; donc un minimum de soixante-dix heures sans boire. — Baste ! nous rencontrerons une caravane et nous lui achèterons de l’eau. Nous croisâmes trois caravanes, et nous ne pûmes obtenir une gargoulette pour quelque prix que ce fût. La journée du vendredi ne fut pas trop dure ; j’avais brisé une pierre à fusil, j’en avais distribué les fragmens à Flaubert et à nos hommes. Placé sous la langue, ça entretient le jeu des glandes salivaires et ça neutralise un peu la soif. La nuit fut chaude et lourde ; le vent du sud soufflait, ce vent maudit que les Arabes d’Égypte appellent khamsin (cinquante, Pentecôte) parce qu’il règne presque régulièrement cinquante jours après la Pâque des Coptes, et dont le vrai nom est simoun (les poisons). A quatre heures du matin, le samedi, nous étions debout, énervés et mal reposés. En riant, je dis à Flaubert : « Au matin de son exécution, Damiens disait : « La journée sera rude. » J’avais la bouche sèche, les lèvres farineuses ; la vermine de mon dromadaire m’avait envahi et me dévorait. Dans notre petite caravane, nul ne parlait, ni Flaubert, ni moi, ni notre drogman, ni nos chameliers, qui ballottaient inertes et affaiblis sur leurs chameaux. Tout à coup, vers huit heures du matin, pendant que nous passions dans un défilé, — une fournaise, — formé par des rochers en granit rose couverts d’inscriptions, Flaubert me dit : « Te rappelles-tu les glaces au citron que l’on mange chez Tortoni ? » Je fis un signe de tête affirmatif. Il reprit : « La glace au citron est une chose supérieure ; avoue que tu ne serais pas fâché d’avaler une glace au citron. » Assez durement je répondis : « Oui. » — Au bout de cinq minutes ; « Ah ! les glaces au citron ! tout autour du verre il y a une buée qui ressemble à une gelée blanche. » Je dis : « Si nous changions de conversation ? » Il riposta : « Ça vaudrait mieux, mais la glace au citron est digne d’être célébrée ; on remplit la cuiller, ça fait comme un petit dôme ; on l’écrase doucement entre la langue et le palais ; ça fond lentement, fraîchement, délicieusement, ça baigne la luette, ça frôle les amygdales, ça descend dans l’œsophage, qui n’en est pas fàché, et ça tombe dans l’estomac, qui crève de rire tant il est content. Entre nous, ça manque de glaces au citron dans le désert de Qôseir. » Je connaissais Gustave, je savais que rien ne le pouvait arrêter lorsqu’il était la proie d’une de ces obsessions morbides et je ne répondis plus dans l’espoir que mon silence le ferait taire. De plus belle, il recommença, et, voyant que je ne disais rien, il se mit à crier : « Glace au citron ! glace au citron ! » Je n’y tins plus ; une pensée terrible me secoua. Je me dis : Je vais le tuer ! Je poussai mon dromadaire jusqu’à le toucher, je lui pris le bras : « Où veux-tu te tenir ? En arrière ou en avant ? » Il me répondit : « J’irai en avant. » J’arrêtai mon dromadaire, et quand notre petite troupe fut à deux cents pas en avant de moi, je repris ma marche. Le soir, je laissai Flaubert au milieu de nos hommes et j’allai préparer mon lit de sable à plus de deux cents mètres du campement. A trois heures du matin, le dimanche, nous parlions, toujours aussi éloignés l’un de l’autre et sans avoir échangé un mot. Vers trois heures, les dromadaires allongèrent le pas et donnèrent des signes d’agitation ; l’eau n’était pas loin. A trois heures et demie, nous étions à Bir-Amber et nous avions bu. Flaubert me prit dans ses bras et me dit : « Je te remercie de ne m’avoir pas cassé la tête d’un coup de carabine ; à ta place, je n’aurais pas résisté. »

Notre voyage d’Égypte s’acheva sans encombre, et le vendredi 19 juillet nous débarquions à Beyrouth, où allait commencer notre voyage de terre ferme. La concha d’oro est belle à Païenne, le golfe de Naples est splendide, mais Beyrouth est incomparable ; non pas la ville elle-même, qui est pauvrette et sans grandeur, mais la campagne qui l’environne, la forêt de pins parasols, les chemins bordés de nopals, de myrtes, de grenadiers où courent les caméléons, mais la vue de la Méditerranée et l’aspect des cimes boisées du Liban qui dessinent sur le ciel la pureté de leurs lignes. C’est une retraite faite pour les contemplatifs, pour les désenchantés, pour les blessés de l’existence ; il me semble que l’on y peut vivre heureux rien qu’à regarder les montagnes et la mer. Que de fois, dans mes heures douloureuses, j’ai rêvé d’aller me réfugier, là et d’entrer dans l’apaisement que donne la contemplation de la nature ! J’y serais peut-être mort d’ennui ; à l’ardeur avec laquelle les hommes les plus intelligens de la colonie française attendaient le courrier de France et se jetaient sur les journaux, j’aurais pu comprendre que les arbres, les monts, les océans et les fleuves, si imposans qu’ils soient, ne suffisent pas à tous les besoins de l’âme humaine.

