Aller au contenu

Souvenirs politiques, Vol 1/Chapitre quatrième

La bibliothèque libre.
Dussault & Proulx, Imprimeurs (1p. 141-185).


CHAPITRE QUATRIÈME

1881-82

M. Senécal, gérant du chemin de fer du Nord — Son administration — L’Électeur et la Caverne des 40 voleurs — Arrestation de M. C. A. E. Gagnon, gérant du journal — M. Laurier s’avoue l’auteur de cet article : il est arrêté à Montréal. Laurier à Montréal — Pas de verdict — La navigation d’hiver — Premières tentatives de coalition — Chapleau, Laurier, Mercier et David — Le projet manque grâce aux Castors — M. Mercier se fixe à Montréal — Banquet à M. Blake — Discours de M. Mercier — Démonstration à M. F. Langelier — L’Université Laval et les ultramontains — Mgr Laflèche lui déclare la guerre — Le Saint-Siège est favorable à l’Université — Attitude des journaux ultramontains — Vente du chemin de fer du Nord — Tempête dans le public — Scission parmi les conservateurs — Dénonciations par M. Tarte — M. Chapleau s’en va à Ottawa et M. Mousseau vient à Québec — « Le Pays, le Parti et le Grand Homme. »

Aussitôt maître du pouvoir M. Chapleau avait confié à M. Senécal l’administration du Chemin de Fer du Nord. Les prévisions des libéraux commençaient à se réaliser : c’était le premier pas vers la vente de cette propriété qui devait avoir lieu un peu plus tard. On commençait à accomplir les promesses qu’on avait faites à M. Senécal en retour des sacrifices qu’il s’était imposés et du dévouement dont il avait fait preuve pour assurer le triomphe de ses amis.

En mettant le chemin de fer entre les mains de cet homme, M. Chapleau s’assurait un puissant engin politique, un gros patronage et une influence considérable. En effet, ce chemin traversait toute la région si importante située entre Québec, Montréal et Ottawa. Contrats, tarif du fret, nominations des employés, tout était à la disposition de M. Senécal qui n’était pas homme à méconnaître la force de pareils moyens.

Comme le projet ultime de M. Senécal était d’acheter cette propriété, il n’avait pas d’intérêt à démontrer que c’était une entreprise payante. Aussi, multiplia-t-il les emplois et les dépenses pour donner du patronage à ses amis et pour démontrer en même temps que le gouvernement devait se débarrasser au plus vite d’un tel éléphant. Les libéraux ne furent pas dupes de cette tactique ; ils firent une guerre acharnée à M. Senécal. Dans la presse, dans la Chambre, sur la rue, partout enfin, on ne parlait plus que du duo Chapleau-Senécal. On les accusait de toutes sortes de crimes que bien souvent ils n’avaient point commis : le malheureux Senécal surtout était le moins ménagé dans les dénonciations de la presse libérale. Elle le traitait ouvertement de voleur, de pirate, etc., etc. J’ai connu dans le comté de Montmorency une vieille femme qui avait un chat qui dérobait tout : elle l’appelait pour cela « Sénécal ! »

Les politiciens libéraux ne manquaient pas de soulever contre Senécal le plus de préjugés possible : ils le disaient millionnaire, ils l’accusaient d’amasser des sommes folles avec l’exploitation du chemin de fer. Ceci me remet en mémoire une amusante anecdote. Je visitais un jour un de mes électeurs, un de ces finauds que l’on rencontre assez souvent dans nos campagnes. Après avoir causé de politique, il me questionna au sujet de Senécal.

— Est-ce bien vrai, me demanda-t-il, qu’il a volé autant qu’on le dit ?

— Certainement, lui répondis-je avec assurance, croyant produire une vive impression sur mon électeur.

— Alors, reprit-il, il doit être bien riche ?

— Oui, bien sûr, lui répliquai-je.

Il demeura songeur pendant quelques instants, puis, il ajouta :

— Est-ce un « canayen » ce Senécal-là ?

— Oui, sans doute, lui répondis-je.

— Ça me fait plaisir, dit-il : en voilà toujours un que nous n’aurons plus à engraisser.

Je restai tout ébahi et je vis que je n’avais pas obtenu beaucoup de succès auprès de cet individu.

Comme je viens de le mentionner, le thème de toutes les conversations, c’était Senécal. Un jour, l’Électeur publia un article admirablement écrit, d’une vigueur extraordinaire ; il produisit dans toute la province une immense sensation. Cet article avait pour titre La Caverne des 40 voleurs. Je vais en citer quelques extraits :

« Cette caverne de 40 voleurs que l’on croyait n’exister qu’au pays des légendes, existe réellement parmi nous. Elle n’est pas comme on pourrait le croire, au fond d’un bois, protégée par des rochers inaccessibles, défendue par des sentinelles armées. Les voleurs qui y cherchent refuge ne sont pas d’obscurs bandits, cachés le jour, rôdant la nuit. Bien au contraire, ils promènent leur effronterie au grand soleil ; ils se pavanent dans les rues, ils boivent au comptoir des restaurants : la fumée de leurs cigares se retrouve partout. Du reste, ces voleurs ne sont pas les premiers venus, et tout voleurs qu’ils sont, il leur a été confié une tâche glorieuse, celle de restaurer les finances de la province de Québec ! Cette caverne de voleurs c’est l’administration du chemin de fer du Nord, et le chef de la bande s’appelle de son vrai nom Louis-Adélard Senécal.

« Quand M. Chapleau entreprit de rétablir notre position financière, il déclara, et tout le monde fut d’accord avec lui, que c’était surtout sur les ressources du chemin de fer du Nord qu’il fallait compter. C’était principalement pour la construction du chemin de fer que la dette publique avait été contractée ; il était à la fois de bonne politique et de bonne administration de tirer de ce chemin tout ce qu’il était possible d’en obtenir. Il était important pour cela de mettre à la tête de l’administration du chemin un homme d’une haute capacité financière et d’une intégrité reconnue. L’homme choisi par M. Chapleau fut M. L.-A. Senécal.

… « L’administration du chemin de fer du Nord, c’est le vol érigé en système. Que personne ne se récrie ; le mot que nous employons n’implique ni violence de langage, ni irritation d’humeur. Nous ne faisons qu’appeler les choses par leur nom.

