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Lettres de deux amants habitants d’une petite ville au pied des Alpes / recueillies et publ. par Jean-Jacques Rousseau ; [texte établi par René Pomeau]
Lettres de deux amants habitants d’une petite ville au pied des Alpes / recueillies et publ. par Jean-Jacques Rousseau ; [texte établi par René Pomeau]

Version du 18 juillet 2006 à 11:59


Julie ou La Nouvelle Héloïse
1761

Lettres de deux amants habitants d’une petite ville au pied des Alpes / recueillies et publ. par Jean-Jacques Rousseau ; [texte établi par René Pomeau]


Préface

Il faut des spectacles dans les grandes villes, et des romans aux peuples corrompus. J’ai vu les moeurs de mon temps, et j’ai publié ces lettres. Que n’ai-je vécu dans un siècle où je dusse les jeter au feu !

Quoique je ne porte ici que le titre d’éditeur, j’ai travaillé moi-même à ce livre, et je ne m’en cache pas. Ai-je fait le tout, et la correspondance entière est-elle une fiction ? Gens du monde, que vous importe ? C’est sûrement une fiction pour vous.

Tout honnête homme doit avouer les livres qu’il publie. Je me nomme donc à la tête de ce recueil, non pour me l’approprier, mais pour en répondre. S’il y a du mal, qu’on me l’impute ; s’il y a du bien, je n’entends point m’en faire honneur. Si le livre est mauvais, j’en suis plus obligé de le reconnaître : je ne veux pas passer pour meilleur que je ne suis.

Quant à la vérité des faits, je déclare qu’ayant été plusieurs fois dans le pays des deux amants, je n’y ai jamais ouï parler du baron d’Etange, ni de sa fille, ni de M. d’Orbe, ni de milord Edouard Bomston, ni de M. de Wolmar. J’avertis encore que la topographie est grossièrement altérée en plusieurs endroits, soit pour mieux donner le change au lecteur, soit qu’en effet l’auteur n’en sût pas davantage. Voilà tout ce que je puis dire. Que chacun pense comme il lui plaira.

Ce livre n’est point fait pour circuler dans le monde, et convient à très peu de lecteurs. Le style rebutera les gens de goût ; la matière alarmera les gens sévères ; tous les sentiments seront hors de la nature pour ceux qui ne croient pas à la vertu. Il doit déplaire aux dévots, aux libertins, aux philosophes ; il doit choquer les femmes galantes, et scandaliser les honnêtes femmes. A qui plaira-t-il donc ? Peut-être à moi seul ; mais à coup sûr il ne plaira médiocrement à personne.

Quiconque veut se résoudre à lire ces lettres doit s’armer de patience sur les fautes de langue, sur le style emphatique et plat, sur les pensées communes rendues en termes ampoulés ; il doit se dire d’avance que ceux qui les écrivent ne sont pas des Français, des beaux-esprits, des académiciens, des philosophes ; mais des provinciaux, des étrangers, des solitaires, de jeunes gens, presque des enfants, qui, dans leurs imaginations romanesques, prennent pour de la philosophie les honnêtes délires de leur cerveau.

Pourquoi craindrais-je de dire ce que je pense ? Ce recueil avec son gothique ton convient mieux aux femmes que les livres de philosophie. Il peut même être utile à celles qui, dans une vie déréglée, ont conservé quelque amour pour l’honnêteté. Quant aux filles, c’est autre chose. Jamais fille chaste n’a lu de romans, et j’ai mis à celui-ci un titre assez décidé pour qu’en l’ouvrant on sût à quoi s’en tenir. Celle qui, malgré ce titre, en osera lire une seule page est une fille perdue ; mais qu’elle n’impute point sa perte à ce livre, le mal était fait d’avance. Puisqu’elle a commencé, qu’elle achève de lire : elle n’a plus rien à risquer.

Qu’un homme austère, en parcourant ce recueil, se rebute aux premières parties, jette le livre avec colère, et s’indigne contre l’éditeur, je ne me plaindrai point son injustice ; à sa place, j’en aurais pu faire autant. Que si, après l’avoir lu tout entier, quelqu’un m’osait blâmer de l’avoir publié, qu’il le dise, s’il veut, à toute la terre ; mais qu’il ne vienne pas me le dire ; je sens que je ne pourrais de ma vie estimer cet homme-là.

Lettres de deux amants habitants d’une petite ville au pied des Alpes

Première partie

Seconde partie

Lettre I à Julie

J’ai pris et quitté cent fois la plume ; j’hésite dès le premier mot ; je ne sais quel ton je dois prendre ; je ne sais par où commencer ; et c’est à Julie que je veux écrire ! Ah ! malheureux ! que suis-je devenu ? Il n’est donc plus ce temps où mille sentiments délicieux coulaient de ma plume comme un intarissable torrent ! Ces doux moments de confiance et d’épanchement sont passés, nous ne sommes plus l’un à l’autre, nous ne sommes plus les mêmes, et je ne sais plus à qui j’écris. Daignerez-vous recevoir mes lettres ? vos yeux daigneront-ils les parcourir ? les trouverez-vous assez réservées, assez circonspectes ? Oserais-je y garder encore une ancienne familiarité ? Oserais-je y parler d’un amour éteint ou méprisé, et ne suis-je pas plus reculé que le premier jour où je vous écrivis ? Quelle différence, ô ciel ! de ces jours si charmants et si doux, à mon effroyable misère ! Hélas ! je commençais d’exister, et je suis tombé dans l’anéantissement ; l’espoir de vivre animait mon coeur ; je n’ai plus devant moi que l’image de la mort ; et trois ans d’intervalle ont fermé le cercle fortuné de mes jours. Ah ! que ne les ai-je terminés avant de me survivre à moi-même ! Que n’ai-je suivi mes pressentiments après ces rapides instants de délices où je ne voyais plus rien dans la vie qui fût digne de la prolonger ! Sans doute, il fallait la borner à ces trois ans ou les ôter de sa durée : il valait mieux ne jamais goûter la félicité que la goûter et la perdre. Si j’avais franchi ce fatal intervalle, si j’avais évité ce premier regard qui fit une autre âme, je jouirais de ma raison, je remplirais les devoirs d’un homme, et sèmerais peut-être de quelques vertus mon insipide carrière. Un moment d’erreur a tout changé. Mon oeil osa contempler ce qu’il ne fallait point voir. Cette vue a produit enfin son effet inévitable. Après m’être égaré par degrés, je ne suis qu’un furieux dont le sens est aliéné, un lâche esclave sans force et sans courage, qui va traînant dans l’ignominie sa chaîne et son désespoir.

Vains rêves d’un esprit qui s’égare ! Désirs faux et trompeurs désavoués à l’instant par le coeur qui les a formés ! Que sert d’imaginer à des maux réels de chimériques remèdes qu’on rejetterait quand ils nous seraient offerts ? Ah ! qui jamais connaîtra l’amour, t’aura vue, et pourra le croire, qu’il y ait quelque félicité possible que je voulusse acheter au prix de mes premiers feux ? Non, non : que le ciel garde ses bienfaits, et me laisse, avec ma misère, le souvenir de mon bonheur passé. J’aime mieux les plaisirs qui sont dans ma mémoire et les regrets qui déchirent mon âme, que d’être à jamais heureux sans ma Julie. Viens, image adorée, remplir un coeur qui ne vit que par toi ; suis-moi dans mon exil, console-moi dans mes peines, ranime et soutiens mon espérance éteinte. Toujours ce coeur infortuné sera ton sanctuaire inviolable, d’où le sort ni les hommes ne pourront jamais t’arracher. Si je suis mort au bonheur, je ne le suis point à l’amour qui m’en rend digne. Cet amour est invincible comme le charme qui l’a fait naître ; il est fondé sur la base inébranlable du mérite et des vertus ; il ne peut périr dans une âme immortelle ; il n’a plus besoin de l’appui de l’espérance, et le passé lui donne des forces pour un avenir éternel.

Mais toi, Julie, ô toi qui sus aimer une fois, comment ton tendre coeur a-t-il oublié de vivre ? Comment ce feu sacré s’est-il éteint dans ton âme pure ? Comment as-tu perdu le goût de ces plaisirs célestes que toi seule étais capable de sentir et de rendre ? Tu me chasses sans pitié, tu me bannis avec opprobre, tu me livres à mon désespoir, et tu ne vois pas dans l’erreur qui t’égare, qu’en me rendant misérable tu t’ôtes le bonheur de tes jours ! Ah ! Julie, crois-moi, tu chercheras vainement un autre coeur ami du tien ; mille t’adoreront sans doute, le mien seul te savait aimer.

Réponds-moi maintenant, amante abusée ou trompeuse : que sont devenus ces projets formés avec tant de mystère ? Où sont ces vaines espérances dont tu leurras si souvent ma crédule simplicité ? Où est cette union sainte et désirée, doux objet de tant d’ardents soupirs, et dont ta plume et ta bouche flattaient mes voeux ? Hélas ! sur la foi de tes promesses, j’osais aspirer à ce nom sacré d’époux et me croyais déjà le plus heureux des hommes. Dis, cruelle, ne m’abusais-tu que pour rendre enfin ma douleur plus vive et mon humiliation plus profonde ? Ai-je attiré mes malheurs par ma faute ? Ai-je manqué d’obéissance, de docilité, de discrétion ? M’as-tu vu désirer assez faiblement pour mériter d’être éconduit, ou préférer mes fougueux désirs à tes volontés suprêmes ? J’ai tout fait pour te plaire, et tu m’abandonnes ! Tu te chargeais de mon bonheur, et tu m’as perdu ! Ingrate, rends-moi compte du dépôt que je t’ai confié ; rends-moi compte de moi-même, après avoir égaré mon coeur dans cette suprême félicité que tu m’as montrée et que tu m’enlèves. Anges du ciel, j’eusse méprisé votre sort ; j’eusse été le plus heureux des êtres... Hélas ! je ne suis plus rien, un instant m’a tout ôté. J’ai passé sans intervalle du comble des plaisirs aux regrets éternels : je touche encore au bonheur qui m’échappe... j’y touche encore, et le perds pour jamais !... Ah ! si je le pouvais croire ! si les restes d’une espérance vaine ne soutenaient... O rochers de Meillerie, que mon oeil égaré mesura tant de fois, que ne servîtes-vous mon désespoir ! J’aurais moins regretté la vie quand je n’en avais pas senti le prix.

Lettre II de Milord Edouard à Claire

Nous arrivons à Besançon, et mon premier soin est de vous donner des nouvelles de notre voyage. Il s’est fait sinon paisiblement, du moins sans accident, et votre ami est aussi sain de corps qu’on peut l’être avec un coeur aussi malade. Il voudrait même affecter à l’extérieur une sorte de tranquillité. Il a honte de son état et se contraint beaucoup devant moi ; mais tout décèle ses secrètes agitations : et si je feins de m’y tromper, c’est pour le laisser aux prises avec lui-même, et occuper ainsi une partie des forces de son âme à réprimer l’effet de l’autre.

Il fut fort abattu la première journée ; je la fis courte, voyant que la vitesse de notre marche irritait sa douleur. Il ne me parla point, ni moi à lui : les consolations indiscrètes ne font qu’aigrir les violentes afflictions. L’indifférence et la froideur trouvent aisément des paroles, mais la tristesse et le silence sont alors le vrai langage de l’amitié. Je commençai d’apercevoir hier les premières étincelles de la fureur qui va succéder infailliblement à cette léthargie. A la dînée, à peine y avait-il un quart d’heure que nous étions arrivés, qu’il m’aborda d’un air d’impatience. Que tardons-nous à partir ? me dit-il avec un sourire amer ; pourquoi restons-nous un moment si près d’elle ? Le soir il affecta de parler beaucoup, sans dire un mot de Julie : il recommençait des questions auxquelles j’avais répondu dix fois, il voulut savoir si nous étions déjà sur terres de France, et puis il demanda si nous arriverions bientôt à Vevai. La première chose qu’il fait à chaque station, c’est de commence quelque lette qu’il déchire ou chiffonne un moment après. J’ai sauvé du feu deux ou trois de ces brouillons, sur lesquels vous pourrez entrevoir l’état de son âme. Je crois pourtant qu’il est parvenu à écrire une lettre entière.

L’emportement qu’annoncent ces premiers symptômes est facile à prévoir ; mais je ne saurais dire quel en sera l’effet et le terme ; car cela dépend d’une combinaison du caractère de l’homme, du genre de sa passion, des circonstances qui peuvent naître, de mille choses que nulle prudence humaine ne peut déterminer. Pour moi, je puis répondre de ses fureurs, mais non pas de son désespoir ; et, quoi qu’on fasse, tout homme est toujours maître de sa vie.

Je me flatte cependant qu’il respectera sa personne et mes soins, et je compte moins pour cela sur le zèle de l’amitié, qui n’y sera pas épargné, que sur le caractère de sa passion et sur celui de sa maîtresse. L’âme ne peut guère s’occuper fortement et longtemps d’un objet sans contracter des dispositions qui s’y rapportent. L’extrême douceur de Julie doit tempérer l’âcreté du feu qu’elle inspire, et je ne doute pas non plus que l’amour d’un homme aussi vif ne lui donne à elle-même un peu plus d’activité qu’elle n’en aurait naturellement sans lui.

J’ose compter aussi sur son coeur ; il est fait pour combattre et vaincre. Un amour pareil au sien n’est pas tant une faiblesse qu’une force mal employée. Une flamme ardente et malheureuse est capable d’absorber pour un temps, pour toujours peut-être, une partie de ses facultés ; mais elle est elle-même une preuve de leur excellence et du parti qu’il en pourrait tirer pour cultiver la sagesse ; car la sublime raison ne se soutient que par la même vigueur de l’âme qui fait les grandes passions, et l’on ne sert dignement la philosophie qu’avec le même feu qu’on sent pour une maîtresse.

Soyez-en sûre, aimable Claire, je ne m’intéresse pas moins que vous au sort de ce couple infortuné, non par un sentiment de commisération qui peut n’être qu’une faiblesse, mais par la considération de la justice et de l’ordre, qui veulent que chacun soit placé de la manière la plus avantageuse à lui-même et à la société. Ces deux belles âmes sortirent l’une pour l’autre des mains de la nature ; c’est dans une douce union, c’est dans le sein du bonheur, que, libres de déployer leurs forces et d’exercer leurs vertus, elles eussent éclairé la terre de leurs exemples. Pourquoi faut-il qu’un insensé préjugé vienne change les directions éternelles et bouleverser l’harmonie des êtres pensants ? Pourquoi la vanité d’un père barbare cache-t-elle ainsi la lumière sous le boisseau, et fait-elle gémir dans les larmes des coeurs tendres et bienfaisants, nés pour essuyer celles d’autrui ? Le lien conjugal n’est-il pas le plus libre ainsi que le plus sacré des engagements ? Oui, toutes les lois qui le gênent sont injustes, tous les pères qui l’osent former ou rompre sont des tyrans. Ce chaste noeud de la nature n’est soumis ni au pouvoir souverain ni à l’autorité paternelle, mais à la seule autorité du Père commun qui sait commander aux coeurs, et qui, leur ordonnant de s’unir, les peut contraindre à s’aimer.

Que signifie ce sacrifice des convenances de la nature aux convenances de l’opinion ? La diversité de fortune et d’état s’éclipse et se confond dans le mariage, elle ne fait rien au bonheur ; mais celle d’humeur et de caractère demeure, et c’est par elle qu’on est heureux ou malheureux. L’enfant qui n’a de règle que l’amour choisit mal, le père qui n’a de règle que l’opinion choisit plus mal encore. Qu’une fille manque de raison, d’expérience pour juger de la sagesse et des moeurs, un bon père y doit suppléer sans doute ; son droit, son devoir même est de dire : Ma fille, c’est un honnête homme, ou, c’est un fripon ; c’est un homme de sens, ou, c’est un fou. Voilà les convenances dont il doit connaître ; le jugement de toutes les autres appartient à la fille. En criant qu’on troublerait ainsi l’ordre de la société, ces tyrans le troublent eux-mêmes. Que le rang se règle par le mérite, et l’union des coeurs par leur choix, voilà le véritable ordre social ; ceux qui le règlent par la naissance ou par les richesses sont les vrais perturbateurs de cet ordre ; ce sont ceux-là qu’il faut décrier ou punir.

Il est donc de la justice universelle que ces abus soient redressés ; il est du devoir de l’homme de s’opposer à la violence, de concourir à l’ordre ; et, s’il m’était possible d’unir ces deux amants en dépit d’un vieillard sans raison, ne doutez pas que je n’achevasse en cela l’ouvrage du ciel, sans m’embarrasser de l’approbation des hommes.

Vous êtes plus heureuse, aimable Claire ; vous avez un père qui ne prétend point savoir mieux que vous en quoi consiste votre bonheur. Ce n’est peut-être ni par de grandes vues de sagesse, ni par une tendresse excessive, qu’il vous rend ainsi maîtresse de votre sort ; mais qu’importe la cause si l’effet est le même et si, dans la liberté qu’il vous laisse, l’indolence lui tient lieu de raison ? Loin d’abuser de cette liberté, le choix que vous avez fait à vingt ans aurait l’approbation du plus sage père. Votre coeur, absorbé par une amitié qui n’eut jamais d’égale, a gardé peu de place aux feux de l’amour ; vous leur substituez tout ce qui peut y suppléer dans le mariage : moins amante qu’amie, si vous n’êtes la plus tendre épouse vous serez la plus vertueuse, et cette union qu’a formée la sagesse doit croître avec l’âge et durer autant qu’elle. L’impulsion du coeur est plus aveugle, mais elle est plus invincible : c’est le moyen de se perdre que de se mettre dans la nécessité de lui résister. Heureux ceux que l’amour assortit comme aurait fait la raison, et qui n’ont point d’obstacle à vaincre et de préjugés à combattre. Tels seraient nos deux amants sans l’injuste résistance d’un père entêté. Tels malgré lui pourraient-ils être encore, si l’un des deux était bien conseillé.

L’exemple de Julie et le vôtre montrent également que c’est aux époux seuls à juger s’ils se conviennent. Si l’amour ne règne pas, la raison choisira seule ; c’est le cas où vous êtes : si l’amour règne, la nature a déjà choisi ; c’est celui de Julie. Telle est la loi sacrée de la nature, qu’il n’est pas permis à l’homme d’enfreindre, qu’il n’enfreint jamais impunément, et que la considération des états et des rangs ne peut abroger qu’il n’en coûte des malheurs et des crimes.

Quoique l’hiver s’avance et que j’aie à me rendre à Rome, je ne quitterai point l’ami que j’ai sous ma garde que je ne voie son âme dans un état de consistance sur lequel je puisse compter. C’est un dépôt qui m’est cher par son prix et parce que vous me l’avez confié. Si je ne puis faire qu’il soit heureux, je tâcherai de faire au moins qu’il soit sage, et qu’il porte en homme les maux de l’humanité. J’ai résolu de passer ici une quinzaine de jours avec lui, durant lesquels j’espère que nous recevrons des nouvelles de Julie et des vôtres, et que vous m’aiderez toutes deux à mettre quelque appareil sur les blessures de ce coeur malade, qui ne peut encore écouter la raison que par l’organe du sentiment.

Je joins ici une lettre pour votre amie : ne la confiez, je vous prie, à aucun commissionnaire, mais remettez-la vous-même.

Fragments joints à la lettre précédente

I

Pourquoi n’ai-je pu vous voir avant mon départ ? Vous avez craint que je n’expirasse en vous quittant ? Coeur pitoyable, rassurez-vous. Je me porte bien... je ne souffre pas... je vis encore... je pense à vous... je pense au temps où je vous fus cher... j’ai le coeur un peu serré... la voiture m’étourdit... je me trouve abattu... Je ne pourrai longtemps vous écrire aujourd’hui. Demain peut-être aurai-je plus de force... ou n’en aurai-je plus besoin...

