Souvenirs sur Guy de Maupassant/10

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CHAPITRE X

JANVIER-FÉVRIER 1888


Le Zingara mué en Bel-Ami. — Navigation hasardeuse. — À Porquerolles. — Apparition mystérieuse. — L’exil d’une Cassandre du second Empire. — Étranges confidences sur la société des Tuileries. — Curieuse prévision des catastrophes de l’année terrible. — En route pour Cannes sur le Bel-Ami. — L’accueil significatif de Tahya.

À l’hôtel de Noailles, nous sommes vraiment bien. Il est vrai qu’il y a des années que mon maître y descend. C’est toujours le même personnel qui le sert, la même chambre qu’il a l’habitude d’occuper et qui donne sur le coin avec vue sur la Cannebière.

Chose singulière, toutes les fois que nous sommes à cet hôtel, nous y voyons toujours un monseigneur. Mon maître m’en fait la remarque : « Chaque fois que je passe ici, il y a du passepoil violet sur le tapis. » Un sourire bon enfant accompagnait ces paroles.

La première pensée de mon maître fut pour le bateau qu’il avait remarqué à son passage ici en octobre 1887 et dont l’acquisition l’avait tenté. Les matelots le visitent avec lui ; Raymond, avec une hache, défonça une partie du parquet ; il descendit à la cale, tapa de nouveau dans la membrane de ce yacht, qui rendit un son plaintif, comme si on lui faisait mal. Bernard avait aussi dévalé dans ce creux ; ils remontèrent ensemble. Monsieur demanda quelques renseignements au gardien, après quoi, nous retournâmes en ville, en longeant le quai de la Fraternité, où les restaurants populaires, les marchands de soupe et de bouillabaisse se touchent. L’étiquette ne ment pas, c’est ici la fraternité en action, tout ce monde grouillant se tutoie, l’ensemble paraîtrait peut-être original, surprenant, si l’on ne se savait à Marseille.

Chemin faisant, les matelots déclarèrent à mon maître que le bateau était absolument sain et construit avec le meilleur bois qui existe, le chêne blanc d’Écosse.


Le 18 janvier, à 6 heures du matin, nous étions, mon maître, Bernard, Raymond et moi dans le vieux port de Marseille, à bord du Zingara, qui, à partir de ce jour, prit le nom de Bel-Ami. Le temps est douteux, il y a un peu de remous. « Cela indique de la houle au large », dit Bernard ; on décida quand même de prendre la mer…

Vers 7 heures, un petit remorqueur conduit le Bel-Ami en une demi-heure en face du Château d’If. L’amarre fut lâchée ; nous étions réduits à nos propres moyens pour marcher. La grande voile fut hissée, puis un foc et la voile d’artimon. Ce fut tout, nous ne pouvions plus nous occuper ni de la voile de flèche ni du grand foc. Une très forte houle secouait notre pauvre petit navire, sans vent déterminé.

Bernard disait : « Je préférerais une tempête à ce semblant de brise, sur une mer semblable. » Et il envoyait une imprécation, mais le golfe du Lion n’entendait pas Bernard, il continuait à nous envoyer de grosses montagnes d’eau, qui parfois se contrariaient et claquaient dur en se brisant sur les flancs et sur le pont du Bel-Ami.

Mon maître tenait la barre et ne paraissait pas du tout ému. Je ne saurais affirmer qu’il en fût de même pour moi, car, malgré la très grande occupation que nous avions pour faire marcher le bateau, il me semblait que je subissais un certain froid, probablement occasionné par l’impression de cette mauvaise mer. Monsieur s’en aperçut : « François, dit-il, prenez donc un verre de champagne. »

On reconnut qu’il était inutile de chercher à franchir ces énormes vagues, on prit le parti de louvoyer entre la côte et les îles Jarre et Rion.

Nous venions de doubler l’île Mairé. Après une heure de ballotage, nous avions enfin un peu de calme, quand un brouillard très épais nous surprit ; nous étions dans une obscurité complète, nous naviguions à peine, car nous ne savions plus où nous allions, l’avant du bateau, fendait une mousse blanche très compacte. Vers 10 heures et demie, le brouillard se dissipa, nous pouvions enfin apercevoir la voûte du ciel. Le courant nous portait vers la côte, près de laquelle il y avait beaucoup de danger. Faute d’éléments, le Bel-Ami ne gouvernait qu’à peine. Bernard pestait, Raymond jetait des « foutres » à tous les dieux des mers. Mon maître tenait toujours la barre avec son même calme… Raymond descendit dans le canot et nous prit à sa remorque, tirant ferme sur ses avirons. Il fallait éviter la côte.