… « Nous nous attendons bien que notre langage sera relevé avec violence par les journaux serviles, nous sommes préparés pour ces attaques. M. Senécal et sa bande, entraînés par la fièvre de leurs spéculations véreuses, n’ont pas su, depuis quelque temps envelopper leurs opérations de ce mystère dont ils les entouraient d’abord… Ces faits ne sont pas encore connus de la masse des électeurs. C’est pour la masse des électeurs que nous écrivons ; car si les voleurs doivent être chassés du temple, si le pays peut encore être sauvé, il faut la volonté et l’action de tout le peuple. »

Ce réquisitoire si courageux, si fier, tomba dans le public comme un coup de foudre. L’opinion en fut profondément émue ; il n’était plus possible de le laisser passer sous silence. Les mieux disposés en faveur de M. Senécal admettaient dans l’intimité qu’il était de son devoir de faire punir ses accusateurs ou bien d’abandonner l’administration du chemin de fer. Entre ces deux alternatives, il n’y avait plus à hésiter : il décida d’instituer des procédures contre le journal qui avait publié cet article sensationnel. On était à la veille des élections générales et M. Chapleau comprit tout le mal que lui ferait cet écrit si l’auteur ratait impuni. M. Senécal qui était en réalité le maître de la province et qui n’était pas homme à s’effrayer des difficultés qu’il pouvait rencontrer sur sa route, décida d’avoir raison de ses accusateurs. C’était un aléa redoutable auquel il allait faire face : il ne s’en effraya point. Il fit instituer à Montréal des procédures criminelles contre M. C.-A.-E. Gagnon, — plus tard ministre dans le gouvernement Mercier — qui était alors le gérant de l’Électeur. Il fut mis en état d’arrestation le 27 mai 1881 en vertu d’un mandat émané à Montréal, afin de le forcer à subir son procès dans cette dernière ville qui était alors loin d’être aussi libérale qu’elle le devint dans la suite. MM. C. A. P. Pelletier et F. Langelier les chefs reconnus du parti libéral à Québec se portèrent cautions de M. Gagnon, ce qui donna au procès un caractère tout-à-fait retentissant. Il devenait évident qu’on en faisait une affaire de parti. M. Honoré Mercier se chargea de la défense pour accentuer encore davantage, la signification de cet événement. À part les procédures criminelles une poursuite en dommage au montant de $100.000 fut instituée contre le journal. On savait bien que M. Gagnon n’était pas l’auteur de l’article incriminé, il en ignorait probablement le nom ; mais on espérait l’effrayer, puis l’engager à faire connaître le coupable. On s’était trompé d’adresse : M. Gagnon n’était pas un homme que l’on pouvait facilement terroriser.

M. Laurier était l’auteur de cet article qui avait fait tant de bruit ; il était trop chevaleresque pour en laisser peser la responsabilité sur d’autres que sur lui-même. Il déclara à l’enquête préliminaire qu’il connaissait l’auteur, mais il refusa de le faire connaître. Il agissait ainsi par tactique, afin d’engager la poursuite à faire ce procès à Québec où l’offense avait été commise, où le libelle avait été publié. Il avait offert privément à l’avocat de M. Sénécal d’accepter la paternité de l’écrit si l’on voulait le poursuivre à Québec. On repoussa cette proposition par défiance de notre population qui passait pour être trop libérale : on manquait de confiance en elle ; on craignait qu’elle montrât de la partialité pour M. Laurier qui était une idole pour elle. Il n’en était pas de même à Montréal où le parti conservateur était à peu près maître de la situation. On remua ciel et terre pour découvrir la plume qui avait écrit cet éloquent libelle ; on eut même recours pour y parvenir, à des moyens peu honorables. M. Ernest Pacaud était alors directeur de l’Électeur, on le savait l’ami intime de M. Laurier. Profitant du temps des vacances, alors que sa maison était fermée, des gens sans scrupules y pénétrèrent et dérobèrent ses lettres dans l’espoir d’y découvrir le nom du coupable, car on savait que l’article n’était pas de la rédaction ordinaire. Les voleurs de lettres en furent quittes pour leurs frais, ils ne trouvèrent absolument rien. Ayant échoué dans sa tentative de faire fixer le procès à Québec, M. Laurier déclara bravement qu’il était bien celui que l’on recherchait comme l’auteur du fameux article. Cette déclaration causa une nouvelle sensation dans le public et donna un caractère beaucoup plus grave à l’article de l’Électeur.

Un mandat fut émané à Montréal contre M. Laurier. C’était le commencement d’une bataille judiciaire dont M. Senécal et ses amis ne soupçonnaient pas les conséquences. Il est probable que s’ils eussent pu prévoir l’éclat que cette affaire aurait, l’insuccès qui les attendait, ils ne se seraient pas engagés dans un pareil procès.

MM. Geo. Irvine, C.-A. Geoffrion et Honoré Mercier, trois étoiles de notre barreau, se chargèrent de la défense de M. Laurier.

Les procédures de M. Senécal n’intimidèrent guère M. Laurier. Il produisit un plaidoyer qui déconcerta ses adversaires. Dans ce plaidoyer il accusait carrément M. Sénécal d’une foule de malversations : d’accusé qu’il était il se porta accusateur. Il offrait entr’autres choses de prouver que M. Sénécal avait autrefois volé $50.00 à la compagnie de navigation de Trois-Rivières ; $40.000 à la compagnie des moulins de Pierreville ; $17.000 à M. Adolphe Roy ; $500 à la municipalité de Grantham.

On s’imagine facilement l’effet produit dans le public par un pareil réquisitoire. On s’éprit d’une admiration sans borne pour M. Laurier qui n’avait pas craint de s’attaquer à Senécal lequel, à cette époque, était considéré comme à peu près tout puissant.

Ce fut feu le juge Monk qui eut la mission délicate de présider le tribunal chargé d’instruire un procès aussi épineux.

Malgré leurs fanfaronades, les amis de Senécal ne voyaient pas sans une certaine appréhension l’ouverture des hostilités. L’avocat du gouvernement qui était à la dévotion des « Senécaleux » essaya de faire ajourner le procès à un autre terme. Ces procédures criminelles avaient été instituées en vue des élections provinciales qui devaient avoir lieu à l’automne. Le substitut du procureur-général n’avait pas fait assigner un nouveau tableau de jurés afin de faire remettre la cause : cette petite manœuvre n’eut point de succès. La cour ordonna d’abord l’assignation d’un nouveau tableau, puis, elle annulla ensuite cette ordonnance, et, elle donna ordre aux jurés alors présents de ne pas s’éloigner avant que cette cause ne fut instruite. Bon gré, mal gré, il fallut procéder. MM. F. X. Archambault, neveu de M. Senécal et M. Carter agissaient pour la poursuite.

Comme il semblait à la mode de taper sur ce malheureux Senécal, le Chronicle de Québec, crut devoir la suivre en publiant un violent article contre lui. Dans cet écrit, il mettait les ministres en demeure de jeter Senécal pardessus bord s’ils ne voulaient pas sombrer avec lui. Aussitôt un mandat fut émané à Montréal contre M. Foote le propriétaire de cette feuille. Il ne montra pas la bravoure de M. Laurier. Il s’empressa de faire de basses excuses qui le couvrirent de ridicule. Ceci se passait le 21 novembre. Quelque temps après une troupe de ministrels donnait une soirée à l’ancienne Salle de Musique sur la rue St-Louis. M. Foote occupait l’une des premières banquettes. Ces faux nègres faisaient toutes sortes de farces, se donnant la réplique au grand amusement de l’auditoire. Tout à coup l’un d’entre eux posa à son copain la question suivante : How many Foot it takes to make an apology ? Only one, répondit l’autre. Cette réponse provoqua un immense éclat de rire dans toute la salle. M. Foote rouge jusqu’aux oreilles, sortit de celle-ci au milieu des huées et des sifflets.