II

Où m’entraînent ces chevaux avec tant de vitesse ? Où me conduit avec tant de zèle cet homme qui se dit mon ami ? Est-ce loin de toi, Julie ? Est-ce par ton ordre ? Est-ce en des lieux où tu n’es pas ?... Ah ! fille insensée !... je mesure des yeux le chemin que je parcours si rapidement. D’où viens-je ? où vais-je ? et pourquoi tant de diligence ? Avez-vous peur, cruels, que je ne coure pas assez tôt à ma perte ? O amitié ! ô amour ! est-ce là votre accord ? sont-ce là vos bienfaits ?...

III

As-tu bien consulté ton coeur en me chassant avec tant de violence ? As-tu pu, dis, Julie, as-tu pu renoncer pour jamais... Non, non : ce tendre coeur m’aime, je le sais bien. Malgré le sort, malgré lui-même, il m’aimera jusqu’au tombeau... Je le vois, tu t’es laissé suggérer... Quel repentir éternel tu te prépares !... Hélas ! il sera trop tard !... Quoi ! tu pourrais oublier... Quoi ! je t’aurais mal connue !... Ah ! songe à toi, songe à moi, songe à... Ecoute, il en est temps encore... Tu m’as chassé avec barbarie, je fuis plus vite que le vent... Dis un mot, un seul mot, et je reviens plus prompt que l’éclair. Dis un mot, et pour jamais nous sommes unis : nous devons l’être... nous le serons... Ah ! l’air emporte mes plaintes !... et cependant je fuis ! Je vais vivre et mourir loin d’elle !... Vivre loin d’elle !...

Lettre III de milord Edouard à Julie

Votre cousine vous dira des nouvelles de votre ami. Je crois d’ailleurs qu’il vous écrit par cet ordinaire. Commencez par satisfaire là-dessus votre empressement, pour lire ensuite posément cette lettre ; car je vous préviens que son sujet demande toute votre attention.

Je connais les hommes ; j’ai vécu beaucoup en peu d’années ; j’ai acquis une grande expérience à mes dépens, et c’est le chemin des passions qui m’a conduit à la philosophie. Mais de tout ce que j’ai observé jusqu’ici je n’ai rien vu de si extraordinaire que vous et votre amant. Ce n’est pas que vous ayez ni l’un ni l’autre un caractère marqué dont on puisse au premier coup d’oeil assigner les différences, et il se pourrait bien que cet embarras de vous définir vous fît prendre pour des âmes communes par un observateur superficiel. Mais c’est cela même qui vous distingue, qu’il est impossible de vous distinguer, et que les traits du modèle commun, dont quelqu’un manque toujours à chaque individu, brillent tous également dans les vôtres. Ainsi chaque épreuve d’une estampe a ses défauts particuliers qui lui servent de caractère ; et s’il en vient une qui soit parfaite, quoiqu’on la trouve belle au premier coup d’oeil, il faut la considérer longtemps pour la reconnaître. La première fois que je vis votre amant, je fus frappé d’un sentiment nouveau qui n’a fait qu’augmenter de jour en jour, à mesure que la raison l’a justifié. A votre égard ce fut tout autre chose encore, et ce sentiment fut si vif que je me trompai sur sa nature. Ce n’était pas tant la différence des sexes qui produisait cette impression, qu’un caractère encore plus marqué de perfection que le coeur sent, même indépendamment de l’amour. Je vois bien ce que vous seriez sans votre ami, je ne vois pas de même ce qu’il serait sans vous : beaucoup d’hommes peuvent lui ressembler, mais il n’y a qu’une Julie au monde. Après un tort que je ne me pardonnerai jamais, votre lettre vint m’éclairer sur mes vrais sentiments. Je connus que je n’étais point jaloux, ni par conséquent amoureux ; je connus que vous étiez trop aimable pour moi ; il vous faut les prémices d’une âme, et la mienne ne serait pas digne de vous.

Dès ce moment je pris pour votre bonheur mutuel un tendre intérêt qui ne s’éteindra point. Croyant lever toutes les difficultés, je fis auprès de votre père une démarche indiscrète, dont le mauvais succès n’est qu’une raison de plus pour exciter mon zèle. Daignez m’écouter, et je puis réparer encore tout le mal que je vous ai fait.

Sondez bien votre coeur, ô Julie ! et voyez s’il vous est possible d’éteindre le feu dont il est dévoré. Il fut un temps peut-être où vous pouviez en arrêter le progrès ; mais si Julie, pure et chaste, a pourtant succombé, comment se relèvera-t-elle après sa chute ? Comment résistera-t-elle à l’amour vainqueur, et armé de la dangereuse image de tous les plaisirs passés ? Jeune amante, ne vous en imposez plus, et renoncez à la confiance qui vous a séduite : vous êtes perdue, s’il faut combattre encore : vous serez avilie et vaincue, et le sentiment de votre bonté étouffera par degrés toutes vos vertus. L’amour s’est insinué trop avant dans la substance de votre âme pour que vous puissiez jamais l’en chasser ; il en renforce et pénètre tous les traits comme une eau forte et corrosive, vous n’en effacerez jamais la profonde impression sans effacer à la fois tous les sentiments exquis que vous reçûtes de la nature ; et, quand il ne vous restera plus d’amour, il ne vous restera plus rien d’estimable. Qu’avez-vous donc maintenant à faire, ne pouvant plus changer l’état de votre coeur ? Une seule chose, Julie, c’est de le rendre légitime. Je vais vous proposer pour cela l’unique moyen qui vous reste ; profitez-en tandis qu’il est temps encore ; rendez à l’innocence et à la vertu cette sublime raison dont le ciel vous fit dépositaire, ou craignez d’avilir à jamais le plus précieux de ses dons.

J’ai dans le duché d’York une terre assez considérable, qui fut longtemps le séjour de mes ancêtres. Le château est ancien, mais bon et commode ; les environs sont solitaires, mais agréables et variés. La rivière d’Ouse, qui passe au bout du parc, offre à la fois une perspective charmante à la vue, et un débouché facile aux denrées. Le produit de la terre suffit pour l’honnête entretien du maître, et peut doubler sous ses yeux. L’odieux préjugé n’a point d’accès dans cette heureuse contrée ; l’habitant paisible y conserve encore les moeurs simples des premiers temps, et l’on y trouve une image du Valais décrit avec des traits si touchants par la plume de votre ami ! Cette terre est à vous, Julie, si vous daignez l’habiter avec lui ; et c’est là que vous pourrez accomplir ensemble tous les tendres souhaits par où finit la lettre dont je parle.

Venez, modèle unique des vrais amants, venez, couple aimable et fidèle, prendre possession d’un lieu fait pour servir d’asile à l’amour et à l’innocence ; venez y serrer, à la face du ciel et des hommes, le doux noeud qui vous unit ; venez honorer de l’exemple de vos vertus un pays où elles seront adorées, et des gens simples portés à les imiter. Puissiez-vous en ce lieu tranquille goûter à jamais dans les sentiments qui vous unissent le bonheur des âmes pures ! puisse le ciel y bénir vos chastes feux d’une famille qui vous ressemble ! puissiez-vous y prolonger vos jours dans une honorable vieillesse, et les terminer enfin paisiblement dans les bras de vos enfants ! puissent nos neveux, en parcourant avec un charme secret ce monument de la félicité conjugale, dire un jour dans l’attendrissement de leur coeur : « Ce fut ici l’asile de l’innocence, ce fut ici la demeure des deux amants ! »

Votre sort est en vos mains, Julie ; pesez attentivement la proposition que je vous fais, et n’en examinez que le fond ; car d’ailleurs je me charge d’assurer d’avance et irrévocablement votre ami de l’engagement que je prends ; je me charge aussi de la sûreté de votre départ, et de veiller avec lui à celle de votre personne jusqu’à votre arrivée : là vous pourrez aussitôt vous marier publiquement sans obstacle ; car parmi nous une fille nubile n’a nul besoin du consentement d’autrui pour disposer d’elle-même. Nos sages lois n’abrogent point celles de la nature ; et s’il résulte de cet heureux accord quelques inconvénients, ils sont beaucoup moindres que ceux qu’il prévient. J’ai laissé à Vevai mon valet de chambre, homme de confiance, brave, prudent et d’une fidélité à toute épreuve. Vous pourrez aisément vous concerter avec lui de bouche ou par écrit à l’aide de Regianino, sans que ce dernier sache de quoi il s’agit. Quand il sera temps, nous partirons pour vous aller joindre, et vous ne quitterez la maison paternelle que sous la conduite de votre époux.

Je vous laisse à vos réflexions ; mais, je le répète, craignez l’erreur des préjugés et la séduction des scrupules, qui mènent souvent au vice par chemin de l’honneur. Je prévois ce qui vous arrivera si vous rejetez mes offres. La tyrannie d’un père intraitable vous entraînera dans l’abîme que vous ne connaîtrez qu’après la chute. Votre extrême douceur dégénère quelquefois en timidité : vous serez sacrifiée à la chimère des conditions. Il faudra contracter un engagement désavoué par le coeur. L’approbation publique sera démentie incessamment par le cri de la conscience ; vous serez honorée et méprisable : il vaut mieux être oubliée et vertueuse.

P.-S. ─ Dans le doute de votre résolution, je vous écris à l’insu de notre ami, de peur qu’un refus de votre part ne vînt détruire en un instant tout l’effet de mes soins.

Lettre IV de Julie à Claire

Oh ! ma chère, dans quel trouble tu m’as laissée hier au soir ! et quelle nuit j’ai passé en rêvant à cette fatale lettre ! Non, jamais tentation plus dangereuse ne vint assaillir mon coeur ; jamais je n’éprouvai de pareilles agitations ; et jamais je n’aperçus moins le moyen de les apaiser. Autrefois, une certaine lumière de sagesse et de raison dirigeait ma volonté ; dans toutes les occasions embarrassantes, je discernais d’abord le parti le plus honnête, et le prenais à l’instant. Maintenant, avilie et toujours vaincue, je ne fais que flotter entre des passions contraires : mon faible coeur n’a plus que le choix de ses fautes ; et tel est mon déplorable aveuglement, que si je viens par hasard à prendre le meilleur parti, la vertu ne m’aura point guidée, et je n’en aurai pas moins de remords. Tu sais quel époux mon père me destine ; tu sais quels liens l’amour m’a donnés. Veux-je être vertueuse, l’obéissance et la foi m’imposent des devoirs opposés. Veux-je suivre le penchant de mon coeur, qui préférer d’un amant ou d’un père ? Hélas ! en écoutant l’amour ou la nature, je ne puis éviter de mettre l’un ou l’autre au désespoir ; en me sacrifiant au devoir, je ne puis éviter de commettre un crime ; et, quelque parti que je prenne, il faut que je meure à la fois malheureuse et coupable.

Ah ! chère et tendre amie, toi qui fus toujours mon unique ressource, et qui m’as tant de fois sauvée de la mort et du désespoir, considère aujourd’hui l’horrible état de mon âme, et vois si jamais tes secourables soins me furent plus nécessaires. Tu sais si tes avis sont écoutés ; tu sais si tes conseils sont suivis ; tu viens de voir, au prix du bonheur de ma vie, si je sais déférer aux leçons de l’amitié. Prends donc pitié de l’accablement où tu m’as réduite : achève, puisque tu as commencé ; supplée à mon courage abattu ; pense pour celle qui ne pense plus que par toi. Enfin, tu lis dans ce coeur qui t’aime : tu le connais mieux que moi. Apprends-moi donc ce que je veux, et choisis à ma place, quand je n’ai plus la force de vouloir ni la raison de choisir.

Relis la lettre de ce généreux Anglais ; relis-la mille fois, mon ange. Ah ! laisse-toi toucher au tableau charmant du bonheur que l’amour, la paix, la vertu, peuvent, me promettre encore ! Douce et ravissante union des âmes, délices inexprimables même au sein des remords, dieux ! que seriez-vous pour mon coeur au sein de la foi conjugale ? Quoi ! le bonheur et l’innocence seraient encore en mon pouvoir ? Quoi ! je pourrais expirer d’amour et de joie entre un époux adoré et les chers gages de sa tendresse !... Et j’hésite un seul moment ! et je ne vole pas réparer ma faute dans les bras de celui qui me la fit commettre ! et je ne suis pas déjà femme vertueuse et chaste mère de famille !... Oh ! que les auteurs de mes jours ne peuvent-ils me voir sortir de mon avilissement ! Que ne peuvent-ils être témoins de la manière dont je saurai remplir à mon tour les devoirs sacrés qu’ils ont remplis envers moi !... Et les tiens, fille ingrate et dénaturée, qui les remplira près d’eux, tandis que tu les oublies ? Est-ce en plongeant le poignard dans le sein d’une mère que tu te prépares à le devenir ? Celle qui déshonore sa famille apprendra-t-elle à ses enfants à l’honorer ? Digne objet de l’aveugle tendresse d’un père et d’une mère idolâtres, abandonne-les au regret de t’avoir fait naître ; couvre leurs vieux jours de douleur et d’opprobre... et jouis, si tu peux, d’un bonheur acquis à ce prix !

Mon Dieu, que d’horreurs m’environnent ! quitter furtivement son pays ; déshonorer sa famille ; abandonner à la fois père, mère, amis, parents et toi-même ! et toi, ma douce amie ! et toi, la bien-aimée de mon coeur ! toi, dont à peine, dès mon enfance, je puis rester éloignée un seul jour ; te fuir, te quitter, te perdre, ne te plus voir !... Ah ! non : que jamais... Que de tourments déchirent ta malheureuse amie ! elle sent à la fois tous les maux dont elle a le choix, sans qu’aucun des biens qui lui resteront la console. Hélas ! je m’égare. Tant de combats passent ma force et troublent ma raison ; je perds à la fois le courage et le sens. Je n’ai plus d’espoir qu’en toi seule. Ou choisis, ou laisse-moi mourir.

Lettre V. Réponse

Tes perplexités ne sont que trop bien fondées, ma chère Julie ; je les ai prévues et n’ai pu les prévenir ; je les sens et ne les puis apaiser ; et ce que je vois de pire dans ton état, c’est que personne ne t’en peut tirer que toi-même. Quand il s’agit de prudence, l’amitié vient au secours d’une âme agitée ; s’il faut choisir le bien ou le mal, la passion qui les méconnaît peut se taire devant un conseil désintéressé. Mais ici, quelque parti que tu prennes, la nature l’autorise et le condamne, la raison le blâme et l’approuve, le devoir, se tait ou s’oppose à lui-même ; les suites sont également à craindre de part et d’autre ; tu ne peux ni rester indécise ni bien choisir ; tu n’as que des peines à comparer, et ton coeur seul en est le juge. Pour moi, l’importance de la délibération m’épouvante, et son effet m’attriste. Quelque sort que tu préfères, il sera toujours peu digne de toi ; et ne pouvant ni te montrer un parti qui te convienne, ni te conduire au vrai bonheur, je n’ai pas le courage de décider de ta destinée. Voici le premier refus que tu reçus jamais de ton amie ; et je sens bien, par ce qu’il me coûte, que ce sera le dernier : mais je te trahirais en voulant te gouverner dans un cas où la raison même s’impose silence, et où la seule règle à suivre est d’écouter ton propre penchant.

Ne sois pas injuste envers moi, ma douce amie, et ne me juge point avant le temps. Je sais qu’il est des amitiés circonspectes qui, craignant de se compromettre, refusent des conseils dans les occasions difficiles, et dont la réserve augmente avec le péril des amis. Ah ! tu vas connaître si ce coeur qui t’aime connaît ces timides précautions ! Souffre qu’au lieu de te parler de tes affaires, je te parle un instant des miennes.

N’as-tu jamais remarqué, mon ange, à quel point tout ce qui t’approche s’attache à moi ? Qu’un père et une mère chérissent une fille unique, il n’y a pas, je le sais, de quoi s’en fort étonner ; qu’un jeune homme ardent s’enflamme, pour un objet aimable, cela n’est pas plus extraordinaire. Mais qu’à l’âge mûr, un homme aussi froid que M. de Wolmar s’attendrisse, en te voyant, pour la première fois de sa vie ; que toute une famille t’idolâtre unanimement ; que tu sois chère à mon père, cet homme si peu sensible, autant et plus peut-être que ses propres enfants ; que les amis, les connaissances, les domestiques, les voisins, et toute une ville entière, t’adorent de concert et prennent à toi le plus tendre intérêt : voilà ma chère, un concours moins vraisemblable, et qui n’aurait point lieu s’il n’avait en ta personne quelque cause particulière. Sais-tu bien quelle est cette cause ? Ce n’est ni ta beauté, ni ton esprit, ni ta grâce, ni rien de tout ce qu’on entend par le don de plaire : mais c’est cette âme tendre et cette douceur d’attachement qui n’a point d’égale ; c’est le don d’aimer, mon enfant, qui te fait aimer. On peut résister à tout, hors à la bienveillance ; et il n’y a point de moyen plus sûr d’acquérir l’affection des autres, que de leur donner la sienne. Mille femmes sont plus belles que toi ; plusieurs ont autant de grâce ; toi seule as, avec les grâces, je ne sais quoi de plus séduisant qui ne plaît pas seulement mais qui touche et qui fait voler tous les coeurs au-devant du tien. On sent que ce tendre coeur ne demande qu’à se donner, et le doux sentiment qu’il cherche le va chercher à son tour.

Tu vois par exemple avec surprise l’incroyable affection de milord Edouard pour ton ami ; tu vois son zèle pour ton bonheur ; tu reçois avec admiration ses offres généreuses ; tu les attribues à la seule vertu : et ma Julie de s’attendrir ! Erreur, abus, charmante cousine ! A Dieu ne plaise que j’atténue les bienfaits de milord Edouard, et que je déprise sa grande âme ! Mais, crois-moi, ce zèle, tout pur qu’il est, serait moins ardent, si, dans la même circonstance, il s’adressait à d’autres personnes. C’est ton ascendant invincible et celui de ton ami qui, sans même qu’il s’en aperçoive, le déterminent avec tant de force, et lui font faire par attachement ce qu’il croit ne faire que par honnêteté.

Voilà ce qui doit arriver à toutes les âmes d’une certaine trempe ; elles transforment, pour ainsi dire, les autres en elles-mêmes ; elles ont une sphère d’activité dans laquelle rien ne leur résiste : on ne peut les connaître sans les vouloir imiter, et de leur sublime élévation elles attirent à elles tout ce qui les environne. C’est pour cela, ma chère, que ni toi ni ton ami ne connaîtrez peut-être jamais les hommes ; car vous les verrez bien plus comme vous les ferez, que comme ils seront d’eux-mêmes. Vous donnerez le ton à tous ceux qui vivront avec vous ; ils vous fuiront ou vous deviendront semblables, et tout ce que vous aurez vu n’aura peut-être rien de pareil dans le reste du monde.

Venons maintenant à moi, cousine, à moi qu’un même sang, un même âge, et surtout une parfaite conformité de goûts et d’humeurs, avec des tempéraments contraires, unit à toi dès l’enfance :

Congiunti eran gl’ albergbi,

Ma più congiunti i cori ;

Conforme era l’etate,

Ma ’l pensier più cnnforme,

Que penses-tu qu’ait produit sur celle qui a passé sa vie avec toi cette charmante influence qui se fait sentir à tout ce qui t’approche ? Crois-tu qu’il puisse ne régner entre nous qu’une union commune ? Mes yeux ne te rendent-ils pas la douce joie que je prends chaque jour dans les tiens en nous abordant ? Ne lis-tu pas dans mon coeur attendri le plaisir de partager tes peines et de pleurer avec toi ? Puis-je oublier que, dans les premiers transports d’un amour naissant, l’amitié ne te fut point importune, et que les murmures de ton amant ne purent t’engager à m’éloigner de toi, et à me dérober le spectacle de ta faiblesse ? Ce moment fut critique, ma Julie ; je sais ce que vaut dans ton coeur modeste le sacrifice d’une honte qui n’est pas réciproque. Jamais je n’eusse été ta confidente si j’eusse été ton amie à demi, et nos âmes se sont trop bien senties en s’unissant pour que rien les puisse désormais séparer.