En Syrie, en Palestine, les souvenirs historiques ne manquent pas plus qu’en Égypte ; l’histoire des Juifs, l’histoire des croisades, se substituent à l’histoire des pharaons, des Ptolémées et des khalifes ; l’enceinte des villes maritimes, les forteresses, les églises gothiques, les chapelles abandonnées, les ruines des monastères parlent du temps des Bouillon, des Philippe-Auguste et des Richard, tandis que la nature elle-même est l’énergique commentaire de la Bible. La terre étant sans merci, le peuple qui l’habita fut sans pitié, cela est naturel. Sur Jérusalem, sur les rochers qui la dominent et l’entourent, sur les pays désolés qui vont vers la Mer-Morte, la malédiction de Dieu semble peser encore. Comme autrefois, la discorde est au temple : catholiques, orthodoxes, schismatiques, Latins, Grecs, Abyssins, Coptes, Arméniens sont prêts à tirer le couteau pour se disputer la tombe révérée. Le musulman est là, fort heureusement ; il maintient les frères ennemis, il les protège, à coups de bâton il est vrai, mais il sauve le saint sépulcre, qui, sans lui, disparaîtrait et serait détruit au milieu de la mêlée générale. Toutes ces sectes rivales se haïssent et essaient, par l’ingérence de leurs consuls, de dominer les unes sur les autres. Le Turc écoute les plaintes, ne donne satisfaction à aucune exigence et entretient les divisions qui lui assurent le pouvoir, tandis que le juif va pleurer ses nénies sur les ruines du sanctuaire, où l’on prononçait le nom ineffable. Les partis hostiles étaient en trêve à Jérusalem en 1850, et trois ans plus tard cependant, d’une petite chapelle de Bethléem, devait sortir la contestation qui amena la guerre d’Orient, l’expédition de Crimée et la prise de Sébastopol. Le consul de France, qui engagea le conflit, était déjà à Jérusalem, lorsque nous y arrivâmes, le 8 août.

C’était Paul-Émile Botta, hospitalier comme un chef de grande tente, érudit, archéologue perspicace, connaissant les langues de l’Orient, maigre comme un ascète, inquiet, nerveux, fou de musique, mangeur d’opium et charmant. Il avait alors une cinquantaine d’années ; la grâce l’avait touché, il se considérait comme le gardien du tombeau de son Dieu ; il détestait Voltaire, il détestait les encyclopédistes ; en histoire, il rejetait Guizot, qui était protestant, Michelet, qui était républicain, Augustin Thierry, qui avait été saint-simonien ; il n’eût pas blâmé le rétablissement de l’inquisition et n’en était pas moins le plus aimable des hommes. Si emporté, si excessif qu’il fût dans sa conversation, il restait d’une irréprochable courtoisie dans ses relations et était avec ses subordonnés d’une bonté paternelle. Quand les discussions philosophiques ou religieuses l’avaient trop agité, il prenait son violoncelle, jouait une mélodie de Schubert et se trouvait apaisé, comme Saül par la harpe de David. De tous les agens consulaires que j’ai côtoyés pendant mes voyages en Orient, Botta est celui qui m’a laissé le plus sérieux souvenir. Ses gestes anguleux, ses éclats de voix, ses yeux caves et profonds, dont la pupille était à peine dilatée, sa marche saccadée à travers le salon du consulat, sa façon précipitée de rouler son chapelet, ses bonds de fureur lorsqu’il entendait émettre une théorie qui lui déplaisait, son attendrissement subit dès qu’il craignait de vous avoir blessé par un mot trop vif, tout en lui avait une originalité dont il était impossible de n’être pas frappé. Il disait : « Je suis un civilisé revenu à l’état sauvage. » Il avait reçu une forte éducation ; son père, médecin, historien et poète, l’avait bien forgé et de bonne heure ; il aimait l’archéologie et le prouva lorsque, consul à Mossoul, en 1844, il fit mettre le premier la pioche sur les décombres où dormaient les palais de Korsabad. On peut voir au Louvre, dans le musée assyrien, ce que la science lui doit ; si on l’eût écouté, si de misérables questions d’argent n’étaient intervenues, tous les monumens perses et parthiques qui sont aujourd’hui au British Museum appartiendraient à la France. Lorsqu’on lui parlait de ses fouilles aux environs de Ninive, il se dérobait et laissait comprendre que ce sujet lui était pénible. Pendant les quinze jours que nous passâmes à Jérusalem, Botta nous accueillit avec une bonne grâce que je n’ai point oubliée ; il entoura de toutes précautions notre excursion à la Mer-Morte et, à Mâr-Sabah, il fit arrêter et condamner au service militaire les hommes d’une tribu qui nous avait tiré quelques coups de fusil lorsque nous passions près d’eux. Protecteur officiel des catholiques d’Orient, il n’avait pas grande estime pour ses protégés : « Ils ne sont bons qu’à faire leur main, me disait-il, ils tirent parti de tout ; ils volent ou mendient, selon les circonstances, mais ils prennent le bien d’autrui, qui les attire invinciblement. » Je pus constater bientôt, par une petite aventure personnelle, combien Botta avait raison.

