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Souvenirs littéraires/06

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Souvenirs littéraires
Revue des Deux Mondes3e période, tome 48 (p. 5-36).
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SIXIÈME PARTIE.


XI. — EN RÉVOLUTION.

La révolution de février 1848 fut une surprise, et comme elle conduisit la France à l’empire, elle manqua le but qu’elle visait et reste ridicule. En compagnie de Louis de Cormenin, de Flaubert, de Bouilhet, je l’ai vue passer et j’ai noté ailleurs les impressions qu’elle me fit éprouver[1]. Le roi qui s’en allait laissait bien des regrets derrière lui. Si, le 26 février, il fût rentré dans Paris à la tête d’un régiment, on eût battu des mains et on lui eût rouvert le palais des Tuileries, où quelques vainqueurs s’étaient installés et faisaient ripaille. Il ne le devina pas et ne put le savoir, car nul ne le lui dit pendant qu’il se cachait à la côte de Grâce, qu’il errait à Trouville, et qu’il revenait vers le Havre, cherchant le paquebot qui devait le conduire en Angleterre. L’impulsion libérale donnée en 1847 par Pie IX changeait de caractère ; elle devenait révolutionnaire, glissait sous les trônes comme la trépidation d’un tremblement de terre et les ébranlait. L’Italie, l’Autriche, la Prusse, les états d’Allemagne se dressaient contre leurs souverains ; on n’entendait plus que des chants de révolte mêlés au bruit des armes. Louis-Philippe, réfugié au château de Claremont, put dire : « L’Europe me fait de belles funérailles. » Le prince de Metternich, hors de Vienne, en fuite, sceptique comme tous les hommes qui ont beaucoup vu, répondait à un diplomate inquiet de l’établissement de la république française : « Le gouvernement de la France est une monarchie intermittente. »

Paris était dans un effarement dont je n’ai plus revu d’exemple, malgré les événemens dont il a été assailli ; le mot de république était alors un épouvantail ; on croyait aux confiscations, à la guillotine, à la guerre générale et on divaguait en face d’un gouvernement provisoire composé d’hommes dont la mansuétude aurait dû rassurer les plus timorés. C’était à la fois triste et comique. Bien souvent, Louis de Cormenin et moi, nous avons ri des terreurs dont tant de pauvres cervelles étaient tourmentées. Nous avions endossé l’uniforme de la garde nationale et nous faisions un service assez pénible. Les journaux rouges, comme l’on disait alors, écrivaient : « La réaction relève la tête ; » dans la Presse, Émile de Girardin s’écriait : « Confiance ! confiance ! » Peine perdue des deux parts ; la confiance ne renaissait pas, et la réaction ne relevait rien du tout. La torpeur avait envahi les âmes ; on semblait être en présence d’un péril imminent ; chaque jour, on s’attendait à des désastres pour le lendemain, et on se sentait paralysé. Il fallut l’insurrection de juin pour que l’on sortît de cette atonie. Le droit de légitime défense, l’instinct de la conservation individuelle ranimèrent les courages. La lutte fut dure ; la France se précipita au secours de sa capitale et Paris reprît enfin possession de lui-même. Une fois de plus, les républicains venaient de tuer la république ; aux fusillades du clos Saint-Lazare, du canal Saint-Martin, du faubourg Saint-Antoine, à la mort de l’archevêque, le scrutin du 10 décembre devait répondre et répondit.

Pendant que je faisais des patrouilles et que, dans l’intervalle des prises d’armes, je terminais la relation de notre voyage en Bretagne, Alfred Le Poitevin s’acheminait vers le monde inconnu. Sa maladie de cœur avait fait des progrès rapides, et Flaubert m’écrivait : « Il fait pitié à voir ; te rappelles-tu le mot d’Horace : Pulvis et umbra sumus ? » J’écrivis à Le Poitevin, il me répondit un court billet dont l’écriture, déjà tremblée, n’était point rassurante « Je commence à ne regarder plus les choses de ce monde, qu’à la lueur de ce terrible flambeau qu’on allume aux mourans. Je te préviens que cette phrase n’est pas de moi, elle est de Saint-Simon qui s’est trompé ; le flambeau n’est pas terrible. » Le 3 avril 1848, il mourut à La Neuville, et voici la lettre que Flaubert m’envoya après les funérailles : « Alfred est mort lundi soir, à minuit ; je l’ai enterré hier. Je l’ai gardé pendant deux nuits ; je l’ai enseveli dans son drap, je lui ai donné le baiser d’adieu et j’ai vu souder son cercueil. J’ai passé là deux jours larges ; en le gardant, je lisais les Religions de l’antiquité, de Creuzer. La fenêtre était ouverte, la nuit était superbe ; on entendait les chants du coq, et un papillon de nuit voltigeait autour du flambeau. Jamais je n’oublierai tout cela, ni l’air de sa figure, ni, le premier soir, à minuit, le son éloigné d’un cor de chasse qui m’est arrivé à travers les bois. Le mercredi, j’ai été me promener tout l’après-midi avec une chienne qui m’a suivi sans que je l’aie appelée. Cette chienne l’avait pris en affection et l’accompagnait toujours quand il sortait seul ; la nuit qui a précédé sa mort, elle a hurlé horriblement sans qu’on ait pu la faire taire. Je me suis assis sur la mousse à diverses places ; j’ai fumé, j’ai regardé le ciel, je me suis couché derrière un tas de bourrées de genêts et j’ai dormi. La dernière nuit, j’ai lu les Feuilles d’automne ; je tombais toujours sur les pièces qu’il aimait le mieux ou qui avaient trait pour moi aux choses présentes. De temps à autre, j’allais lever le voile qu’on lui avait mis sur le visage pour le regarder. — J’étais enveloppé d’un manteau qui a appartenu à mon père et qu’il n’a mis qu’une fois, le jour du mariage de Caroline. — Quand le jour a paru, vers quatre heures, moi et la garde, nous nous sommes mis à la besogne. Je l’ai soulevé, retourné et enveloppé. L’impression de ses membres froids et raidis m’est restée toute la journée au bout des doigts. Il était affreusement décomposé, nous lui avons mis deux linceuls. Quand il a été ainsi arrangé, il ressemblait à une momie égyptienne serrée dans ses bandelettes, et j’ai éprouvé je ne puis dire quel sentiment énorme de joie et de liberté pour lui. Le brouillard était blanc, les bois commençaient à se détacher sur le ciel, les deux flambeaux brillaient dans cette blancheur naissante, des oiseaux ont chanté, et je me suis dit cette phrase de son Bélial : « Il ira, joyeux oiseau, saluer dans les pins le soleil levant, » ou plutôt j’entendais sa voix qui me la disait et tout le jour j’en ai été délicieusement obsédé. On l’a placé dans le vestibule ; les portes étaient décrochées et le grand air du matin venait avec la fraîcheur de la pluie, qui s’était mise à tomber. On l’a porté à bras au cimetière ; la course a duré plus d’une heure. Placé derrière, je voyais le cercueil osciller avec un mouvement de barque qui remue au roulis. L’office a été atroce de longueur. Au cimetière, la terre était grasse ; je me suis approché sur le bord et j’ai regardé une à une toutes les pelletées tomber ; il m’a semblé qu’il en tombait cent mille. Pour revenir à Rouen, je suis monté sur le siège avec Bouilhet ; la pluie tombait raide ; les chevaux allaient au galop, je criais pour les animer. L’air m’a fait grand bien. J’ai dormi toute cette nuit et je puis dire toute cette journée. Voilà ce que j’ai vécu depuis mardi soir. J’ai eu des aperceptions inouïes et des éblouissemens d’idées intraduisibles ; un tas de choses me sont revenues avec des chœurs de musique et des bouffées de parfums. Jusqu’au moment où il lui a été impossible de rien faire, il lisait Spinoza jusqu’à une heure du matin, tous les soirs, dans son lit. Un de ces derniers jours, comme la fenêtre était ouverte et que le soleil entrait dans sa chambre, il a dit : « Fermez-la ; c’est trop beau ! c’est trop beau ! » Il y a des momens, cher Maxime, où j’ai singulièrement pensé à toi et où j’ai fait de tristes rapprochemens d’images. Adieu, je t’embrasse et j’ai grande envie de te voir, car j’ai besoin de dire des choses incompréhensibles. »

Alfred Le Poitevin était le premier des nôtres qui partait ; c’était notre aîné ; il avait trente et un ans ; cette fin prématurée était prévue, mais elle ne nous en attrista pas moins. Nous éprouvâmes un sentiment de révolte contre la destinée qui semble se plaire aux promesses qu’elle ne veut pas tenir, et nous trouvâmes que la mort était injuste de décapiter des têtes dont le cerveau est plein de lueurs. Les aptitudes littéraires de Le Poitevin étaient considérables, et je ne doute pas qu’il n’eût laissé trace s’il n’avait été si rapidement brisé. La littérature d’imagination ne l’aurait pas retenu ; il avait fait beaucoup de vers, un conte fantastique, intitulé, je crois : les Bottes merveilleuses, un roman, quelques nouvelles ; mais c’était œuvre de jeunesse plutôt que de vocation. La tournure de son esprit, un peu trop porté aux déductions spéculatives, l’eût sans doute entraîné pendant quelque temps vers la métaphysique, pour laquelle il avait du goût ; il inclinait au panthéisme et ne s’en cachait guère ; mais il y avait en lui une précision, un besoin de clarté qui, j’en suis certain, l’eussent conduit à la critique historique, où il eût excellé. Il eût marché dans la route ouverte par Augustin Thierry, qu’il admirait beaucoup ; la Conquête de l’Angleterre par les Normands lui semblait ce qu’il appelait un livre primordial, c’est-à-dire un livre conçu dans un esprit nouveau et exécuté à l’aide d’une méthode nouvelle. Il disait : « Il n’y a pas qu’en Angleterre où les races adverses ont été longtemps juxtaposées l’une à l’autre avant d’être définitivement mêlées par l’application intégrale de lois communes. Le même fait s’est produit dans nos provinces, il serait intéressant de le dégager et de le mettre en lumière. » Il rêvait alors d’écrire l’histoire du droit coutumier en France, et de démontrer que la force de l’idée de patrie réside moins dans le sol natal que dans l’ensemble des institutions consenties. Se serait-il contenté de ces travaux abstraits qui ne procurent que des satisfactions intimes ? Je ne sais. Sous ses apparentes nonchalances il cachait de la finesse, de l’ironie, et une certaine ambition qui peut-être l’eût fait, comme tant d’autres, glisser dans la politique. Il parlait bien et d’abondance ; s’il eût vécu, il eût probablement regardé vers les assemblées parlementaires, et je crois qu’il n’y aurait pas fait plus mauvaise figure que bien des orateurs qui ont eu leur minute de notoriété. Il avait entendu certains héros de tribune que l’on applaudissait alors ; cela lui avait permis de ne pas douter de lui-même. La mort l’arrêta avant qu’il eût mis le pied sur le seuil, et nous l’avons regretté de toute la force des espérances qu’il nous avait fait concevoir.