Mon maître pria alors Bernard de prendre la barre, disant qu’il descendait se reposer sur le divan. Mais il demandait qu’on le prévînt lorsqu’on approcherait de Cassis ; il voulait reprendre la barre pour la manœuvre d’entrée dans ce petit port. Nous y sommes arrivés à une heure, nous fîmes notre premier déjeuner à bord du Bel-Ami ; ce fut, je crois, le meilleur que nous y ayons jamais fait. Notre promenade nous avait ouvert démesurément l’appétit.

Dans l’après-midi, mon maître alla faire une promenade qui lui fit vite oublier les petits ennuis de la matinée. Il rentra avec son bon air de gaîté, en disant : « Quel temps superbe, les champs d’immortelles inondés de soleil, sont éblouissants ! »

Le lendemain, au petit jour, le Bel-Ami, après avoir franchi l’étroit chenal de Cassis, lançait résolument son avant dans la mer, le cap vers le large. Il avait assez belle allure, le temps s’annonçait bien, nous avions une bonne brise fraîche qui nous réconfortait. Le temps ne se démentit pas, cette journée fut belle à plaisir, pour notre navigation.

Aussi, à 2 heures, le Bel-Ami était-il mouillé dans le port de la petite baie de Porquerolles. M. de Maupassant en veston, coiffé de son chapeau gris et armé de sa canne à pic, partit aussitôt pour explorer ce coin de terre perdu. Raymond et moi, nous nous mîmes à la recherche d’eau douce. Sur notre chemin, j’aperçus dans un potager des choux-fleurs magnifiques, je demandai à la ménagère de vouloir bien m’en céder deux, ce qu’elle fit de bonne grâce, et tout heureux, comme si nous avions fait une trouvaille inespérée, nous regagnâmes le bord.

En rentrant le soir, mon maître s’informa de notre promenade et demanda si nous avions trouvé de l’eau douce. « Oui, répondit Raymond, et mieux encore ; François a trouvé de superbes choux-fleurs, du lait et de la crème. »

Je descendis au salon. Monsieur me dit : « Il paraît que vous avez trouvé des provisions ? — Oui, Monsieur. — Eh bien, moi aussi, j’ai trouvé un excellent sujet de chronique. Il n’y a qu’à moi que ces choses surprenantes arrivent ! Je suis parti d’ici tantôt avec l’intention de visiter cette île. Bien loin de m’attendre à ce que j’ai vu et appris, j’avais déjà beaucoup marché, j’étais sur le point de tourner sur ma droite pour revenir, tant les sentiers sont difficiles et peu frayés sur le versant sud. Je me dis : « Je voudrais bien tout de même voir le rivage là-bas, à l’extrémité de cet endroit sauvage. » Je continuai donc ma course par un sentier étroit bordé d’arbustes encombrants.

« Quelle ne fut pas ma surprise, quand je vis venir à moi une dame, dans ce coin inhabité presque inabordable ! Je continuai à avancer, elle aussi ; elle était plutôt grande, sa toilette rappelait l’époque 1830, elle se rapprochait toujours. Je me demandais si je ne rêvais pas. Lorsqu’elle fut près de moi, je me rangeai dans les broussailles pour la laisser passer, puis je la saluai. Aussitôt elle me dit : Oh ! Monsieur, je comprends votre surprise de trouver ici dans un endroit si isolé une femme seule ! De mon côté, je puis vous dire que depuis les si longues années que j’habite ici, vous êtes le second parisien que je vois. Ne me dites pas que vous n’êtes pas de Paris ! car je le vois, je le sens, tout en vous me le dit, quoique la mode ait changé depuis le temps où j’habitais ce délicieux Paris. »

« Elle avait dit tout cela sans que je prononce un mot ; elle ajouta que je lui ferais grand plaisir si je voulais lui dire mon nom, ce que je fis. « Voulez-vous, dit-elle, monsieur, venir par ici ? Nous trouverons une route plus large, qui conduit vers la mer. » Nous marchions maintenant côte à côte ; elle reprit la parole : « Je suis très heureuse de cette rencontre et de savoir qui vous êtes ; vous voudrez bien m’excuser de ne pas me nommer. Du reste, mon nom ne vous dirait rien. Ce qui peut vous intéresser, c’est le motif pour lequel je suis ici depuis tant d’années, seule, absolument seule, avec ma bonne, au milieu de cette végétation sauvage, en face de cette immensité bleue — elle me montrait la mer — mais je l’aime bien tout de même ; les seules distractions que j’ai me viennent d’elle, son va-et-vient, les bateaux qui passent. Je n’ai qu’elle et la voûte céleste pour confidents, je ne me lasse jamais d’admirer les innombrables étoiles qui se reflètent dans cette glace immense et incomparablement belle. Pour moi, rien que pour moi. Dans cette possession je me complais à retrouver un peu de mon ancienne vanité. L’hiver, par exemple, lorsqu’il fait grosse mer, on entend ici des bruits étranges ; mais j’y suis faite et heureusement pour moi j’ignore la peur.