Qu’est-ce qui rend les amitiés si tièdes et si peu durables entre les femmes, je dis entre celles qui sauraient aimer ? Ce sont les intérêts de l’amour, c’est l’empire de la beauté ; c’est la jalousie des conquêtes : or, si rien de tout cela nous eût pu diviser, cette division serait déjà faite. Mais quand mon coeur serait moins inepte à l’amour, quand j’ignorerais que vos feux sont de nature à ne s’éteindre qu’avec la vie, ton amant est mon ami, c’est-à-dire mon frère : et qui vit jamais finir par l’amour une véritable amitié ? Pour M. d’Orbe, assurément il aura longtemps à se louer de tes sentiments, avant que je songe à m’en plaindre, et je ne suis pas plus tentée de le retenir par force, que toi de me l’arracher. Eh ! mon enfant, plût au ciel qu’au prix de son attachement, je te pusse guérir du tien ! Je le garde avec plaisir, je le céderais avec joie.

A l’égard des prétentions sur la figure, j’en puis avoir tant qu’il me plaira ; tu n’es pas fille à me les disputer, et je suis bien sûre qu’il ne t’entra de tes jours dans l’esprit de savoir qui de nous deux est la plus jolie. Je n’ai pas été tout à fait si indifférente ; je sais là-dessus à quoi m’en tenir, sans en avoir le moindre chagrin. Il me semble même que j’en suis plus fière que jalouse ; car enfin les charmes de ton visage, n’étant pas ceux qu’il faudrait au mien, ne m’ôtent rien de ce que j’ai, et je me trouve encore belle de ta beauté, aimable de tes grâces, ornée de tes talents : je me pare de toutes tes perfections, et c’est en toi que je place mon amour-propre le mieux entendu. Je n’aimerais pourtant guère à faire peur pour mon compte, mais je suis assez jolie pour le besoin que j’ai de l’être. Tout le reste m’est inutile, et je n’ai pas besoin d’être humble pour te céder.

Tu t’impatientes de savoir à quoi j’en veux venir. Le voici. Je ne puis te donner le conseil que tu me demandes, je t’en ai dit la raison : mais le parti que tu prendras pour toi, tu le prendras en même temps pour ton amie ; et quel que soit ton destin, je suis déterminée à le partager. Si tu pars, je te suis ; si tu restes, je reste : j’en ai formé l’inébranlable résolution ; je le dois, rien ne m’en peut détourner. Ma fatale indulgence a causé ta perte ; ton sort doit être le mien ; et puisque nous fûmes inséparables dès l’enfance, ma Julie, il faut l’être jusqu’au tombeau.

Tu trouveras, je le prévois, beaucoup d’étourderie dans ce projet : mais, au fond, il est plus sensé qu’il ne semble ; et je n’ai pas les mêmes motifs d’irrésolution que toi. Premièrement, quant à ma famille, si je quitte un père facile, je quitte un père assez indifférent, qui laisse faire à ses enfants tout ce qui leur plaît, plus par négligence que par tendresse : car tu sais que les affaires de l’Europe l’occupent beaucoup plus que les siennes, et que sa fille lui est moins chère que la Pragmatique. D’ailleurs, je ne suis pas comme toi fille unique ; et avec les enfants qui lui resteront, à peine saura-t-il s’il lui en manque un.

J’abandonne un mariage prêt à conclure ? Manco male, ma chère ; c’est à M. d’Orbe, s’il m’aime, à s’en consoler. Pour moi, quoique j’estime son caractère, que je ne sois pas sans attachement pour sa personne, et que je regrette en lui un fort honnête homme, il ne m’est rien auprès de ma Julie. Dis-moi, mon enfant, l’âme a-t-elle un sexe ? En vérité, je ne le sens guère à la mienne. Je puis avoir des fantaisies, mais fort peu d’amour. Un mari peut m’être utile, mais il ne sera jamais pour moi qu’un mari ; et de ceux-là, libre encore et passable comme je suis, j’en puis trouver un par tout le monde.

Prends bien garde, cousine, que, quoique je n’hésite point, ce n’est pas à dire que tu ne doives point hésiter, et que je veuille t’insinuer à prendre le parti que je prendrai si tu pars. La différence est grande entre nous, et tes devoirs sont beaucoup plus rigoureux que les miens. Tu sais encore qu’une affection presque unique remplit mon coeur, et absorbe si bien tous les autres sentiments, qu’ils y sont comme anéantis. Une invincible et douce habitude m’attache à toi dès mon enfance ; je n’aime parfaitement que toi seule, et si j’ai quelque lien à rompre en te suivant, je m’encouragerai par ton exemple. Je me dirai, j’imite Julie, et me croirai justifiée.

Billet de Julie à claire

Je t’entends, amie incomparable, et je te remercie. Au moins une fois j’aurai fait mon devoir, et ne serai pas en tout indigne de toi.

Lettre VI de Julie à milord Edouard

Votre lettre, milord, me pénètre d’attendrissement et d’admiration. L’ami que vous daignez protéger n’y sera pas moins sensible, quand il saura tout ce que vous avez voulu faire pour nous. Hélas ! il n’y a que les infortunés qui sentent le prix des âmes bienfaisantes. Nous ne savons déjà qu’à trop de titres tout ce que vaut la vôtre, et vos vertus héroïques nous toucheront toujours, mais elles ne nous surprendront plus.

Qu’il me serait doux d’être heureuse sous les auspices d’un ami si généreux, et de tenir de ses bienfaits le bonheur que la fortune m’a refusé ! Mais, milord, je le vois avec désespoir, elle trompe vos bons desseins ; mon sort cruel l’emporte sur votre zèle, et la douce image des biens que vous m’offrez ne sert qu’à m’en rendre la privation plus sensible. Vous donnez une retraite agréable et sûre à deux amants persécutés ; vous y rendez leurs feux légitimes, leur union solennelle ; et je sais que sous votre garde j’échapperais aisément aux poursuites d’une famille irritée. C’est beaucoup pour l’amour ; est-ce assez pour la félicité ? Non : si vous voulez que je sois paisible et contente, donnez-moi quelque asile plus sûr encore ; où l’on puisse échapper à la honte et au repentir. Vous allez au-devant de nos besoins, et, par une générosité sans exemple, vous vous privez pour notre entretien d’une partie des biens destinés au vôtre. Plus riche, plus honorée de vos bienfaits que de mon patrimoine, je puis tout recouvrer près de vous, et vous daignerez me tenir lieu de père. Ah ! milord, serai-je digne d’en trouver un, après avoir abandonné celui que m’a donné la nature ?

Voilà la source des reproches d’une conscience épouvantée, et des murmures secrets qui déchirent mon coeur. Il ne s’agit pas de savoir si j’ai droit de disposer de moi contre le gré des auteurs de mes jours, mais si j’en puis disposer sans les affliger mortellement, si je puis les fuir sans les mettre au désespoir. Hélas ! il vaudrait autant consulter si j’ai droit de leur ôter la vie. Depuis quand la vertu pèse-t-elle ainsi les droits du sang et de la nature ? Depuis quand un coeur sensible marque-t-il avec tant de soin les bornes de la reconnaissance ? N’est-ce pas être déjà coupable, que de vouloir aller jusqu’au point où l’on commence à le devenir ? Et cherche-t-on si scrupuleusement le terme de ses devoirs, quand on n’est point tenté de le passer ? Qui ? moi ? J’abandonnerais impitoyablement ceux par qui je respire, ceux qui me conservent la vie qu’ils m’ont donnée, et me la rendent chère ; ceux qui n’ont d’autre espoir, d’autre plaisir qu’en moi seule ; un père presque sexagénaire, une mère toujours languissante ! Moi, leur unique enfant, je les laisserais sans assistance dans la solitude et les ennuis de la vieillesse, quand il est temps de leur rendre les tendres soins qu’ils m’ont prodigués ! Je livrerais leurs derniers jours à la honte, aux regrets, aux pleurs ? La terreur, le cri de ma conscience agitée, me peindraient sans cesse mon père et ma mère expirant sans consolation, et maudissant la fille ingrate qui les délaisse et les déshonore ? Non ! milord, la vertu que j’abandonnai m’abandonne à son tour, et ne dit plus rien à mon coeur : mais cette idée horrible me parle à sa place ; elle me suivrait pour mon tourment à chaque instant de mes jours, et me rendrait misérable au sein du bonheur. Enfin, si tel est mon destin qu’il faille livrer le reste de ma vie aux remords, celui-là seul est trop affreux pour le supporter ; j’aime mieux braver tous les autres.

Je ne puis répondre à vos raisons, je l’avoue, je n’ai que trop de penchant à les trouver bonnes. Mais, milord, vous n’êtes pas marié : ne sentez-vous point qu’il faut être père pour avoir droit de conseiller les enfants d’autrui ? Quant à moi, mon parti est pris ; mes parents me rendront malheureuse, je le sais bien ; mais il me sera moins cruel de gémir dans mon infortune, que d’avoir causé la leur, et je ne déserterai jamais la maison paternelle. Va donc, douce chimère d’une âme sensible, félicité si charmante et si désirée ! va te perdre dans la nuit des songes ; tu n’auras plus de réalité pour moi. Et vous, ami trop généreux, oubliez vos aimables projets, et qu’il n’en reste de trace qu’au fond d’un coeur trop reconnaissant pour en perdre le souvenir. Si l’excès de nos maux ne décourage point votre grande âme, si vos généreuses bontés ne sont point épuisées, il vous reste de quoi les exercer avec gloire ; et celui que vous honorez du titre de votre ami peut, par vos soins, mériter de le devenir. Ne jugez pas de lui par l’état où vous le voyez ; son égarement ne vient point de lâcheté, mais d’un génie ardent et fier qui se roidit contre la fortune. Il y a souvent plus de stupidité que de courage dans une constance apparente ; le vulgaire ne connaît point de violentes douleurs, et les grandes passions ne germent guère chez les hommes faibles. Hélas ! il a mis dans la sienne cette énergie de sentiments qui caractérise les âmes nobles, et c’est ce qui fait aujourd’hui ma honte et mon désespoir. Milord, daignez le croire, s’il n’était qu’un homme ordinaire, Julie n’eût point péri.

Non, non, cette affection secrète qui prévint en vous une estime éclairée ne vous a point trompé. Il est digne de tout ce que vous avez fait pour lui sans le bien connaître ; vous ferez plus encore, s’il est possible, après l’avoir connu. Oui, soyez son consolateur, son protecteur, son ami, son père ; c’est à la fois pour vous et pour lui que je vous en conjure ; il justifiera votre confiance, il honorera vos bienfaits, il pratiquera vos leçons, il imitera vos vertus, il apprendra de vous la sagesse. Ah ! milord, s’il devient entre vos mains tout ce qu’il peut être, que vous serez fier un jour de votre ouvrage !

Lettre VII de Julie

Et toi aussi, mon doux ami ! et toi l’unique espoir de mon coeur, tu viens le percer encore quand il se meurt de tristesse ! J’étais préparée aux coups de la fortune, de longs pressentiments me les avaient annoncés ; je les aurais supportés avec patience : mais toi pour qui je les souffre ! ah ! ceux qui me viennent de toi me sont seuls insupportables, et il m’est affreux de voir aggraver mes peines par celui qui devait me les rendre chères. Que de douces consolations je m’étais promises qui s’évanouissent avec ton courage ! Combien de fois je me flattai que ta force animerait ma langueur, que ton mérite effacerait ma faute, que tes vertus relèveraient mon âme abattue ! Combien de fois j’essuyai mes larmes amères en me disant : « Je souffre pour lui, mais il en est digne : je suis coupable, mais il est vertueux ; mille ennuis m’assiègent, mais sa constance me soutient, et je trouve au fond de son coeur le dédommagement de toutes mes pertes » ! Vain espoir que la première épreuve a détruit ! Où est maintenant cet amour sublime qui sait élever tous les sentiments et faire éclater la vertu ? Où sont ces fières maximes ? Qu’est devenue cette imitation des grands hommes ? Où est ce philosophe que le malheur ne peut ébranler, et qui succombe au premier accident qui le sépare de sa maîtresse ? Quel prétexte excusera désormais ma honte à mes propres yeux, quand je ne vois plus dans celui qui m’a séduite qu’un homme sans courage, amolli par les plaisirs, qu’un coeur lâche, abattu par les premiers revers, qu’un insensé qui renonce à la raison sitôt qu’il a besoin d’elle ? O Dieu ! dans ce comble d’humiliation devais-je me voir réduite à rougir de mon choix autant que de ma faiblesse ?

Regarde à quel point tu t’oublies : ton âme égarée et rampante s’abaisse jusqu’à la cruauté ! tu m’oses faire des reproches ! tu t’oses plaindre de moi !... de ta Julie !... Barbare !... Comment tes remords n’ont-ils pas retenu ta main ? Comment les plus doux témoignages du plus tendre amour qui fut jamais t’ont-ils laissé le courage de m’outrager ? Ah ! si tu pouvais douter de mon coeur, que le tien serait méprisable ! Mais non, tu n’en doutes pas, tu n’en peux douter, j’en puis défier ta fureur ; et dans cet instant même, où je hais ton injustice, tu vois trop bien la source du premier mouvement de colère que j’éprouvai de ma vie.

Peux-tu t’en prendre à moi, si je me suis perdue par une aveugle confiance, et si mes dessins n’ont point réussi ? Que tu rougirais de tes duretés si tu connaissais quel espoir m’avait séduite, quels projets j’osai former pour ton bonheur et le mien, et comment ils se sont évanouis avec toutes mes espérances ! Quelque jour, j’ose m’en flatter encore, tu pourras en savoir davantage, et tes regrets me vengeront de tes reproches. Tu sais la défense de mon père ; tu n’ignores pas les discours publics ; j’en prévis les conséquences, je te les fis exposer, tu les sentis comme nous ; et pour nous conserver l’un à l’autre, il fallut nous soumettre au sort qui nous séparait.

Je t’ai donc chassé, comme tu l’oses dire ! Mais pour qui l’ai-je fait, amant sans délicatesse ? Ingrat ! c’est pour un coeur bien plus honnête qu’il ne croit l’être, et qui mourrait mille fois plutôt que de me voir avilie. Dis-moi, que deviendras-tu quand je serai livrée à l’opprobre ? Espères-tu pouvoir supporter le spectacle de mon déshonneur ? Viens, cruel, si tu le crois, viens recevoir le sacrifice de ma réputation avec autant de courage que je puis te l’offrir. Viens, ne crains pas d’être désavoué de celle à qui tu fus cher. Je suis prête à déclarer à la face du ciel et des hommes tout ce que nous avons senti l’un pour l’autre ; je suis prête à te nommer hautement mon amant, à mourir dans tes bras d’amour et de honte : j’aime mieux que le monde entier connaisse ma tendresse que de t’en voir douter un moment, et tes reproches me sont plus amers que l’ignominie.

Finissons pour jamais ces plaintes mutuelles, je t’en conjure ; elles me sont insupportables. O Dieu ! comment peut-on se quereller quand on s’aime, et perdre à se tourmenter l’un l’autre des moments où l’on a si grand besoin de consolation ? Non, mon ami, que sert de feindre un mécontentement qui n’est pas ? Plaignons-nous du sort, et non de l’amour. Jamais il ne forma d’union si parfaite ; jamais il n’en forma de plus durable. Nos âmes trop bien confondues ne sauraient plus se séparer ; et nous ne pouvons plus vivre éloignés l’un de l’autre, que comme deux parties d’un même tout. Comment peux-tu donc ne sentir que tes peines ? Comment ne sens-tu point celles de ton amie ? Comment n’entends-tu point dans ton sein ses tendres gémissements ? Combien ils sont plus douloureux que tes cris emportés ! Combien, si tu partageais mes maux, ils te seraient plus cruels que les tiens mêmes !

Tu trouves ton sort déplorable ! Considère celui de ta Julie, et ne pleure que sur elle. Considère dans nos communes infortunes l’état de mon sexe et du tien, et juge qui de nous est le plus à plaindre. Dans la force des passions, affecter d’être insensible, en proie à mille peines, paraître joyeuse et contente ; avoir l’air serein et l’âme agitée ; dire toujours autrement qu’on ne pense ; déguiser tout ce qu’on sent ; être fausse par devoir, et mentir par modestie : voilà l’état habituel de toute fille de mon âge. On passe ainsi ses beaux jours sous la tyrannie des bienséances, qu’aggrave enfin celle des parents dans un lien mal assorti ! Mais on gêne en vain nos inclinations ; le coeur ne reçoit de lois que de lui-même ; il échappe à l’esclavage ; il se donne à son gré. Sous un joug de fer que le ciel n’impose pas, on n’asservit qu’un corps sans âme : la personne et la foi restent séparément engagées ; et l’on force au crime une malheureuse victime en la forçant de manquer de part ou d’autre au devoir sacré de la fidélité. Il en est de plus sages. Ah ! je le sais. Elles n’ont point aimé : qu’elles sont heureuses ! Elles résistent : j’ai voulu résister. Elles sont plus vertueuses : aiment-elles mieux la vertu ? Sans toi, sans toi seul, je l’aurais toujours aimée. Il est donc vrai que je ne l’aime plus ?... Tu m’as perdue, et c’est moi qui te console !... Mais moi que vais-je devenir ?... Que les consolations de l’amitié sont faibles où manquent celles de l’amour ! Qui me consolera donc dans mes peines ? Quel sort affreux j’envisage, moi qui, pour avoir vécu dans le crime, ne vois plus qu’un nouveau crime dans des noeuds abhorrés et peut-être inévitables ! Où trouverai-je assez de larmes pour pleurer ma faute et mon amant, si je cède ? Où trouverai-je assez de force pour résister, dans l’abattement où je suis ? Je crois déjà voir les fureurs d’un père irrité. Je crois déjà sentir le cri de la nature émouvoir mes entrailles, ou l’amour gémissant déchirer mon coeur. Privée de toi, je reste sans ressource, sans appui, sans espoir ; le passé m’avilit, le présent m’afflige, l’avenir m’épouvante. J’ai cru tout faire pour notre bonheur, je n’ai fait que nous rendre plus méprisables en nous préparant une séparation plus cruelle. Les vains plaisirs ne sont plus, les remords demeurent ; et la honte qui m’humilie est sans dédommagement.

C’est à moi, c’est à moi d’être faible et malheureuse. Laisse-moi pleurer et souffrir ; mes pleurs ne peuvent non plus tarir que mes fautes se réparer ; et le temps même qui guérit tout ne m’offre que de nouveaux sujets de larmes. Mais toi qui n’as nulle violence à craindre, que la honte n’avilit point, que rien ne force à déguiser bassement tes sentiments ; toi qui ne sens que l’atteinte du malheur et jouis au moins de tes premières vertus, comment t’oses-tu dégrader au point de soupirer et gémir comme une femme, et de t’emporter comme un furieux ? N’est-ce pas assez du mépris que j’ai mérité pour toi, sans l’augmenter en te rendant méprisable toi-même, et sans m’accabler à la fois de mon opprobre et du tien ? Rappelle donc ta fermeté, sache supporter l’infortune, et sois homme. Sois encore, si j’ose le dire, l’amant que Julie a choisi. Ah ! si je ne suis plus digne d’animer ton courage, souviens-toi du moins de ce que je fus un jour ; mérite que pour toi j’aie cessé de l’être ; ne me déshonore pas deux fois.

Non, mon respectable ami, ce n’est point toi que je reconnais dans cette lettre efféminée que je veux à jamais oublier, et que je tiens déjà désavouée par toi-même. J’espère, tout avilie, toute confuse que je suis, j’ose espérer que mon souvenir n’inspire point des sentiments si bas, que mon image règne encore avec plus de gloire dans un coeur que je pus enflammer, et que je n’aurai point à me reprocher, avec ma faiblesse, la lâcheté de celui qui l’a causée.

Heureux dans ta disgrâce, tu trouves le plus précieux dédommagement qui soit connu des âmes sensibles. Le ciel dans ton malheur te donne un ami et te laisse à douter si ce qu’il te rend ne vaut pas mieux que ce qu’il t’ôte. Admire et chéris cet homme trop généreux qui daigne aux dépens de son repos prendre soin de tes jours et de ta raison. Que tu serais ému si tu savais tout ce qu’il a voulu faire pour toi ! Mais que sert d’animer ta reconnaissance en aigrissant tes douleurs ? Tu n’as pas besoin de savoir à quel point il t’aime pour connaître tout ce qu’il vaut ; et tu ne peux l’estimer comme il le mérite, sans l’aimer comme tu le dois.