Au moment où il mourait, l’heure était favorable ; toutes les ambitions s’agitaient ; on allait procéder aux élections pour l’assemblée nationale ; c’est à qui se ferait inscrire sur la liste des candidats, car chacun voulait être nommé représentant du peuple. J’eus une déconvenue, à ce propos, et je compris qu’il ne fallait pas croire, sans réserve, à ces protestations d’amour exclusif pour la littérature dont mes amis n’étaient pas avares. Louis de Cormenin posa sa candidature dans le département du Loiret ; je l’y avais vivement engagé ; il aimait la politique par-dessus tout, il portait un nom parlementaire ; le sang de Timon coulait dans ses veines, il ne pouvait le démentir, et je trouvais naturel qu’il voulût siéger au corps législatif. Mais Bouilhet, ce poète pur qui méprisait la prose parce qu’il ne la trouvait pas de forme assez élevée, Bouilhet qui rêvait de ne parler qu’en vers et d’être suivi d’un joueur de flûte qui rythmerait la cadence de ses odes, Bouilhet se faufila dans je ne sais quel comité électoral, écrivit son nom sur une liste, le fit suivre de la qualification d’instituteur, et obtint deux mille voix dans le département de la Seine-Inférieure. Je lui écrivis : « O relaps ! et la muse ? » Il me répondit : « Nous rédigerons nos décrets en vers, ce sera très beau ! » — Je n’en étais pas plus satisfait, mais j’éprouvai un véritable accès d’indignation, lorsque je vis que Flaubert, Gustave Flaubert lui-même, n’échappait pas à cette épidémie. Il ne pensait pas à la députation, je me hâte de le reconnaître, mais il m’écrivait : « Il me semble que nous devrions nous faire nommer secrétaires d’ambassade, en demandant d’être envoyés à Rome, à Constantinople ou à Athènes, ; qu’en penses-tu ? » Ma réponse, — j’en ris aujourd’hui, — fut une bordée d’injures : « Oui, nous irons à Athènes, à Constantinople, à Rome, mais nous irons avec un calepin de notes et non avec un portefeuille à dépêches ; une maladie mentale, ou la conséquence d’un dîner trop copieux, peut seule expliquer ta proposition saugrenue. Rappelle-toi donc ce qu’a dit Ginguené : « ce qu’il y a souvent de plus heureux pour l’homme de lettres honnête homme, qui consent à se charger d’emplois publics, c’est de se retrouver, après les avoir perdus, avec les mêmes moyens d’exister par son travail qu’il avait avant de les prendre. » Flaubert me répondit : « Tu as raison, je suis un misérable ; sois magnanime et pardonne-moi cet accès de folie. »

L’exemple, du reste, était donné de haut ; Lamartine était maître du pouvoir, et Victor Hugo, le grand-prêtre de la poésie, notre idole, celui dont nous ne parlions qu’avec humilité, s’était fait nommer maire de son arrondissement et se présentait aux élections législatives. Le temps a marché depuis cette époque, et l’expérience ne m’a pas épargné ses enseignemens, mais sur ce point elle n’a pas modifié mon opinion : les poètes se diminuent en touchant à la politique. Ernest Renan a écrit : « Il faut au moins dans nos lourdes races modernes le drainage de trente ou quarante millions d’hommes pour produire un grand poète, un génie de premier ordre. » Cela est strictement vrai. Ceux que la nature a doués de qualités exceptionnelles pour la poésie, la science, l’art, ne devraient jamais descendre dans le champ de combats où s’entre-choquent les ambitions. En quittant les hauteurs où leur génie les a placés, en se mêlant à la foule que meuvent des intérêts vulgaires, ils font preuve de plus de vanité que d’orgueil, ils dédaignent leur mission, s’abaissent à des satisfactions éphémères et semblent préférer le fragile honneur d’être le chef de quelques subalternes à la gloire de dominer sur l’humanité. Les plus grands esprits ne sont pas exempts de ce travers qui leur vaut parfois bien des déboires, sinon bien des malheurs, et qui ne leur rapporte aucun bénéfice devant la postérité. Qui se rappelle que Chateaubriand a été ambassadeur et ministre des affaires étrangères ? Si Shakspeare avait été membre de la chambre des communes, qui s’en douterait aujourd’hui ? Bien plus sûrement que l’exercice du pouvoir, un beau vers donne l’immortalité. Quelle mémoire serait assez précise et assez puérile pour pouvoir nommer les ministres que la France a usés depuis cinquante ans ? quelle mémoire, si obtuse et si nulle qu’elle soit, n’en connaît les poètes et les grands artistes ? Pour se contenter d’être simplement un homme de génie, il faut peut-être une modestie supérieure et comprendre que les dons les plus exquis s’affaiblissent et s’étiolent par l’exercice de certaines fonctions.

L’assemblée issue du suffrage universel fut réunie et immédiatement envahie par une portion des électeurs qui l’avaient nommée. La souveraineté du peuple se violait elle-même avec désinvolture. La garde nationale était toujours sur pied ; Flaubert, qui était à Paris en ce moment, prenait un fusil de chasse, se plaçait dans les rangs de ma compagnie, entre Louis de Cormenin et moi, et vaille que vaille « faisait acte de bon citoyen, » car c’est ainsi que l’on parlait. Pendant que l’on discutait au corps législatif et que, pour « fermer à jamais l’ère des révolutions et museler l’hydre de l’anarchie, » on proposait de dépaver Paris afin de le macadamiser, la bataille de juin se préparait. Des deux côtés on avait hâte d’en venir aux mains. L’assemblée voulait en finir avec les clubs, qui voulaient en finir avec l’assemblée. La question des ateliers nationaux était soulevée ; ce fut le prétexte, et on engagea la lutte dont le désir était dans les cœurs. Les clubs, les sociétés secrètes, les conspirateurs s’étaient ajournés au 14 juillet. Le gouvernement prit les devans, licencia les ateliers nationaux, les mit en demeure de se dissoudre et, par le fait, brusqua le dénoûment.

Le combat fut incertain pendant deux jours ; la victoire resta à la civilisation, et le général Cavaignac fut pour quelques semaines proclamé le sauveur de la patrie. Pendant que le canon tonnait dans Paris et que la garde nationale ne faisait pas mauvaise figure devant les barricades, Chateaubriand agonisait. Écrasé sous le poids de ses quatre-vingts ans, resté presque seul de sa génération, l’ancien soldat de l’armée de Condé, le père du romantisme, celui que l’on appelait alors le patriarche des lettres françaises, s’en allait au milieu des rumeurs de l’insurrection qui bruissait près de sa demeure et arrachait parfois un cri de désespoir à ses lèvres déjà refroidies. Il mourut le 4 juillet, alors que les gardes nationaux accourus de toutes les parties de la France campaient encore sur nos places publiques. On le reporta au pays natal, sur un rocher que baigne la mer et où il avait fait préparer sa tombe. La Bretagne vint le recevoir et l’accompagna jusqu’à l’îlot du Grand-Bé. Lorsque, pendant le service funèbre, dans la petite église de Saint-Malo, l’orgue entonna l’air : Combien j’ai douce souvenance ! un sanglot remuâtes foules. Que les orléanistes aient porté sur lui un jugement sans indulgence, cela se comprend ; nul ne fut plus hautain, plus dédaigneux pour la dynastie de juillet. Son récit de l’avènement de Louis-Philippe au trône est d’une ironie que l’on ne pardonne pas ; mais les légitimistes ont été injustes à son égard, et l’on peut en être surpris, car après la révolution de 1830, il avait donné un grand exemple lorsque, fidèle à la foi jurée, il refusa de servir de nouveaux maîtres. Les gens « bien élevés » le blâmèrent à cette époque, trouvèrent qu’un tel esclandre était inconvenant et, parlant du pair de France démissionnaire, malgré les caresses du nouveau roi, ils dirent : « C’est un poseur ! » Poseur, soit ; mais il faillit en mourir de faim. Il laissait derrière lui son œuvre la plus considérable, les Mémoires d’outre-tombe ; en les lisant, on put voir que sa vie avait été une et que le raisonnement qui l’avait attaché à sa croyance politique et religieuse ne lui avait jamais permis d’en dévier. Au cours de son existence, il a prêté un serment et n’y a pas failli ; fait rare et digne d’être signalé chez un contemporain du prince de Talleyrand. Ses Mémoires soulevèrent des tempêtes. Sainte-Beuve, dont une femme d’esprit disait : « Il ressemble à une vieille femme qui a oublié de mettre son tour, » Sainte-Beuve, dont l’âme ne péchait point par l’excès des qualités chevaleresques, Sainte-Beuve l’a jugé avec une sévérité dont l’acrimonie n’est point absente. Lui, si bien informé d’habitude et amateur passionné de documens inédits, il n’a pas su que Mme de Chateaubriand écrivait, elle aussi, ses Mémoires, qui se développaient parallèlement à ceux de son mari, les complétaient, et dans bien des cas les éclairaient. Ces mémoires, écrits sur des cahiers reliés en maroquin rouge, je les ai lus. Plusieurs anecdotes relatées avec une sincérité toute conjugale expliquent l’ennui qui a toujours pesé sur Chateaubriand ; elles ont trait à des faits intimes, à des faits de famille, et je ne crois pas avoir le droit de les révéler ; mais il en est une que je n’éprouve aucun scrupule à raconter, car elle touche en quelque sorte à la vie publique. Sous l’empire, alors que Chateaubriand, se considérant comme exilé, habitait dans la vallée d’Aulnay, il sortit un jour en voiture avec sa femme pour faire une promenade qui dura plusieurs heures. Lorsqu’il rentra, son jardinier, fort ému, lui raconta que deux messieurs étaient venus visiter la propriété et l’avaient interrogé. L’un de ces messieurs était grand, de visage sévère encadré de favoris noirs ; il portait une redingote bleue, une culotte de peau et des bottes à revers ; l’autre était petit, légèrement replet, de teint olivâtre et de physionomie très mobile ; il semblait, ne pouvoir tenir en place et frappait les arbustes d’une cravache qu’il tenait en main. Après avoir jeté un coup d’œil autour de lui, il s’écria : « Mais de quoi donc Chateaubriand se plaint-il ? il est très bien ici. » Puis il s’éloigna pendant que le grand monsieur questionnait le jardinier. Au bout de quelques minutes, le petit homme revint et dit : « Allons-nous-en. » On remit un rouleau de cinquante napoléons tout neufs entre les mains du jardinier, qui vit les visiteurs s’éloigner à cheval, escortés de deux domestiques à livrée verte. D’après le portrait, Chateaubriand n’eut pas de peine à reconnaître Duroc et Napoléon. Sur les allées râtissées, il suivit la trace des pas de l’empereur et arriva jusqu’à un endroit où il vit un petit tas de sable sur lequel une branche de laurier cueillie à un arbre voisin était plantée. D’un coup de pied, il éparpilla le monticule et découvrit un gant. Si l’emblème du défi et de la guerre venait d’être enterré par l’empereur lui-même, c’était une proposition de paix. C’est ainsi du moins que le comprit Chateaubriand ; il se contenta de mettre le gant dans sa poche et de recommander au jardinier de garder le silence. Si Chateaubriand avait été le vaniteux et l’ambitieux que l’on a dit, il avait là une belle occasion de satisfaire sa vanité et son ambition ; il eut assez d’orgueil pour n’en point profiter.