Le 14 septembre, nous avions établi notre campement à Baâlbeck, la tente se dressait près d’un ruisseau, sous un noyer, en face des temples. Nous avions amené avec nous Joseph Brichetti, notre drogman d’Égypte, vieil Italien de la rivière de Gênes, geignard, madré et en somme assez honnête, car, sauf une paire de pantoufles, une médaille de Syracuse, un Alexandre, un Othon et une montre en or à répétition, il ne vous vola pas grand’ chose. Nous l’avions surnommé le Vieux des voyages, et la fièvre le prit à Baâlbeck ; il y eut une rémittence, mais lorsque le 17, nous allâmes camper au pied même du Liban, à Deir-el-Achmar, la fièvre accompagnée de délire et de vomissemens le reprit avec intensité. Gravir le Liban, franchir la région des neiges éternelles avec un homme dans cet état, il n’y fallait pas songer. Je donnai à Flaubert et à Sassetti, mon domestique français, toutes les instructions nécessaires. Ils devaient partir au point du jour, le lendemain matin, avec nos hommes, nos chevaux et le bagage ; ils traverseraient le Liban et iraient m’attendre à Éden, dans la maison des lazaristes ; je les y rejoindrais, le plus tôt possible, après avoir conduit Joseph à Beyrouth, d’où je ramènerais un autre drogman. Le 18, avant cinq heures du matin, nous nous séparâmes. J’eus un serrement de cœur en disant adieu à Flaubert, qui commença à gravir les premières pentes de la montagne à la tête de la petite caravane, pendant que, seul avec Joseph, je prenais la route de la plaine. Le Vieux des voyages me faisait grand’pitié. Je lui donnais du sulfate de quinine, mais je n’avais ni vin, ni confiture, ni beurre pour masquer l’amertume de la drogue. Je la lui versais dans la main ; il y trempait sa langue et faisait la grimace en disant d’une voix lamentable : « Ah ! que mauvais goût y tient ! » A deux heures, j’arrivais à Zah’lé, j’en repartis à six heures ; à minuit, je m’arrêtai à Khan Husseim, où je fis avaler à mon malade une jatte de moût de vin assaisonné de sulfate de quinine, qui l’assomma. Le 19, à cinq heures, je le remis en selle, vacillant et un peu égaré ; à midi, j’entrais à Beyrouth et je le confiais aux soins du docteur Sucquet. Dans la journée, je m’arrangeai avec un autre drogman nommé Abou-Ali et, le 20, à quatre heures du matin, je partais pour rejoindre Flaubert.

Abou-Ali était un Arabe Syrien qui avait conduit des chevaux à Victor-Emmanuel ; il avait séjourné quelque temps à Turin et y avait appris un peu d’italien ; cela me suffisait et nous pouvions nous comprendre. Il avait déterminé notre itinéraire ; le premier jour, coucher à Djabaël, le second à Batrun, le troisième à Éden. C’était trop lent, j’étais pressé. — Si pendant mon absence un accident fût survenu à Flaubert, sa mère eût été en droit de me dire : Pourquoi n’étiez-vous pas là ? Je dis à Abou-Ali : « Sais-tu trotter ? » Il me répondit affirmativement et mentit. — Les Orientaux vont au pas, — à l’amble, le plus souvent, — et au galop, mais au trot jamais. Je montais un vieux cheval arabe qui avait du cœur. Depuis deux mois que nous étions l’un sur l’autre, nous nous connaissions, et je savais ce que j’en pouvais exiger. — Je le mis au bon trot de route ; — à midi, j’étais à Djebaël, où je le laissai reposer ; à trois heures, j’en repartais ; avant sept heures, j’arrivais à Batrun ; j’avais gagné une journée, mais j’avais perdu mon drogman, qui ne me rejoignit qu’à minuit. A trois heures et demie, à la clarté de la lune, je partis ; c’était le 21 septembre, un samedi. Abou-Ali suivait cahin caha. Au moment où nous franchissions le lit d’un torrent desséché, bruyant de cailloux et empanaché de lauriers roses, nous rencontrâmes une bande de mulets chargés de neige qui se rendait à Beyrouth. J’arrêtai le chef des muletiers. « As-tu traversé Éden ? — Oui. — Qu’est-ce qu’il y a de nouveau ? — Rien ; il y a deux étrangers chez les pères noirs (lazaristes), — Comment vont-ils ? — Il y en a un qui est malade, il a la fièvre, il va mourir aujourd’hui. — Lequel ? le plus grand ou le plus petit ? — Je ne sais pas. Que Dieu te conduise ! — Que le diable t’emporte ! » Mon émotion fut dure : lequel des deux ? J’enlevai mon cheval et j’allai aussi vite que la montagne me le permettait. Au bout de trois quarts d’heure, je n’apercevais plus mon drogman. — Pas de route ; à peine de-ci de-là un sentier battu ; mais j’avais ma carte et ma boussole, j’étais donc certain de ne pas m’égarer. Je n’avais pas mangé depuis la veille, c’était insignifiant, mais j’avais soif, j’avais très soif ; pas un ruisseau, pas une mare. — Vers dix heures du matin, par un soleil vraiment terrible, j’arrivai près d’un village dont toutes les maisons étaient closes ; devant une porte, un paysan, un Maronite, se tenait debout. Pour lui parler, j’employai sottement la formule musulmane, et je lui dis : « Inch’ Allah ! at moîa : S’il plaît à Dieu, donne moi de l’eau ! » Pour toute réponse, l’homme fit légèrement claquer sa langue et rejeta la tête en arrière. C’était un refus. Je fis effort pour cracher jusqu’à ses pieds et je lui criai la plus mortelle injure qui puisse frapper un Oriental : « Rouh kelb ! il’an datnak ! Va, chien ! je maudis ta barbe ! » et je continuai ma route. Le village était long et comme abandonné. Cent pas au-delà des dernières maisons, sous d’énormes platanes, des femmes bavardaient et puisaient de l’eau dans un réservoir carré entouré d’un petit mur en ciment. Je criai : « Ohé ! les femmes ! j’ai soif, donnez-moi de l’eau. » L’une d’elles prit sa cruche, monta sur la margelle, et je bus longuement comme Eliézer au vase de Rebecca. A midi, j’entrais à Éden et devant la porte de la maison des lazaristes, j’apercevais Flaubert. J’étais un peu nerveux, à cette époque ; en le voyant, je me mis à sangloter. « Et Sassetti ? » Gustave répondit : « Il est perdu ! » — J’eus vile fait d’être chez le malade, que l’on avait installé dans la meilleure chambre de la maison. Quelle pitié ! le teint jaune, les lèvres noirâtres, les yeux vitreux, l’haleine fétide, les gestes déjà inconsciens, la voix indistincte. On avait fait appeler un capucin de Béchari, qui passait pour médecin ; il avait saigné et purgé deux fois ce malheureux, auquel Flaubert avait administré du sulfate de quinine. Fièvre pernicieuse intermittente de Syrie ; on meurt infailliblement pendant le troisième accès. Sassetti avait eu le second la veille ; nous avions dix-huit heures devant nous pour entreprendre le grand combat. « Le sulfate de quinine doit produire dans l’organisme l’effet d’un coup de canon. » C’était le mot que Bretonneau m’avait dit à Tours trois ans auparavant et qui me revenait en mémoire. J’introduisis quatre-vingts centigrammes de sulfate de quinine dans un morceau de beurre dont je fis une boulette que le malade avala ; au milieu de la nuit, on lui en donna autant ; l’effet fut prodigieux. Le pauvre garçon tomba dans un sommeil comateux, qu’il secouait parfois pour dire : « Il y a trop de cloches ! » Il fut presque sourd et complètement abruti pendant une ou deux semaines, mais il fut sauvé, car nous avions coupé la fièvre avant le troisième accès.