Tout l’intérêt était maintenant concentré sur le procès de M. Laurier qui dura plusieurs jours. Le public en suivait les péripéties avec une attention très marquée. Après de nombreuses passes d’armes, les jurés rendirent leur verdict le 12 novembre à dix hrs. du soir. Neuf d’entre eux était favorables à l’aquittement et les trois autres voulaient condamner l’accusé. C’était une victoire pour M. Laurier et ses amis et un cruel échec pour le parti des sénécaleux comme on les appelait alors.

Ce verdict donna un courage extraordinaire aux libéraux qui étaient en pleine campagne électorale. Mais, l’argent triompha de l’enthousiasme, la victoire échappa au parti libéral qui fut défait le 2 décembre.

Nous verrons plus tard la lutte formidable qui s’engagea lorsque le gouvernement Chapleau décida de vendre le chemin de fer du Nord.

On agitait déjà en 1881 la question de la navigation d’hiver dans le fleuve St-Laurent. Le Canadien du 12 mars en parlant d’une assemblée qui avait eu lieu à ce sujet disait :

« Il est certain que si nous pouvions faire de Québec un port d’hiver, la Puissance entière en retirerait d’immenses avantages. Le St-Laurent deviendrait le grand véhicule du commerce d’exportation de l’ouest.

« Le projet est-il réalisable ? C’est ce qu’il s’agit de résoudre. Jusqu’à l’endroit appelé « la traverse », nous sommes enclin à croire que la navigation est possible dans presque tous les mois de l’année. Le témoignage d’hommes comme le Père Armand, qui a vécu trente années dans le golfe, comme le Père Lacasse, comme M. David-H. Price qui ont pendant des années et des années sillonné en tous sens le fleuve en goëlette, pendant l’hiver, nous parait d’une force suffisante pour faire croire à la possibilité du projet.

« En tous cas, une chose semble admise, même des plus incrédules ; c’est que l’on pourrait au moins réduire à deux ou trois mois le temps pendant lequel les navires n’atteindraient pas notre port.

« Maintenant, M. Sewell fait une proposition dont nous acceptons la base, mais que nous croyons irréalisable en son entier. Il demande un subside d’un million de piastres comme bonus et de $250,000 par année pendant dix ans.

« Moyennant ces conditions il fournira une flotte de trois vaisseaux dont le premier commencera le service l’an prochain. Il ne touchera d’argent que lorsqu’il aura été établi une ligne qui rendra, régulièrement chaque semaine, les malles à Québec. S’il n’arrive pas à ce résultat, il n’aura droit à aucun subside. »

Le Canadien suggérait de faire d’abord un essai en faisant naviguer un vaisseau pendant un temps fixé.

C’est, je crois, ce M. Sewell, de Lévis, qui eut le premier l’idée de la navigation d’hiver. Il avait quelque temps auparavant émis l’opinion qu’un bateau à vapeur pouvait facilement pendant cette saison, faire le service de la traverse entre Québec et Lévis. On se moqua de lui, et, cependant son idée s’est depuis longtemps réalisée.

M. Louis Fréchette était à cette époque député de Lévis à la Chambre des Communes : il le convertit à son opinion et l’enrôla dans son bataillon qui n’était pas considérable. M. Fréchette s’empressa de saisir de cette question le gouvernement fédéral. À son instigation, un comité de la Chambre fut formé pour étudier ce sujet d’une si haute importance. Des pilotes, des navigateurs d’expérience furent entendus et ils déclarèrent que cette navigation était possible.

Voici, du reste le rapport du comité spécial nommé par la Chambre des Communes en 1876 :

« Dans le but de recueillir des informations authentiques et sûres, relativement à la possibilité de la navigation du fleuve St-Laurent pendant la saison d’hiver, votre comité a assigné un certain nombre de témoins qu’il a cru, à cause de leur expérience et de leurs connaissances pratiques, les plus capables de lui fournir ces informations.

« Les témoins qui ont donné leur témoignage vice voce sont : Edmond W. Sewell, de Lévis ; constructeur de navires ; Cyrille Fortier de la cité de Québec, capitaine au long cours ; Marmaduke Graburn, d’Ottawa, capitaine au long cours ; J. W. Carmichael, M. P. de Pictou, constructeur de navires ; Michel Lecours, de Lévis, capitaine de bateau à vapeur ; l’hon. M. Savage de Gaspé, conseiller législatif ; Michel Guénard, de Lévis, pilote ; Charles Brown, de Québec, pilote ; Thomas Connell, de Québec, pilote ; François Degrozeilles, de Québec, capitaine au long cours ; Honoré Sherrer, de St-Joseph de Lévis, capitaine au long cours ; Col. F. C. Farijana, de New-Carlisle, hydrographe.

« Votre comité a aussi pris communication de la déclaration suivante qui est appuyée de quarante-trois signatures. « Nous soussignés, pilotes commissionnés pour le fleuve St-Laurent, certifions par les présentes que les amas de glaces flottantes sur le fleuve St-Laurent n’offrieraient pas beaucoup de résistance, à des steamers à hélice puissants. L’absence de brume et de vagues durant les mois d’hiver, est un avantage précieux pour la navigation d’hiver. Le tout considéré, nous sommes d’opinion que la navigation d’hiver sur le fleuve et dans le golfe St-Laurent est non seulement une chose possible mais praticable. »

« Les témoignages recueillis par votre comité sont tels qu’après avoir examiné la question avec la plus scrupuleuse attention, il en est venu unanimement à la conclusion que les faits suivants avancés en faveur de la navigation d’hiver sont corrects et que l’on peut s’y fier, savoir : 1.o Les amas de glaces flottantes dans le golfe et sur le fleuve St-Laurent sont formés principalement de glace dont la force de résistance ne saurait être considérée comme offrant un obstacle sérieux à la navigation d’hiver ; 2.o Les amas de glaces flottantes ne couvrent jamais le fleuve d’une rive à l’autre. 3.o les amas de glaces flottantes se tiennent pour la plus grande partie de la saison, du côté sud du fleuve à cause des vents qui viennent ordinairement plus ou moins du nord ; 4.o Vu cette position des dits amas de glaces, des steamers naviguant sur le St-Laurent, en montant ou en descendant ne rencontreraient jamais, ou du moins rarement, assez de glaces pour les empêcher de marcher ; 5.o Partout où il y a des glaces, la surface de l’eau est parfaitement unie, ce qui est un grand avantage pour les steamers à hélice particulièrement ; 6.o Il y a rarement de la brume durant les mois d’hiver, et souvent il n’y en a pas du tout ; 7.o Les tempêtes de neige sont si peu nombreuses qu’on ne doit pas y attacher une grande importance, et un navire, durant ces tempêtes, n’est pas dans une position aussi critique que celui qui se trouverait enveloppé par la brume, le premier ayant sous le vent, entre lui et le rivage, les amas de glace pour le protéger, tandis que le dernier n’a aucune protection. Tous ces faits, dans l’opinion de votre comité, sont des réponses péremptoires aux principales objections alléguées par ceux qui n’ont aucune foi dans le projet, et leur admission par presque tous les témoins entendus complète la preuve que la navigation d’hiver est possible. Les dépositions des témoins les plus importants qui ont été entendus comme sus-dit sont si positives et si concluantes que votre comité ne peut faire autrement que de recommander instamment le mode projeté de navigation à la plus sérieuse attention du gouvernement. Quant aux avantages commerciaux qui devront nécessairement décider du succès de l’entreprise, il est presqu’impossible de les mettre en doute. Il est vrai que dans l’état de choses actuel, quand le mode de navigation en question a été considéré jusqu’ici, comme très dangereux, sinon entièrement impossible, on ne peut guère s’attendre à ce que les propriétaires des navires risquent leurs propriétés, ni à ce que les compagnies d’assurances assurent les navires et effets passant par le fleuve, en hiver. Mais, dès que la possibilité de la navigation en question sera parfaitement démontrée, votre comité ne voit pas pourquoi cette navigation ne serait pas suivie d’aussi bons résultats que dans la saison d’été. Il ne peut y avoir deux opinions sur ce point, en conséquence, votre comité a donné toute son attention au côté physique c’est-à-dire à la possibilité pratique d’ouvrir le golfe et le fleuve St-Laurent au trafic durant la saison d’hiver. Est-ce qu’une ligne de steamers, d’une construction convenable, pourrait naviguer sur ces eaux toute l’année avec sûreté et sans interruption ? Tel est le point principal dont votre comité s’est principalement enquis ; et le résultat de l’investigation a été tel que votre comité a été convaincu que le projet est parfaitement réalisable, et qu’on devrait immédiatement en faire l’essai. C’est pourquoi votre comité prend la liberté de suggérer que des mesures soient prises à l’effet de parvenir à une démonstration pratique de cette importante théorie, dès que la position financière du pays pourra le permettre.