L’année qui précéda sa mort, en 1847, pendant notre voyage en Bretagne, Flaubert et moi nous avions visité l’îlot du Grand-Bé et le tombeau qu’il s’y était préparé depuis longtemps. C’est Flaubert qui en fit la description, que je copie : « L’île est déserte, une herbe rare y pousse, où se mêlent de petites fleurs violettes et de grandes orties. Il y a sur le sommet une casemate délabrée avec une cour dont les vieux murs s’écroulent. En dessous de ce débris, à mi-côte, on a coupé à même la pente un espace de quelque dix pieds carrés, au milieu duquel s’élève une dalle surmontée d’une croix latine. Le tombeau est fait de trois morceaux : un pour le socle, un pour la dalle, un pour la croix. Il dormira là-dessous, la tête tournée vers la mer ; dans ce sépulcre bâti sur un écueil, son immortalité sera, comme fut sa vie, désertée des autres et tout entourée d’orages. Les vagues avec les siècles murmureront longtemps autour de ce grand souvenir. Dans les tempêtes, elles bondiront jusqu’à ses pieds, ou, les matins d’été, quand les voiles blanches se déploient et que l’hirondelle arrive d’au-delà des mers, longues et douces elles lui apporteront la volupté mélancolique des horizons et la caresse des larges brises, et les jours ainsi s’écoulant pendant que le flot de la grève natale ira se balançant toujours entre son berceau et son tombeau, le cœur de René, devenu froid, lentement s’éparpillera dans le néant, au rythme sans fin de cette musique éternelle. »

Ce fut pour moi un regret de ne pouvoir assister aux funérailles de Chateaubriand et de ne pas escorter ce grand homme jusqu’à la dernière demeure qu’il s’était choisie ; mais la mauvaise fortune s’était mêlée de mes affaires et j’étais au lit pour longtemps. J’avais été blessé pendant l’insurrection de juin, et j’étais condamné à l’horizontalité. J’en profitais pour préparer le voyage en Orient que je comptais entreprendre en 1849, et je vivais avec Champollion le jeune, avec Cornil Le Bruyn, avec Olivier Dapper, pendant que la ville de Paris pansait ses plaies plus dangereuses que la mienne. Flaubert, obligé d’accompagner sa mère dans un voyage nécessité par des affaires de famille, n’avait pu encore venir me voir. Dès qu’il fut libre, vers le milieu du mois de juillet, il accourut. Il s’était installé à l’hôtel Richepance, où d’habitude il prenait son logis, de façon à être plus près de ma demeure, et il passait une partie de ses journées avec moi. En ce moment, il y avait je ne sais quelle foire établie aux Champs-Elysées ou sur l’esplanade des Invalides et Flaubert y allait souvent, car les saltimbanques, les montreurs d’ours, les femmes géantes avaient le don de l’attirer et de le retenir. Un matin, je le vis entrer très gai, réprimant des envies de rire, un peu plus agité que de coutume, ayant l’air de préparer quelque plaisanterie dont il voulait, comme on dit, me faire la surprise. Il prit congé en me promettant de revenir dans la journée. Il n’y manqua pas. Le chevet de mon lit était placé contre la muraille qui formait la cage de l’escalier, de sorte que j’entendais. facilement monter et descendre les personnes qui venaient chez moi. Vers quatre heures, un grand bruit se fit à mon étage, bruit confus, anormal, où je distinguais des voix, des encouragemens, une sorte de bêlement plaintif et la marche de souliers ferrés. J’allais sonner pour m’enquérir de la cause de ce vacarme, lorsque la porte de ma chambre s’ouvrit à deux battans ; Flaubert parut sur le seuil, rayonnant de joie, il s’écria : « Ceci est le jeune phénomène ! » et d’un coup de pied il poussa jusqu’auprès de mon lit le mouton à cinq pattes et à queue retroussée que l’année précédente nous avions vu à Guérande. Le cornac venait derrière, vêtu de sa blouse bleue, l’air narquois, le chapeau à la main et disant : « Tout de même, la montée a été rude ! » Flaubert promenait le mouton effaré qui s’oubliait sur le tapis, ordonnait aux domestiques d’apporter du vin, et criait à tue-tête : « Ce jeune phénomène est âgé de trois ans, il est approuvé par l’Académie de médecine et a été honoré de la présence de plusieurs têtes couronnées ! » Quelques personnes qui étaient en visite chez ma grand’mère, dans le salon voisin, accoururent au bruit et restèrent stupéfaites de cette exhibition à domicile. Le cornac saluait poliment et vidait sa bouteille. Flaubert triomphait, et je riais pour ne pas le désobliger. Il trouvait son invention admirable et disait : « Ce n’est pas un bourgeois qui aurait imaginé cela ! » Au bout d’un quart d’heure, je congédiai le mouton, son propriétaire, et je fis balayer ma chambre. La descente présenta des difficultés ; le jeune phénomène glissait sur les degrés et risquait de briser sa cinquième patte. Le paysan se souvint du bon pasteur, il chargea le mouton sur ses épaules et s’en alla. Cette plaisanterie était restée dans le souvenir de Flaubert comme une action d’éclat. Un an avant sa mort, il me la rappelait et riait comme au premier jour. Il se divertissait sans mesure à ces grosses charges qu’il avait raison de qualifier d’énormes ; celle-là lui avait coûté une centaine de francs, qu’il ne regretta pas ; ce qui faisait dire à sa mère : « Il n’aura jamais d’ordre. »

Je me rétablissais lentement ; dès que je pus faire quelques pas à l’aide de béquilles, dès que je pus être hissé dans un wagon, je partis pour Croisset, où Flaubert travaillait toujours mystérieusement à la Tentation de saint Antoine, pendant que Bouilhet, moins réservé, nous lisait le premier chant de Melœnis, que nous admirions comme je l’admire encore. Quoique la saison fût belle et que la verdure des rives de la Seine fût douce aux yeux, j’avais été pris d’une nostalgie de soleil ; j’avais envie de voir des palmiers et de regarder des vols de cigognes passer dans le ciel. Je pouvais marcher à peu près ; je voulais faire, non pas un voyage, mais une excursion de quelques mois. Je m’en allai à Marseille ; je m’embarquai pour l’Algérie et je descendis à Oran, où ne commandait plus Lamoricière, remplacé par le général Pélissier, qui devait être plus tard maréchal de France et duc de Malakof. À ce moment, l’Algérie était en émotion et se préparait à recevoir les colons que la France lui expédiait. Les généraux qui avaient acquis leur renommée en guerroyant contre les Arabes, Lamoricière, Changarnier, Bedeau, Cavaignac, ceux en un mot que l’on avait surnommés les Africains, exerçaient une haute influence sur le gouvernement de la république, et leurs efforts se tournaient vers cette terre qu’ils aimaient et qu’ils avaient conquise. D’autre part, la révolution de février, l’insurrection de juin, avaient produit dans les affaires industrielles et financières une perturbation excessive ; le travail chômait et les ouvriers souffraient. On imagina de profiter de cette occurrence pour peupler l’Algérie et soulager les corps de métiers de Paris du trop plein qui les encombrait : on promit des concessions de terres, on parla de la fertilité du sol, de la beauté du climat ; les malheureux regardèrent du côté des plaines algériennes, comme nos pères avaient regardé du côté « des Iles, » — l’île du Mississipi, disait Buvat ; — ils se figurèrent que les alouettes rôties y tombaient des nuages, et une quinzaine de milliers d’individus demandèrent à partir. Par les canaux et par le Rhône, ils gagnèrent les ports de Marseille et de Toulon, où ils s’embarquèrent. Ils furent distribués sur les côtes entre les frontières du Maroc et celles de la Tunisie. Pendant que j’étais à Oran, il en arriva une escouade de douze ou quinze cents. Le courage ne leur manquait pas, mais leur ébahissement était extrême. — Les fines ouvrières parisiennes, trottant menu et en costume propret, s’en allaient par les rues, se sauvant de peur à la vue des chameaux et éclatant de rire en regardant les Arabes, que l’ample burnous et les plis du haïck font ressembler à de vieilles femmes. Les hommes étaient tristes, graves, manifestement déçus. Qu’allaient-ils faire dans ce pays non défriché où la toute-puissance appartient au soldat, où l’administration ne s’étudiait pas assez à diminuer les difficultés dont l’établissement des colons était entouré ? C’étaient pour la plupart des ouvriers d’art, ébénistes, graveurs, peintres de voiture, tapissiers, sertisseurs, qui jamais n’avaient mis la main au hoyau et ne savaient pas comment on fait fructifier la terre. On choisit pour eux, entre Arzew et Oran, un emplacement magnifique, le ravin de Gudiehl, au pied de la montagne des Lions, qui les abritait du vent de mer. Le paysage était admirable, l’herbe grasse et il y avait une source. Si je ne me trompe, le village que l’on allait improviser devait s’appeler Saint-Cloud ; les pauvres Parisiens recherchaient les noms qui, pour eux, étaient des souvenirs. Le général Pélissier, lourd, grognon, adoucissant autant que possible sa brusquerie naturelle, était venu les installer lui-même. Les pauvres gens étaient consternés : des planches pour construire la baraque, un paquet de sulfate de quinine pour combattre la fièvre, quelques outils pour défricher et c’était tout. L’un d’eux me disait : a Qu’allons-nous devenir ? » Un officier d’état-major, importuné de leurs doléances, disait : « Mais de quoi se plaignent-ils ? Il y a de l’eau. » De l’eau, les colons ne s’en souciaient guère, eux qui arrivaient de Paris, des bords de la Seine, et ils ne savaient pas que, dans ce pays altéré, une source, si faible qu’elle soit, est un bienfait sans pareil. Je ne sais quel a été le sort de la petite colonie que j’ai vue préparer son premier gîte, mais je doute qu’elle ait prospéré, car la main qui fait jouer l’outil délié de l’ouvrier est inhabile à fouir le sol et à conduire la charrue.

Tout brutal qu’il était, et surtout qu’il affectait de le paraître, le général Pélissier était ému de la désespérance dont il était le témoin et encore plus des obstacles contre lesquels se heurteraient les nouveaux colons et qu’il ne lui avait pas été malaisé de prévoir. Ce bourru bienfaisant ne négligea rien pour atténuer les difficultés premières. Chaque jour un convoi de vivres partait d’Oran et allait porter du pain au groupe massé près de la montagne des Lions ; il s’employa à caser dans la ville d’Oran même ceux dont le travail pouvait être utilisé, et je sais que, plus d’une fois, il oublia sa bourse dans les visites qu’il allait faire à ceux qu’il appelait « ces farceurs de Parisiens. » Il avait alors cinquante-quatre ans et les paraissait bien ; sa grosse tête blanche, ses larges épaules, sa taille courte lui donnaient une apparence lourde que ne démentait pas la lenteur de sa marche. Son accent nasillard, toujours bourru, était désagréable à entendre, mais son visage énergique dénotait une implacable volonté. Il haïssait les journaux et tout ce qui touche à la presse, car il n’avait pas oublié les torrens d’invectives que l’on avait répandus sur lui, lorsqu’en 1845, il fit enfumer les Arabes dans les grottes de l’Ouled-Rhia. Il avait eu quelques aventures pénibles dont on parlait beaucoup sous le manteau et dont il ne se souciait guère. Il était redouté et considérait les soldats comme des pions d’échiquier qu’il faut savoir ne pas ménager lorsque les grandes parties sont engagées ; on le vit bien à la prise de Sébastopol. C’était un homme de guerre dans l’acception du terme, ne voyant que le but et ne reculant devant rien pour l’atteindre. J’ai entendu dire à des officiers de mérite, qui, en Algérie et en Crimée, ont servi sous ses ordres, que, s’il avait été gouverneur de Paris en 1870-1871, la ligne d’investissement qui nous enserrait eût été brisée, car il eût utilisé pour la guerre de libération les forces que l’on conserva pour la guerre civile, et il eût ainsi, du même coup, fait reculer l’invasion et écrasé la commune en son germe. On dira qu’en 1870, Pélissier aurait eu soixante-quatorze ans et que c’est là un âge qui n’est point propice aux victoires. Soit ; mais le feld-maréchal Radetzky avait quatre-vingt-trois ans lorsqu’il gagna la bataille de Novare.