Le supérieur de la maison lazariste établie à Tripoli était alors dans la succursale d’Éden ; c’était un Espagnol naturalisé Français et nommé Amaya. Sa distinction, sa foi indulgente, sa bonté et son instruction en faisaient un homme de haute valeur. Partout on l’eût remarqué, mais dans les montagnes du Liban, au milieu de prêtres maronites peu scrupuleux et de paysans, on était tenté de l’admirer. Le clergé indigène ne lui plaisait guère ; il estimait que les mœurs relâchées, la quémanderie et l’ignorance ne sont pas le fait des serviteurs de Dieu. Lorsqu’on lui parlait des habitans de la montagne, il levait doucement les épaules et répondait : « Ils se croient chrétiens, c’est quelque chose ; mais, en réalité, je les crois idolâtres. Je n’ai jamais pu les empêcher de se réunir, au printemps, sous les cèdres, et de s’y livrer à des pratiques abominables ; ils ressemblent aux Juifs qui, malgré les malédictions des prophètes, malgré les châtimens divins, allaient toujours sacrifier sur les hauts lieux. Lorsque je leur refuse l’absolution, leurs prêtres la leur donnent ; le lien qui les rattache à notre sainte religion est si faible que je crains sans cesse de le briser ; bien souvent je ferme les yeux par prudence et peut-être aussi pour ne pas voir. » Le cheik d’Éden était à sa résidence ; des lettres de Beyrouth l’avaient prévenu de notre arrivée ; nous allâmes lui faire visite en compagnie de M. Amaya. C’était alors un jeune homme d’une vingtaine d’années ; son visage arrondi, orné d’une faible moustache blonde, avait une expression à la fois douce et rusée qui n’était pas sans grâce. Il était très élégant ; son manteau en soie, rehaussé de broderies de vermeil, son turban en damas rouge parsemé de losanges d’or lui donnaient quelque chose d’affété et de féminin ; pour me servir du langage familier d’aujourd’hui, on eût pu l’appeler « le gommeux » du Liban. Il parlait assez bien le français, qu’il avait appris à Antourah, chez les lazaristes. Depuis le jour où il nous a reçus en nous aspergeant d’eau de rose et en brûlant des cassolettes devant nous, il a fait parler de lui et a fort occupé l’Europe de sa personne. C’était le fameux Joseph Karam, qui, dix ans plus tard, en 1860, souleva les Maronites, attaqua les Druzes, ne put venger les massacres de ses coreligionnaires, nécessita l’intervention de la France et finit par être expulsé du pays qu’il avait impudemment appelé aux armes. Il était très déférent pour M. Amaya, dont il baisait les mains avec une humilité toute chrétienne.