L. H. Fréchette,
Président.
Chambre des Communes,
xxxxx5 avril, 1876.

Sur ces témoignages et sur le rapport de ce comité, le gouvernement fit construire le Northern Light sous la direction de M. Sewell. Ce vaisseau n’a pas obtenu le succès qu’on en avait espéré ; tout de même l’idée était jetée dans le public et elle a fait un chemin considérable dans ces derniers temps. L’hon. M. Préfontaine avait entrepris de mener cette entreprise à bonne fin ; il avait fait construire le Montcalm, un puissant steamer, pour briser la glace vis-à-vis du Cap-Rouge et empêcher celle-ci de s’accumuler à cet endroit. C’était le moyen de permettre à la navigation entre Québec et Montréal d’être ouverte beaucoup plus à bonne heure. Tous ceux qui sont intéressés dans le commerce maritime ont applaudi à cet effort intelligent et hardi. Ce bateau a pu sans difficulté se rendre à la fin de l’hiver à Anticosti et sur la Côte Nord. Les premiers pas, toujours les plus difficiles, sont faits : le problème de cette navigation qui paraissait impossible, sera réalisé avant longtemps.

M. Chapleau avait des tendances libérales qui le rendaient suspect à une partie des conservateurs. Il fut constamment en lutte avec l’élément Castor qui lui avait voué une haine à mort. Cette lutte qu’on lui faisait lui suggéra l’idée de s’allier aux libéraux afin de se fortifier. À diverses reprises, notamment à St-Lin où il avait « tendu la branche d’olivier » à M. Laurier, il avait fait des avances aux libéraux, ce qui avait exaspéré les Castors. En 1881 des négociations sérieuses furent entamées : M. Chapleau était prêt à donner trois portefeuilles aux libéraux. Un bon nombre de ceux-ci auraient été disposés à accepter cette coalition ; les autres n’en voulaient point. M. Joly, surtout, y était formellement opposé. Il menaçait de se retirer de la politique si ce projet se réalisait. La Patrie dirigée par M. Beaugrand s’opposa vigoureusement à cette alliance.

Dans une assemblée tenue dans le comté de Mégantic, dans le mois de septembre 1881, M. Laurier aurait dit :

« Ce serait déshonorer le nom de gouvernement que d’appeler de ce nom ceux qui nous gouvernent ; le nom qu’ils méritent c’est celui de la rapine et du pillage organisés. »

Cependant M. L.-O. David, l’ami de cœur de M. Laurier déclara sans être contredit que M. Laurier était prêt à accepter la coalition. M. David y était lui même favorable. D’après lui il était admis des deux côtés qu’aucun des deux partis était capable, seul, de faire les réformes nécessaires pour tirer la province de Québec des embarras où elle se trouvait. Son opinion avait d’autant plus de poids que tout le monde reconnaissait son désintéressement et son patriotisme. On admettait, disait-il qu’il fallait abolir le conseil législatif sinon subitement, au moins graduellement, simplifier de beaucoup les rouages de l’administration, afin de réduire les dépenses, prendre les moyens d’éviter la taxe directe en obtenant de l’aide du gouvernement fédéral, en créant de nouvelles sources de revenus et en vendant au besoin le chemin de fer du Nord.

Il y avait beaucoup de bon dans ce programme s’il avait pu se réaliser, mais la chose ne fut pas possible. Une raison formidable a tout arrêté ; les libéraux voulaient que M. Chapleau s’effaçât comme premier ministre en faveur d’un conservateur plus acceptable. M. Chapleau aurait peut-être accepté cette condition si on avait pu mettre la main sur ce conservateur, surtout, si ses amis ne s’étaient fortement opposés à cet effacement.

M. Mercier avait fait en Chambre une motion par laquelle il demandait la formation d’un comité composé de onze membres, chargé d’étudier pendant la vacance la position de la province. On avait cru voir dans cette proposition un acheminement vers la coalition. Dans un discours qu’il prononça à St-Hyacinthe il s’empressa de dissiper cette impression. L’Union, un journal libéral de cet endroit, avait dit :

« Il profita de ces explications pour protester contre l’affirmation que sa motion était une tentative de rapprochement avec le parti conservateur. Il ne s’est pas permis de dire ce qui a eu lieu, mais il peut dire que s’il eut voulu se rapprocher c’était bien facile, car on a cherché à raccourcir le chemin, mais il tient trop à sa réputation et à son honneur pour jamais consentir à entrer dans un ministère composé d’hommes comme il y en a dans le cabinet actuel. Il croit que le parti libéral seul peut sauver le pays, que ses principes sont les vrais principes, et il est trop fier de marcher dans ses rangs pour consentir à une alliance rien moins qu’honorable, avec des hommes d’une conduite qu’il n’aime pas à imiter. Les électeurs de St-Hyacinthe lui ont confié un drapeau, il le leur rendra sans souillure du moins, s’il ne peut lui donner plus d’éclat. »

Quelle a été vraiment l’attitude de M. Mercier à l’endroit de la coalition ? Je crois qu’il aurait été disposé à l’accepter si le sentiment de son parti eut été unanime ou encore, si l’on avait consenti à éliminer du ministère certains hommes qui lui répugnaient.