Lettre VIII de Claire

Vous avez plus d’amour que de délicatesse, et savez mieux faire des sacrifices que les faire valoir. Y pensez-vous d’écrire à Julie sur un ton de reproches dans l’état où elle est, et parce que vous souffrez, faut-il vous en prendre à elle qui souffre encore plus ? Je vous l’ai dit mille fois, je ne vis de ma vie un amant si grondeur que vous ; toujours prêt à disputer sur tout, l’amour n’est pour vous qu’un état de guerre ; ou, si quelquefois vous êtes docile, c’est pour vous plaindre ensuite de l’avoir été. Oh ! que de pareils amants sont à craindre ! et que je m’estime heureuse de ’en avoir jamais voulu que de ceux qu’on peut congédier quand on veut, sans qu’il en coûte une larme à personne !

Croyez-moi, changez de langage avec Julie si vous voulez qu’elle vive ; c’en est trop pour elle de supporter à la fois sa peine et vos mécontentements. Apprenez une fois à ménager ce coeur trop sensible ; vous lui devez les plus tendres consolations : craignez d’augmenter vos maux à force de vous en plaindre, ou du moins ne vous en plaignez qu’à moi qui suis l’unique auteur de votre éloignement. Oui, mon ami, vous avez deviné juste ; je lui ai suggéré le parti qu’exigeait son honneur en péril, ou plutôt je l’ai forcée à le prendre en exagérant le danger, je vous ai déterminé vous-même, et chacun a rempli son devoir. J’ai plus fait encore ; je l’ai détournée d’accepter les offres de milord Edouard ; je vous ai empêché d’être heureux : mais le bonheur de Julie m’est plus cher que le vôtre ; je savais qu’elle ne pouvait être heureuse après avoir livré ses parents à la honte et au désespoir ; et j’ai peine à comprendre, par rapport à vous-même, quel bonheur vous pourriez goûter aux dépens du sien.

Quoi qu’il en soit, voilà ma conduite et mes torts ; et, puisque vous vous plaisez à quereller ceux qui vous aiment, voilà de quoi vous en prendre à moi seule ; si ce n’est pas cesser d’être ingrat, c’est au moins cesser d’être injuste. Pour moi, de quelque manière que vous en usiez, je serai toujours la même envers vous ; vous me serez cher tant que Julie vous aimera, et je dirais davantage s’il était possible. Je ne me repens d’avoir ni favorisé ni combattu votre amour. Le pur zèle de l’amitié qui m’a toujours guidée me justifie également dans ce que j’ai fait pour et contre vous ; et, si quelquefois je m’intéressais pour vos feux plus peut-être qu’il ne semblait me convenir, le témoignage de mon coeur suffit à mon repos ; je ne rougirai jamais des services que j’ai pu rendre à mon amie, et ne me reproche que leur inutilité.

Je n’ai pas oublié ce que vous m’avez appris autrefois de la constance du sage dans les disgrâces, et je pourrais, ce me semble, vous en rappeler à propos quelques maximes ; mais l’exemple de Julie m’apprend qu’une fille de mon âge est pour un philosophe du vôtre un aussi mauvais précepteur qu’un dangereux disciple ; et il ne me conviendrait pas de donner des leçons à mon maître.

Lettre IX de milord Edouard à Julie

Nous l’emportons, charmante Julie ; une erreur de notre ami l’a ramené à la raison. La honte de s’être mis un moment dans son tort a dissipé toute sa fureur, et l’a rendu si docile que nous en ferons désormais tout ce qu’il nous plaira. Je vois avec plaisir que la faute qu’il se reproche lui laisse plus de regret que de dépit ; et je connais qu’il m’aime, en ce qu’il est humble et confus en ma présence, mais non pas embarrassé ni contraint. Il sent trop bien son injustice pour que je m’en souvienne, et des torts ainsi reconnus font plus d’honneur à celui qui les répare qu’à celui qui les pardonne.

J’ai profité de cette révolution et de l’effet qu’elle a produit, pour prendre avec lui quelques arrangements nécessaires avant de nous séparer ; car je ne puis différer mon départ plus longtemps. Comme je compte revenir l’été prochain, nous sommes convenus qu’il irait m’attendre à Paris, et qu’ensuite nous irions ensemble en Angleterre. Londres est le seul théâtre digne des grands talents, et où leur carrière est le plus étendue. Les siens sont supérieurs à bien des égards ; et je ne désespère pas de lui voir faire en peu de temps, à l’aide de quelques amis, un chemin digne de son mérite. Je vous expliquerai mes vues plus en détail à mon passage auprès de vous. En attendant, vous sentez qu’à force de succès on peut lever bien des difficultés, et qu’il y a des degrés de considération qui peuvent compenser la naissance, même dans l’esprit de votre père. C’est, ce me semble, le seul expédient qui reste à tenter pour votre bonheur et le sien, puisque le sort et les préjugés vous ont ôté tous les autres.

J’ai écrit à Regianino de venir me joindre en poste, pour profiter de lui pendant huit ou dix jours que je passe encore avec notre ami. Sa tristesse est trop profonde pour laisser place à beaucoup d’entretien. La musique remplira les vides du silence, le laissera rêver, et changera par degrés sa douleur en mélancolie. J’attends cet état pour le livrer à lui-même, je n’oserais m’y fier auparavant. Pour Regianino, je vous le rendrai en repassant, et ne le reprendrai qu’à mon retour d’Italie, temps où, sur les progrès que vous avez déjà faits toutes deux, je juge qu’il ne vous sera plus nécessaire. Quant à présent, sûrement il vous est inutile, et je ne vous prive de rien en vous l’ôtant quelques jours.

Lettre X à Claire

Pourquoi faut-il que j’ouvre enfin les yeux sur moi ? Que ne les ai-je fermés pour toujours, plutôt que de voir l’avilissement où je suis tombé, plutôt que de me trouver le dernier des hommes, après en avoir été le plus fortuné ! Aimable et généreuse amie, qui fûtes si souvent mon refuge, j’ose encore verser ma honte et mes peines dans votre coeur compatissant ; j’ose encore implorer vos consolations contre le sentiment de ma propre indignité ; j’ose recourir à vous quand je suis abandonné de moi-même. Ciel ! comment un homme aussi méprisable a-t-il pu jamais être aimé d’elle, ou comment un feu si divin n’a-t-il point épuré mon âme ? Qu’elle doit maintenant rougir de son choix, celle que je ne suis plus digne de nommer ! Qu’elle doit gémir de voir profaner son image dans un coeur si rampant et bas ! Qu’elle doit de dédains et de haine à celui qui put l’aimer et n’être qu’un lâche ! Connaissez toutes mes erreurs, charmante cousine ; connaissez mon crime et mon repentir ; soyez mon juge, et que je meure ; ou soyez mon intercesseur, et que l’objet qui fait mon sort daigne encore en être l’arbitre.

Je ne vous parlerai point de l’effet que produisit sur moi cette séparation imprévue ; je ne vous dirai rien de ma douleur stupide et de mon insensé désespoir ; vous n’en jugerez que trop par l’égarement inconcevable où l’un et l’autre m’ont entraîné. Plus je sentais l’horreur de mon état, moins j’imaginais qu’il fût possible de renoncer volontairement à Julie, et l’amertume de ce sentiment, jointe à l’étonnante générosité de milord Edouard, me fit naître des soupçons que je ne me rappellerai jamais sans horreur, et que je ne puis oublier sans ingratitude envers l’ami qui me les pardonne.

En rapprochant dans mon délire toutes les circonstances de mon départ, j’y crus reconnaître un dessein prémédité, et j’osai l’attribuer au plus vertueux des hommes. A peine ce doute affreux me fût-il entré dans l’esprit que tout me sembla le confirmer. La conversation de milord avec le baron d’Etange, le ton peu insinuant que je l’accusais d’y avoir affecté, la querelle qui en dériva, la défense de me voir, la résolution prise de me faire partir, la diligence et le secret des préparatifs, l’entretien qu’il eut avec moi la veille, enfin la rapidité avec laquelle je fus plutôt enlevé qu’emmené : tout me semblait prouver, de la part de milord, un projet formé de m’écarter de Julie, et le retour que je savais qu’il devait faire auprès d’elle achevait, selon moi, de me déceler le but de ses soins. Je résolus pourtant de m’éclaircir encore mieux avant d’éclater, et dans ce dessein je me bornai à examiner les choses avec plus d’attention. Mais tout redoublait mes ridicules soupçons, et le zèle de l’humanité ne lui inspirait rien d’honnête en ma faveur, dont mon aveugle jalousie ne tirât quelque indice de trahison. A Besançon je sus qu’il avait écrit à Julie sans me communiquer sa lettre, sans m’en parler. Je me tins alors suffisamment convaincu, et je n’attendis que la réponse, dont j’espérais bien le trouver mécontent, pour avoir avec lui l’éclaircissement que je méditais.

Hier au soir nous rentrâmes assez tard, et je sus qu’il y avait un paquet de Suisse, dont il ne me parla point en nous séparant. Je lui laissai le temps de l’ouvrir ; je l’entendis de ma chambre murmurer, en lisant, quelques mots ; je prêtai l’oreille attentivement. « Ah ! Julie ! disait-il en phrases interrompues, j’ai voulu vous rendre heureuse... je respecte votre vertu... mais je plains votre erreur. » A ces mots et d’autres semblables que je distinguai parfaitement, je ne fus plus maître de moi ; je pris mon épée sous mon bras ; j’ouvris ou plutôt j’enfonçai la porte ; j’entrai comme un furieux. Non, je ne souillerai point ce papier ni vos regards des injures que me dicta la rage pour le porter à se battre avec moi sur-le-champ.

O ma cousine ! c’est là surtout que je pus reconnaître l’empire de la véritable sagesse, même sur les hommes les plus sensibles, quand ils veulent écouter sa voix. D’abord il ne put rien comprendre à mes discours, et il les prit pour un vrai délire. Mais la trahison dont je l’accusais, les desseins secrets que je lui reprochais, cette lettre de Julie qu’il tenait encore, et dont je lui parlais sans cesse, lui firent connaître enfin le sujet de ma fureur. Il sourit, puis il me dit froidement : « Vous avez perdu la raison, et je ne me bats point contre un insensé. Ouvrez les yeux, aveugle que vous êtes, ajouta-t-il d’un ton plus doux est-ce bien moi que vous accusez de vous trahir ? » Je sentis dans l’accent de ce discours je ne sais quoi qui n’était pas d’un perfide : le son de sa voix me remua le coeur ; je n’eus pas jeté les yeux sur les siens que tous mes soupçons se dissipèrent, et je commençai de voir avec effroi mon extravagance.

Il s’aperçut à l’instant de ce changement, il me tendit la main : « Venez, me dit-il ; si votre retour n’eût précédé ma justification, je ne vous aurais vu de ma vie. A présent que vous êtes raisonnable, lisez cette lettre, et connaissez une fois vos amis. » Je voulus refuser de la lire ; mais l’ascendant que tant d’avantages lui donnaient sur moi le lui fit exiger d’un ton d’autorité que, malgré mes ombrages dissipés, mon désir secret n’appuyait que trop.

Imaginez en quel état je me trouvai après cette lecture, qui m’apprit les bienfaits inouïs de celui que j’osais calomnier avec tant d’indignité. Je me précipitai à ses pieds : et, le coeur chargé d’admiration, de regrets et de honte, je serrais ses genoux de toute ma force sans pouvoir proférer un seul mot. Il reçut mon repentir comme il avait reçu mes outrages, et n’exigea de moi, pour prix du pardon qu’il daigna m’accorder, que de ne m’opposer jamais au bien qu’il voudrait me faire. Ah ! qu’il fasse désormais ce qu’il lui plaira : son âme sublime est au-dessus de celle des hommes, et il n’est pas plus permis de résister à ses bienfaits qu’à ceux de la Divinité.

Ensuite il me remit les deux lettres qui s’adressaient à moi, lesquelles il n’avait pas voulu me donner avant d’avoir lu la sienne, et d’être instruit de la résolution de votre cousine. Je vis, en les lisant, quelle amante et quelle amie le ciel m’a données ; je vis combien il a rassemblé de sentiments et de vertus autour de moi pour rendre mes remords plus amers et ma bassesse plus méprisable. Dites, quelle est donc cette mortelle unique dont le moindre empire est dans sa beauté, et qui, semblable aux puissances éternelles, se fait également adorer et par les biens et par les maux qu’elle fait ? Hélas ! elle m’a tout ravi, la cruelle et je l’en aime davantage. Plus elle me rend malheureux, plus je la trouve parfaite. Il semble que tous les tourments qu’elle me cause soient pour elle un nouveau mérite auprès de moi. Le sacrifice qu’elle vient de faire aux sentiments de la nature me désole et m’enchante ; il augmente à mes yeux le prix de celui qu’elle a fait à l’amour. Non, son coeur ne sait rien refuser qui ne fasse valoir ce qu’il accorde.

Et vous, digne et charmante cousine, vous, unique et parfait modèle d’amitié, qu’on citera seule entre toutes les femmes, et que les coeurs qui ne ressemblent pas au vôtre oseront traiter de chimère ; ah ! ne me parlez plus de philosophie : je méprise ce trompeur étalage qui ne consiste qu’en vains discours ; ce fantôme qui n’est qu’une ombre, qui nous excite à menacer de loin les passions, et nous laisse comme un faux brave à leur approche. Daignez ne pas m’abandonner à mes égarements ; daignez rendre vos anciennes bontés à cet infortuné qui ne les mérite plus, mais qui les désire plus ardemment et en a plus besoin que jamais ; daignez me rappeler à moi-même, et que votre douce voix supplée en ce coeur malade à celle de la raison.

Non, je l’ose espérer, je ne suis point tombé dans un abaissement éternel. Je sens ranimer en moi ce feu pur et saint dont j’ai brûlé : l’exemple de tant de vertus ne sera point perdu pour celui qui en fut l’objet, qui les aime, les admire et veut les imiter sans cesse. O chère amante dont je dois honorer le choix ! ô mes amis dont je veux recouvrer l’estime ! mon âme se réveille et reprend dans les vôtres sa force et sa vie. Le chaste amour et l’amitié sublime me rendront le courage qu’un lâche désespoir fut prêt à m’ôter ; les purs sentiments de mon coeur me tiendront lieu de sagesse : je serai par vous tout ce que je dois être, et je vous forcerai d’oublier ma chute, si je puis m’en relever un instant. Je ne sais ni ne veux savoir quel sort le ciel me réserve ; quel qu’il puisse être, je veux me rendre digne de celui dont j’ai joui. Cette immortelle image que je porte en moi me servira d’égide, et rendra mon âme invulnérable aux coups de la fortune. N’ai-je pas assez vécu pour mon bonheur ? C’est maintenant pour sa gloire que je dois vivre. Ah ! que ne puis-je étonner le monde de mes vertus, afin qu’on pût dire un jour en les admirant : « Pouvait-il moins faire ? Il fut aimé de Julie ! »

P.-S. ─ Des noeuds abhorrés et peut-être inévitables ! Que signifient ces mots ? Ils sont dans sa lettre. Claire, je m’attends à tout ; je suis résigné, prêt à supporter mon sort. Mais ces mots... jamais, quoi qu’il arrive, je ne partirai d’ici que je n’aie eu l’explication de ces mots-là.

Lettre XI de Julie

Il est donc vrai que mon âme n’est pas fermée au plaisir, et qu’un sentiment de joie y peut pénétrer encore ! Hélas ! je croyais depuis ton départ n’être plus sensible qu’à la douleur ; je croyais ne savoir que souffrir loin de toi, et je n’imaginais pas même des consolations à ton absence. Ta charmante lettre à ma cousine est venue me désabuser ; je l’ai lue et baisée avec des larmes d’attendrissement : elle a répandu la fraîcheur d’une douce rosée sur mon coeur séché d’ennuis et flétri de tristesse ; et j’ai senti, par la sérénité qui m’en est restée, que tu n’as pas moins d’ascendant de loin que de près sur les affections de ta Julie.

Mon ami, quel charme pour moi de te voir reprendre cette vigueur de sentiments qui convient au courage d’un homme ! Je t’en estimerai davantage, et m’en mépriserai moins de n’avoir pas en tout avili la dignité d’un amour honnête, ni corrompu deux coeurs à la fois. Je te dirai plus, à présent que nous pouvons parler librement de nos affaires ; ce qui aggravait mon désespoir était de voir que le tien nous ôtait la seule ressource qui pouvait nous rester dans l’usage de tes talents. Tu connais maintenant le digne ami que le ciel t’a donné : ce ne serait pas trop de ta vie entière pour mériter ses bienfaits ; ce ne sera jamais assez pour réparer l’offense que tu viens de lui faire, et j’espère que tu n’auras plus besoin d’autre leçon pour contenir ton imagination fougueuse. C’est sous les auspices de cet homme respectable que tu vas entrer dans le monde ; c’est à l’appui de son crédit, c’est guidé par son expérience, que tu vas tenter de venger le mérite oublié des rigueurs de la fortune. Fais pour lui ce que tu ne ferais pas pour toi ; tâche au moins d’honorer ses bontés en ne les rendant pas inutiles. Vois quelle riante perspective s’offre encore à toi ; vois quel succès tu dois espérer dans une carrière où tout concourt à favoriser ton zèle. Le ciel t’a prodigué ses dons ; ton heureux naturel, cultivé par ton goût, t’a doué de tous les talents ; à moins de vingt-quatre ans, tu joins les grâces de ton âge à la maturité qui dédommage plus tard des progrès des ans :

Frutto senile in su ’l giovenil fiore.

L’étude n’a point émoussé ta vivacité ni appesanti ta personne ; la fade galanterie n’a point rétréci ton esprit ni hébété ta raison. L’ardent amour, en t’inspirant tous les sentiments sublimes dont il est le père, t’a donné cette élévation d’idées et cette justesse de sens qui en sont inséparables. A sa douce chaleur, j’ai vu ton âme déployer ses brillantes facultés, comme une fleur s’ouvre aux rayons du soleil : tu as à la fois tout ce qui mène à la fortune et tout ce qui la fait mépriser. Il ne te manquait, pour obtenir les honneurs du monde, que d’y daigner prétendre, et j’espère qu’un objet plus cher à ton coeur te donnera pour eux le zèle dont ils ne sont pas dignes.

O mon doux ami, tu vas t’éloigner de moi !... O mon bien-aimé, tu vas fuir ta Julie !... Il le faut ; il faut nous séparer si nous voulons nous revoir heureux un jour ; et l’effet des soins que tu vas prendre est notre dernier espoir. Puisse une si chère idée t’animer, te consoler durant cette amère et longue séparation ; puisse-t-elle te donner cette ardeur qui surmonte les obstacles et dompte la fortune ! Hélas ! le monde et les affaires seront pour toi des distractions continuelles, et feront une utile diversion aux peines de l’absence. Mais je vais rester abandonnée à moi seule ou livrée aux persécutions, et tout me forcera de te regretter sans cesse : heureuse au moins si de vaines alarmes n’aggravaient mes tourments réels, et si, avec mes propres maux, je ne sentais encore en moi tous ceux auxquels tu vas t’exposer !

Je frémis en songeant aux dangers de mille espèces que vont courir ta vie et tes moeurs. Je prends en toi toute la confiance qu’un homme peut inspirer ; mais puisque le sort nous sépare, ah ! mon ami, pourquoi n’es-tu qu’un homme ? Que de conseils te seraient nécessaires dans ce monde inconnu où tu vas t’engager ! Ce n’est pas à moi, jeune, sans expérience, et qui ai moins d’étude et de réflexion que toi, qu’il appartient de te donner là-dessus des avis ; c’est un soin que je laisse à milord Edouard. Je me borne à te recommander deux choses, parce qu’elles tiennent plus au sentiment qu’à l’expérience, et que, si je connais peu le monde, je crois bien connaître ton coeur : n’abandonne jamais la vertu, et n’oublie jamais ta Julie.