Je ne vis que rarement le général Pélissier pendant mon séjour à Oran, car je m’éloignais volontiers de la ville. La grande plaine de la M’léta qui s’étend entre le marais de la Macta et le lac Salé m’attirait. Le chamœrops humilis, ce palmier nain qui tracé comme un fraisier, le lentisque, l’arbousier couvraient le sol où s’agitaient au vent quelques touffes d’alfas ; çà et là, un dattier laissait retomber ses feuilles rongées par les sauterelles ; des compagnies de perdreaux rouges s’envolaient au bruit de mon cheval ; de maigres moutons noirs cherchaient pâture dans la lande, et le lac Salé reluisait au loin comme un miroir d’acier. J’avais des amis dans la plaine, parmi les tribus des Smélas et des Douars. J’allais dormir sous la tente au milieu des hommes, séparé des femmes par un rideau qu’elles soulevaient afin d’apercevoir le Roumi. On avait essayé de fixer au sol, sur un emplacement déterminé, ces deux tribus, qui nous sont fidèles depuis la conquête, et on leur avait bâti des villages. Peine perdue ; ces nomades vivaient sous la tente en poil de chameau ; leurs maisons nouvelles et bien construites servaient d’étables pour le bétail, de greniers pour les céréales, mais nul n’y habitait, nul n’y couchait. Aujourd’hui, ces villages que j’ai vus solides et tout neufs, doivent être tombés en ruines, car l’incurie arabe n’aura jamais pansé les blessures que le temps leur a faites. Je sortis de la province d’Oran et j’entrai au Maroc : laid pays, lourde race, sans élégance, sans grandeur et sans goût. Des peintres, curieux de couleur et de contrastes, en ont reproduit quelques aspects et croient y avoir trouvé l’Orient ; singulier Orient, que les véritables Orientaux appellent mogreb : le couchant.

J’allais au hasard des routes ouvertes devant moi, sans but défini, n’apprenant pas grand’chose, me mêlant aux cavaliers douars pour assister à une chasse au lion où l’on ne fît pas « buisson creux, » regardant, à l’heure de la fête des moissons, ces luttes étranges où, deux hommes, excités par les cris des spectateurs et les ronflemens du darabbuck, cherchent à se donner des coups de talon dans la nuque, forçant à cheval les perdreaux rouges et les couvrant d’un burnous lancé comme un épervier, perdant mon temps en flâneries fécondes et retournant à la vie nomade. Mes amis les Arabes me volèrent des foulards, de la poudre, des paquets de tabac, mais leur kouskoussou ne m’en parut pas moins bon, je n’en dormis pas moins en toute sécurité auprès d’eux, et je n’en faisais pas moins des vers, que j’envoyais à Flaubert. Il les communiquait à Bouilhet, qui m’en expédiait d’autres, meilleurs que les miens :

Lorsque tu sortiras des ondes libyennes,
Le front tout jaune encor des baisers du soleil

Et roulant dans ton cœur mille choses lointaines
À raconter, le soir, près du foyer vermeil.

Les lettres de Flaubert étaient tristes ; il se plaignait de tout ; de sa santé, dont les soubresauts violens lui laissaient peu de quiétude ; de Rouen, qui lui déplaisait ; de la pluie qui tombait ; de la Tentation de saint Antoine, qui lui donnait grand mal ; de la vie qu’il entrevoyait dans l’avenir, vie dénuée, close, sans horizon, sans ouverture, et toujours il terminait en disant : « Que tu es heureux ! » Louis de Cormenin, de son côté, n’avait pas des idées beaucoup plus gaies : ses déceptions politiques le rendaient morose, et il préparait déjà sa candidature pour les élections générales de 1849. Il me demandait ce que je pensais de telle discussion qui avait remué l’assemblée nationale, et je n’osais lui avouer que je n’avais pas ouvert un journal depuis mon départ de Paris.

Quand je revins en France, dans les derniers jours du mois de novembre 1848, je fus très surpris du changement qui s’y était opéré pendant mon absence. Lors de mon départ, le général Cavaignac était un grand homme, un sauveur. — « Ah ! sans lui, nous étions perdus ! » — À mon retour, il n’en était plus ainsi ; la girouette française avait tourné ; « Cavaignac est un révolutionnaire comme les autres ! » — C’est là tout ce que l’on put répondre à mes questions. La foule s’empressait au théâtre du Vaudeville pour applaudir un pamphlet en cinq actes intitulé : la Propriété, c’est le vol, où Virginie Octave, une actrice charmante, représentait Ève dans un costume presque historique. On y jouait au vif Proudhon, Crémieux, Jules Favre ; bientôt, dans la Foire aux idées, on allait mettre en scène Marrast, Ledru-Rollin et bien d’autres. Cette fois, et résolument « la réaction relevait la tête ; » les auteurs invoquaient l’exemple d’Aristophane, et, cependant, entre Aristophane et eux, il n’y eut jamais rien de commun. L’élection présidentielle préoccupait les esprits et chacun s’agitait à l’avance. Avouerai-je que, le 10 décembre 1848, alors que les électeurs s’empressaient dans les salles de vote, Flaubert, Bouilhet et moi, nous étions à Rouen, au coin du feu, lisant les Amours d’Hippolyte, de Philippe Desportes, nous extasiant sur le sonnet d’Icare et ayant complètement oublié que nous avions des devoirs à remplir[2] ?

César ou Brutus, que nous importait ? Nous ne trouvions rien en nous qui s’intéressât à la politique, et en réalité nous étions forclos à tout ce qui n’était pas les choses d’art et de la littérature. Je ne sais si nous étions coupables, mais nous étions de bonne foi, et cela mérite indulgence. Un seul fait nous frappa, c’est que la légende napoléonienne était restée tellement vivante dans les cœurs, qu’il avait suffi au prince Louis Bonaparte, uniquement connu par ses équipées de Strasbourg et de Boulogne, de se présenter pour triompher de ses concurrens. Il est inutile et il ne serait pas généreux de rappeler aujourd’hui les noms des personnages qui ne lui marchandèrent ni leur concours, ni leur appui.


III. — « LA TENTATION DE SAINT ANTOINE.»

Au mois de février 1849, j’étais à Rouen, chez Gustave Flaubert ; les notes prises pour mon voyage étaient déjà considérables ; je lui en parlais, un soir, et lui expliquais l’itinéraire que je comptais suivre. Il eut un mouvement de désespoir et s’écria : « C’est odieux de ne pouvoir aller avec toi ! » Ma nuit fut troublée. Je pensais à ce pauvre garçon claquemuré dans sa vie solitaire, se transportant de Rouen à Croisset, de Croisset à Rouen, rêvant les espaces, le désert, les fleuves bibliques et condamné, malgré sa jeunesse, à l’existence d’un vieux savantasse de province. Je résolus de tenter un effort pour lui ouvrir ces régions d" Orient auxquelles il aspirait. Le matin, j’assistai à la visite de l’Hôtel-Dieu, dont le docteur Achille Flaubert, frère de Gustave, était le chirurgien. Resté seul avec Achille, j’abordai la question : « Gustave désire passionnément faire avec moi le voyage que je vais bientôt entretrendre ; sa mère, dont il est le compagnon assidu, s’oppose à ce que ce projet se réalise : ne peut-on lui expliquer que le séjour dans les pays chauds sera favorable à la santé de son fils et obtenir ainsi une autorisation de départ que seul, en qualité de médecin, vous pouvez lui demander ? » Achille me répondit : « Ce ne sera pas facile, mais j’essaierai. » Le hasard nous servit ; le docteur Jules Cloquet, qui avait été intimement lié avec le père Flaubert, était resté en correspondance avec la mère de Gustave ; à ce moment même et sans qu’il en eût été sollicité, il terminait une de ses lettres en disant : « Votre fils devrait voyager, ça lui ferait du bien. » Achille tint parole ; un matin, à déjeuner, Mme Flaubert, dont le visage semblait plus glacial encore que de coutume, dit à Gustave : « Puisque cela est nécessaire à ta santé, va-t’en avec ton ami Maxime, j’y consens. » Je me contins pour ne pas laisser éclater ma joie ; Flaubert devint très rouge et remercia sa mère.

Je m’attendais, de la part de Gustave, à une explosion d’enthousiasme ; il n’en fut rien : au contraire, cette autorisation de voyager, qu’il semblait désirer avec une intensité douloureuse, lui causa une sorte d’accablement dont je fus stupéfait. On eût dit qu’il y avait chez lui une détente subite d’aspiration et que son projet n’avait plus de prix du moment que l’exécution en devenait certaine. Cette observation, que je faisais pour la première fois, m’affligea ; j’eus lieu de la renouveler souvent, car le rêve le satisfaisait bien plus que la réalité. Il désirait les choses avec une ardeur qui allait jusqu’à la souffrance, se désespérait de ne les pouvoir obtenir, maudissait la destinée, nous prenait à témoin de son infortune, et dès qu’il était mis en possession de l’objet de ses convoitises, se trouvait déçu et s’en occupait à peine. « Plus grands yeux que grand ventre, » disait ma grand’mère, qui le connaissait bien et qui l’aimait beaucoup. Il avait dans l’esprit je ne sais quelle force lenticulaire qui grossissait les choses qu’il regardait à distance ; dès qu’il les saisissait, il s’en dégoûtait, car alors il les voyait dans des proportions amoindries. Il a passé sa vie à se jouer à lui-même la fable des Bâtons flottans, toujours dupe de la vision lointaine et s’indignant toujours d’être forcé de constater son erreur. Aussi il ne tarissait pas sur ce qu’il appelait la médiocrité des choses humaines. Il se montait la tête, comme on dit, il imaginait des splendeurs, des merveilles, des jouissances infinies, se trompait lui-même et accusait l’art, la nature, le plaisir de le tromper, parce qu’il avait rêvé qu’ils lui donneraient plus qu’ils ne peuvent comporter. Cette prédominance de l’imagination surexcitée par une existence solitaire, par la mauvaise habitude du travail nocturne, par un défaut de mesure naturel, lai ont valu des déconvenues fréquentes, qui parfois lui ont été très douloureuses. Lorsqu’on lui enlevait un sujet de plainte, on eût dit qu’il souffrait de n’avoir plus à se plaindre, et lorsqu’on le mettait en présence d’une action qu’il s’était désespéré de ne pouvoir faire, il semblait dire : A quoi bon ? s’en détournait et retombait dans sa rêverie. Souvent il répétait le mot de Michelet : « Il n’y a de tentant que l’impossible, » mais dès que l’impossible lui devenait possible, il le dédaignait. Je ne vois guère qu’une grande fortune qui eût pu le satisfaire ; et encore j’entends par fortune, non pas les richesses d’un banquier ou d’un souverain, mais le coffre des contes arabes, le coffre inépuisable qui toujours et de lui-même se remplit à mesure qu’on le vide. Il avait employé bien des heures à combiner ce qu’il appelait un hiver à Paris, fantaisie prodigieuse dans laquelle il avait mêlé les monstruosités de l’empire romain, les élégances de la renaissance, les féeries des Mille et une Nuits. Il prétendait avoir fait un calcul approximatif et disait : « Ce serait l’affaire d’une douzaine de milliards, tout au plus ! » Ces songeries s’emparaient de lui, l’immobilisaient et lui donnaient l’apparence d’un mangeur d’opium emporté dans sa vision. Il vivait au-dessus des nuages, la tête dans un rêve d’or. C’est là une des causes qui lui faisaient le travail si pénible. Il était toujours obligé de ramener son esprit, qui toujours s’en allait au-delà de son occupation présente. Il était insatiable, et ce qu’il obtenait lui donnait envie d’avoir ce qu’il ne pouvait obtenir. Comme je lui disais : « Enfin, nous remonterons le Nil ensemble, » il me répondit : « Oui, mais nous ne nous baignerons pas dans le Gange et nous n’irons pas à Ceylan, qui fut la vieille Taprobane ; » et plusieurs fois il répéta : « Taprobane ! Taprobane ! quel joli nom ! »

Il me déclara qu’il ne pourrait partir qu’après avoir terminé la Tentation de saint Antoine ; cela rejetait notre départ à la fin de septembre, au plus tôt ; j’accédai sans discussion à tout ce qu’il me demandait, et je revins à Paris. J’y étais à peine depuis huit jours, que Mme Flaubert vint m’y trouver. Je fus très surpris en la voyant entrer chez moi. « J’ai désiré causer avec vous, me dit-elle. On m’affirme qu’il est indispensable que Gustave passe deux années dans les pays chauds et que sa santé exige cette longue absence : je me résigne ; mais il y a d’autres pays chauds que l’Égypte, la Nubie, la Palestine et l’Asie-Mineure ; un tel voyage me semble bien fatigant et je prévois des dangers qui me troublent. Je viens donc vous demander de renoncer à votre projet et d’aller simplement vous établir pendant deux ans à Madère avec Gustave. Le climat est beau, lui sera favorable, et je ne serais pas tourmentée. » Je lui demandai si son fils connaissait la démarche qu’elle faisait près de moi ; elle secoua la tête négativement. Ma réponse fut très nette : Le voyage auquel je me préparais faisait partie de mes études ; il terminait en quelque sorte l’apprentissage que je m’étais imposé ; à aucun prix je n’y renoncerais. Ma réponse déconcerta Mme Flaubert, qui n’insista plus, mais je ne suis pas certain qu’elle me l’ait jamais pardonnée.