L’avenir du parti libéral à ce moment-là était loin d’être brillant : les libéraux qui ne perdirent jamais courage, même au plus mauvaises époques de son histoire, espéraient toujours que l’avenir finirait par leur apparaître plus souriant, que la victoire se déciderait un jour à se ranger sous leur étendard. Les chefs criaient de temps en temps un sursum corda qui faisait renaître les feux de l’espérance. À la fin de mars M. Mercier prononça devant le Club de Réforme, à Montréal, un de ces discours dont il possédait le secret et qui relevaient les courages. Dans un superbe mouvement d’éloquence il déclara que la prochaine session de la législature serait ardente et que l’opposition « clouerait son drapeau au grand mât. » Il avait de ces gestes qui électrisaient ses partisans. Il annonça que la prochaine bataille se ferait sur l’administration du chemin de fer provincial. Ces deux hommes — Mercier et Chapleau, — qui avaient été sur le point de s’entendre allaient maintenant se trouver en face l’un de l’autre.

De son côté, M. Chapleau avait sincèrement désiré la coalition : je tiens la chose de la bouche de l’un de ses amis intimes, d’un homme qui fut son confident. Il m’a déclaré que Chapleau lui avait dit que tout était réglé, qu’il donnait trois portefeuilles aux libéraux, qu’ils étaient entendus sur un programme acceptable pour tous, mais que le projet avait été tué par les Castors, par deux de ses collègues, MM. L.-O. Loranger et Louis Beaubien. Ainsi finit cette tentative d’alliance qui aurait peut-être groupé ensemble tous les Canadiens-français et leur aurait assuré une influence prépondérante.

M. Mercier était allé se fixer à Montréal en 1881 ; il y avait formé une société légale avec M. Cléophas Beausoleil, l’une des têtes les mieux organisées du parti libéral. De suite ce bureau devint le centre de ce parti, son point de ralliement dans ce district ; c’est là que l’on se réunissait, c’est là que se faisait l’organisation. L’arrivée de M. Mercier à Montréal donna aux libéraux de cette région un nouvel entrain, une plus grande activité. Ils reconnurent de suite dans cet homme les qualités qui font les grands chefs politiques. La carrière si brillante qu’il a fournie dans la suite, a bien justifié leurs prévisions.

Dans cette même année les libéraux organisèrent un grand banquet en l’honneur de l’hon. M. Blake : il eut lieu le 19 avril. M. Mercier fut l’âme dirigeante de cette démonstration. Dès ce temps-là on le désignait comme le futur chef du parti à Québec, comme le successeur de M. Joly qui voulait se retirer. Il s’imaginait, avec la délicatesse dont il a toujours fait preuve dans toutes ses actions, que le fait qu’il était protestant nuisait à l’avancement du parti libéral dans une province où les catholiques étaient en grande majorité. C’était une erreur, car les Canadiens-Français reposaient en lui la plus grande confiance à cause de sa libéralité et de son absence complète de préjugés.

M. Mercier fut l’un des orateurs au banquet Blake. Il en profita pour faire des déclarations bien propres à rassurer le clergé sur les tendances du parti libéral.

« C’est, dit-il, l’occasion de faire d’une manière solennelle une déclaration qui devra faire taire nos adversaires s’ils sont honnêtes, et en même temps rassurer nos amis que certains événements qui se passent actuellement en Europe, pourraient rendre inquiets. Qu’on le sache donc une fois pour toutes : nous répudions toutes les doctrines impies, révolutionnaires ou socialistes qui bouleversent le vieux monde. Nous sommes pour les libertés et nous condamnons tous ceux qui les foulent aux pieds et cherchent à les écraser par des persécutions religieuses ou politiques.

« Nos ennemis ont cherché de tout temps à nous compromettre, ils nous ont prêté des principes que nous ne professons pas et nous ont reproché des idées que nous n’avons jamais émises. »

Cette déclaration si positive de M. Mercier produisit un excellent effet ; elle commença à dissiper les préjugés nombreux que l’on avait amoncelés sur la tête des libéraux. C’était le commencement de l’œuvre d’apaisement et de conciliation qu’il devait accomplir plus tard. Profondément patriote, désireux de mettre un terme aux divisions religieuses qui nous avaient séparés pendant si longtemps, M. Mercier avait cru avec raison que le moyen d’arriver à son but, c’était de rassurer le clergé au point de vue politique et religieux. Il voulait réunir toutes les forces vives de notre province afin de conquérir pour celle-ci l’influence et la place qu’elle avait le droit d’occuper dans la Confédération. C’est à partir de ce moment que le clergé commença à s’apercevoir que les hommes qui dirigeaient le parti libéral valaient bien ceux qui conduisaient la barque conservatrice. Ce fut le commencement de la réhabilitation d’un parti ostracisé depuis tant d’années.

Dès ce moment, M. Mercier s’affirma comme une personnalité avec laquelle il fallait compter dans le monde politique. Son nom était dans toutes les bouches comme le futur chef de son parti à Québec. Le Canadien du 19 avril écrivait à ce sujet :

« Il est à coup sûr l’homme le plus fort et le plus éloquent que les libéraux possèdent dans le district de Montréal.

« M. Laurier, M. Mercier, M. Langelier : voilà les trois personnalités les plus en vue, les trois hommes les plus entourés de sympathies dans les rangs de nos adversaires. Tous trois, ils ont une incontestable valeur.

« Pour le moment, le fardeau de la lutte retombe sur MM. Mercier et Langelier. »

À la suite des élections générales où M. F. Langelier avait été défait dans le comté de Portneuf, les libéraux de Québec lui firent une touchante démonstration pour lui exprimer combien ils regrettaient sa défaite. Après cette démonstration, le Canadien du 10 décembre disait :

« Au point de vue des idées de son parti M. Langelier mérite les éloges qui lui ont été faits, la démonstration à laquelle son nom a donné naissance. Il n’est pas un plus franc libéral que lui. Et c’est justement pour cela que nous l’avons toujours combattu, ce qui ne nous empêche pas de rendre hommage à son caractère d’homme public. S’il a des principes détestables, il n’est pas à vendre. »

L’Université Laval était toujours restée neutre dans la lutte qu’une partie du clergé avait faite au parti libéral. Cette neutralité ne manquait pas de servir aux libéraux qui l’invoquaient comme une preuve qu’après tout, ils n’étaient pas si grands coupables puisque M. F. Langelier, un de leurs chefs y avait toujours conservé sa chaire de droit malgré les nombreuses tentatives faites pour l’en faire expulser. Plusieurs prêtres distingués de cette institution voyaient avec chagrin l’immixtion du clergé dans la politique. Cette sage attitude attira sur l’Université Laval la haine des ultramontains. Ils lui déclarèrent une guerre à mort lorsqu’elle voulut établir sa succursale à Montréal. Le chef de cette opposition était Mgr Laflèche lui-même. Il se rendit à Rome accompagné de MM. les abbés Dumesnil et Villeneuve : ils furent très mal reçus, car le Pape a toujours tenu en estime la belle œuvre qu’accomplit notre Université. Ces trois délégués furent invités par les autorités romaines à retourner de suite dans leur pays, chose qu’ils ne s’empressèrent point de faire.

Le Star de Montréal avait publié des rumeurs peu flatteuses à propos des trois délégués. Le Courrier du Canada du 17 janvier disait à ce sujet :

« L’Électeur » publie complaisamment les stupides rumeurs inventées dans les bureaux du Star, au sujet de Mgr Laflèche et de MM. les abbés Dumesnil et Villeneuve.