Je ne te rappellerai point tous ces arguments subtils que tu m’as toi-même appris à mépriser, qui remplissent tant de livres, et n’ont jamais fait un honnête homme. Ah ! ces tristes raisonneurs ! quels doux ravissements leurs coeurs n’ont jamais sentis ni donnés ! Laisse, mon ami, ces vains moralistes et rentre au fond de ton âme : c’est là que tu retrouveras toujours la source de ce feu sacré qui nous embrasa tant de fois de l’amour des sublimes vertus ; c’est là que tu verras ce simulacre éternel du vrai beau dont la contemplation nous anime d’un saint enthousiasme, et que nos passions souillent sans cesse sans pouvoir jamais l’effacer. Souviens-toi des larmes délicieuses qui coulaient de nos yeux, des palpitations qui suffoquaient nos coeurs agités, des transports qui nous élevaient au-dessus de nous-mêmes, au récit de ces vies héroïques qui rendent le vice inexcusable et font l’honneur de l’humanité. Veux-tu savoir laquelle est vraiment désirable, de la fortune ou de la vertu ? Songe à celle que le coeur préfère quand son choix est impartial ; songe où l’intérêt nous porte en lisant l’histoire. T’avisas-tu jamais de désirer les trésors de Crésus, ni la gloire de César, ni le pouvoir de Néron, ni les plaisirs d’Héliogabale ? Pourquoi, s’ils étaient heureux, tes désirs ne te mettaient-ils pas à leur place ? C’est qu’ils ne l’étaient point, et tu le sentais bien ; c’est qu’ils étaient vils et méprisables, et qu’un méchant heureux ne fait envie à personne. Quels hommes contemplais-tu donc avec le plus de plaisir ? Desquels adorais-tu les exemples ? Auxquels aurais-tu mieux aimé ressembler ? Charme inconcevable de la beauté qui ne périt point ! c’était l’Athénien buvant la ciguë, c’était Brutus mourant pour son pays, c’était Régulus au milieu des tourments, c’était Caton déchirant ses entrailles, c’étaient tous ces vertueux infortunés qui te faisaient envie, et tu sentais au fond de ton coeur la félicité réelle que couvraient leurs maux apparents. Ne crois pas que ce sentiment fût particulier à toi seul, il est celui de tous les hommes, et souvent même en dépit d’eux. Ce divin modèle que chacun de nous porte avec lui nous enchante malgré que nous en ayons ; sitôt que la passion nous permet de le voir, nous lui voulons ressembler ; et si le plus méchant des hommes pouvait être un autre que lui-même, il voudrait être un homme de bien.

Pardonne-moi ces transports, mon aimable ami ; tu sais qu’ils me viennent de toi, et c’est à l’amour dont je les tiens à te les rendre. Je ne veux point t’enseigner ici tes propres maximes, mais t’en faire un moment l’application pour voir ce qu’elles ont à ton usage : car voici le temps de pratiquer tes propres leçons et de montrer comment on exécute ce que tu sais dire. S’il n’est pas question d’être un Caton ou un Régulus, chacun pourtant doit aimer son pays, être intègre et courageux, tenir sa foi, même aux dépens de sa vie. Les vertus privées sont souvent d’autant plus sublimes qu’elles n’aspirent point à l’approbation d’autrui, mais seulement au bon témoignage de soi-même ; et la conscience du juste lui tient lieu des louanges de l’univers. Tu sentiras donc que la grandeur de l’homme appartient à tous les états, et que nul ne peut être heureux s’il ne jouit de sa propre estime ; car si la véritable jouissance de l’âme est dans la contemplation du beau, comment le méchant peut-il l’aimer dans autrui sans être forcé de se haïr lui-même ?

Je ne crains pas que les sens et les plaisirs grossiers te corrompent ; ils sont des pièges peu dangereux pour un coeur sensible, et il lui en faut de plus délicats. Mais je crains les maximes et les leçons du monde ; je crains cette force terrible que doit avoir l’exemple universel et continuel du vice ; je crains les sophismes adroits dont il se colore ; je crains enfin que ton coeur même ne t’en impose, et ne te rende moins difficile sur les moyens d’acquérir une considération, que tu saurais dédaigner si notre union n’en pouvait être le fruit.

Je t’avertis, mon ami, de ces dangers ; ta sagesse fera le reste : car c’est beaucoup pour s’en garantir que d’avoir su les prévoir. Je n’ajouterai qu’une réflexion, qui l’emporte, à mon avis, sur la fausse raison du vice, sur les fières erreurs des insensés, et qui doit suffire pour diriger au bien la vie de l’homme sage ; c’est que la source du bonheur n’est tout entière ni dans l’objet désiré ni dans le coeur qui le possède, mais dans le rapport de l’un et de l’autre ; et que, comme tous les objets de nos désirs ne sont pas propres à produire la félicité, tous les états du coeur ne sont pas propres à la sentir. Si l’âme la plus pure ne suffit pas seule à son propre bonheur, il est plus sûr encore que toutes les délices de la terre ne sauraient faire celui d’un coeur dépravé ; car il y a des deux côtés une préparation nécessaire, un certain concours dont résulte ce précieux sentiment recherché de tout être sensible et toujours ignoré du faux sage, qui s’arrête au plaisir du moment faute de connaître un bonheur durable. Que servirait donc d’acquérir un de ces avantages aux dépens de l’autre, de gagner au dehors pour perdre encore plus au dedans, et de se procurer les moyens d’être heureux en perdant l’art de les employer ? Ne vaut-il pas mieux encore, si l’on ne peut avoir qu’un des deux, sacrifier celui que le sort peut nous rendre à celui qu’on ne recouvre point quand on l’a perdu ? Qui le doit mieux savoir que moi, qui n’ai fait qu’empoisonner les douceurs de ma vie en pensant y mettre le comble ? Laisse donc dire les méchants qui montrent leur fortune et cachent leur coeur ; et sois sûr que s’il est un seul exemple du bonheur sur la terre, il se trouve dans un homme de bien. Tu reçus du ciel cet heureux penchant à tout ce qui est bon et honnête : n’écoute que tes propres désirs, ne suis que tes inclinations naturelles ; songe surtout à nos premières amours : tant que ces moments purs et délicieux reviendront à ta mémoire, il n’est pas possible que tu cesses d’aimer ce qui te les rendit si doux, que le charme du beau moral s’efface dans ton âme, ni que tu veuilles jamais obtenir ta Julie par des moyens indignes de toi. Comment jouir d’un bien dont on aurait perdu le goût ? Non, pour pouvoir posséder ce qu’on aime, il faut garder le même coeur qui l’a aimé.

Me voici à mon second point : car, comme tu vois, je n’ai pas oublié mon métier. Mon ami, l’on peut sans amour avoir les sentiments sublimes d’une âme forte : mais un amour tel que le nôtre l’anime et la soutient tant qu’il brûle ; sitôt qu’il s’éteint elle tombe en langueur, et un coeur usé n’est plus propre à rien. Dis-moi, que serions-nous si nous n’aimions plus ? Eh ! ne vaudrait-il pas mieux cesser d’être que d’exister sans rien sentir, et pourrais-tu te résoudre à traîner sur la terre l’insipide vie d’un homme ordinaire, après avoir goûté tous les transports qui peuvent ravir une âme humaine ? Tu vas habiter de grandes villes, où ta figure et ton âge, encore plus que ton mérite, tendront mille embûches à ta fidélité ; l’insinuante coquetterie affectera le langage de la tendresse, et te plaira sans t’abuser ; tu ne chercheras point l’amour, mais les plaisirs ; tu les goûteras séparés de lui, et ne les pourras reconnaître. Je ne sais si tu retrouveras ailleurs le coeur de Julie ; mais je te défie de jamais retrouver auprès d’une autre ce que tu sentis auprès d’elle. L’épuisement de ton âme t’annoncera le sort que je t’ai prédit ; la tristesse et l’ennui t’accableront au sein des amusements frivoles ; le souvenir de nos premières amours te poursuivra malgré toi ; mon image, cent fois plus belle que je ne fus jamais, viendra tout à coup te surprendre. A l’instant le voile du dégoût couvrira tous tes plaisirs, et mille regrets amers naîtront dans ton coeur. Mon bien-aimé, mon doux ami, ah ! si jamais tu m’oublies... Hélas ! je ne ferai qu’en mourir ; mais toi tu vivras vil et malheureux, et je mourrai trop vengée.

Ne l’oublie donc jamais, cette Julie qui fut à toi, et dont le coeur ne sera point à d’autres. Je ne puis rien te dire de plus, dans la dépendance où le ciel m’a placée. Mais après t’avoir recommandé la fidélité, il est juste de te laisser de la mienne le seul gage qui soit en mon pouvoir. J’ai consulté, non mes devoirs, mon esprit égaré ne les connaît plus, mais mon coeur, dernière règle de qui n’en saurait plus suivre ; et voici le résultat de ses inspirations. Je ne t’épouserai jamais sans le consentement de mon père, mais je n’en épouserai jamais un autre sans ton consentement : je t’en donne ma parole ; elle me sera sacrée, quoi qu’il arrive, et il n’y a point de force humaine qui puisse m’y faire manquer. Sois donc sans inquiétude sur ce que je puis devenir en ton absence. Va, mon aimable ami, chercher sous les auspices du tendre amour un sort digne de le couronner. Ma destinée est dans tes mains autant qu’il a dépendu de moi de l’y mettre, et jamais elle ne changera que de ton aveu.

Lettre XII à Julie

O qual fiamma di gloria, d’onore,

Scorrer sento per tutte le vene,

Alma grande, parlando con te !

Julie, laisse-moi respirer ; tu fais bouillonner mon sang, tu me fais tressaillir, tu me fais palpiter ; ta lettre brûle comme ton coeur du saint amour de la vertu et tu portes au fond du mien son ardeur céleste. Mais pourquoi tant d’exhortations où il ne fallait que des ordres ? Crois que si je m’oublie au point d’avoir besoin de raisons pour bien faire, au moins ce n’est pas de ta part ; ta seule volonté me suffit. Ignores-tu que je serai toujours ce qu’il te plaira, et que je ferais le mal même avant de pouvoir te désobéir ? Oui, j’aurais brûlé le Capitole si tu me l’avais commandé, parce que je t’aime plus que toutes choses. Mais sais-tu bien pourquoi je t’aime ainsi ? Ah ! fille incomparable ! c’est parce que tu ne peux rien vouloir que d’honnête, et que l’amour de la vertu rend plus invincible celui que j’ai pour tes charmes.

Je pars, encouragé par l’engagement que tu viens de prendre, et dont tu pouvais t’épargner le détour ; car promettre de n’être à personne sans mon consentement, n’est-ce pas promettre de n’être qu’à moi ? Pour moi, je le dis plus librement, et je t’en donne aujourd’hui ma foi d’homme de bien, qui ne sera point violée : j’ignore dans la carrière où je vais m’essayer pour te complaire, à quel sort la fortune m’appelle ; mais jamais les noeuds de l’amour ni de l’hymen ne m’uniront à d’autres qu’à Julie d’Etange ; je ne vis, je n’existe que pour elle, et mourrai libre ou son époux. Adieu ; l’heure presse, et je pars à l’instant.

Lettre XIII à Julie

J’arrivai hier au soir à Paris, et celui qui ne pouvait vivre séparé de toi par deux rues en est maintenant à plus de cent lieues. O Julie ! plains-moi, plains ton malheureux ami. Quand mon sang en longs ruisseaux aurait tracé cette route immense, elle m’eût paru moins longue, et je n’aurais pas senti défaillir mon âme avec plus de langueur. Ah ! si du moins je connaissais le moment qui doit nous rejoindre ainsi que l’espace qui nous sépare, je compenserais l’éloignement des lieux par le progrès du temps, je compterais dans chaque jour ôté de ma vie les pas qui m’auraient rapproché de toi. Mais cette carrière de douleurs est couverte des ténèbres de l’avenir ; le terme qui doit la borner se dérobe à mes faibles yeux. O doute ! ô supplice ! mon coeur inquiet te cherche et ne trouve rien. Le soleil se lève, et ne me rend plus l’espoir de te voir ; il se couche, et je ne t’ai point vue ; mes jours, vides de plaisir et de joie, s’écoulent dans une longue nuit. J’ai beau vouloir ranimer en moi l’espérance éteinte, elle ne m’offre qu’une ressource incertaine et des consolations suspectes. Chère et tendre amie de mon coeur, hélas ! à quels maux faut-il m’attendre, s’ils doivent égaler mon bonheur passé !

Que cette tristesse ne t’alarme pas, je t’en conjure ; elle est l’effet passager de la solitude et des réflexions du voyage. Ne crains point le retour de mes premières faiblesses : mon coeur est dans ta main, ma Julie, et, puisque tu le soutiens, il ne se laissera plus abattre. Une des consolantes idées qui sont le fruit de ta dernière lettre est que je me trouve à présent porté par une double force, et, quand l’amour aurait anéanti la mienne, je ne laisserais pas d’y gagner encore ; car le courage qui me vient de toi me soutient beaucoup mieux que je n’aurais pu me soutenir moi-même. Je suis convaincu qu’il n’est pas bon que l’homme soit seul. Les âmes humaines veulent être accouplées pour valoir tout leur prix ; et la force unie des amis, comme celle des lames d’un aimant artificiel, est incomparablement plus grande que la somme de leurs forces particulières. Divine amitié ! c’est là ton triomphe. Mais qu’est-ce que la seule amitié auprès de cette union parfaite qui joint à toute l’énergie de l’amitié des liens cent fois plus sacrés ? Où sont-ils ces hommes grossiers qui ne prennent les transports de l’amour que pour une fièvre des sens, pour un désir de la nature avilie ? Qu’ils viennent, qu’ils observent, qu’ils sentent ce qui se passe au fond de mon coeur ; qu’ils voient un amant malheureux éloigné de ce qu’il aime, incertain de le revoir jamais, sans espoir de recouvrer sa félicité perdue, mais pourtant animé de ces feux immortels qu’il prit dans tes yeux et qu’ont nourris tes sentiments sublimes : prêt à braver la fortune, à souffrir ses revers, à se voir même privé de toi, et à faire des vertus que tu lui as inspirées le digne ornement de cette empreinte adorable qui ne s’effacera jamais de son âme. Julie, eh ! qu’aurais-je été sans toi ? La froide raison m’eût éclairé peut-être ; tiède admirateur du bien, je l’aurais du moins aimé dans autrui. Je ferai plus, je saurai le pratiquer avec zèle ; et, pénétré de tes sages leçons, je ferai dire un jour à ceux qui nous auront connus : « O quels hommes nous serions tous, si le monde était plein de Julies et de coeurs qui les sussent aimer ! »

En méditant en route sur ta dernière lettre, j’ai résolu de rassembler en un recueil toutes celles que tu m’as écrites, maintenant que je ne puis plus recevoir tes avis de bouche. Quoiqu’il n’y en ait pas une que je ne sache par coeur, et bien par coeur, tu peux m’en croire, j’aime pourtant à les relire sans cesse, ne fût-ce que pour revoir les traits de cette main chérie qui seule peut faire mon bonheur. Mais insensiblement le papier s’use, et, avant qu’elles soient déchirées, je veux les copier toutes dans un livre blanc que je viens de choisir exprès pour cela. Il est assez gros ; mais je songe à l’avenir, et j’espère ne pas mourir assez jeune pour me borner à ce volume. Je destine les soirées à cette occupation charmante, et j’avancerai lentement pour la prolonger. Ce précieux recueil ne me quittera de mes jours ; il sera mon manuel dans le monde où je vais entrer : il sera pour moi le contre-poison des maximes qu’on y respire ; il me consolera dans mes maux ; il préviendra ou corrigera mes fautes ; il m’instruira durant ma jeunesse ; il m’édifiera dans tous les temps, et ce seront, à mon avis, les premières lettres d’amour dont on aura tiré cet usage.

Quant à la dernière que j’ai présentement sous les yeux, toute belle qu’elle me paraît, j’y trouve pourtant un article à retrancher. Jugement déjà fort étrange : mais ce qui doit l’être encore plus, c’est que cet article est précisément celui qui te regarde, et je te reproche d’avoir même songé à l’écrire. Que me parles-tu de fidélité, de constance ? Autrefois tu connaissais mieux mon amour et ton pouvoir. Ah ! Julie, inspires-tu des sentiments périssables, et quand je ne t’aurais rien promis, pourrais-je cesser jamais d’être à toi ? Non, non, c’est du premier regard de tes yeux, du premier mot de ta bouche, du premier transport de mon coeur, que s’alluma dans lui cette flamme éternelle que rien ne peut plus éteindre. Ne t’eussé-je vue que ce premier instant, c’en était déjà fait, il était trop tard pour pouvoir jamais t’oublier. Et je t’oublierais maintenant ! maintenant qu’enivré de mon bonheur passé son seul souvenir suffit pour me le rendre encore ! maintenant qu’oppressé du poids de tes charmes je ne respire qu’en eux ! maintenant que ma première âme est disparue, et que je suis animé de celle que tu m’as donnée ! maintenant, ô Julie, que je me dépite contre moi de t’exprimer si mal tout ce que je sens ! Ah ! que toutes les beautés de l’univers tentent de me séduire, en est-il d’autres que la tienne à mes yeux ? Que tout conspire à l’arracher de mon coeur ; qu’on le perce, qu’on le déchire, qu’on brise ce fidèle miroir de Julie, sa pure image ne cessera de briller jusque dans le dernier fragment ; rien n’est capable de l’y détruire. Non, la suprême puissance elle-même ne saurait aller jusque-là, elle peut anéantir mon âme, mais non pas faire qu’elle existe et cesse de t’adorer.

Milord Edouard s’est chargé de te rendre compte à son passage de ce qui me regarde et de ses projets en ma faveur : mais je crains qu’il ne s’acquitte mal de cette promesse par rapport à ses arrangements présents. Apprends qu’il ose abuser du droit que lui donnent sur moi ses bienfaits pour les étendre au delà même de la bienséance. Je me vois, par une pension qu’il n’a pas tenu à lui de rendre irrévocable, en état de faire une figure fort au-dessus de ma naissance ; et c’est peut-être ce que je serai forcé de faire à Londres pour suivre ses vues. Pour ici, où nulle affaire ne m’attache, je continuerai de vivre à ma manière, et ne serai point tenté d’employer en vaines dépenses l’excédent de mon entretien. Tu me l’as appris, ma Julie, les premiers besoins, ou du moins les plus sensibles, sont ceux d’un coeur bienfaisant ; et tant que quelqu’un manque du nécessaire, quel honnête homme a du superflu ?

Lettre XIV à Julie

J’entre avec une secrète horreur dans ce vaste désert du monde. Ce chaos ne m’offre qu’une solitude affreuse où règne un morne silence. Mon âme à la presse cherche à s’y répandre, et se trouve partout resserrée. « Je ne suis jamais moins seul que quand je suis seul », disait un ancien : moi, je ne suis seul que dans la foule, où je ne puis être ni à toi ni aux autres. Mon coeur voudrait parler, il sent qu’il n’est point écouté ; il voudrait répondre, on ne lui dit rien qui puisse aller jusqu’à lui. Je n’entends point la langue du pays, et personne ici n’entend la mienne.

Ce n’est pas qu’on ne me fasse beaucoup d’accueil, d’amitiés, de prévenances, et que mille soins officieux n’y semblent voler au-devant de moi, mais c’est précisément de quoi je me plains. Le moyen d’être aussitôt l’ami de quelqu’un qu’on n’a jamais vu ? L’honnête intérêt de l’humanité, l’épanchement simple et touchant d’une âme franche, ont un langage bien différent des fausses démonstrations de la politesse et des dehors trompeurs que l’usage du monde exige. J’ai grand’peur que celui qui, dès la première vue, me traite comme un ami de vingt ans, ne me traitât, au bout de vingt ans, comme un inconnu, si j’avais quelque important service à lui demander ; et quand je vois des hommes si dissipés prendre un intérêt si tendre à tant de gens, je présumerais volontiers qu’ils n’en prennent à personne.