Le soir, Flaubert s’établit dans la maison des lazaristes pour veiller Sassetti, et j’allai coucher sous la tente. M. Amaya me dit : « C’est demain dimanche, nous célébrons la messe à sept heures du matin, la population des villages voisins s’y rend avec empressement ; je vous demande de vouloir bien y assister, ce sera de bon exemple. » Je répondis que je n’avais aucune objection à entendre la messe, mais que je demandais à être réveillé une heure avant, car j’étais si las et si courbatu que j’étais capable de dormir dix-huit heures de suite. On me promit de m’avertir en temps utile. Je m’étendis, tout vêtu, sur mon petit lit de camp et je ne fus pas long à partir pour le pays des rêves. Je dormais encore lorsque la portière de ma tente fut relevée ; j’ouvris les yeux et fus stupéfait. Devant moi, M. Amaya et Flaubert se tenaient debout ; à leurs côtés, en attitude suppliante, l’homme qui, la veille, m’avait refusé de l’eau ; derrière un jeune homme et une jeune femme qui paraissaient consternés ; plus loin, dans la cour qui précède l’église et où ma tente était dressée, une centaine de Maronites. Je me mis sur pied, et à ce moment toute l’assistance poussa un gémissement qui ressemblait à une prière et à une plainte. Je regardai Flaubert, qui écarta les bras et me dit : « C’est énorme ! » M. Amaya prit la parole : « Hier, l’homme que voici a refusé de vous donner à boire et vous avez maudit sa barbe ; les gens de son village l’ont su et ne veulent pas laisser entrer dans l’église un homme dont la barbe est maudite ; il a eu tort, il regrette sa mauvaise action ; je vous prie de lui pardonner. » Je répondis : « Non ! » — M. Amaya, se tournant vers le paysan, dit en arabe : « Le seigneur maintient l’anathème. » il y eut un cri de désolation. Le seigneur, c’était moi, et quel seigneur, palsambleu ! une veste en lambeaux, une chemise de flanelle plus trouée qu’une écumoire, et des bottes dont il ne restait plus que les éperons. L’homme s’agenouilla devant moi ; je le repoussai. M. Amaya m’approuva du regard et reprit : « La fille de ce malheureux devait se marier ; son fiancé, que voici, refuse d’épouser la fille d’un homme dont la barbe est maudite. » Le jeune homme et la jeune fille s’approchèrent de moi et me baisèrent la main. Elle était très jolie, la petite Maronite ! Je restai impassible. À voix basse, je dis à M. Amaya : « Vous m’indiquerez par un signe quand il faudra terminer cette bouffonnerie. » Il me répondit : « Cédez lentement. » Je fis une allocution : n’est-ce pas un crime de refuser de l’eau à un voyageur, — que dis-je ? — à un chrétien épuisé ? M. Amaya traduisait ma harangue ; le Maronite, à genoux, disait en se lamentant : « Je t’ai pris pour un Anglais, pour un hérétique, ami des Druzes. » — On devine mon mouvement oratoire. « Et quand même j’eusse été un hérétique ! » Enfin, je fus magnanime : « En considération de cette jeune fille dont je veux assurer le bonheur, je te pardonne, ô homme ! Va, ta barbe n’est plus maudite ! » Ce fut une explosion de joie, et chacun se félicita. Alors, le Maronite, d’une voix suppliante, me regardant avec des yeux caressans, me dit : « Qui saura dans la montagne que ma barbe n’est plus maudite ? Il me faut un signe visible de ton pardon que je puisse montrer à ceux qui se détourneraient de moi. Ma fille va se marier ; vois son bonnet, il est parsemé de pièces d’argent et de pièces d’or qui sont sa dot ; donne-moi une pièce, une petite pièce d’or du pays des Francs, une toute petite pièce qui me rappellera ta générosité, qui me rappellera ma faute et m’empêchera d’y jamais retomber. » M. Amaya nous avait quitté pour aller revêtir le costume sacerdotal. Un prêtre maronite de Béchari, parlant italien, nous servait d’interprète. Je pris ma bourse. C’était une longue bourse algérienne, sorte de sacoche en filet que l’on fermait d’un nœud. Elle contenait de quoi subvenir aux besoins de deux ou trois jours de route et, — en cas d’événement imprévu, — une réserve composée ; de cinq pièces d’or de Sardaigne, de 100 francs chacune. J’avais versé l’argent sur mon lit et j’y cherchais à travers les piastres et les paras une livre turque (25 francs) pour en augmenter la dot de la fillette. L’homme prit délicatement une pièce de 100 francs et dit : « Voilà ce qu’il me faut. Ma fille, remercie ce seigneur de sa générosité. » — J’étais un peu abasourdi. Il en prit une seconde : « Celle-ci est pour moi, j’y ferai un trou, je la suspendrai sur mon cœur, et je la conserverai en souvenir de ta miséricorde, » Flaubert s’écria : « Cet animal-là est énorme ! » Le prêtre maronite s’approcha, me dit : « Il y a tant de pauvres à Béchari ! » et il prit deux livres turques. Je remis en hâte mon argent dans la bourse et la bourse dans ma poche. Tout le monde paraissait satisfait. La cloche sonnait, la messe allait commencer. Lorsque le Maronite sortit de ma tente, je vis son dos et j’y mis un coup de pied. Il se retourna avec un sourire avenant et me dit : « Mâlech ! ça ne fait rien ! » Après les offices, je racontai l’histoire à M. Amaya, qui, riant ainsi que moi, me répondit : « ils sont tous comme cela ! »