« Nous protestons de toutes nos forces contre ces racontars qui sont de nature à rabaisser le caractère épiscopal et à laisser les catholiques sous l’impression que le Souverain Pontife est plus autocrate que le czar de toutes les Russies. »

Ces prétendus racontars étaient bien vrais. En effet, quelques jours après Mgr Taschereau recevait du Cardinal Siméoni une lettre, en date du 31 décembre 1881 qui se lisait comme suit :

Illustrissime et Révérendissime Seigneur :

« Le Saint-Père a appris avec déplaisir que certains catholiques de votre province cherchent à fomenter encore des dissensions, soit par rapport à l’ingérence indue dans les élections politiques, soit par rapport à la succursale de l’Université Laval établie à Montréal. Pour lever donc tout doute quelconque à ce sujet et pour mettre une fin une fois pour toutes aux dissensions susdites, dans l’audience du 22 courant, il a de nouveau ordonné d’écrire à Votre Seigneurie que c’est sa volonté expresse que l’on observe rigoureusement les deux décrets donnés par Sa Sainteté sur les sus-dites questions en septembre dernier. Que du reste, les individus qui se disent défenseurs de Montréal et qui restent encore à Rome, le font contre la volonté du Saint-Père, et abusent ainsi des circonstances politiques actuelles.

« Après avoir fait connaître ces choses, je m’offre à vous de tout mon cœur.

« Rome, de la Propagande, 31 décembre 1881.

« De Votre Seigneurie le très dévoué serviteur.

Jean Cardinal Siméoni,
Préfet.
J. Massotti,
Secrétaire.

C’était un formidable coup de massue pour les ennemis de l’Université Laval. Les journaux ultramontains entrèrent dans une grande colère. Le Monde rédigé par M. Houde, un écrivain d’un rare talent, publia un article dans lequel il injuriait l’archevêque Taschereau et les congrégations romaines qui s’en laissaient imposer par « des personnages occupant un rang hiérarchique supérieur à celui de leurs opposants. »

Le Canadien désapprouva l’attitude du Monde.

De son côté, Le Journal des Trois-Rivières disait :

… « Il est hors de doute que cette lettre du Cardinal Siméoni a produit en Canada une impression généralement pénible…

« Beaucoup de personnes ne voient pas sur quoi peuvent être fondées les assertions de son Éminence qui humilient et affligent infiniment le clergé et les bons catholiques, et qui prennent tout le monde par surprise, en arrivant coup sur coup, si ce n’est peut-être quelques libéraux. Car il ne s’est passé au pays aucun fait public d’une notoriété grave ou générale qui leur paraisse justifier cette intervention extraordinaire du Cardinal. »

Voilà comment ce parti ultramontain qui désignait les libéraux comme des sacripants respectait la volonté du Saint-Père !

Mgr Taschereau voulant arrêter ces diatribes de la presse ultramontaine publia le 12 février un mandement sur le « respect dû aux décisions du Saint-Père ». Il prenait ouvertement la défense de l’Université Laval « dont les milliers d’élèves qu’elle a formés portent avec honneur le drapeau de leur Alma Mater.

… « Des âmes ardentes dans les luttes politiques, disait-il, ont reproché à l’Université Laval de ne pas vouloir se jeter dans la mêlée pour défendre leur parti. Cette abstention elle-même a été faussement interprétée comme un indice de ce qu’on appelle tendances libérales. On aurait voulu sans doute que l’Université s’arrogeât le droit de juger et de condamner un parti politique que l’épiscopat canadien tout entier, de l’Atlantique au Pacifique n’a pas encore voulu condamner. »

Quelques jours auparavant le même Mgr. Taschereau avait adressé à son clergé un mandement dans lequel il déclarait formellement qu’aucun parti politique en Amérique n’était condamné. Ce fût un désappointement cruel pour tous ceux qui avaient exploité la religion au détriment du parti libéral.

L’Université Laval avait triomphé de ses adversaires. La voix de Rome mit fin à la croisade qui’avait été entreprise contre elle. Cette institution a depuis continué son œuvre dans la paix et les fêtes jubilaires de 1902 lui ont prouvé avec éloquence l’admiration que l’on entretenait pour elle comme l’estime dont le public entourait les prêtres distingués qui la dirigent avec tant de sagesse. Qu’elle poursuive donc son travail, qu’elle continue à former ces hommes qui par leur science et leur caractère, seront l’ornement et la force de notre race !

On ne soupçonne pas aujourd’hui les exagérations auxquelles se portaient certains journaux. En les lisant, on aurait pu croire que nous vivions au milieu d’une population absolument irréligieuse et que les bases de la société étaient menacées de tous les côtés. Comme échantillon de cette prose, je ne citerai qu’un article de La Vérité qui suffira à prouver jusqu’à tel degré on poussait l’exagération :

« Certaines personnes qui devraient pourtant savoir mieux, ont bien ri, paraît-il, d’un de nos articles où nous parlions des quatre courants d’opinion qui se manifestent dans notre pays : le gallicanisme, le catholicisme libéral, l’indifférentisme et le radicalisme. Pour ces quelques personnes, cela est une pure chimère. C’est bien, brave amis, riez pendant que vous en avez le loisir. Mais dans vingt-cinq ans d’ici, lorsque l’éducation sera sécularisée, lorsque nos écoles, nos collèges et notre université catholique seront laïcisés, vous ne rirez pas si fort. Nous disons dans vingt-cinq ans : mais si nous ne réagissons pas rigoureusement contre les quatre courants que vous ne voulez pas voir, cela viendra bien plus vite encore. »

Les vingt-cinq ans sont maintenant écoulés et la sinistre prédiction ne s’est pas encore réalisée ! Ces quatre courants qui devaient causer des dégâts si considérables n’ont existé que dans l’esprit craintif de l’écrivain de La Vérité… L’Université Laval n’a pas été laïcisée ; elle est encore dirigée par des prêtres dont le désintéressement est admirable ; toutes les églises catholiques sont encore debout bien que les libéraux, ces hommes que l’on représentait comme si dangereux, occupent le pouvoir depuis dix ans ! La paix religieuse la plus complète règne dans le pays, les dissensions qui nous séparaient sans raison ont disparu, la prospérité se manifeste de toutes parts et le peuple vît heureux sous la protection des lois.

On n’avait jamais douté que le plan caressé par M. Chapleau et ses amis fut de vendre le chemin de fer du Nord. Il avait été exploité de façon à démontrer au gros public qu’il valait mieux s’en débarrasser. En 1881, les dépenses avait excédé les recettes de $27,283.00. Il était bien compris que M. Sénécal en serait l’acquéreur et qu’il y avait au fond de cette transaction une vaste spéculation qui devait rapporter de gros profits à ceux qui formaient partie du cercle intime de l’acheteur, l’Électeur comme toute la presse libérale firent une vigoureuse opposition au projet. Enfin, la situation commença à se dessiner clairement : le gouvernement, sans avoir consulté les Chambres décida de vendre notre propriété nationale qui nous avait coûté treize millions de dollars. M. Senécal offrit huit millions de piastres ou un loyer de $415.000 par an. Sir Hugh Allan fit une proposition plus avantageuse : il fit une offre de huit millions et demi de piastres ou un loyer de $450.000. Comment rejeter cette offre beaucoup plus avantageuse que la première ? M. Chapleau prétendit qu’il ne fallait pas vendre le chemin à Sir Hugh Allan qui voulait l’acheter pour le bénéfice de la compagnie du Grand Tronc ; il n’offre pas, ajoutait-il, les mêmes garanties qu’un syndicat. Sir Hugh ne mit pas de temps à faire disparaître cette prétendue objection : il forma immédiatement un syndicat composé de Sir Narcisse Belleau, de l’ex-maire Rivard de Montréal, de MM. Jacques Grenier, Michel Laurent, S. St-Onge, C. S. Rodier, L. M. Massue, G. A. Drolet, J. B. Renaud, J. G. Ross, Thos. McGreevy, et de Sir Hugh Allan lui même.