Pendant que je hâtais mes préparatifs et que Flaubert travaillait avec ardeur afin d’être prêt à partir au moment indiqué, l’assemblée constituante allait disparaître pour céder la place à l’assemblée législative. Le brouhaha électoral remuait la France ; les professions de foi les plus baroques couvraient les murailles ; on semblait deviner que la bataille décisive était sur le point de s’engager, chacun voulait y frapper son coup, et les partis qui divisaient le pays, — bonapartistes, légitimistes, orléanistes, fusionnistes, républicains doctrinaires, républicains démocrates, socialistes, — faisaient effort pour se trouver en présence dans la nouvelle assemblée. Louis de Cormenin se présenta dans le Loiret, qui avait huit députés à élire : il arriva le neuvième sur la liste. Il se produisit alors un fait peu connu et que je tiens à rappeler. Au lendemain de son échec, Louis fit publier la lettre suivante dans le Journal du Loiret, dont il connaissait le directeur : .« Mon cher ami, permettez-moi de me servir de la voie de votre journal pour remercier les quinze mille électeurs qui me sont restés fidèles. Trop modéré pour les hommes avancés, trop avancé pour les hommes modérés, j’ai succombé conséquent à moi-même et comme entraîné sous le poids de ma propre logique. J’ai rêvé la république de Lamartine ; je la sens en moi, je ne la vois nulle part. L’avenir dira qui s’est trompé. Battu du scrutin, je n’en garde pas moins un vrai dévoûment pour mon pays, une sincère reconnaissance pour le Loiret. Je puis tomber souvent, je ne veux démériter jamais. » La déception pour Louis fut pénible, car il avait eu des motifs sérieux de croire qu’il serait envoyé au corps législatif. D’autres déceptions furent plus amères que la sienne et lui permirent de montrer sa grandeur d’âme. — Lamartine non plus n’avait pas été élu député. Lamartine qui, après l’aventure de février, aurait pu prendre la France qui se donnait à lui, s’il l’avait comprise, et si, au lieu d’être un poète, il n’avait été qu’un homme d’état, Lamartine, que dix départemens[3] avaient choisi pour représentant l’année précédente, Lamartine auquel Paris avait donné 259,800 voix, ne trouva pas, en 1849, un collège électoral sur lequel il pût compter. Partout où il se présenta, il échoua. Si, malgré ce déni de justice et cette ingratitude, il fit partie de l’assemblée législative, c’est à Louis de Cormenin qu’il le doit. Le lendemain du jour où Louis avait écrit la lettre que j’ai citée, un des élus du Loiret, M. Roger, mourut subitement. Le siège vacant revenait en quelque sorte de droit à Louis de Cormenin, qui, à peu de chose près, avait touché l’élection. Cette fois, toutes les chances sont en sa faveur, et il est presque certain de réussir. Que va-t-il faire ? Il écrit au directeur du Journal du Loiret : « 22 mai 1849. Mon cher ami, j’apprends à l’instant que M. Roger vient de succomber, frappé par le choléra. Je pense que c’est le devoir de tout candidat de faire la place libre à M. de Lamartine, qu’un ostracisme brutal a rejeté même dans son département. Le génie est au-dessus des partis. Prendre M. de Lamartine ce serait grandir le département du Loiret, et j’ose espérer, mon cher rédacteur, que vous joindrez votre voix à la mienne pour le ramener à la législature. Le nommer, c’est consacrer et honorer le suffrage universel. » L’appel de Louis de Cormenin fut entendu, les électeurs du Loiret réparèrent l’injustice de la France, et grâce à eux Lamartine ne fut pas exclu de l’assemblée des représentans du peuple ; mais celui qui s’était sacrifié pour lui perdait une occasion qu’il ne retrouva plus d’entrer dans une carrière où le poussaient toutes ses aptitudes. Il put regretter de ne pas appartenir aux assemblées législatives de son pays, mais il ne regretta jamais de s’être effacé devant Lamartine.

Peu de temps après la réunion de la législative, qui tint sa première séance le 28 mai 1849, un des auteurs de la révolution de février, celui dont l’alliance avait brisé la popularité de Lamartine, Ledru-Rollin, allait disparaître de la scène politique et n’y jamais remonter. C’était le petit-fils du fameux Comus, dont le vrai nom était Ledru, et qui fut, en son temps, un célèbre prestidigitateur. Son descendant fut moins habile et ne sut pas en temps opportun escamoter la muscade du pouvoir. A. distance et à travers le souvenir, il est impossible de comprendre l’influence que Ledru-Rollin exerça. C’était une sorte de bellâtre, coiffé en coup de vent, portant la tête de trois quarts, avec de grosses joues bouffies et des pâleurs subites qui dénonçaient un cœur peu sûr de lui. Il était vide et sonore ; ses discours pleins de redondance sentaient la rhétorique ; rien de fin, rien d’ingénieux, rien de grand. La phrase même était peu correcte ; il faisait de l’éloquence comme une grosse caisse fait de la musique. En lui nulle distinction de race, nulle distinction acquise ; il était commun, et la boursouflure de son esprit semblait avoir envahi son corps. Après 1848, il faillit être dictateur ; on tremble en pensant à ce que serait devenue la France sous un si pauvre homme. Il ne suffit pas d’être gros pour être fort, et Ledru-Rollin était faible de toute façon, par le cerveau, par le talent, par le caractère. Nul plus que lui ne justifia la parole de Stuart Mill : « La tendance du gouvernement représentatif incline à la médiocrité. » En 1849, cinq départemens lui conférèrent le mandat de député ; ébloui de ce succès, il s’imagina qu’il n’avait qu’à étendre la main pour saisir le pouvoir. Tout de suite il entama la lutte, il voulut se faire élire président de l’assemblée et fut battu par Dupin, un vieux renard auquel la malice ne manquait point. La France était alors engagée dans l’expédition de Rome ; Ledru-Rollin ne vit là qu’une occasion de protester ; comme tous les Tarquins politiques qui oublient volontiers qu’ils ont souvent essayé de violer Lucrèce, il cria au viol de la constitution ; — on ne l’écouta guère ; il proposa de mettre les ministres en accusation, et obtint 8 voix contre 377. Il était acculé par son parti, auquel il avait fait des promesses, et, se sentant fourvoyé, il voulut tenter un appel aux armes auquel on ne répondit pas. Le 13 juin, il ramassa au Palais-Royal quelques artilleurs de la garde nationale ; il entraîna Guinard, nature étourdie et chevaleresque, s’empara du Conservatoire des arts et métiers, fit des proclamations ampoulées et eut tout juste le temps de se sauver par un vasistas, d’où il ne dégagea sa rotondité qu’à grand’peine. Il put se cacher et fuir en Angleterre, où il se mêla à des conspirations régicides qu’il aurait toujours dû ignorer. Il est rentré en France après 1870 ; il y est mort ; on l’a enterré au Père-Lachaise et on a dressé une statue sur son tombeau ; ce marbre est tout ce qui restera de lui. Le 13 juin, la garde nationale avait été convoquée, et j’étais sous les armes avec mon bataillon, placé en réserve dans le jardin des Tuileries. Le général Changarnier, qui s’étonnait alors que le président de la république ne se laissât pas transporter du palais de l’Elysée au palais des Tuileries, coupa court à cette tentative d’insurrection et rabroua les émeutiers. C’était, du reste, une échauffourée sans importance et sans valeur ; les hommes qui la conduisaient étaient d’une rare nullité, et c’est grand honneur qu’on leur fit de paraître les prendre au sérieux. Le parti conservateur ne fut guère plus sage que ces jocrisses révolutionnaires. Il se porta à l’imprimerie du journal le Peuple, que rédigeait Proudhon, et en brisa les presses. Ce fait fut odieux ; ravager la propriété d’un homme parce qu’il a dit : « La propriété, c’est le vol, » c’est, en vérité, mettre son axiome en pratique et lui donner raison. Mais, en temps de révolution, qui donc pense à la morale, et les partis ne font-ils pas assaut d’insanités ? Les jacobins qui tentèrent ce soulèvement et les journalistes qui les protégèrent furent bien imprudens, ils n’eurent point assez d’invectives, point assez d’injures contre notre armée qui opérait sous Rome ; cette armée, ils la retrouvèrent contre eux, dans les rues de Paris, à la journée du 2 décembre. Dès le mois de juin 1849, des esprits sagaces pouvaient prévoir ce dénoûment, mais ni Flaubert ni moi, nous n’y pensions ; seul, Louis de Cormenin, secouant la tête, disait quelquefois : « On fait trop de sottises ; un beau jour, nous nous réveillerons en présence d’un grand sabre qui fera taire tout le monde. » Ce n’est pas que le gouvernement péchât par excès d’indulgence. Dans les années 1849, 1850, 1851, les procès de presse furent incessans, et les condamnations d’une sévérité qu’il est difficile de se figurer aujourd’hui. Les maisons de détention regorgeaient d’écrivains politiques, et le produit des amendes n’était pas perdu pour les caisses de l’état. Cela ne nuisit pas à la réputation de certains journalistes. « Plus de prison que d’esprit, » disait Harel en parlant de Fontan, que persécuta la restauration.