Cinq jours après, nous étions à Beyrouth, où m’attendait une déconvenue qui fut sérieuse. Mon intention, après avoir pris quelque repos à Beyrouth, était de continuer ma route par Antioche, Bagdad, de descendre jusqu’à Bassora, de parcourir la Perse et de gagner Constantinople par l’Arménie et les anciennes colonies grecques des bords de la Mer-Noire. Ce programme était assez ample, et j’étais en mesure de l’exécuter, car il ne pouvait présenter aucun obstacle sérieux. A Jérusalem, j’avais arrêté un drogman qui devait faire route avec nous à partir de Beyrouth, car le Vieux des voyages n’eût été qu’un embarras pour nous en Mésopotamie et en Perse. C’était un Grec, alerte et jeune, nommé Stephano Barri, qui avait vécu à Téhéran, où il avait été attaché en qualité de domestique-interprète à l’ambassade que dirigea le comte de Sartiges ; il connaissait bien les langues française, italienne, grecque, turque, arabe, persane, et nous eût été fort utile. Il nous attendait à Beyrouth, lorsque nous y revînmes après notre voyage en Palestine et en Syrie ; mais ce n’est point vers le pays des Achéménides qu’il eut à nous accompagner.

Le jour même de notre retour, le consul-général de France, qui était M. de Lesparda, me prit à part et me dit : « Voici une lettre que je suis chargé de vous remettre confidentiellement à l’insu de votre compagnon. » En reconnaissant l’écriture, je devinai le contenu. C’était une lettre de Mme Flaubert ; six pages qui peuvent se résumer ainsi : « Au lieu de vous éloigner, rapprochez-vous. Je meurs d’inquiétude à l’idée que Gustave va aller au-delà de l’Euphrate et que je resterai des mois à attendre de ses nouvelles. La Perse m’effraie ; qu’est-ce que cela peut vous faire d’être en Perse ou en Italie ? Je vous supplie d’avoir pitié de moi. » Le soir, lorsque je fus seul avec Flaubert, je lui dis : « Sais-tu que ta mère m’a écrit ? — Oui. — Est-ce toi qui l’as engagée à m’écrire ? » Il hésita pendant une seconde et répondit : « Oui. » Ma nuit ne fut pas bonne ; j’étais anxieux. Le lendemain, au lever du jour, je fis seller mon cheval et j’allai me promener dans la campagne, me demandant si j’avais le droit d’imposer un tel sacrifice à Gustave et à sa mère, m’étonnant qu’ils n’eussent pas vu avant notre départ les conséquences de notre voyage, et me disant qu’après tout j’avais vingt-huit ans, bien des années devant moi et que je ferais, seul en maître absolu de ma destinée, l’expédition à laquelle j’étais moralement contraint de renoncer. Je pris mon parti, mais j’avoue que ce ne fut pas sans peine. Si j’avais su alors que les circonstances de ma vie seraient telles qu’il me serait impossible de mettre plus tard à exécution le projet que j’abandonnais, aurais-je eu le courage de faire volte-face et de marcher vers l’occident, tandis que mon désir m’entraînait vers l’est ? J’en doute ; j’aurais probablement tenté l’aventure ou du moins laissé Flaubert retourner en France. Mon voyage à travers la Mésopotamie et la Perse est enfoui sous le tumulus où dorment tant de rêves qui maintenant ne se réveilleront plus. Par cette déception, j’ai acquis une expérience dont je n’ai pas eu à tirer parti, mais dont d’autres pourront profiter : Que les touristes se promènent en bande, c’est au mieux ; mais que les voyageurs voyagent seuls s’ils veulent toucher le but qu’ils se sont proposé.