« Mais tout cela ne vous donne pas la raison de ma présence ici. Eh bien, monsieur, voici :

« Quand Napoléon III régnait sur notre chère France, j’étais une grande dame de Paris ; mes relations et celles de ma famille me permirent de voir de loin les calamités publiques qui menaçaient mon cher pays. Je me mis en campagne, essayant d’ouvrir les yeux au gouvernement ; on ne voulut pas m’écouter ; je criais alors plus fort et j’écrivis… On m’arrêta… Malgré tout, je ne pus me taire ; je fus condamnée à la relégation.

« Voilà, Monsieur, mon histoire. Mais Napoléon, homme d’esprit quoi qu’on en ait pu dire, n’avait qu’un défaut, c’était d’être malade, il avait toujours un caillou qui poussait l’autre. » Ce disant, de son pied, elle faisait rouler des petites pierres qui couvraient le chemin en cet endroit. « Napoléon, continua-t-elle, connaissant mon amour pour ma patrie, m’accorda de rester ici en terre française, à une condition, c’est que je ne quitterais jamais ces lieux et ne révélerais jamais à personne mon nom, pas plus que ma situation. J’ai juré, je dois tenir mon serment. »

« Nous avons ensuite parlé de cette époque du second Empire. Les noms qui lui revenaient fréquemment étaient Ricord, médecin de l’empereur, Feuillet l’écrivain. Elle connaissait beaucoup M. Thiers et Jules Simon. Quand je la quittai, je la saluai avec beaucoup de déférence, elle m’avança sa main en me disant : « Permettez-moi de « serrer la main du bon écrivain qu’est M. de Maupassant. » Et très bas : « Si j’osais, je vous demanderais si votre Bel Ami continue toujours son grand succès… »

« Elle peut avoir cinquante-cinq ans, elle a dû être bien jolie, sa figure a gardé beaucoup de caractère. »

Le 21, à 9 heures du matin nous faisons la manœuvre pour sortir du port de Porquerolles. Nous avons beaucoup de mal, la brise n’est pas assez forte, les voiles de Bel-Ami ne sont pas assez grandes et sont, de plus, en mauvais état. Enfin le tout réuni faisait que le bateau n’obéissait pas, il n’abattait pas, comme disaient les matelots, et il était bien près de toucher aux roches qui bordent cette baie.

Bernard me mit alors une gaffe dans les mains avec les instructions pour m’en servir. Je poussais bien de toutes mes forces avec cette lourde perche, mais cela ne changeait pas grand’chose à la position du bateau, enfin un semblant de vent de terre arriva à notre secours ; alors tout seul, le Bel-Ami se mit en route. Mon maître tenait la barre, bien entendu, mais ne disait mot. Bernard avait toute la responsabilité de la manœuvre dans les moments difficiles.

La sortie effectuée, on navigua vers le large. Arrivés à cinq milles en mer, nous avions, autant que le vent nous le permettait et tout en tirant des bordées, fait route vers Cannes, où nous devions nous rendre, sans toucher aucun autre port.

Nous dépassons le cap Benât, les îles de Port-Cros et du Levant ; Bernard nous cite à vue d’œil les noms de toutes ces baies, ports, îles et caps ; il paraît connaître admirablement la côte. Monsieur vérifie sur sa carte, c’est très exact. Flatté de cette approbation, Bernard se met à nous nommer tous les caps que nous allons passer : cap Nègre, baie de Cavalaire, cap Lardier, tour de Camaret, Saint-Tropez. Derrière les monts des Maures, il nous fait aussi remarquer sur la côte un rocher qui a la forme d’un bec d’aigle énorme. « Celui-là, dit-il, est un excellent point de repère pour les marins… »

La journée et la nuit ne furent pas trop mauvaises, nous avions même parcouru pas mal de chemin ; la seconde journée nous servit un vent idéal pour la marche du Bel-Ami ; la seconde nuit, vers une heure et demie du matin, on brûlait Saint-Raphaël et, trois quarts d’heure plus tard, nous apercevions au loin et très bas le petit feu de la jolie baie d’Agay…

Raymond dit alors : « Vers 4 heures et demie, monsieur de Maupassant, nous serons à Cannes. » À peine dix minutes après, Bernard dit à son tour. « Mauvais signe, monsieur de Maupassant, le vent nous quitte et une houle semble nous arriver du golfe de Gênes. » Bernard alla alors sur l’avant du bateau, se baissant, se relevant, plaçant les mains au-dessus de ses yeux ; puis, au bout d’un moment, il déclara que la mer était très dure au large. Du reste, nous commencions à nous en apercevoir, le Bel-Ami dansait déjà de belle façon.