L’heure n’était pas clémente aux écrivains ; ceux qui n’avaient pas de moyens d’existence personnels, ou qui ne s’étaient pas jetés dans la bataille politique risquaient fort de faire maigre chère. C’était le cas de Théophile Gautier, que je connus dans ce temps-là par l’intermédiaire de Louis de Cormenin. Il habitait encore son petit hôtel de la. rue Lord-Byron, dans le haut des Champs-Elysées, et il se trouvait réduit à la portion congrue de son feuilleton, hebdomadaire de la Presse, auquel Emile de Girardin avait attaché des émolumens peu considérables. La révolution de février avait surpris Théophile Gautier en pleine fortune. Son talent l’avait rendu célèbre ; on savait que c’était un poète de haute volée et un grand prosateur ; les journaux, les revues, les éditeurs s’offraient à lui ; il vivait largement, sinon selon son goût ; il avait une voiture et deux petits chevaux blancs dont il raffolait ; il avait peut-être escompté l’avenir. La révolution de février annula ses traités, interrompit ses travaux, et lui laissa pour compte quelques sommes qu’il avait touchées en avance. Il les remboursa, mais avec quelles peines, avec quel labeur ! Ceux qui l’ont connu à cette époque et pendant les dix années qui suivirent peuvent seuls le savoir. Il faisait contre fortune bon cœur et se raidissait, car il soutenait sa famille, qui était onéreuse. Sa vie, inconcevablement laborieuse, a été occupée à subvenir aux besoins de quatre ou cinq existences qui s’étaient accrochées à lui, et sous les exigences desquelles il a pu ne pas fléchir, grâce à une santé inaltérable et à une vigueur peu commune. Plus tard, je parlerai de celui que Baudelaire appelait le maître impeccable, car je fus de son intimité et je l’ai beaucoup aimé, quoique nous eussions des façons de voir qui n’étaient pas toujours pareilles. Il n’a jamais occupé la place qui était due à son talent hors de pair, il le savait et s’en irritait. Une fois, il me dit en souriant : « J’ai porté des cheveux trop longs au temps de ma jeunesse, cela m’a nui dans la considération des bourgeois et m’a toujours empêché d’arriver. » — Ceci était excessif, mais ne manquait pas d’une certaine vérité. En 1849, j’allais le voir assez souvent, il habitait de préférence une sorte d’atelier situé en haut de sa maison ; là il était seul et tranquille. De sa ferme et ronde écriture, il écrivait sans rature le nombre de pages nécessaires à son feuilleton, et, lorsque cette besogne était terminée, il s’accroupissait comme un Turc sur un divan, appliquait un coussin contre sa poitrine, et s’en allait dans je ne sais quel monde enchanté, où il passait quelques bonnes heures. Pour échapper aux lancinemens de la vie, qui alors lui étaient aigus, il faisait des vers, des petits vers de huit syllabes dont le rythme l’avait séduit. C’est à cette époque qu’il a composé presque toutes les pièces d’Émaux et Camées. Un jour, je lui portai la Délivrance de Sakountala, traduite par Chézy, qu’il ne connaissait pas encore. Il en fut ravi, il examinait avec une joie d’enfant les caractères sanscrits placés en regard du texte ; il méditait un voyage dans l’Indoustan et voulait traduire le Mahabarata en vers français. De tout cela il résulta plus tard le ballet de Sakountala, dont Ernest Reyer a fait la musique et qui fut applaudi à l’Opéra. La politique exaspérait Gautier, qui rêvait une humanité éprise de belles formes, contemplant des œuvres d’art, vivant sous des portiques en marbre de Paros, et faisant silence pour écouter les poètes. Il était bon, il était doux, et quoiqu’il ne manquât point d’orgueil, il n’a jamais blessé personne. La civilisation réglée, surveillée où il vivait lui était déplaisante ; nos vêtemens étriqués lui faisaient horreur et lui semblaient une insulte à la beauté humaine. Il racontait sérieusement qu’étant en Algérie en 1845, il avait déterminé le maréchal Bugeaud à renoncer à une expédition contre la Kabylie en lui démontrant que des peuplades dont le costume est plus élégant et plus ample que le nôtre doivent être considérées comme supérieures et protégées par les hommes intelligens. Lorsque l’on émettait quelques doutes sur les motifs qui avaient arrêté le maréchal Bugeaud en route pour les montagnes du Djurjura, il n’en démordait pas et finissait par se mettre en colère.

Parfois, sur le divan de l’atelier de Théophile Gautier, j’ai vu un petit homme, à demi chauve, pelotonné sous un plaid et dormant : c’était Gérard de Nerval, qui venait se reposer de ses pérégrinations nocturnes. Il était noctambule. La nuit, il errait dans Paris comme un chien perdu, quitte à entrer dans un poste de soldats et à s’y étendre sur le lit de camp lorsque la pluie le surprenait. Il avait des allures humbles et penchées qu’égayait souvent un rire sonore et qui ne l’empêchaient pas d’aimer les discussions un peu vives. Il s’occupait de kabbale, tirait les horoscopes, composait des talismans et connaissait un tas de recettes diaboliques auxquelles il semblait croire. On l’aimait, car son caractère était d’une aménité touchante. Je n’ai jamais rencontré personne qui n’en ait dit du bien. Sa réputation, solidement établie dans le monde des artistes et des gens de lettres, n’avait pas franchi la porte des salons, où longtemps il resta inconnu. Il avait cependant une grande finesse de style et un don d’observation d’une rare subtilité ; mais il était irrégulier dans ses œuvres comme dans son existence, car il était habité par un démon familier qui, souvent, l’entraînait là où il n’aurait pas voulu aller. Son originalité, qu’on louait, son étrangeté, que l’on signalait, étaient faites d’une maladie nervoso-mentale, qui, tour à tour, le déprimait et le surexcitait. Il était fou, pour parler le langage vulgaire, et sa lucidité n’était jamais exempte d’un peu d’exaltation ; je le retrouverai sur la route de mon récit ; je dirai comment il a fini et quelles causes l’ont conduit à la mort.

Gérard avait voyagé en Orient, et j’aimais à causer avec lui lorsque je parvenais à le réveiller, ce qui n’était pas toujours facile. Dans ses voyages, il n’avait cherché ni les grands aspects de la nature, dont il ne se souciait pas, ni les souvenirs de l’histoire, qui ne le préoccupaient guère ; il avait voulu faire des études de mœurs dans des pays dont il ignorait le langage et avait été, par cela même, contraint de s’arrêter à la surface des choses. Ses allures incohérentes l’avaient rendu sacré pour des peuples qui ont le respect superstitieux de la démence, et il en avait profité pour se mêler aux hommes le plus qu’il avait pu. Il couchait dans les khans publics, où quelques paras de redevance lui donnaient droit à passer la nuit ; il mangeait dans les bazars, achetant aux marchands ambulans les concombres, les pastèques et les galettes de sésame. Partout il avait porté ses habitudes vagabondes et ne s’en était pas mal trouvé. A Constantinople et au Caire, il avait ainsi vécu, ménageant ses ressources et ne se plaignant pas. Au Caire, il s’était marié. Il avait acheté au rabais une Abyssinienne du plateau de Gondar et l’avait épousée. Lorsque je lui disais : « Comment était votre femme ? » il me répondait de sa voix douce : « Elle était toute jaune. — Et qu’en avez-vous fait ? — Ah ! voilà ! nous ne nous comprenions pas très bien ; elle m’a beaucoup battu, et je l’ai répudiée. » Les ruines d’Égypte, les monumens contemporains des kalifes semblaient avoir passé inaperçus pour lui. Quand je l’interrogeais sur les pyramides, il me répondait : « Je crois qu’elles ont servi de trône à Soliman ben Dâoub lorsqu’il passait en revue l’armée des djinns, dont il était le chef, à moins qu’elles n’aient été les enclumes sur lesquelles on a forgé le bouclier de Gian ben Gian, qui rompait tous les charmes. » Se moquait-il de moi ? Non pas. Il croyait aux fées, aux génies, à la magie, qu’il pratiquait et disait : « Si je retrouve le bâton de Trismégiste, je serai roi du monde. » Innocentes rêveries qui donnaient de la saveur à sa conversation : semblable au Michel de la Fée aux miettes, il eût volontiers cherché la mandragore qui chante, car il était persuadé qu’elle existe.

Ce n’était pas ce que Gérard de Nerval me racontait de l’Orient qui pouvait m’éclairer beaucoup, et je travaillais assidûment à acquérir des notions plus sérieuses, car l’heure approchait où nous allions nous mettre en route. La tente, les selles, les cantines, les boîtes d’outils, la pharmacie, les armes étaient achetées et j’apprenais la photographie. Dans mes précédons voyages, j’avais remarqué que je perdais un temps précieux à dessiner les monumens ou les points de vue dont je voulais garder un souvenir exact ; je dessinais lentement et d’une façon peu correcte ; en outre, les notes que je prenais pour décrire soit un édifice, soit un paysage, me semblaient confuses lorsque je les relisais à distance, et j’avais compris qu’il me fallait en quelque sorte un instrument de précision pour rapporter des images qui me permettraient des reconstitutions positives. J’allais parcourir l’Égypte, la Nubie, la Palestine, la Syrie et bien d’autres pays, où les civilisations, en se succédant, ont laissé des traces ; je voulus me mettre en état de recueillir le plus de documens possible, j’entrai donc en apprentissage chez un photographe et je me mis à manipuler les produits chimiques. La photographie n’était pas alors ce qu’elle est devenue ; il n’était question ni de glace, ni de collodion, ni de fixage rapide, ni d’opération instantanée. Nous en étions encore au procédé du papier humide, procédé long, méticuleux, qui exigeait une grande adresse de main et plus de quarante minutes pour mener une épreuve négative à résultat complet. Quelle que fut la force des produits chimiques et de l’objectif employé, il fallait au moins deux minutes de pose pour obtenir un portrait, même dans les conditions de lumière les plus favorables. Si imparfait, si lent que fût ce procédé, il constituait un progrès extraordinaire sur la plaque daguerrienne, qui présentait les objets en sens inverse, que les « luisans » métalliques empêchaient souvent de distinguer. Apprendre la photographie, c’est peu de chose ; mais en transporter le fragile outillage à dos de mulet, à dos de chameau, à dos d’homme, c’était un problème difficile. À cette époque, les vases en gutta-percha étaient inconnus ; j’en étais réduit aux fioles de verre, aux flacons de cristal, aux bassines de porcelaine, qu’un accident pouvait mettre en pièces. Je fis faire des écrins, comme pour les diamans de la couronne, et, malgré les heurts inséparables d’une série de transbordemens, je réussis à ne rien casser et à rapporter le premier en Europe l’épreuve photographique des monumens et des paysages de caractère que j’ai rencontrés en Orient.

Tout entier à mes préparatifs, je vivais dans une activité fébrile ; je ne rêvais que palmiers, désert, et temples écroulés ; j’allais enfin réaliser un projet qui, depuis bien des années, me tenait en éveil, et pourtant j’avais le cœur lourd et mal d’aplomb, car ma grand’mère resterait au logis à m’attendre pendant que je m’en irais courir le vieux monde. Cela engourdissait ma joie et m’attristait plus que je n’aurais voulu le laisser voir. Je ne l’avais jamais quittée que pendant mes voyages. Elle avait veillé sur mon enfance, protégé ma jeunesse autant qu’elle l’avait pu, et m’aimait d’une de ces tendresses profondes que rien ne remplace lorsque la mort les a brisées. Malgré ses soixante-quatorze ans, elle était alerte, spirituelle, causeuse, infatigable à la marche, s’intéressant à toutes choses, et avait conservé une mémoire que j’interrogeais souvent pendant les soirées que je passais auprès d’elle. Il me semblait qu’elle était faite pour devenir centenaire, car rien n’avait encore affaibli son beau regard bleu, et c’est à peine si quelques fils d’argent se mêlaient à ses cheveux châtains. Je demandais trop à la destinée. Dans les premiers jours de septembre, ma grand’mère tomba malade, et ce que nous avions pris au début pour une indisposition sans gravité devint rapidement un mal incurable. Je ne la quittai point, et le petit lit portatif que je devais emporter en voyage me permit du moins d’être toujours près d’elle pour la servir. Flaubert était accouru ; Louis de Cormenin et lui m’assistaient pendant ces heures lamentables où l’on espère contre l’espérance et où les forces se décuplent dans le combat suprême qui n’est jamais qu’une défaite. Doucement, doucement, elle s’éteignit et rendit à Dieu une âme qui n’avait point prévariqué. Flaubert et moi nous restâmes à ses côtés pour faire la veillée funèbre. A ma prière, Gustave lisait à haute voix l’évangile selon saint Jean ; lorsqu’il en fut arrivé au chapitre XI et qu’il dit : « Il cria à haute voix : Lazare, viens dehors ! » il me sembla que la pauvre morte allait se soulever et me sourire. Je la regardai ; le pâle visage était immobile et la forme rigide se dessinait sous le drap ; tout était bien fini. Le dernier lien de la famille directe venait d’être rompu pour moi ; je restais seul, privé de ces grands amours instinctifs dans lesquels on peut toujours se réfugier. Je l’enveloppai dans un burnous blanc, qui, bien souvent, m’avait abrité pendant mes nuits de voyage, lorsque je dormais sur la terre nue, à la clarté des étoiles ; je passai à son doigt un anneau qui m’était précieux, et je la conduisis jusqu’à la demeure où l’attendait ma mère, qui fut sa fille. Alexandre Dumas fils a écrit une admirable parole : « Ceux que nous avons aimés et que nous avons perdus ne sont plus où ils étaient ; mais ils sont toujours et partout où nous sommes. » Rien n’est plus vrai. Ils vivent en nous, ils nous conseillent, ils nous modifient ; voilà longtemps que je le sais par expérience.