Il y a pourtant de la réalité à tout cela ; car le Français est naturellement bon, ouvert, hospitalier, bienfaisant ; mais il y a aussi mille manières de parler qu’il ne faut pas prendre à la lettre, mille offres apparentes qui ne sont faites que pour être refusées, mille espèces de pièges que la politesse tend à la bonne foi rustique. Je n’entendis jamais tant dire : « Comptez sur moi dans l’occasion, disposez de mon crédit, de ma bourse, de ma maison, de mon équipage. » Si tout cela était sincère et pris au mot, il n’y aurait pas de peuple moins attaché à la propriété ; la communauté des biens serait ici presque établie : le plus riche offrant sans cesse, et le plus pauvre acceptant toujours, tout se mettrait naturellement de niveau, et Sparte même eût eu des partages moins égaux qu’ils ne seraient à Paris. Au lieu de cela, c’est peut-être la ville du monde où les fortunes sont le plus inégales, et où règnent à la fois la plus somptueuse opulence et la plus déplorable misère. Il n’en faut pas davantage pour comprendre ce que signifient cette apparente commisération qui semble toujours aller au-devant des besoins d’autrui, et cette facile tendresse de coeur qui contracte en un moment des amitiés éternelles.

Au lieu de tous ces sentiments suspects et de cette confiance trompeuse, veux-je chercher des lumières et de l’instruction ? C’en est ici l’aimable source, et l’on est d’abord enchanté du savoir et de la raison qu’on trouve dans les entretiens, non seulement des savants et des gens de lettres, mais des hommes de tous les états, et même des femmes : le ton de la conversation y est coulant et naturel ; il n’est ni pesant, ni frivole ; il est savant sans pédanterie, gai sans tumulte, poli sans affectation, galant sans fadeur, badin sans équivoques. Ce ne sont ni des dissertations ni des épigrammes : on y raisonne sans argumenter ; on y plaisante sans jeux de mots ; on y associe avec art l’esprit et la raison, les maximes et les saillies, la satire aiguë, l’adroite flatterie, et la morale austère. On y parle de tout pour que chacun ait quelque chose à dire ; on n’approfondit point les questions de peur d’ennuyer, on les propose comme en passant, on les traite avec rapidité ; la précision mène à l’élégance : chacun dit son avis et l’appuie en peu de mots ; nul n’attaque avec chaleur celui d’autrui, nul ne défend opiniâtrement le sien ; on discute pour s’éclairer, on s’arrête avant la dispute ; chacun s’instruit, chacun s’amuse, tous s’en vont contents, et le sage même peut rapporter de ces entretiens des sujets dignes d’être médités en silence.

Mais au fond, que penses-tu qu’on apprenne dans ces conversations si charmantes ? A juger sainement des choses du monde ? à bien user de la société ? à connaître au moins les gens avec qui l’on vit ? Rien de tout cela, ma Julie. On y apprend à plaider avec art la cause du mensonge, à ébranler à force de philosophie tous les principes de la vertu, à colorer de sophismes subtils ses passions et ses préjugés, et à donner à l’erreur un certain tour à la mode selon les maximes du jour. Il n’est point nécessaire de connaître le caractère des gens, mais seulement leurs intérêts, pour deviner à peu près ce qu’ils diront de chaque chose. Quand un homme parle, c’est pour ainsi dire son habit et non pas lui qui a un sentiment ; et il en changera sans façon tout aussi souvent que d’état. Donnez-lui tour à tour une longue perruque, un habit d’ordonnance et une croix pectorale, vous l’entendrez successivement prêcher avec le même zèle les lois, le despotisme, et l’inquisition. Il y a une raison commune pour la robe, une autre pour la finance, une autre pour l’épée. Chacun prouve très bien que les deux autres sont mauvaises, conséquence facile à tirer pour les trois. Ainsi nul ne dit jamais ce qu’il pense, mais ce qu’il lui convient de faire penser à autrui ; et le zèle apparent de la vérité n’est jamais en eux que le masque de l’intérêt.

Vous croiriez que le gens isolés qui vivent dans l’indépendance ont au moins un esprit à eux ; point du tout ; autres machines qui ne pensent point, et qu’on fait penser par ressorts. On n’a qu’à s’informer de leurs sociétés, de leurs coteries, de leurs amis, des femmes qu’ils voient, des auteurs qu’ils connaissent ; là-dessus on peut d’avance établir leur sentiment futur sur un livre prêt à paraître et qu’ils n’ont point lu ; sur une pièce prête à jouer et qu’ils n’ont point vue, sur tel ou tel auteur, qu’ils ne connaissent point, sur tel ou tel système dont ils n’ont aucune idée ; et comme la pendule ne se monte ordinairement que pour vingt-quatre heures, tous ces gens-là s’en vont, chaque soir, apprendre dans leurs sociétés ce qu’ils penseront le lendemain.

Il y a ainsi un petit nombre d’hommes et de femmes qui pensent pour tous les autres, et pour lesquels tous les autres parlent et agissent ; et comme chacun songe à son intérêt, personne au bien commun, et que les intérêts particuliers sont toujours opposés entre eux, c’est un choc perpétuel de brigues et de cabales, un flux et reflux de préjugés, d’opinions contraires, où les plus échauffés, animés par les autres, ne savent presque jamais de quoi il est question. Chaque coterie a ses règles, ses jugements, ses principes, qui ne sont point admis ailleurs. L’honnête homme d’une maison est un fripon dans la maison voisine : le bon, le mauvais, le beau, le laid, la vérité, la vertu, n’ont qu’une existence locale et circonscrite. Quiconque aime à se répandre et fréquente plusieurs sociétés doit être plus flexible qu’Alcibiade, changer de principes comme d’assemblées, modifier son esprit pour ainsi dire à chaque pas, et mesurer ses maximes à la toise : il faut qu’à chaque visite il quitte en entrant son âme, s’il en a une ; qu’il en prenne une autre aux couleurs de la maison, comme un laquais prend un habit de livrée ; qu’il la pose de même en sortant et reprenne, s’il veut, la sienne jusqu’à nouvel échange.

Il y a plus ; c’est que chacun se met sans cesse en contradiction avec lui-même, sans qu’on s’avise de le trouver mauvais. On a des principes pour la conversation et d’autres pour la pratique ; leur opposition ne scandalise personne, et l’on est convenu qu’ils ne se ressembleraient point entre eux ; on n’exige pas même d’un auteur, surtout d’un moraliste, qu’il parle comme ses livres, ni qu’il agisse comme il parle ; ses écrits, ses discours, sa conduite, sont trois choses toutes différentes, qu’il n’est point obligé de concilier. En un mot, tout est absurde, et rien ne choque, parce qu’on y est accoutumé ; et il y a même à cette inconséquence une sorte de bon air dont bien des gens se font honneur. En effet, quoique tous prêchent avec zèle les maximes de leur profession, tous se piquent d’avoir le ton d’une autre. Le robin prend l’air cavalier ; le financier fait le seigneur ; l’évêque a le propos galant ; l’homme de cour parle de philosophie ; l’homme d’Etat de bel esprit : il n’y a pas jusqu’au simple artisan qui, ne pouvant prendre un autre ton que le sien, se met en noir les dimanches pour avoir l’air d’un homme de palais. Les militaires seuls ; dédaignant tous les autres états, gardent sans façon le ton du leur, et sont insupportables de bonne foi. Ce n’est pas que M. de Muralt n’eût raison quand il donnait la préférence à leur société ; mais ce qui était vrai de son temps ne l’est plus aujourd’hui. Le progrès de la littérature a changé en mieux le ton général ; les militaires seuls n’en ont point voulu changer, et le leur, qui était le meilleur auparavant, est enfin devenu le pire.

Ainsi les hommes à qui l’on parle ne sont point ceux avec qui l’on converse ; leurs sentiments ne partent point de leur coeur, leurs lumières ne sont point dans leur esprit, leurs discours ne représentent point leurs pensées ; on n’aperçoit d’eux que leur figure, et l’on est dans une assemblée à peu près comme devant un tableau mouvant où le spectateur paisible est le seul être mû par lui-même.

Telle est l’idée que je me suis formée de la grande société sur celle que j’ai vue à Paris ; cette idée est peut-être plus relative à ma situation particulière qu’au véritable état des choses, et se réformera sans doute sur de nouvelles lumières. D’ailleurs, je ne fréquente que les sociétés où les amis de milord Edouard m’ont introduit, et je suis convaincu qu’il faut descendre dans d’autres états pour connaître les véritables moeurs d’un pays ; car celles des riches sont presque partout les mêmes. Je tâcherai de m’éclaircir mieux dans la suite. En attendant, juge si j’ai raison d’appeler cette foule un désert, et de m’effrayer d’une solitude où je ne trouve qu’une vaine apparence de sentiments et de vérité, qui change à chaque instant et se détruit elle-même, où je n’aperçois que larves et fantômes qui frappent l’oeil un moment et disparaissent aussitôt qu’on les veut saisir. Jusques ici j’ai vu beaucoup de masques, quand verrai-je des visages d’hommes ?

Lettre XV de Julie

Oui, mon ami, nous serons unis malgré notre éloignement ; nous serons heureux en dépit du sort. C’est l’union des coeurs qui fait leur véritable félicité ; leur attraction ne connaît point la loi des distances, et les nôtres se toucheraient aux deux bouts du monde. Je trouve comme toi que les amants ont mille moyens d’adoucir le sentiment de l’absence et de se rapprocher en un moment : quelquefois même on se voit plus souvent encore que quand on se voyait tous les jours ; car sitôt qu’un des deux est seul, à l’instant tous deux sont ensemble. Si tu goûtes ce plaisir tous les soirs, je le goûte cent fois le jour : je vis plus solitaire, je suis environnée de tes vestiges, et je ne saurais fixer les yeux sur les objets qui m’entourent sans te voir tout autour de moi.

Qui cantô dolcemente, e qui s’assise ;

Qui si rivolse, e qui ritenne il passo ;

Qui co’ begl : occhi mi trafise il core ;

Qui disse una parola, et qui sorrise.

Mais toi, sais-tu t’arrêter à ces situations paisibles ? Sais-tu goûter un amour tranquille et tendre qui parle au coeur sans émouvoir les sens, et tes regrets sont-ils aujourd’hui plus sages que tes désirs ne l’étaient autrefois ? Le ton de ta première lettre me fait trembler. Je redoute ces emportements trompeurs, d’autant plus dangereux que l’imagination qui les excite n’a point de bornes, et je crains que tu n’outrages ta Julie à force de l’aimer. Ah ! tu ne sens pas, non, ton coeur peu délicat ne sent pas combien l’amour s’offense d’un vain hommage, tu ne songes ni que ta vie est à moi, ni qu’on court souvent à la mort en croyant servir la nature. Homme sensuel, ne sauras-tu jamais aimer ? Rappelle-toi, rappelle-toi ce sentiment si calme et si doux que tu connus une fois et que tu décrivis d’un ton si touchant et si tendre. S’il est le plus délicieux qu’ait jamais savouré l’amour heureux, il est le seul permis aux amants séparés ; et, quand on l’a pu goûter un moment, on n’en doit plus regretter d’autre. Je me souviens de réflexions que nous faisions, en lisant ton Plutarque, sur un goût dépravé qui outrage la nature. Quand ses tristes plaisirs n’auraient que de n’être pas partagés, c’en serait assez, disions-nous, pour les rendre insipides et méprisables. Appliquons la même idée aux erreurs d’une imagination trop active, elle ne leur conviendra pas moins. Malheureux ! de quoi jouis-tu quand tu es seul à jouir ? Ces voluptés solitaires sont des voluptés mortes. O amour ! les tiennes sont vives ; c’est l’union des âmes qui les anime, et le plaisir qu’on donne à ce qu’on aime fait valoir celui qu’il nous rend.

Dis-moi, je te prie, mon cher ami, en quelle langue ou plutôt en quel jargon est la relation de ta dernière lettre ? Ne serait-ce point là par hasard du bel esprit ? Si tu as dessein de t’en servir souvent avec moi, tu devrais bien m’en envoyer le dictionnaire. Qu’est-ce, je te prie, que le sentiment de l’habit d’un homme ? qu’une âme qu’on prend comme un habit de livrée ? que des maximes qu’il faut mesurer à la toise ? Que veux-tu qu’une pauvre Suissesse entende à ces sublimes figures ? Au lieu de prendre comme les autres des âmes aux couleurs des maisons, ne voudrais-tu point déjà donner à ton esprit la teinte de celui du pays ? Prends garde, mon bon ami, j’ai peur qu’elle n’aille pas bien sur ce fond-là. A ton avis, les traslati du cavalier Marin, dont tu t’es si souvent moqué, approchèrent-ils jamais de ces métaphores, et si l’on peut faire opiner l’habit d’un homme dans une lettre, pourquoi ne ferait-on pas suer le feu dans un sonnet ?

Observer en trois semaines toutes les sociétés d’une grande ville, assigner le caractère des propos qu’on y tient, y distinguer exactement le vrai du faux, le réel de l’apparent, et ce qu’on y dit de ce qu’on y pense, voilà ce qu’on accuse les Français de faire quelquefois chez les autres peuples, mais ce qu’un étranger ne doit point faire chez eux ; car ils valent la peine d’être étudiés posément. Je n’approuve pas non plus qu’on dise du mal du pays où l’on vit et où l’on est bien traité ; j’aimerais mieux qu’on se laissât tromper par les apparences que de moraliser aux dépens de ses hôtes. Enfin, je tiens pour suspect tout observateur qui se pique d’esprit : je crains toujours que, sans y songer, il ne sacrifie la vérité des choses à l’éclat des pensées, et ne fasse jouer sa phrase aux dépens de la justice.

Tu ne l’ignores pas, mon ami, l’esprit, dit notre Muralt, est la manie des Français : je te trouve à toi-même du penchant à la même manie, avec cette différence qu’elle a chez eux de la grâce, et que de tous les peuples du monde c’est à nous qu’elle sied le moins. Il y a de la recherche et du jeu dans plusieurs de tes lettres. Je ne parle point de ce tour vif et de ces expressions animées qu’inspire la force du sentiment ; je parle de cette gentillesse de style qui, n’étant point naturelle, ne vient d’elle-même à personne, et marque la prétention de celui qui s’en sert. Eh Dieu ! des prétentions avec ce qu’on aime ! n’est-ce pas plutôt dans l’objet aimé qu’on les doit placer, et n’est-on pas glorieux soi-même de tout le mérite qu’il a de plus que nous ? Non, si l’on anime les conversations indifférentes de quelques saillies qui passent comme des traits, ce n’est point entre deux amants que ce langage est de saison ; et le jargon fleuri de la galanterie est beaucoup plus éloigné du sentiment que le ton le plus simple qu’on puisse prendre. J’en appelle à toi-même. L’esprit eut-il jamais le temps de se montrer dans nos tête-à-tête, et si le charme d’un entretien passionné l’écarte et l’empêche de paraître, comment des lettres, que l’absence remplit toujours d’un peu d’amertume, et où le coeur parle avec plus d’attendrissement, le pourraient-elles supporter ? Quoique toute grande passion soit sérieuse, et que l’excessive joie elle-même arrache des pleurs plutôt que des ris, je ne veux pas pour cela que l’amour soit toujours triste ; mais je veux que sa gaieté soit simple, sans ornement, sans art, nue comme lui ; qu’elle brille de ses propres grâces, et non de la parure du bel esprit.

L’inséparable, dans la chambre de laquelle je t’écris cette lettre, prétends que j’étais, en la commençant, dans cet état d’enjouement que l’amour inspire ou tolère ; mais je ne sais ce qu’il est devenu. A mesure que j’avançais, une certaine langueur s’emparait de mon âme, et me laissait à peine la force de t’écrire les injures que la mauvaise a voulu t’adresser ; car il est bon de t’avertir que la critique de ta critique est bien plus de sa façon que de la mienne ; elle m’en a dicté surtout le premier article en riant comme une folle, et sans me permettre d’y rien changer. Elle dit que c’est pour t’apprendre à manquer de respect au Marini, qu’elle protège et que tu plaisantes.

Mais sais-tu bien ce qui nous met toutes deux de si bonne humeur ? C’est son prochain mariage. Le contrat fut passé hier au soir, et le jour est pris de lundi en huit. Si jamais amour fut gai, c’est assurément le sien ; on ne vit de la vie une fille si bouffonnement amoureuse. Ce bon M. d’Orbe, à qui de son côté la tête en tourne, est enchanté d’un accueil si folâtre. Moins difficile que tu n’étais autrefois, il se prête avec plaisir à la plaisanterie, et prend pour un chef-d’oeuvre de l’amour l’art d’égayer sa maîtresse. Pour elle, on a beau la prêcher, lui représenter la bienséance, lui dire que si près du terme elle doit prendre un maintien plus sérieux, plus grave, et faire un peu mieux les honneurs de l’état qu’elle est prête à quitter ; elle traite tout cela de sottes simagrées ; elle soutient en face à M. d’Orbe que le jour de la cérémonie elle sera de la meilleure humeur du monde, et qu’on ne saurait aller trop gaiement à la noce. Mais la petite dissimulée ne dit pas tout : je lui ai trouvé ce matin les yeux rouges, et je parie bien que les pleurs de la nuit payent les ris de la journée. Elle va former de nouvelles chaînes qui relâcheront les doux liens de l’amitié ; elle va commencer une manière de vivre différente de celle qui lui fut chère ; elle était contente et tranquille, elle va courir les hasards auxquels le meilleur mariage expose ; et, quoi qu’elle en dise, comme une eau pure et calme commence à se troubler aux approches de l’orage, son coeur timide et chaste ne voit point sans quelque alarme le prochain changement de son sort.

O mon ami, qu’ils sont heureux ! ils s’aiment ; ils vont s’épouser ; ils jouiront de leur amour sans obstacles, sans craintes, sans remords. Adieu, adieu ; je n’en puis dire davantage.

P.- S. ─ Nous n’avons vu milord Edouard qu’un moment, tant il était pressé de continuer sa route. Le coeur plein de ce que nous lui devons, je voulais lui montrer mes sentiments et les tiens ; mais j’en ai eu une espèce de honte. En vérité, c’est faire injure à un homme comme lui de le remercier de rien.

Lettre XVI à Julie

Que les passions impétueuses rendent les hommes enfants ! Qu’un amour forcené se nourrit aisément de chimères et qu’il est aisé de donner le change à des désirs extrêmes par les plus frivoles objets ! J’ai reçu ta lettre avec les mêmes transports que m’aurait causés ta présence ; et, dans l’emportement de ma joie, un vain papier me tenait lieu de toi. Un des plus grands maux de l’absence, et le seul auquel la raison ne peut rien, c’est l’inquiétude sur l’état actuel de ce qu’on aime. Sa santé, sa vie, son repos, son amour, tout échappe à qui craint de tout perdre ; on n’est pas plus sûr du présent que de l’avenir, et tous les accidents possibles se réalisent sans cesse dans l’esprit d’un amant qui les redoute. Enfin je respire ; je vis, tu te portes bien, tu m’aimes : ou plutôt il y a dix jours que tout cela était vrai ; mais qui me répondra d’aujourd’hui ? O absence ! ô tourment ! ô bizarre et funeste état où l’on ne peut jouir que du moment passé, et où le présent n’est point encore !

Quand tu ne m’aurais pas parlé de l’inséparable, j’aurais reconnu sa malice dans la critique de ma relation, et sa rancune dans l’apologie du Marini ; mais, s’il m’était permis de faire la mienne, je ne resterais pas sans réplique.

Premièrement, ma cousine (car c’est à elle qu’il faut répondre), quant au style, j’ai pris celui de la chose ; j’ai tâché de vous donner à la fois l’idée et l’exemple du ton des conversations à la mode ; et, suivant un ancien précepte, je vous ai écrit à peu près comme on parle en certaines sociétés. D’ailleurs ce n’est pas l’usage des figures, mais leur choix, que je blâme dans le cavalier Marin. Pour peu qu’on ait de chaleur dans l’esprit, on a besoin de métaphores et d’expressions figurées pour se faire entendre. Vos lettres mêmes en sont pleines sans que vous y songiez, et je soutiens qu’il n’y a qu’un géomètre et un sot qui puissent parler sans figures. En effet, un même jugement n’est-il pas susceptible de cent degré de force ? Et comment déterminer celui de ces degré qu’il doit avoir, sinon par le tour qu’on lui donne ? Mes propres phrases me font rire, je l’avoue, et je les trouve absurdes, grâce au soin que vous avez pris de les isoler ; mais laissez-les où je les ai mises, vous les trouverez claires, et même énergiques. Si ces yeux éveillés que vous savez si bien faire parler étaient séparés l’un de l’autre, et de votre visage, cousine, que pensez-vous qu’ils diraient avec tout leur feu ? Ma foi, rien du tout, pas même à M. d’Orbe.