En présence de ce contretemps, on décida de rentrer dans la baie d’Agay. La manœuvre fut donc dirigée de ce côté. Nous étions, je crois, à peine à un mille de l’entrée de cette baie — je ne pourrais le dire au juste, car nous avions fort à faire, puis la lumière, pendant la nuit, trompe même les yeux les plus exercés, — toujours est-il qu’à ce moment les matelots pas plus que mon maître ne se sentaient sûrs de réussir à entrer dans la rade…

Raymond fut très crâne en ce moment. « Dans ce cas, dit-il, — ou plutôt il le cria : — Cap à la mer. » La manœuvre fut aussitôt faite, et un petit vent du golfe servit très bien le Bel-Ami pour reprendre un peu le large, là où le vent se mourait.

Mais la houle grossissait de plus en plus, elle formait de hautes montagnes d’eau, puis creusait des puits dans lesquels le bateau descendait, c’était à croire qu’il ne remonterait pas. Mais Bernard disait : « Pas mauvais, ce bateau ; il ne se laisse pas surprendre, il gravit la lame comme un lion le rocher (sic). »

Vers 10 heures, notre situation s’aggrava encore, nous passâmes un bien mauvais moment ; nous ne savions plus où donner de la tête ; quantité de cordes et de filin avaient cédé, il n’y avait plus que la grande voile sur le bateau ; les balancements, avec ces ressacs terribles, avaient fait sauter les pataras. On réparait autant qu’on pouvait, mais on n’avait pas fini d’un côté que d’un autre tout cédait. Toutes les cordes de la grande voile étaient attachées tant après le bastingage qu’au pied de la mâture. En ce moment, je pensai à Tahya. Elle était partie, elle, pour Cannes, bien tranquille dans un compartiment chauffé.

Nous prîmes plusieurs fois du champagne, nous en avions besoin ; mon maître buvait du thé. Tout en tenant la barre ; il ne paraissait pas démonté du tout. Au plus fort de nos ennuis, il nous disait quelques mots réconfortants, puis il ajoutait : « Voyez-vous, à la mer, il faut toujours s’attendre à beaucoup d’imprévu. »

À 3 heures après midi, un mieux se manifesta, la houle s’allongea en cessant ses mouvements saccadés ; notre déplacement depuis 2 heures du matin était à peu près de deux milles, enfin doucement, vers 4 heures, un petit vent au large s’établit, nous n’avions plus alors assez de bras pour hisser les voiles. On mit tout dessus jusqu’au dernier morceau de toile… À 7 heures, le Bel-Ami était sur son ancre dans le port de Cannes ; il avait à ses côtés la Ville-de-Marseille, qui fut souvent dans la suite sa voisine de port.


Ce soir même, nous nous sommes rendus à l’appartement que Mme de Maupassant avait fait installer sommairement pour son fils et pour elle à la villa Continentale. Tahya nous attendait sur la porte comme si elle se doutait de notre arrivée ; elle fit beaucoup d’amitiés à son maître, en sautant autour de lui. Mais Monsieur alla droit à sa mère qui était dans le vestibule et lui donna deux baisers bruyants, en lui demandant : « Comment vas-tu ? » Madame lui répond : « Pas trop mal pour le moment, mais toi, mon cher enfant ? »

Mais Tahya n’était pas contente, elle continuait à vouloir obliger mon maître à s’occuper d’elle, ouvrait sa gueule très grande et laissait entendre des gémissements singuliers qui lui venaient du fond de la gorge. Il y avait de tout dans ses plaintes, de la prière et de la colère ; par moment, on aurait dit un instrument de musique inconnu, le langage de quelque peuple sauvage de ce désert, où était née cette tendre Tahya. Je me disais : « Peut-être bien qu’elle parle à Monsieur l’idiome qu’elle a entendu dans son enfance, au delà des mers de sable. » Il s’en occupa enfin ; il n’était que temps, car je ne sais si elle ne serait pas devenue agressive…

Toute la nuit, dans mon lit, je continuai à subir le roulis, ayant absolument la même sensation que si j’étais encore sur le pont du yacht.


Dès le lendemain, mon maître prit rendez-vous avec le constructeur d’Antibes, et il fut décidé qu’on radouberait en cuivre le Bel-Ami, qu’on le lesterait fortement et qu’une voilure neuve serait immédiatement commandée en Angleterre, à la maison Livton, la première du monde, paraît-il. Cette voilure devait être plus grande et surtout forte en focs, plus développée.