Ces noms étaient tous de premier ordre et offraient les meilleures garanties : ils ne trouvèrent pas grâce auprès de M. Chapleau qui était lié à M. Senécal.

La Concorde, journal publié à Trois-Rivières avait très bien résumé la situation dans les termes suivants :

« Il n’y a pas la même objection à l’égard de Sir Hugh Allan et de MM. James Ross et McGreevey. Sir Hugh veut avoir le chemin de fer Q. M. O. et O. pour en faire le complément de sa ligne de steamers. Pour lutter contre les grandes lignes américaines, il faut des steamers jaugeant cinq ou six mille tonneaux. Or il est impossible à de pareils steamers de remonter avec toute leur cargaison jusqu’à Montréal, et Sir Hugh voudrait avoir le chemin de fer du Nord pour les décharger à Québec et expédier ensuite par ce chemin de fer les parties de la cargaison destinées aux villes situées plus à l’ouest. Comme on le voit cela est tout à l’avantage du commerce canadien et surtout du port de Québec. Nos amis de Québec auraient le même avantage si la ligne était louée à Sir Hugh Allan. »

On le voit clairement aujourd’hui, la vente du chemin à M. Senécal a retardé de près de vingt ans le développement de notre port. Si Sir Hugh avait mis la main sur notre chemin de fer, il aurait fait il y a bien longtemps déjà ce que la compagnie du Pacifique a commencé à faire. Pauvre vieille ville de Québec, comme tu as été criminellement négligée dans le passé ! On ne s’est pas souvenu que tu avais été le berceau de notre race ; l’intérêt purement matériel a égaré le jugement d’hommes qui n’étaient pourtant pas dépourvus de patriotisme.

La section Est fut vendue au syndicat Senécal et la section Ouest à la compagnie du Pacifique Canadien. Le marché fut définitivement conclu cinq jours seulement avant l’ouverture des Chambres, afin de lier la députation. C’était un audacieux défi porté aux députés que l’on avait pas eu la décence de consulter sur un acte administratif d’une aussi grave importance. Le gouvernement les avait mis dans l’alternative ou de le renverser ou d’accepter la vente.

L’opposition avait prévu ce truc, car l’année précédente, en face de ce qui se préparait, elle avait proposé une motion pour défendre au gouvernement de faire aucun arrangement permanent ou temporaire, final ou provisoire, soit pour la vente, soit pour la location du chemin sans avoir au préalable, obtenu l’approbation des Chambres. Pour justifier cette motion, les libéraux disaient que M. Chapleau, si on le laissait libre, ferait comme Sir John Macdonald au sujet du Pacifique, qu’il viendrait simplement demander la ratification par les Chambres d’un marché complètement arrêté avec M. Senécal. Leur prédiction se réalisa au pied de la lettre.

En principe l’opposition n’était pas opposée à la vente ; elle était d’avis qu’il était impossible d’administrer un chemin de fer d’une manière aussi économique lorsqu’il était une propriété publique. Mais elle s’objectait à ce qu’on le vendit à un prix aussi inférieur à sa valeur. Le chemin n’était en exploitation que depuis deux ans, son matériel était insuffisant, ses embranchements étaient encore incomplets et cependant le trafic augmentait de jour en jour. L’année précédente M. Chapleau lui-même avait annonce en Chambre qu’à la fin de l’année qui allait suivre le revenu brut serait d’un million et il avait souvent répété la même assertion.

Le chemin entier fut vendu pour la somme de $7,600.000, comprenant le million dû par la cité de Québec et diverses propriétés qui en réduisaient le prix réel à $5,950,000.

Cette transaction souleva une véritable tempête dans le public. L’hon Dr Ross ministre dans le gouvernement Chapleau sortit avec éclat du cabinet. Son organe, le Journal des Trois-Rivières donna pour raison de sa retraite, que l’on avait démembré le chemin de fer pour le vendre et le louer par tronçons pour le bénéfice de particuliers, contrairement aux intérêts de la province et surtout des districts de Québec et de Trois-Rivières.

Une phalange importante du parti conservateur s’allia aux libéraux pour combattre ce marché. Des assemblées de protestations furent tenues à Québec et à Montréal ; des hommes importants des deux partis politiques prirent part à ces manifestations. La première de ces assemblées eut lieu à St-Roch de Québec : elle était présidée par M. Philippe Vallières, un conservateur bien reconnu. Parmi les personnes présentes, on remarquait l’hon. M. Joly, M. J.-I. Tarte, G.-W. Stephens, James McShane, J.-A. Charlebois, H.-Cyrias Pelletier, V.-W. LaRue, Arthur Turcotte, Désiré Guay, Jos. Vermette, etc., etc. Ces citoyens, conservateurs et libéraux, adoptèrent des résolutions qui censuraient le gouvernement. C’est à cette assemblée que M. Joly prononça ces nobles paroles que voici :

« J’ai toujours été opposé à une coalition tant qu’elle ne pouvait avoir pour objet que de me maintenir au pouvoir ou de m’y ramener ; mais aujourd’hui, en face du danger qui menace la province, moi et mes amis sommes prêts à donner notre concours à toute combinaison d’honnêtes gens qui pourra sauver le pays. Nous ne lui demandons rien pour le prix de ce concours, nous ne lui demandons aucune condition. Ou plutôt oui, nous lui imposerons une condition importante : c’est de donner à la province un gouvernement honnête qui la sauve des spéculateurs qui veulent la dévorer et qui offre des garanties d’administration honnête des affaires. »

À cette même assemblée M. Tarte fit la déclaration suivante :

« Je sais qu’il n’y a pas moins de vingt députés qui ne siégeraient pas à la Chambre s’ils n’avaient pas eu pour se faire élire de l’argent de ceux qui veulent aujourd’hui vendre le chemin.

« Je porte cette accusation et je puis la soutenir. Je défie le gouvernement actuel de m’en prouver la fausseté. Je l’attends s’il n’a pas peur, qu’il ouvre une enquête. Je prouverai que le premier ministre lui-même a donné de l’argent pour faire présenter des députés. »

Cette agitation, ces déclarations si sérieuses impressionnèrent vivement l’opinion publique.