La mort de ma grand’mère ne changea rien à mes projets. Les soins d’une succession à recueillir n’étaient point pour me retenir ; un de mes amis voulut bien recevoir ma procuration et se charger de veiller à mes intérêts pendant mon absence. J’avais hâte départir ; l’appartement me semblait vide, et le souvenir qu’il me rappelait me le rendait insupportable. Notre départ ne dépendait plus que de Flaubert ; j’attendais son signal. Il le donna enfin en m’écrivant : « Je viens de terminer Saint Antoine ; arrive ! » Le lendemain, j’étais à Groisset, où Bouilhet était déjà installé. Flaubert avait tenu parole, et nous ne connaissions pas un mot de son nouveau livre ; il ne nous avait rien dit, ni du plan général, ni de l’œuvre en elle-même ; nous ne savions que le titre et notre curiosité était très surexcitée. Bouilhet et moi, nous avions souvent causé de ce fameux Saint Antoine, et chacun de nous l’avait imaginé à sa manière. Je me figurais que Flaubert écrirait en quelque sorte les mémoires, les confessions du saint qui fut si rudement tenté et qu’il profiterait de ce cadre pour faire une étude psychologique et approfondie. Bouilhet, qui était très fin et qui connaissait Flaubert jusque dans ses replis les plus secrets, secouait la tête et me répondit : « Le personnage est nul, mais l’époque où il se meut est des plus étranges ; tu verras qu’il se sera laissé entraîner à essayer une reconstitution du monde antique au IIIe siècle ; il aura cherché le parallèle entre l’église primitive qui s’établissait et l’empire romain qui s’écroulait. » Bouilhet et moi, nous nous trompions ; Gustave avait fait un mystère, dialogue en deux énormes volumes, qui était, non pas une réminiscence, mais une exagération de l’Ahasvérus d’Edgar Quinet. La lecture dura trente-deux heures ; pendant quatre jours il lut, sans désemparer, de midi à quatre heures, de huit heures à minuit. Il avait été convenu que nous réserverions notre opinion et que nous ne la ferions connaître qu’après avoir entendu l’œuvre entière. Lorsque Flaubert, ayant disposé son manuscrit sur la table, fut sur le point de commencer, il agita les feuillets au-dessus de sa tête et s’écria : « Si vous ne poussez pas des hurlemens d’enthousiasme, c’est que rien n’est capable de vous émouvoir ! » Les heures pendant lesquelles, silencieux, nous contentant d’échanger parfois un regard, Bouilhet et moi, nous restâmes à entendre Flaubert qui modulait, chantait, psalmodiait ses phrases, sont demeurées très pénibles dans mon souvenir. Nous tendions l’oreille, espérant toujours que l’action allait s’engager, et toujours nous étions déçus, car l’unité de situation est immuable depuis le commencement jusqu’à la fin du livre. Saint Antoine, ahuri,, un peu niais, j’oserai dire un peu nigaud, voit défiler devant lui les diverses formes de la tentation et ne sait leur répondre que par des exclamations : « Ah ! ah ! oh ! oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! » Ce ne sont pas seulement ses sens qui sont tentés par les enivremens de la matière, c’est son esprit auquel toutes les hérésies, toutes les religions, toutes les philosophies viennent exposer leurs arguties. Il n’y a pas que sept péchés capitaux, il y en a un huitième, la logique, qui les explique et les excuse. Le cochon joue son rôle et rêve d’être élevé au rang de sanglier parce que l’orgueil est entré en lui. Flaubert s’échauffait en lisant, nous essayions de nous échauffer avec lui, et nous restions glacés. Des phrases, des phrases, belles, habilement construites, harmonieuses, souvent redondantes, faites d’images grandioses et de métaphores inattendues, mais rien que des phrases que l’on pouvait mêler, transposer, sans que l’ensemble du livre en pût être modifié. Nulle progression dans ce long mystère, une seule scène jouée par des personnages divers et qui se reproduit incessamment. Le lyrisme, qui était le fond même de sa nature et de son talent. L’avait si bien emporté qu’il avait perdu terre et flottait au milieu des nuées. Nous ne disions rien, mais il lui était facile de reconnaître que notre impression n’était pas favorable ; alors il s’interrompait : « Vous allez voir ! vous allez voir ! » Nous écoutions ce que disaient le sphinx, la chimère, la reine de Saba, Simon le magicien, Apollonius de Tyane, Origène, Basilide, Montanus, Manès, Hermogène ; nous redoublions d’attention pour entendre les marcosiens, les carpocratiens, les paterniens, les nicolaïtes, les gymnosophistes, les arcontiques, et Pluton, et Diane, et Hercule, et même le dieu Crepitus. Peine inutile ! nous ne comprenions pas, nous ne devinions pas où il voulait arriver, et, en réalité, il n’arrivait nulle part. Trois années d’un labeur assidu s’écroulaient sans résultat ; toute l’œuvre s’en allait en fumée. Bouilhet et moi, nous étions désespérés. Après chaque lecture partielle, Mme Flaubert nous prenait à part et nous disait : « Hé bien ? » Nous ne savions que répondre.

Avant l’audition de la dernière partie, Bouilhet et moi, nous eûmes une longue conversation et il fut résolu que nous aurions vis-à-vis de Flaubert une franchise sans réserve. Le péril était grave, nous ne devions pas le laisser se prolonger, car i ! s’abaissait d’un avenir littéraire dans lequel nous avions une foi absolue. Sous prétexte de pousser le romantisme à outrance, Flaubert, sans qu’il s’en doutât, retournait en arrière, revenait à l’abbé Raynal, à Marmontel, à Bitaubé même, et tombait dans la diffusion du pathos. Il fallait l’arrêter sur cette voie où il perdrait ses meilleures qualités. Il nous fut douloureux de prendre cette détermination, mais notre amitié et notre conscience nous l’imposaient. Le soir même, après la dernière lecture, vers minuit, Flaubert, frappant sur la table, nous dit : « A nous trois maintenant, dites franchement ce que vous pensez. » Bouilhet était fort timide, mais nul ne se montrait plus brutal que lui dans l’expression de sa pensée, lorsqu’il était décidé à la faire connaître ; il répondit : « Nous pensons qu’il faut jeter cela au feu et n’en jamais reparler. » Flaubert fit un bond et eut un cri d’horreur. Alors commença entre nous trois une de ces causeries, à la fois sévères et fortifiantes, comme seuls peuvent en avoir ceux qui sont en pleine confiance et professent les uns pour les autres une affection désintéressée. Nous disions à Flaubert : « Ton sujet était vague, tu l’as rendu plus vague encore par la façon dont tu l’as traité ; tu as fait un angle dont les lignes divergentes s’écartent si bien qu’on les perd de vue ; or, en littérature, sous peine de s’égarer, les lignes doivent être parallèles. Tu procèdes par expansion ; un sujet t’entraîne à un autre, et tu finis par oublier ton point de départ. Une goutte d’eau mène au torrent, le torrent au fleuve, le fleuve au lac, le lac à l’océan, l’océan au déluge ; tu te noies, tu noies tes personnages, tu noies l’événement, tu noies le lecteur, et ton œuvre est noyée. » Flaubert regimbait, il nous répétait certaines phrases et nous disait : « C’est cependant beau ! « Nous ripostions : « Oui, c’est beau, nous ne le nions pas, mais c’est d’une beauté intrinsèque qui ne sert en rien au livre lui-même. Un livre est un tout dont chaque partie concourt à l’ensemble, et non pas un assemblage de phrases qui, si bien faites qu’elles soient, n’ont de valeur que prises isolément. » Flaubert s’écriait : « Mais le style ? » Nous répondions : « Le style et la rhétorique sont deux choses différentes que tu as confondues ; rappelle-toi le précepte de La Bruyère : « Si vous voulez dire : Il pleut, dites : Il pleut. » Lorsque Chateaubriand a écrit : « Je n’ai jamais aperçu au coin d’un bois la hutte roulante d’un berger sans songer qu’elle me suffirait avec toi. Plus heureux que ces Scythes dont les druides m’ont conté l’histoire, nous promènerions aujourd’hui notre cabane de solitude en solitude, et notre demeure ne tiendrait pas plus à la terre que notre vie, » il a fait du style ; lorsqu’il a écrit : « Ces cavaliers enfoncent leurs jambes dans un cuir noirci, dépouille du buffle sauvage, » il a fait de la rhétorique. Or, dans la Tentation de saint Antoine, tu n’as que des guerriers et des dépouilles de buffle sauvage. Il y a des passages excellens, des souvenirs de l’antiquité qui sont exquis ; mais cela est perdu dans la boursouflure du langage ; tu as voulu faire de la musique et tu n’as fait que du bruit. »

Flaubert était ébranlé : « Vous avez peut-être raison, nous dit-il ; à force de m’absorber dans mon sujet, je m’en suis épris et je n’y ai plus vu clair. J’admets les défauts que vous me signalez, mais ils sont inhérens à ma nature ; comment y remédier ? » Ce que nous avions à lui répondre, nous le savions. « Il faut renoncer aux sujets diffus qui sont tellement vagues par eux-mêmes que tu ne peux les embrasser et que tu ne réussis pas à les concentrer ; du moment que tu as une invincible tendance au lyrisme, il faut choisir un sujet où le lyrisme serait tellement ridicule que tu seras forcé de te surveiller et d’y renoncer. Prends un sujet terre à terre, un de ces incidens dont la vie bourgeoise est pleine, quelque chose comme la Cousine Bette, comme le Cousin Pons, de Balzac, et astreins-toi à le traiter sur un ton naturel, presque familier, en rejetant une fois pour toutes ces digressions, ces divagations, belles en elles-mêmes, mais qui ne sont que des hors-d’œuvre inutiles au développement de ta conception et fastidieuses pour le lecteur. » Flaubert, plutôt vaincu que convaincu, nous répondit : a Cela ne sera pas facile, mais j’essaierai. » Cette consultation eut sur lui une influence décisive ; il n’en pouvait méconnaître la bonne foi. Quoiqu’il se révoltât contre nos observations, il comprenait qu’elles étaient justes et, malgré qu’il en eût, elles avaient porté coup. Cela lui fut dur, mais salutaire, et bien souvent, au cours de notre existence, il m’a parlé de cette longue causerie et m’a dit : « J’étais envahi par le cancer du lyrisme, vous m’avez opéré ; il n’était que temps, mais j’en ai crié de douleur. » La conversation avait pris fin ; la maison frémissante de bruit nous apprenait que la nuit était passée ; nous regardâmes la pendule : il était huit heures du matin. Au moment où j’ouvrais la porte, je vis une robe noire qui fuyait dans l’escalier. C’était Mme Flaubert ; son amour maternel n’y avait pas tenu et elle était venue écouter. Longtemps elle nous garda rancune de notre franchise et elle prononça un mot cruel que sa tendresse rend excusable ; elle nous crut jaloux de son fils et le laissa deviner. Elle se trompait. Bouilhet et moi, nous avons toujours reconnu la supériorité artiste de Flaubert, et jamais l’idée de la discuter ne nous a effleurés ; nous n’étions pas effacés, nous étions aplatis devant lui ; nous avions en son talent une foi imperturbable et notre confiance n’a pas été trompée.