J’annonçai ma résolution à Flaubert, qui en fut heureux ; il respira comme un homme soulagé d’un poids trop lourd ; il me dit : « J’aurais été avec toi en Perse si tu l’avais voulu. » Je le savais bien, et c’est pourquoi je n’avais pas dû hésiter à ne pas l’emmener sur une route qui l’éloignait trop de sa mère. Jamais, du reste, nous n’avons reparlé de cela ensemble, car c’était, je crois, un sujet qui lui était désagréable. Notre nouvel itinéraire fut promptement tracé, et dans la soirée du 1er octobre nous montions à bord du paquebot autrichien le Stamboul, qui, le 4, au lever du soleil, jetait l’ancre dans le port de Rhodes. Nous restâmes dix jours dans « l’Ile-qui-Tremble, » transportés en plein moyen âge, trouvant sur les murs l’écusson des chevaliers des « langues » de Provence, de Picardie, de France, et d’Allemagne ; partout des fortins, des tourelles, des courtines avec échauguettes et mâchicoulis, citernes et silos pour garder les provisions d’eau et de grains pendant les sièges ; chemins couverts, bassins dissimulés derrière les remparts et haut donjon d’où l’on pouvait surveiller les mouvemens de la ribaudaille musulmane. Dans l’intérieur de l’île, des forêts de pins laryx et de gigantesques bruyères en fleurs. De route, il n’y en a pas ; quand le paysan veut avoir un champ, il met le feu à un coin de forêt et défriche le terrain noir de cendres ; les rivières, qui sont des torrens en hiver, n’avaient point une goutte d’eau ; sur le lit de cailloux, il y a des îlots de lauriers roses ; la végétation rappelle déjà l’Occident ; je n’ai vu qu’un seul palmier, planté comme un panache au sommet de la falaise de Lindo, où Minerve eut un temple, l’ordre une forteresse, et où il n’y a plus qu’une ruine. Les tremblemens de terre ont renversé ce que les Turcs ont laissé debout. Rhodes n’est qu’un amas de décombres au-dessus duquel plane le souvenir de Villiers de l’Isle-Adam.

Un grand caïque muni d’une misaine, d’un foc, et monté par huit matelots, nous transporta en sept heures de Rhodes à Marmariça, où nous prenions pied en Anatolie. Nous avions accueilli à notre bord un vieux Turc de Moglah, qui était venu dans l’île consulter un médecin, — un sorcier ? — célèbre. Le pauvre homme souffrait d’un rhumatisme intercostal et ne respirait que péniblement. Son docteur l’avait traité sans délai ; on l’avait étendu sur le dos ; sur sa poitrine on avait appliqué une feuille de nopal, large raquette garnie de piquans ; sur la feuille on avait posé une planche que l’on avait frappée de trois vigoureux coups de marteau ; à chaque coup, on avait dit : « Au nom de Dieu clément et miséricordieux ! » Puis on avait enlevé la feuille et on l’avait suspendue au plafond à l’aide d’un fil ; lorsque le fil se brisera, le malade sera délivré de son mal. Le bonhomme était enchanté de son traitement et en attendait le plus grand bien. Il n’en faut pas rire : Mme de Sévigné enterrait les plantes qui avaient enveloppé sa jambe malade et croyait qu’elle serait guérie dès que les plantes commenceraient à pourrir. Ce genre de thérapeutique est à peu près le seul que l’on pratique en Orient : attouchemens d’un cheik, versets du Koran placés sur la partie malade, pratiques de la Kabbale, incantations et sortilèges, cela suffit à tous les maux.

De Marmariça à Smyrne, c’est la patrie du pavot rouge, c’est la région de l’opium. Les négocians européens qui s’imaginent recevoir la drogue précieuse à l’état de pureté sont dans l’erreur : jamais produit ne fut plus sophistiqué par les producteurs, par les intermédiaires, par les entreposeurs, par les expéditeurs. 20 kilogrammes d’opium recueillis entre Milassa et Guzhel-Hissar en représentent plus de 100 lorsqu’on les débarque à Trieste ou à Marseille. Les musulmans se mêlent peu de ce commerce, qui est presque exclusivement accaparé par les Grecs, par les Juifs et par des Européens déclassés, dont nous vîmes quelques échantillons sur notre route. L’un d’eux nous disait : il Je suis venu échouer ici, à Birkeh, après avoir dévoré par mes folies une fortune colossale, une fortune de plus de cent cinquante mille livres de rente. » L’homme qui nous parlait ainsi ressemblait à un charbonnier débarbouillé. Flaubert lui dit : « Eh ! mon Dieu ! comment avez-vous fait pour vous ruiner ? » Il poussa un soupir de regret, de remords et répondit en baissant les yeux : « J’avais un cheval de selle et un chien de chasse. » Un autre nous racontait qu’un membre de l’Institut de France lui avait volé une collection d’inscriptions grecques à l’aide desquelles il avait établi sa réputation ; un troisième nous expliquait qu’il recherchait les trésors que saint Louis avait enfouis pendant les croisades, — saint Louis en Asie-Mineure ! — qu’il ne les avait pas encore découverts, mais qu’il possédait des indications positives et qu’il était certain de les trouver bientôt. Ces rencontres m’étaient désagréables, mais nous ne pouvions guère les éviter, car, lorsque nous arrivions dans une ville, les pachas, les caïmacans nous envoyaient de préférence et par courtoisie loger chez nos compatriotes. Flaubert se divertissait a écouter ces histoires saugrenues dont il provoquait le récit. Il conçut l’idée de faire un roman dont la scène se passerait sur les territoires à opium et dont les principaux personnages seraient des Français, des Italiens et des Grecs mentant à qui mieux mieux et se dupant les uns les autres. Il disait : « Ce sera le Roman comique en Orient ; » il ne l’a jamais ébauché.