La première chose qui se présente à observer dans un pays où l’on arrive, n’est-ce pas le ton général de la société ? Eh bien ! c’est aussi la première observation que j’ai faite dans celui-ci, et je vous ai parlé de ce qu’on dit à Paris, et non pas de ce qu’on y fait. Si j’ai remarqué du contraste entre les discours, les sentiments et les actions des honnêtes gens, c’est que ce contraste saute aux yeux au premier instant. Quand je vois les mêmes hommes changer les maximes selon les coteries, molinistes dans l’une, jansénistes dans l’autre, vils courtisans chez un ministre, frondeurs mutins chez un mécontent ; quand je vois un homme doré décrier le luxe, un financier les impôts, un prélat le dérèglement, quand j’entends une femme de la cour parler de modestie, un grand seigneur de vertu, un auteur de simplicité, un abbé de religion, et que ces absurdités ne choquent personne, ne dois-je pas conclure à l’instant qu’on ne se soucie pas plus ici d’entendre la vérité que de la dire, et que, loin de vouloir persuader les autres quand on leur parle, on ne cherche pas même à leur faire penser qu’on croit ce qu’on leur dit ?

Mais c’est assez plaisanter avec la cousine. Je laisse un ton qui nous est étrange à tous trois, et j’espère que tu ne me verras pas plus prendre le goût de la satire que celui du bel esprit. C’est à toi, Julie, qu’il faut à présent répondre ; car je sais distinguer la critique badine des reproches sérieux.

Je ne conçois pas comment vous avez pu prendre toutes deux le change sur mon objet. Ce ne sont point les Français que je me suis proposé d’observer : car si le caractère des nations ne peut se déterminer que par leurs différences, comment moi qui n’en connais encore aucune autre, entreprendrais-je de peindre celle-ci ? Je ne serais pas non plus si maladroit que de choisir la capitale pour le lieu de mes observations. Je n’ignore pas que les capitales diffèrent moins entre elles que les peuples, et que les caractères nationaux s’y effacent et confondent en grande partie, tant à cause de l’influence commune des cours qui se ressemblent toutes, que par l’effet commun d’une société nombreuse et resserrée, qui est le même à peu près sur tous les hommes et l’emporte à la fin sur le caractère originel.

Si je voulais étudier un peuple, c’est dans les provinces reculées, où les habitants ont encore leurs inclinations naturelles, que j’irais les observer. Je parcourrais lentement et avec soin plusieurs de ces provinces, les plus éloignées les unes des autres ; toutes les différences que j’observerais entre elles me donneraient le génie particulier de chacune ; tout ce qu’elles auraient de commun et que n’auraient pas les autres peuples, formerait le génie national, et ce qui se trouverait partout appartiendrait en général à l’homme. Mais je n’ai ni ce vaste projet ni l’expérience nécessaire pour le suivre. Mon objet est de connaître l’homme, et ma méthode de l’étudier dans ses diverses relations. Je ne l’ai vu jusqu’ici qu’en petites sociétés, épars et presque isolé sur la terre. Je vais maintenant le considérer entassé par multitudes dans les mêmes lieux, et je commencerai à juger par là des vrais effets de la société ; car s’il est constant qu’elle rende les hommes meilleurs, plus elle est nombreuse et rapprochée, mieux ils doivent valoir ; et les moeurs, par exemple, seront beaucoup plus pures à Paris que dans le Valais ; que si l’on trouvait le contraire, il faudrait tirer une conséquence opposée.

Cette méthode pourrait, j’en conviens, me mener encore à la connaissance des peuples, mais par une voie si longue et si détournée, que je ne serais peut-être de ma vie en état de prononcer sur aucun d’eux. Il faut que je commence par tout observer dans le premier où je me trouve ; que j’assigne ensuite les différences, à mesure que je parcourrai les autres pays ; que je compare la France à chacun d’eux, comme on décrit l’olivier sur un saule, ou le palmier sur un sapin, et que j’attende à juger du premier peuple observé que j’aie observé tous les autres.

Veuille donc, ma charmante prêcheuse, distinguer ici l’observation philosophique de la satire nationale. Ce ne sont point les Parisiens que j’étudie, mais les habitants d’une grande ville ; et je ne sais si ce que j’en vois ne convient pas à Rome et à Londres, tout aussi bien qu’à Paris. Les règles de la morale ne dépendent point des usages des peuples ; ainsi, malgré les préjugés dominants, je sens fort bien ce qui est mal en soi ; mais ce mal, j’ignore s’il faut l’attribuer au Français ou à l’homme, et s’il est l’ouvrage de la coutume ou de la nature. Le tableau du vice offense en tous lieux un oeil impartial, et l’on n’est pas plus blâmable de le reprendre dans un pays où il règne, quoiqu’on y soit, que de relever les défauts de l’humanité quoiqu’on vive avec les hommes. Ne suis-je pas à présent moi-même un habitant de Paris ? Peut-être, sans le savoir, ai-je déjà contribué pour ma part au désordre que j’y remarque ; peut-être un trop long séjour y corromprait-il ma volonté même ; peut-être, au bout d’un an, ne serais-je plus qu’un bourgeois, si pour être digne de toi, je ne gardais l’âme d’un homme libre et les moeurs d’un citoyen. Laisse-moi donc te peindre sans contrainte les objets auxquels je rougisse de ressembler, et m’animer au pur zèle de la vérité par le tableau de la flatterie et du mensonge.

Si j’étais le maître de mes occupations et de mon sort je saurais, n’en doute pas, choisir d’autres sujets de lettres ; et tu n’étais pas mécontente de celles que je t’écrivais de Meillerie et du Valais : mais, chère amie, pour avoir la force de supporter le fracas du monde où je suis contraint de vivre, il faut bien au moins que je me console à te le décrire, et que l’idée de te préparer des relations m’excite à en chercher les sujets. Autrement le découragement va m’atteindre à chaque pas, et il faudra que j’abandonne tout si tu ne veux rien voir avec moi. Pense que, pour vivre d’une manière si peu conforme à mon goût, je fais un effort qui n’est pas indigne de sa cause ; et pour juger quels soins me peuvent mener à toi, souffre que je te parle quelquefois des maximes qu’il faut connaître, et des obstacles qu’il faut surmonter.

Malgré ma lenteur, malgré mes distractions inévitables, mon recueil était fini quand ta lettre est arrivée heureusement pour le prolonger ; et j’admire, en le voyant si court, combien de choses ton coeur m’a su dire en si peu d’espace. Non, je soutiens qu’il n’y a point de lecture aussi délicieuse, même pour qui ne te connaîtrait pas, s’il avait une âme semblable aux nôtres. Mais comment ne te pas connaître en lisant tes lettres ? Comment prêter un ton si touchant et des sentiments si tendres à une autre figure que la tienne ? A chaque phrase ne voit-on pas le doux regard de tes yeux ? A chaque mot n’entend-on pas ta voix charmante ! Quelle autre que Julie a jamais aimé, pensé, parlé, agi, écrit comme elle ! Ne sois donc pas surprise si tes lettres, qui te peignent si bien, font quelquefois sur ton idolâtre amant le même effet que ta présence. En les relisant je perds la raison, ma tête s’égare dans un délire continuel, un feu dévorant me consume, mon sang s’allume et pétille, une fureur me fait tressaillir. Je crois te voir, te toucher, te presser contre mon sein... Objet adoré, fille enchanteresse, source de délices et de volupté, comment, en te voyant, ne pas voir les houris faites pour les bienheureux ?... Ah ! viens... Je la sens... Elle m’échappe, et je n’embrasse qu’une ombre... Il est vrai, chère amie, tu es trop belle, et tu fus trop tendre pour mon faible coeur ; il ne peut oublier ni ta beauté ni tes caresses ; tes charmes triomphent de l’absence, ils me poursuivent partout, ils me font craindre la solitude ; et c’est le comble de ma misère de n’oser m’occuper toujours de toi.

Ils seront donc unis malgré les obstacles, ou plutôt ils le sont au moment que j’écris ! Aimables et dignes époux ! puisse le ciel les combler du bonheur que méritent leur sage et paisible amour, l’innocence de leurs moeurs, l’honnêteté de leurs âmes ! Puisse-t-il leur donner ce bonheur précieux dont il est si avare envers les coeurs faits pour le goûter ! Qu’ils seront heureux s’il leur accorde, hélas ! tout ce qu’il nous ôte ! Mais pourtant ne sens-tu pas quelque sorte de consolation dans nos maux ? Ne sens-tu pas que l’excès de notre misère n’est point non plus sans dédommagement, et que s’ils ont des plaisirs dont nous sommes privés, nous en avons aussi qu’ils ne peuvent connaître ? Oui, ma douce amie, malgré l’absence, les privations, les alarmes, malgré le désespoir même, les puissants élancements de deux coeurs l’un vers l’autre ont toujours une volupté secrète ignorée des âmes tranquilles. C’est un des miracles de l’amour de nous faire trouver du plaisir à souffrir ; et nous regarderions comme le pire des malheurs un état d’indifférence et d’oubli qui nous ôterait tout le sentiment de nos peines. Plaignons donc notre sort, ô Julie ! mais n’envions celui de personne. Il n’y a point, peut-être, à tout prendre, d’existence préférable à la nôtre ; et comme la Divinité tire tout son bonheur d’elle-même, les coeurs qu’échauffe un feu céleste trouvent dans leurs propres sentiments une sorte de jouissance pure et délicieuse, indépendante de la fortune et du reste de l’univers.

Lettre XVII à Julie

Enfin me voilà tout à fait dans le torrent. Mon recueil fini, j’ai commencé de fréquenter les spectacles et de souper en ville. Je passe ma journée entière dans le monde, je prête mes oreilles et mes yeux à tout ce qui les frappe ; et, n’apercevant rien qui te ressemble, je me recueille au milieu du bruit, et converse en secret avec toi. Ce n’est pas que cette vie bruyante et tumultueuse n’ait aussi quelque sorte d’attraits, et que la prodigieuse diversité d’objets n’offre de certains agréments à de nouveaux débarqués ; mais, pour les sentir, il faut avoir le coeur vide et l’esprit frivole ; l’amour et la raison semblent s’unir pour m’en dégoûter : comme tout n’est que vaine apparence, et que tout change à chaque instant, je n’ai le temps d’être ému de rien, ni celui de rien examiner.

Ainsi je commence à voir les difficultés de l’étude du monde, et je ne sais pas même quelle place il faut occuper pour le bien connaître. Le philosophe en est trop loin, l’homme du monde en est trop près. L’un voit trop pour pouvoir réfléchir, l’autre trop peu pour juger du tableau total. Chaque objet qui frappe le philosophe, il le considère à part ; et, n’en pouvant discerner ni les liaisons ni les rapports avec d’autres objets qui sont hors de sa portée, il ne le voit jamais à sa place, et n’en sent ni la raison ni les vrais effets. L’homme du monde voit tout, et n’a le temps de penser à rien : la mobilité des objets ne lui permet que de les apercevoir, et non de les observer ; ils s’effacent mutuellement avec rapidité, et il ne lui reste du tout que des impressions confuses qui ressemblent au chaos.

On ne peut pas non plus voir et méditer alternativement, parce que le spectacle exige une continuité d’attention qui interrompt la réflexion. Un homme qui voudrait diviser son temps par intervalles entre le monde et la solitude, toujours agité dans sa retraite et toujours étranger dans le monde, ne serait bien nulle part. Il n’y aurait d’autre moyen que de partager sa vie entière en deux grands espaces : l’un pour voir, l’autre pour réfléchir. Mais cela même est presque impossible, car la raison n’est pas un meuble qu’on pose et qu’on reprenne à son gré, et quiconque a pu vivre dix ans sans penser ne pensera de sa vie.

Je trouve aussi que c’est une folie de vouloir étudier le monde en simple spectateur. Celui qui ne prétend qu’observer n’observe rien, parce qu’étant inutile dans les affaires, et importun dans les plaisirs, il n’est admis nulle part. On ne voit agir les autres qu’autant qu’on agit soi-même ; dans l’école du monde comme dans celle de l’amour, il faut commencer par pratiquer ce qu’on veut apprendre.

Quel parti prendrai-je donc, moi étranger, qui ne puis avoir aucune affaire en ce pays et que la différence de religion empêcherait seule d’y pouvoir aspirer à rien ? Je suis réduit à m’abaisser pour m’instruire, et, ne pouvant jamais être un homme utile, à tâcher de me rendre un homme amusant. Je m’exerce, autant qu’il est possible, à devenir poli sans fausseté, complaisant sans bassesse, et à prendre si bien ce qu’il y a de bon dans la société, que j’y puisse être souffert sans en adopter les vices. Tout homme oisif qui eut voir le monde doit au moins en prendre les manières jusqu’à certain point ; car de quel droit exigerait-on d’être admis parmi des gens à qui l’on n’est bon à rien, et à qui l’on n’aurait pas l’art de plaire ? Mais aussi, quand il a trouvé cet art, on ne lui en demande pas davantage, surtout s’il est étranger. Il peut se dispenser de prendre part aux cabales, aux intrigues, aux démêlés ; s’il se comporte honnêtement envers chacun, s’il ne donne à certaines femmes ni exclusion ni préférence, s’il garde le secret de chaque société où il est reçu, s’il n’étale point les ridicules d’une maison dans une autre, s’il évite les confidences, s’il se refuse aux tracasseries, s’il garde partout une certaine dignité, il pourra voir paisiblement le monde, conserver ses moeurs, sa probité, sa franchise même, pourvu qu’elle vienne d’un esprit de liberté et non d’un esprit de parti. Voilà ce que j’ai tâché de faire par l’avis de quelque gens éclairés que j’ai choisis pour guides parmi les connaissances que m’a données milord Edouard. J’ai donc commencé d’être admis dans des sociétés moins nombreuses et plus choisies. Je ne m’étais trouvé, jusqu’à présent, qu’à des dîners réglés, où l’on ne voit de femme que la maîtresse de la maison ; où tous les désoeuvrés de Paris sont reçus pour peu qu’on les connaisse ; où chacun paye comme il peut son dîner en esprit ou en flatterie, et dont le ton bruyant et confus ne diffère pas beaucoup de celui des tables d’auberges.

Je suis maintenant initié à des mystères plus sacrés. J’assiste à des soupers priés, où la porte est fermée à tout survenant, et où l’on est sûr de ne trouver que des gens qui conviennent tous, sinon les uns aux autres, au moins à ceux qui les reçoivent. C’est là que les femmes s’observent moins, et qu’on peut commencer à les étudier ; c’est là que règnent plus paisiblement des propos plus fins et plus satiriques ; c’est là qu’au lieu des nouvelles publiques, des spectacles, des promotions, des morts, des mariages, dont on a parlé le matin, on passe discrètement en revue les anecdotes de Paris, qu’on dévoile tous les événements secrets de la chronique scandaleuse, qu’on rend le bien et le mal également plaisants et ridicules, et que, peignant avec art et selon l’intérêt particulier les caractères des personnages, chaque interlocuteur, sans y penser, peint encore beaucoup mieux le sien ; c’est là qu’un reste de circonspection fait inventer devant les laquais un certain langage entortillé, sous lequel, feignant de rendre la satire plus obscure, on la rend seulement plus amère, c’est là, en un mot, qu’on affile avec soin le poignard, sous prétexte de faire moins de mal, mais en effet pour l’enfoncer plus avant.

Cependant, à considérer ces propos selon nos idées, on aurait tort de les appeler satiriques, car ils sont bien plus railleurs que mordants, et tombent moins sur le vice que sur le ridicule. En général la satire a peu de cours dans les grandes villes, où ce qui n’est que mal est si simple, que ce n’est pas la peine d’en parler. Que reste-t-il à blâmer où la vertu n’est plus estimée et de quoi médirait-on quand on ne trouve plus de mal à rien ? A Paris surtout, où l’on ne saisit les choses que par le côté plaisant, tout ce qui doit allumer la colère et l’indignation est toujours mal reçu s’il n’est mis en chanson ou en épigramme. Les jolies femmes n’aiment point à se fâcher, aussi ne se fâchent-elles de rien ; elles aiment à rire ; et, comme il n’y a pas le mot pour rire au crime, les fripons sont d’honnêtes gens comme tout le monde. Mais malheur à qui prête le flanc au ridicule ! sa caustique empreinte est ineffaçable ; il ne déchire pas seulement les moeurs, la vertu, il marque jusqu’au vice même ; il sait calomnier les méchants. Mais revenons à nos soupers.

Ce qui m’a le plus frappé dans ces sociétés d’élite, c’est de voir six personnes choisies exprès pour s’entretenir agréablement ensemble, et parmi lesquelles règnent même le plus souvent des liaisons secrètes, ne pouvoir rester une heure entre elles six, sans y faire intervenir la moitié de Paris ; comme si leurs coeurs n’avaient rien à se dire, et qu’il n’y eût là personne qui méritât de les intéresser. Te souvient-il, ma Julie, comment, en soupant chez ta cousine, ou chez toi, nous savions, en dépit de la contrainte et du mystère, faire tomber l’entretien sur des sujets qui eussent du rapport à nous, et comment à chaque réflexion touchante, à chaque allusion subtile, un regard plus vif qu’un éclair, un soupir plutôt devine qu’aperçu, en portait le doux sentiment d’un coeur à l’autre ?

Si la conversation se tourne par hasard sur les convives, c’est communément dans un certain jargon de société dont il faut avoir la clef pour l’entendre. A l’aide de ce chiffre, on se fait réciproquement, et selon le goût du temps, mille mauvaises plaisanteries, durant lesquelles le plus sot n’est pas celui qui brille le moins, tandis qu’un tiers mal instruit est réduit à l’ennui et au silence, ou à rire de ce qu’il n’entend point. Voilà, hors le tête-à-tête, qui m’est et me sera toujours inconnu, tout ce qu’il y a de tendre et d’affectueux dans les liaisons de ce pays.

Au milieu de tout cela, qu’un homme de poids avance un propos grave ou agite une question sérieuse, aussitôt l’attention commune se fixe à ce nouvel objet ; hommes, femmes, vieillards, jeunes gens, tout se prête à la considérer par toutes ses faces, et l’on est étonné du sens et de la raison qui sortent comme à l’envi de toutes ces têtes folâtres. Un point de morale ne serait pas mieux discuté dans une société de philosophes que dans celle d’une jolie femme de Paris ; les conclusions y seraient même souvent moins sévères : car le philosophe qui veut agir comme il parle y regarde à deux fois ; mais ici, où toute la morale est un pur verbiage, on peut être austère sans conséquence, et l’on ne serait pas fâché, pour rabattre un peu l’orgueil philosophique, de mettre la vertu si haut que le sage même n’y pût atteindre. Au reste, hommes et femmes ; tous, instruits par l’expérience du monde, et surtout par leur conscience, se réunissent pour penser de leur espèce aussi mal qu’il est possible, toujours philosophant tristement, toujours dégradant par vanité la nature humaine, toujours cherchant dans quelque vice la cause de tout ce qui se fait de bien, toujours d’après leur propre coeur médisant du coeur de l’homme.