Deux autres assemblées furent tenues à Québec, l’une à la Halle Montcalm, le 19 mars, où l’on voyait côte à côte des adversaires d’hier comme MM. Joly, J.-I. Tarte, I.-N. Belleau, Thos. Chapais, Ferd. Hamel, T.-C. Casgrain, H.-Cyr. Pelletier et J.-A. Charlebois. On lut à cette assemblée un protêt contre la vente signé par Sir Narcisse Belleau, l’hon. M. DeBoucherville, l’hon. Docteur Ross et M. Alexandre LeMoine. Le 26 mars, c’était le tour de Québec-Ouest à faire entendre sa condamnation.

Cette campagne était dirigée du côté conservateur par MM. DeBoucherville et Ross, deux chefs reconnus dans leur parti ; dans la presse ils avaient l’appui du Canadien et du Journal des Trois-Rivières. M. Tarte dénonça cette transaction dans son journal dans un article qui mérite d’être cité :

… « Quand la moisson dorée par le soleil propice s’en va mûrissante, à l’automne, l’on voit les oiseaux voltiger, en bandes affamées, voraces, audessus des épis. Pendant un temps, entre eux ils se querellent, chacun voulant pour son nid emporter la plus belle tige. Les gros mangent les petits là comme ailleurs, mais après s’être bien battus, tous ensemble ils s’abattent sur le champ, et mangée par les gros, mangée par les petits, la moisson s’envole, si la main qui a semé ne se lève pour protéger le fruit de son labeur.

« La moisson c’est le chemin de fer du Nord, les oiseaux dévorants ce sont les spéculateurs qui, fatigués de se battre, s’élancent sur notre voie provinciale, la main qui a semé, c’est le peuple de la province de Québec ! Et cette main est assez puissante pour sauver la moisson, seul espoir de la famille, de la grande famille canadienne, dont les membres déjà ont versé tant de sueurs pour préparer la récolte.

« Dans les hôtels, dans les coulisses du parlement, dans le parlement lui-même, dans les rues, partout, on coudoie les agents des spéculateurs. Les membres de la Législature sont gardés à vue, suivis, espionnés par des policiers.

« Il y a tout grand ouvert un comptoir pour le commerce des consciences. »

La vente du chemin de fer du Nord fut effectuée malgré tous les efforts de ceux qui la combattaient. Cet acte politique, en divisant le parti conservateur a préparé la défaite qu’il devait rencontrer quelques années plus tard. Tout en ayant gagné son point la position de M. Chapleau était devenue intenable à Québec : il fallait le faire disparaître au plus vite pour empêcher un désastre pour les conservateurs. Dans le mois de juillet suivant, après les élections fédérales, M. Chapleau prit dans le cabinet fédéral la place de M. Mousseau et ce dernier devint premier ministre à Québec. Ce changement fut mal accueilli dans la presse.

M. Mousseau n’était l’égal de M. Chapleau ni par le talent ni par l’éloquence. C’était un homme instruit, parlant avec facilité, mais il n’était pas orateur, pas même debater de premier ordre. Il était journaliste et avocat. Il fit ses premières armes dans le Colonisateur, en compagnie de MM. L.-O. David, Chapleau, Montpetit, L.-U. Fontaine et Ludger Labelle. C’est dans l’Opinion Publique où il a le plus écrit. M. Mousseau était plutôt un écrivain de revue périodique qu’un polémiste au jour le jour. Dans l’affaire Letellier il avait tenu tête à Sir John : c’est dans cette circonstance qu’il s’est affirmé et qu’il a conquis la place qu’il devait plus tard occuper dans le cabinet fédéral. C’est à la suite de tous ces événements que parut un violent pamphlet dirigé contre M. Chapleau et son entourage ; ce pamphlet avait pour titre « Le Pays, le Parti et le Grand Homme. » Ce livre était une diatribe des plus acerbes à l’adresse de M. Chapleau d’abord et de ses amis ensuite. On lui reprochait amèrement d’avoir voulu faire une alliance avec les libéraux et d’avoir en 1879, donné des portefeuilles à des libéraux comme MM. Flynn et Paquet, au préjudice de M. Angers qui avait été éliminé.

L’auteur, ou plutôt les auteurs du pamphlet se résumaient dans les termes suivants :

Nous, pour aujourd’hui, n’avons voulu que faire ressortir combien a été funeste au pays son (M. Chapleau) action politique des dix dernières années.

« Nous avons été sévères : il s’agissait de signaler, pendant qu’il en était temps encore, un mal qui bientôt sera sans remède.

« Étant donné l’état déplorable dans lequel nous a plongé M. Chapleau, il ne nous restait qu’une chose à faire pour en sortir : Écrire de ses actes politiques, un article impitoyable…

« Eh bien ! C’est fait !

M. Chapleau est un des hommes des mieux doués sous le rapport de l’intelligence. Malheureusement, son entourage, les entrainement du siècle, des succès trop prompts et surtout trop faciles, la louange excessive, l’exagération outrée que l’on a faite de ses exploits politiques ; tout cela a exercé sur lui une influence des plus pernicieuses.

Trop tôt, hélas ! l’égoisme avec ses funestes inspirations a pris chez lui la place du dévouement.

Qu’a-t-il été, en effet, pour le parti conservateur, depuis qu’il en a assumé la direction ?

Un général qui introduit les chefs ennemis dans la citadelle, livre ses places fortes à l’ennemi, ou les démolit !

Mitraille ses plus vaillants soldats, bannit de l’armée ses compagnons d’armes les plus dévoués, mine l’autorité des vieux généraux !

Troque son drapeau contre la première guénille venue, fusille ses meilleurs officiers ou les dégrade, recrute son état major parmi les chefs ennemis !

Brocante, avec des agioteurs, les biens de la nation, leur livre la caisse publique, leur vend même pour de l’or la dernière ration du soldat.

Et tout cela ! au nom de la discipline !

Faut-il pour être conservateur, sanctionner ce que nous croyons être une politique malhonnête ?

Faut-il approuver l’escamotage du chemin de fer du Nord, l’obtention des chartes publiques par corruption, l’entrée de transfuges politiques dans les gouvernements conservateurs, l’ostracisme de nos plus valeureux chefs, le bannissement en masse des plus fidèles amis du parti, les spéculations honteuses sur la caisse publique, le gouvernement du pays par une misérable clique ?

Eh bien ! Si être conservateur signifie tout cela ; si nous en sommes arrivés à ce point de ne plus pouvoir honnêtement et honorablement appartenir au parti conservateur, nous le déclarons bien franchement, nous n’en sommes plus…

Que le parti conservateur dégage donc sa responsabilités des actes indignes que nous déplorons. Qu’il cesse de se laisser représenter par la clique dans le gouvernement du pays.

Pour cela, il faut que le Grand Homme reprenne vis-à-vis le parti l’attitude qui lui convient.

Il faut qu’il cède le pas au pays… même au parti !  »

On a dans le temps attribué la paternité de ce pamphlet au sénateur Trudel et à l’abbé Villeneuve, l’auteur de la Comédie Infernale.

La désagrégation du parti conservateur a commencé avec la vente du chemin de fer du Nord et elle fut complétée par l’exécution de Louis Riel. Cet événement politique dont M. Mercier s’empara en vrai patriote donna le coup de grâce au parti qui depuis tant d’années avait été invincible dans la province de Québec.