Il lui fut très pénible d’abandonner sa Tentation de saint Antoine, et jamais il ne put s’y résoudre ; cela est naturel, car on ne sacrifie pas sans souffrance le travail de plusieurs années ; tout écrivain sérieux a pour son œuvre un sentiment paternel qui parfois l’entraîne à des faiblesses, mais dont l’aveuglement même est respectable. Plus tard, après ses grands succès de Madame Bovary et de Salammbô, il reprit la Tentation, il la bluta, pour ainsi dire, n’en fut point satisfait et la remit au tiroir. C’était la conception même qui était défectueuse et à laquelle il ne put jamais parvenir à communiquer un intérêt qu’elle ne comporte pas. Une dernière fois, et lorsque Bouilhet n’était plus là pour le maintenir, il recommença encore cette œuvre de sa jeunesse à laquelle il tenait par-dessus tout ; il la diminua, élagua les incidens parasites qui l’envahissaient et la réduisit à la forme définitive sous laquelle elle a paru en 1874. Le volume est dédié « à la mémoire de mon ami Alfred Le Poitevin, décédé à La Neuville-Chant-d’Oisel, le 3 avril 1848. » Il m’a avoué depuis qu’il regrettait de n’avoir pas suivi notre conseil et de n’avoir pas gardé son travail en portefeuille. Tel qu’il est cependant, et malgré son inévitable imperfection, ce livre contient des beautés de premier ordre.

Pendant la journée qui suivit cette nuit sans sommeil, nous étions assis dans le jardin, nous nous taisions, nous étions tristes en pensant à la déception de Flaubert et aux vérités que nous ne lui avions point ménagées. Tout à coup Bouilhet dit : « Pourquoi n’écrirais-tu pas l’histoire de Delaunay ? » Flaubert redressa la tête et avec joie s’écria : « Quelle idée ! » Delaunay était un pauvre diable d’officier de santé qui avait été l’élève du père Flaubert et que nous avions connu. Il s’était établi médecin tout près de Rouen, à Bon-Secours. Marié en premières noces à une femme plus âgée que lui et qu’il avait crue riche, il devint veuf et épousa une jeune fille sans fortune qui avait reçu quelque instruction dans un pensionnat de Rouen. C’était une petite femme sans beauté, dont les cheveux d’un jaune terne encadraient un visage rondelet, piolé de taches de rousseur. Prétentieuse, dédaignant son mari, qu’elle considérait comme un imbécile, ronde et blanche, avec des os minces qui n’apparaissaient pas, elle avait dans la démarche, dans l’habitude générale du corps, des flexibilités et des ondulations de couleuvre ; sa voix, déshonorée par un accent bas-normand insupportable, était plus que caressante, et dans ses yeux, de couleur indécise et qui, selon les angles de lumière, semblaient verts, gris ou bleus, il y avait une sorte de supplication perpétuelle. Delaunay adorait cette femme, qui ne se souciait guère de lui, qui courait les aventures, et que rien n’assouvissait. Elle était la proie d’une des formes de la grande névrose qui ravage les anémiques. Atteinte de nymphomanie et de prodigalité maniaque, elle était bien peu responsable et, comme on ne la soignait que par les bons conseils, elle ne guérissait pas. Accablée de dettes, poursuivie par ses créanciers, battue par ses amans, pour lesquels elle volait son mari, elle fut prise d’un accès de désespoir et s’empoisonna. Elle laissait derrière elle une petite fille, que Delaunay résolut d’élever de son mieux ; mais le pauvre homme, ruiné, épuisant ses ressources sans parvenir à payer les dettes de sa femme, montré au doigt, dégoûté de la vie à son tour, fabriqua lui-même du cyanure de potassium et alla rejoindre celle dont la perte l’avait laissé inconsolable. — Ce fut ce drame intime, joué à quatre ou cinq personnages dans une obscure bourgade, que Bouilhet proposa à Flaubert, que celui-ci accepta avec empressement et qui est devenu Madame Bovary. Il est certain que jamais Flaubert n’aurait pensé à écrire ce roman si l’exécution de la Tentation de saint Antoine l’eût satisfait.

Je retournai à Paris, où Flaubert devait me rejoindre deux ou trois jours avant notre départ et où les occupations ne me manquaient pas. Je voulais que notre voyage fût entouré de toutes les facilités possibles, et j’avais demandé au gouvernement de nous confier une mission qui nous servirait de recommandation près des agens diplomatiques et commerciaux que la France entretient en Orient. Ai-je besoin de dire que cette mission devait être et a été absolument gratuite ? Elle ne nous fut pas refusée. Gustave Flaubert, — il m’est difficile de ne pas sourire, — fut chargé par le ministère de l’agriculture et du commerce de recueillir, dans les différens ports et aux divers points de réunion des caravanes, les renseignemens qu’il lui semblerait utile de communiquer aux chambres de commerce. Je fus mieux partagé ; j’obtins une mission du ministère de l’instruction publique, où je connaissais François Génin, qui alors était directeur de la division des sciences et des lettres. Ses travaux de philologie, sa traduction de la Chanson de Roland, lui ont valu de la réputation. C’était un homme d’un esprit redoutable, fort instruit, grand fouilleur de vieux livres, et qui excellait à démasquer les plagiaires. De Courchamps[4], l’auteur des Souvenirs de la marquise de Créqui, cet homme étrange qui s’habillait toujours en femme, en sut quelque chose lorsqu’il commença à publier le Val funeste en feuilleton. « C’est le vol funeste, » dit Génin, qui fit paraître la fin du roman, que De Courchamp avait copié dans je ne sais plus quel bouquin oublié. Un jour que j’étais au ministère, dans son cabinet, et que j’allais prendre congé, je vis entrer un de mes anciens proviseurs ; nous échangeâmes un regard de surprise, et un salut sans expansion. J’appris par Génin qu’il s’était enquis de moi et que, reconnaissant le garnement dont il n’avait jamais eu à se louer, il s’était écrié en levant les bras au ciel : « Et l’on a décoré cet élève-là ! »

Nous devions quitter Paris le 29 octobre, Flaubert avait conduit sa mère à Nogent-sur-Seine dans sa famille et était venu prendre logis chez moi le 26 ; je l’ignorais. Le soir, lorsque je rentrai, mon domestique m’avertit qu’il était arrivé. Je le cherchai d’abord vainement dans mon cabinet et je finis par l’apercevoir couché tout de son long, à plat, sur une peau d’ours noir qui était étendue devant la bibliothèque. Je crus qu’il dormait ; un soupir me détrompa. Jamais je ne vis une telle image de faiblesse et de prostration ; sa haute taille et sa force colossale la rendaient extraordinaire. à mes questions il ne répondait que par des gémissemens : « Jamais je ne reverrai ma mère, jamais je ne reverrai mon pays ; ce voyage est trop long, ce voyage est trop lointain, c’est tenter la destinée. Quelle folie ! Pourquoi partons-nous ? » J’étais consterné ; une telle révélation me remplissait de stupeur. Il me raconta qu’en quittant Croisset, il avait laissé son cabinet dans l’état habituel, comme s’il devait y rentrer le lendemain ; sur la table le livre ouvert à la page commencée, la robe de chambre jetée sur le fauteuil, les pantoufles près du lit. « Ça porte malheur, me dit-il, de prendre des précautions. » Puis, faisant allusion à la mort de ma grand’mère, il ajouta cette parole cruelle : « Tu es heureux, il ne reste personne derrière toi. » Je laissai passer la nuit sur cette défaillance, mais le lendemain, avant que Flaubert fût levé, j’allai dans sa chambre et) je lui dis : « Nul engagement ne te lie à moi, tu es absolument libre ; si ce voyage te semble au-dessus de tes forces, il faut y renoncer ; je partirai seul. » Le combat fut rapide : « Non, s’écria-t-il, je serais si ridicule que je n’oserais plus me regarder. » — L’arrivée de Bouilhet et de Louis de Cormenin, qui venaient nous tenir compagnie pendant les dernières journées, lui fut une diversion ; il secoua sa torpeur et se retrouva’ lui-même, ou du moins il en eut l’air et fit bonne contenance.

Du moment que Flaubert avait résolu de venir avec moi, j’avais dû modifier, non pas l’itinéraire de mon voyage, mais les conditions dans lesquelles ce voyage serait fait. Sa santé, d’une apparence si belle et en réalité si misérable, pouvait nous causer de graves embarras ; il fallait toujours veiller sur lui, et c’était là une tâche qu’il m’eût été malaisé d’accomplir tout seul. Je me décidai donc à emmener avec nous mon valet de chambre, Corse d’origine, ancien dragon, nommé Sassetti, homme dévoué sur lequel je pouvais compter dans des circonstances difficiles et qui, dans bien des cas, pouvait me remplacer près de Flaubert lorsque les hasards de la route ou du travail me forceraient à m’éloigner de lui pendant quelques instans. C’était un surcroît de dépense, mais c’était aussi un surcroît de sécurité, et je n’hésitai pas.

Le 28 octobre, nous fîmes le repas des adieux. Théophile Gautier, Louis de Cormenin, Bouilhet, Flaubert et moi, réunis au Palais-Royal, dans un cabinet du restaurant des Trois Frères provençaux, nous passâmes la soirée à deviser d’art, de littérature, d’antiquités. Flaubert, exalté, parlait de découvrir les sources du Nil ; Gautier m’engageait à me faire musulman, afin d’avoir le droit de porter des vêtemens de soie et d’aller baiser la pierre noire à la Mecque ; Louis de Cormenin avait le cœur gros de me voir partir, et Bouilhet mâchonnait silencieusement le bout de son cigare, après nous avoir recommandé de penser à lui toutes les fois que nous nous trouverions en présence d’un souvenir de Cléopâtre. En se séparant, on se donna une bonne accolade et on se dit au revoir. — « Le rapide » n’existait pas alors, et il y avait loin de Paris à Marseille. Le 29, nous prîmes la diligence, puis le bateau à vapeur de Châlon à Lyon, puis les bateaux du Rhône jusqu’à Valence, où le brouillard nous arrêta, puis une voiture de poste jusqu’à Avignon, et enfin le chemin de fer qui, le 1er novembre, après quatre jours de route et de transbordemens, nous déposa à Marseille. C’est de cette époque que j’ai pris l’habitude d’écrire chaque soir l’emploi de ma journée, habitude à laquelle je suis resté fidèle et qui assure à mes souvenirs une sincérité complète. Le 4 novembre, par un ciel brumeux et mauvais temps au large, nous montâmes à bord du Nil, grand paquebot de 250 chevaux, qui marchait en titubant comme un homme ivre et qui n’avançait guère. Je ne répondrais pas que Flaubert n’ait senti se réveiller ses regrets ; il resta longtemps debout devant le bastingage de bâbord, regardant les côtes de Provence, qui peu à peu disparaissaient sous les brumes de l’éloignement. Après onze jours de roulis, de tangage, de coups de vent, de mer démontée, la terre d’Égypte fut enfin signalée et, le samedi 15 novembre 1849, nous prenions pied à Alexandrie.


MAXIME DU CAMP.

  1. Souvenirs de l’année 1848, 1 vol. in-16 ; Hachette.
  2. Scrutin du 10 décembre 1848. Suffrages exprimés : 7,327,345. Napoléon Bonaparte, 5,434,226 ; Cavaignac, 1,448,107 ; Ledru-Rollin, 370,119 ; Raspail, 36,920 ; Lamartine, 17,910 ; Changarnier, 4,790. Voix perdues, 12,600.
  3. Seine, Côte-d’Or, Bouches-du-Rhône, Saône-et-Loire, Ille-et-Vilaine, Dordogne, Finistère, Gironde, Nord, Seine-Inférieure.
  4. Le véritable nom de l’auteur des Souvenirs de la marquise de Créqui, 7 vol. in-8o, 1834-1835, est Causen, se disant comte de Courchamps.