Nous avancions sur cette terre d’Anatolie, où je revis le chemin que j’avais déjà parcouru en 1844 ; je passai sous l’aqueduc « élevé en l’honneur de César Auguste pour les besoins de la ville d’Éphèse ; » j’aperçus les ruines au milieu desquelles j’avais dormi, engourdi par la souffrance ; je retrouvai la petite mosquée effondrée, qui est comme une jardinière de plantes sauvages ; je regardai les blocs de pierre arrachés à la frise du temple et couchés sous les herbes ; les cigognes, déjà revenues d’Europe, battaient du bec sur le toit des maisons turques. L’automne était arrivé ; des nuages couraient dans le ciel, des ondées tombaient, les platanes perdaient leurs feuilles ; je me sentais triste, comme si l’on m’eût enlevé au pays natal. Dans mes notes, je retrouve cette impression : « 23 octobre. Le paysage est lourd, les montagnes ont l’air bête : ce matin a plu et j’ai eu froid. Est-ce donc déjà l’Europe ? Qu’il doit faire bon sous les palmiers d’Éléphantine ou dans la salle hypostyle de Karnac ! »

Notre dernière étape fut à Cassabah, célèbre par ses melons. Nous en partîmes le matin, à cinq heures, avant que le jour fut levé, avant que le soleil eût précipité les brumes qui rampent sur la plaine, imprudence qu’un vieux voyageur comme moi n’aurait pas dû permettre ! Mais des lettres nous attendaient à Smyrne, et nous avions hâte d’y arriver. — Après avoir fait halte et déjeuné à Nymphio, où je devais revenir pour aller examiner dans la montagne le bas-relief assyrien dont parle Hérodote et que les gens du pays appellent : Kara-Bell, l’homme noir, nous reprîmes notre route. La veille, j’avais reçu à la jambe, d’un des chevaux de main, un coup de pied qui me faisait souffrir ; en outre, je me sentais mal à l’aise ; j’avais soif et contre mon habitude, j’avais plusieurs fois demandé à boire ; je n’éprouvais aucun plaisir à fumer ; un petit frisson me passa sur les épaules et j’entendis la fièvre qui sonnait sa cloche dans mes oreilles. C’était la fièvre intermittente quotidienne ; j’eus beau la traiter sans ménagement, elle ne m’en tint pas moins treize jours à Smyrne. Elle me laissait quelque liberté le matin et le soir, mais elle était peu clémente dans la journée et me mettait au lit. Lorsque l’accès avait été violent, j’étais le soir dans un état vague qui n’était pas désagréable, mais qui m’interdisait toute occupation ; je ne pouvais ni lire, ni écrire, et cela m’était odieux, car je n’ai jamais pu supporter l’oisiveté. Flaubert, qui me soignait avec une bonté sans égale, qui avait pour moi ces attentions féminines que toute souffrance d’autrui développait comme un contraste dans sa forte nature, Flaubert me proposa de me lire à haute voix « un bon livre, » J’acceptai. Il avait découvert un cabinet de lecture dans la ville, il y courut et, quoique je le connusse bien, je restai surpris du roman qu’il avait choisi. — Je le donnerais en cent mille que l’on ne devinerait pas. Triomphalement il rapportait le Solitaire du vicomte d’Arlincourt. Le résultat fut tout autre que celui qu’il espérait. Cette lecture détermina un fou rire, et le retour de la fièvre. J’en revins au sulfate de quinine ; c’était moins gai, mais plus efficace.

Nous tournions le dos à la « barbarie » orientale et nous marchions vers la civilisation européenne. Cette civilisation était venue au-devant de nous ; nous la trouvâmes installée à Smyrne sous forme d’une troupe de comédiens français qui donnaient des représentations dans un petit théâtre récemment emménagé au milieu de deux ou trois maisons que, tant bien que mal, on avait réunies pour cet objet. — Que pouvaient valoir.les acteurs ? Je ne m’en souviens guère. Les spécimens de notre littérature dramatique offerts à l’admiration des Smyrniotes étaient de choix : Indiana et Charlemagne, la Seconde Année, Passé minuit. Les belles filles grecques, coiffées du tactikos ruisselant d’or, les bras chargés de bracelets en filigrane, se penchaient au rebord des loges, ouvrant leurs grands yeux, cherchant à comprendre et éclataient de rire quand un spectateur français riait. L’imprésario, qui se nommait d’Aigremont, vint nous voir et nous pria de le recommander à l’ambassadeur de France, lorsque nous serions à Constantinople. J’aurais voulu prendre la route de terre par la Troade et par la Bithynie, mais la fièvre m’avait trop fatigué. J’obéis aux conseils des médecins français établis à Smyme et, le 8 novembre, nous nous embarquâmes, à bord de l’Asia, du Lloyd autrichien., — Le 12, à sept heures du matin, nous entrions dans la Corne d’or et Stamboul se déroulait devant nous. Mon vieil ami Kosrew-Pacha n’y était plus, il avait été rejoindre les janissaires qu’il avait fait massacrer, mais le Bosphore était toujours admirable, le golfe de Nicomédie brillait sous le soleil, la pointe du Séraï était un bouquet de verdure, les muezzins chantaient l’heure de la prière sur la galerie des minarets, ; rien n’était changé, tout était beau, et nous avions de quoi occuper nos loisirs.


MAXIME DU CAMP.

  1. William Palgrave, une Année de voyage dans l’Arabie centrale, 1862-1863, 2 volumes in-8o ; Hachette.
  2. D’où le proverbe : Au bout du fossé la culbute.