Malgré cette avilissante doctrine, un des sujets favoris de ces paisibles entretiens, c’est le sentiment ; mot par lequel il ne faut pas entendre un épanchement affectueux dans le sein de l’amour ou de l’amitié, cela serait d’une fadeur à mourir ; c’est le sentiment mis en grandes maximes générales, et quintessencié par tout ce que la métaphysique a de plus subtil. Je puis dire n’avoir de ma vie ouï tant parler du sentiment, ni si peu compris ce qu’on en disait. Ce sont des raffinements inconcevables. O Julie ! nos coeurs grossiers n’ont jamais rien su de toutes ces belles maximes ; et j’ai peur qu’il n’en soit du sentiment chez les gens du monde comme d’Homère chez les pédants qui lui forgent mille beautés chimériques, faute d’apercevoir les véritables. Ils dépensent ainsi tout leur sentiment en esprit, et il s’en exhale tant dans le discours, qu’il n’en reste plus pour la pratique. Heureusement la bienséance y supplée, et l’on fait par usage à peu près les mêmes choses qu’on ferait par sensibilité, du moins tant qu’il n’en coûte que des formules et quelques gênes passagères qu’on s’impose pour faire bien parler de soi ; car quand les sacrifices vont jusqu’à gêner trop longtemps ou à coûter trop cher, adieu le sentiment ; la bienséance n’en exige pas jusque-là. A cela près, on ne saurait croire à quel point tout est compassé, mesuré, pesé, dans ce qu’ils appellent des procédés ; tout ce qui n’est plus dans les sentiments, ils l’ont mis en règle, et tout est réglé parmi eux. Ce peuple imitateur serait plein d’originaux, qu’il serait impossible d’en rien savoir ; car nul homme n’ose être lui-même. Il faut faire comme les autres, c’est la première maxime de la sagesse du pays. Cela se fait, cela ne se fait pas : voilà la décision suprême.

Cette apparente régularité donne aux usages communs l’air du monde le plus comique, même dans les choses les plus sérieuses : on sait à point nommé quand il faut envoyer savoir des nouvelles ; quand il faut se faire écrire, c’est-à-dire faire une visite qu’on ne fait pas ; quand il faut la faire soi-même ; quand il est permis d’être chez soi ; quand on doit n’y être pas, quoiqu’on y soit ; quelles offres l’on doit faire, quelles offres l’autre doit rejeter ; quel degré de tristesse on doit prendre à telle ou telle mort ; combien de temps on doit pleurer à la campagne ; le jour où l’on peut revenir se consoler à la ville ; l’heure et la minute où l’affliction permet de donner le bal ou d’aller au spectacle. Tout le monde y fait à la fois la même chose dans la même circonstance ; tout va par temps comme les évolutions d’un régiment en bataille : vous diriez que ce sont autant de marionnettes clouées sur la même planche, ou tirées par le même fil.

Or, comme il n’est pas possible que tous ces gens qui font exactement la même chose soient exactement affectés de même, il est clair qu’il faut les pénétrer par d’autres moyens pour les connaître ; il est clair que tout ce jargon n’est qu’un vain formulaire, et sert moins à juger des moeurs que du ton qui règne à Paris. On apprend ainsi les propos qu’on y tient, mais rien de ce qui peut servir à les apprécier. J’en dis autant de la plupart des écrits nouveaux ; j’en dis autant de la scène même, qui depuis Molière est bien plus un lieu où se débitent de jolies conversations que la représentation de la vie civile. Il y a ici trois théâtres, sur deux desquels on représente des êtres chimériques, savoir : sur l’un, des arlequins, des pantalons, des scaramouches ; sur l’autre, des dieux, des diables, des sorciers. Sur le troisième on représente ces pièces immortelles dont la lecture nous faisait tant de plaisir, et d’autres plus nouvelles qui paraissent de temps en temps sur la scène. Plusieurs de ces pièces sont tragiques, mais peu touchantes ; et si l’on y trouve quelques sentiments naturels et quelque vrai rapport au coeur humain, elles n’offrent aucune sorte d’instruction sur les moeurs particulières du peuple qu’elles amusent.

L’institution de la tragédie avait, chez ses inventeurs, un fondement de religion qui suffisait pour l’autoriser. D’ailleurs, elle offrait aux Grecs un spectacle instructif et agréable dans les malheurs des Perses leurs ennemis, dans les crimes et les folies des rois dont ce peuple s’était délivré. Qu’on représente à Berne, à Zurich, à la Haye, l’ancienne tyrannie de la maison d’Autriche, l’amour de la patrie et de la liberté nous rendra ces pièces intéressantes. Mais qu’on me dise de quel usage sont ici les tragédies de Corneille, et ce qu’importe au peuple de Paris Pompée ou Sertorius. Les tragédies grecques roulaient sur des événements réels ou réputés tels par les spectateurs, et fondés sur des traditions historiques. Mais que fait une flamme héroïque et pure dans l’âme des grands ? Ne dirait-on pas que les combats de l’amour et de la vertu leur donnent souvent de mauvaises nuits, et que le coeur a beaucoup à faire dans les mariages des rois ? Juge de la vraisemblance et de l’utilité de tant de pièces, qui roulent toutes sur ce chimérique sujet !

Quant à la comédie, il est certain qu’elle doit représenter au naturel les moeurs du peuple pour lequel elle est faite, afin qu’il s’y corrige de ses vices et de ses défauts, comme on ôte devant un miroir les taches de son visage. Térence et Plaute se trompèrent dans leur objet ; mais avant eux Aristophane et Ménandre avaient exposé aux Athéniens les moeurs athéniennes ; et, depuis, le seul Molière peignit plus naïvement encore celles des Français du siècle dernier à leurs propres yeux. Le tableau a changé ; mais il n’est plus revenu de peintre. Maintenant on copie au théâtre les conversations d’une centaine de maisons de Paris. Hors de cela, on n’y apprend rien des moeurs des Français. Il y a dans cette grande ville cinq ou six cent mille âmes dont il n’est jamais question sur la scène. Molière osa peindre des bourgeois et des artisans aussi bien que des marquis ; Socrate faisait parler des cochers, menuisiers, cordonniers, maçons. Mais les auteurs d’aujourd’hui, qui sont des gens d’un autre air, se croiraient déshonorés s’ils savaient ce qui se passe au comptoir d’un marchand ou dans la boutique d’un ouvrier ; il ne leur faut que des interlocuteurs illustres, et ils cherchent dans le rang de leurs personnages l’élévation qu’ils ne peuvent tirer de leur génie. Les spectateurs eux-mêmes sont devenus si délicats, qu’ils craindraient de se compromettre à la comédie comme en visite, et ne daigneraient pas aller voir en représentation des gens de moindre condition qu’eux. Ils sont comme les seuls habitants de la terre : tout le reste n’est rien à leurs yeux. Avoir un carrosse, un suisse, un maître d’hôtel, c’est être comme tout le monde. Pour être comme tout le monde, il faut être comme très peu de gens. Ceux qui vont à pied ne sont pas du monde ; ce sont des bourgeois, des hommes du peuple, des gens de l’autre monde ; et l’on dirait qu’un carrosse n’est pas tant nécessaire pour se conduire que pour exister. Il y a comme cela une poignée d’impertinents qui ne comptent qu’eux dans tout l’univers, et ne valent guère la peine qu’on les compte, si ce n’est pour le mal qu’ils font. C’est pour eux uniquement que sont faits les spectacles ; ils s’y montrent à la fois comme représentés au milieu du théâtre, et comme représentants aux deux côtés ; ils sont personnages sur la scène, et comédiens sur les bancs. C’est ainsi que la sphère du monde et des auteurs se rétrécit ; c’est ainsi que la scène moderne ne quitte plus son ennuyeuse dignité : on n’y sait plus montrer les hommes qu’en habit doré. Vous diriez que la France n’est peuplée que de comtes et de chevaliers ; et plus le peuple y est misérable et gueux, plus le tableau du peuple y est brillant et magnifique. Cela fait qu’en peignant le ridicule des états qui servent d’exemple aux autres, on le répand plutôt que de l’éteindre, et que le peuple, toujours singe et imitateur des riches, va moins au théâtre pour rire de leurs folies que pour les étudier, et devenir encore plus fous qu’eux en les imitant. Voilà de quoi fut cause Molière lui-même ; il corrigea la cour en infectant la ville : et ses ridicules marquis furent le premier modèle des petits-maîtres bourgeois qui leur succédèrent.

En général, il y a beaucoup de discours et peu d’action sur la scène française : peut-être est-ce qu’en effet le Français parle encore plus qu’il n’agit, ou du moins qu’il donne un bien plus grand prix à ce qu’on dit qu’à ce qu’on fait. Quelqu’un disait, en sortant d’une pièce de Denys le Tyran : « Je n’ai rien vu, mais j’ai entendu force paroles. » Voilà ce qu’on peut dire en sortant des pièces françaises. Racine et Corneille, avec tout leur génie, ne sont eux-mêmes que des parleurs ; et leur successeur est le premier qui, à l’imitation des Anglais, ait osé mettre quelquefois la scène en représentation. Communément tout se passe en beaux dialogues bien agencés, bien ronflants, où l’on voit d’abord que le premier soin de chaque interlocuteur est toujours celui de briller. Presque tout s’énonce en maximes générales. Quelque agités qu’ils puissent être, ils songent toujours plus au public qu’à eux-mêmes ; une sentence leur coûte moins qu’un sentiment : les pièces de Racine et de Molière exceptées, le je est presque aussi scrupuleusement banni de la scène française que des écrits de Port-Royal, et les passions humaines, aussi modestes que l’humilité chrétienne, n’y parlent jamais que par on. Il y a encore une certaine dignité maniérée dans le geste et dans le propos, qui ne permet jamais à la passion de parler exactement son langage, ni à l’auteur de revêtir son personnage et de se transporter au lieu de la scène, mais le tient toujours enchaîné sur le théâtre et sous les yeux des spectateurs. Aussi les situations les plus vives ne lui font-elles jamais oublier un bel arrangement de phrases ni des attitudes élégantes ; et si le désespoir lui plonge un poignard dans le coeur, non content d’observer la décence en tombant comme Polyxène, il ne tombe point ; la décence le maintient debout après sa mort, et tous ceux qui viennent d’expirer s’en retournent l’instant d’après sur leurs jambes.

Tout cela vient de ce que le Français ne cherche point sur la scène le naturel et l’illusion et n’y veut que de l’esprit et des pensées ; il fait cas de l’agrément et non de l’imitation, et ne se soucie pas d’être séduit pourvu qu’on l’amuse. Personne ne va au spectacle pour le plaisir du spectacle, mais pour voir l’assemblée, pour en être vu, pour ramasser de quoi fournir au caquet après la pièce ; et l’on ne songe à ce qu’on voit que pour savoir ce qu’on en dira. L’acteur pour eux est toujours l’acteur, jamais le personnage qu’il représente. Cet homme qui parle en maître du monde n’est point Auguste, c’est Baron ; la veuve de Pompée est Adrienne ; Alzire est mademoiselle Gaussin ; et ce fier sauvage est Grandval. Les comédiens, de leur côté, négligent entièrement l’illusion dont ils voient que personne ne se soucie. Ils placent les héros de l’antiquité entre six rangs de jeunes Parisiens ; ils calquent les modes françaises sur l’habit romain ; on voit Cornélie en pleurs avec deux doigts de rouge, Caton poudré au blanc, et Brutus en panier. Tout cela ne choque personne et ne fait rien au succès des pièces : comme on ne voit que l’acteur dans le personnage, on ne voit non plus que l’auteur dans le drame : et si le costume est négligé, cela se pardonne aisément ; car on sait bien que Corneille n’était pas tailleur, ni Crébillon perruquier.

Ainsi, de quelque sens qu’on envisage les choses, tout n’est ici que babil, jargon, propos sans conséquence. Sur la scène comme dans le monde, on a beau écouter ce qui se dit, on n’apprend rien de ce qui se fait et qu’a-t-on besoin de l’apprendre ? Sitôt qu’un homme a parlé, s’informe-t-on de sa conduite ? N’a-t-il pas tout fait ? N’est-il pas jugé ? L’honnête homme d’ici n’est point celui qui fait de bonnes actions, mais celui qui dit de belles choses ; et un seul propos inconsidéré, lâché sans réflexion, peut faire à celui qui le tient un tort irréparable que n’effaceraient pas quarante ans d’intégrité. En un mot, bien que les oeuvres des hommes ne ressemblent guère à leurs discours, je vois qu’on ne les peint que par leurs discours, sans égard à leurs oeuvres ; je vois aussi que dans une grande ville la société paraît plus douce, plus facile, plus sûre même que parmi des gens moins étudiés ; mais les hommes y sont-ils en effet plus humains, plus modérés, plus justes ? Je n’en sais rien. Ce ne sont encore là que des apparences ; et sous ces dehors si ouverts et si agréables, les coeurs sont peut-être plus cachés, plus enfoncés en dedans que les nôtres. Etranger, isolé, sans affaires, sans liaisons, sans plaisirs, et ne voulant m’en rapporter qu’à moi, le moyen de pouvoir prononcer ?

Cependant je commence à sentir l’ivresse où cette vie agitée et tumultueuse plonge ceux qui la mènent, et je tombe dans un étourdissement semblable à celui d’un homme aux yeux duquel on fait passer rapidement une multitude d’objets. Aucun de ceux qui me frappent n’attache mon coeur, mais tous ensemble en troublent et suspendent les affections, au point d’en oublier quelques instants ce que je suis et à qui je suis. Chaque jour en sortant de chez moi j’enferme mes sentiments sous la clef, pour en prendre d’autres qui se prêtent aux frivoles objets qui m’attendent. Insensiblement je juge et raisonne comme j’entends juger et raisonner tout le monde. Si quelquefois j’essaye de secouer les préjugés et de voir les choses comme elles sont, à l’instant je suis écrasé d’un certain verbiage qui ressemble beaucoup à du raisonnement. On me prouve avec évidence qu’il n’y a que le demi-philosophe qui regarde à la réalité des choses ; que le vrai sage ne les considère que par les apparences ; qu’il doit prendre les préjugés pour principes, les bienséances pour lois, et que la plus sublime sagesse consiste à vivre comme les fous.

Forcé de changer ainsi l’ordre de mes affections morales, forcé de donner un prix à des chimères, et d’imposer silence à la nature et à la raison, je vois ainsi défigurer ce divin modèle que je porte au dedans de moi, et qui servait à la fois d’objet à mes désirs et de règle à mes actions ; je flotte de caprice en caprice ; et mes goûts étant sans cesse asservis à l’opinion, je ne puis être sûr un seul jour de ce que j’aimerai le lendemain.

Confus, humilié, consterné, de sentir dégrader en moi la nature de l’homme, et de me voir ravalé si bas de cette grandeur intérieure où nos coeurs enflammés s’élevaient réciproquement, je reviens le soir, pénétré d’une secrète tristesse, accablé d’un dégoût mortel, et le coeur vide et gonflé comme un ballon rempli d’air. O amour ! ô purs sentiments que je tiens de lui !... Avec quel charme je rentre en moi-même ! Avec quel transport j’y retrouve encore mes premières affections et ma première dignité ! Combien je m’applaudis d’y revoir briller dans tout son éclat l’image de la vertu, d’y contempler la tienne, ô Julie, assise sur un trône de gloire et dissipant d’un souffle tous ces prestiges ! Je sens respirer mon âme oppressée, je crois avoir recouvré mon existence et ma vie, et je reprends avec mon amour tous les sentiments sublimes qui le rendent digne de son objet.

Lettre XVIII de Julie

Je viens, mon bon ami, de jouir d’un des plus doux spectacles qui puissent jamais charmer mes yeux. La plus sage, la plus aimable des filles est enfin devenue la plus digne et la meilleure des femmes. L’honnête homme dont elle a comblé les voeux, plein d’estime et d’amour pour elle, ne respire que pour la chérir, l’adorer, la rendre heureuse ; et je goûte le charme inexprimable d’être témoin du bonheur de mon amie, c’est-à-dire de le partager. Tu n’y seras pas moins sensible, j’en suis bien sûre, toi qu’elle aima toujours si tendrement, toi qui lui fus cher presque dès son enfance, et à qui tant de bienfaits l’ont dû rendre encore plus chère. Oui, tous les sentiments qu’elle éprouve se font sentir à nos coeurs comme au sien. S’ils sont des plaisirs pour elle, ils sont pour nous des consolations ; et tel est le prix de l’amitié qui nous joint, que la félicité d’un des trois suffit pour adoucir les maux des deux autres.

Ne nous dissimulons pas pourtant que cette amie incomparable va nous échapper en partie. La voilà dans un nouvel ordre de choses ; la voilà sujette à de nouveaux engagements, à de nouveaux devoirs ; et son coeur, qui n’était qu’à nous, se doit maintenant à d’autres affections auxquelles il faut que l’amitié cède le premier rang. Il y a plus, mon ami ; nous devons de notre part devenir plus scrupuleux sur les témoignages de son zèle ; nous ne devons pas seulement consulter son attachement pour nous et le besoin que nous avons d’elle, mais ce qui convient à son nouvel état, et ce qui peut agréer ou déplaire à son mari. Nous n’avons pas besoin de chercher ce qu’exigerait en pareil cas la vertu ; les lois seules de l’amitié suffisent. Celui qui, pour son intérêt particulier, pourrait compromettre un ami mériterait-il d’en avoir ? Quand elle était fille, elle était libre, elle n’avait à répondre de ses démarches qu’à elle-même, et l’honnêteté de ses intentions suffisait pour la justifier à ses propres yeux. Elle nous regardait comme deux époux destinés l’un à l’autre ; et, son coeur sensible et pur alliant la plus chaste pudeur pour elle-même à la plus tendre compassion pour sa coupable amie, elle couvrait ma faute sans la partager. Mais à présent tout est changé ; elle doit compte de sa conduite à un autre ; elle n’a pas seulement engagé sa foi, elle a aliéné sa liberté. Dépositaire en même temps de l’honneur de deux personnes, il ne lui suffit pas d’être honnête, il faut encore qu’elle soit honorée ; il ne lui suffit pas de ne rien faire que de bien, il faut encore qu’elle ne fasse rien qui ne soit approuvé. Une femme vertueuse ne doit pas seulement mériter l’estime de son mari, mais l’obtenir ; s’il la blâme, elle est blâmable ; et, fût-elle innocente, elle a tort sitôt qu’elle est soupçonnée : car les apparences mêmes sont au nombre de ses devoirs.

Je ne vois pas clairement si toutes ces raisons sont bonnes, tu en seras le juge ; mais un certain sentiment intérieur m’avertit qu’il n’est pas bien que ma cousine continue d’être ma confidente, ni qu’elle me le dise la première. Je me suis souvent trouvée en faute sur mes raisonnements, jamais sur les mouvements secrets qui me les inspirent, et cela fait que j’ai plus de confiance à mon instinct qu’à ma raison.

Sur ce principe, j’ai déjà pris un prétexte pour retirer tes lettres, que la crainte d’une surprise me faisait tenir chez elle. Elle me les a rendues avec un serrement de coeur que le mien m’a fait apercevoir, et qui m’a trop confirmé que j’avais fait ce qu’il fallait faire. Nous n’avons point eu d’explication, mais nos regards en tenaient lieu ; elle m’a embrassée en pleurant ; nous sentions sans nous rien dire combien le tendre langage de l’amitié a peu besoin du secours des paroles.

A l’égard de l’adresse à substituer à la sienne, j’avais songé d’abord à celle de Fanchon Anet, et c’est bien la voie la plus sûre que nous pourrions choisir ; mais, si cette jeune femme est dans un rang plus bas que ma cousine, est-ce une raison d’avoir moins d’égards pour elle en ce qui concerne l’honnêteté ? N’est-il pas à craindre, au contraire, que des sentiments moins élevés ne lui rendent mon exemple plus dangereux, que ce qui n’était pour l’une que l’effort d’une amitié sublime ne soit pour l’autre un commencement de corruption, et qu’en abusant de sa reconnaissance je ne force la vertu même à servir d’instrument au vice ? Ah ! n’est-ce pas assez pour moi d’être coupable, sans me donner des complices, et sans aggraver mes fautes du poids de celles d’autrui ? N’y pensons point, mon ami : j’ai imaginé un autre expédient, beaucoup moins sûr à la vérité, mais aussi moins répréhensible, en ce qu’il ne compromet personne et ne nous donne aucun confident ; c’est de m’écrire sous un nom en l’air, comme, par exemple, M. du Bosquet, et de me mettre une enveloppe adressée à Regianino, que j’aurai soin de prévenir. Ainsi Régianino lui-même ne saura rien ; il n’aura tout au plus que des soupçons, qu’il n’oserait vérifier, car milord Edouard de qui dépend sa fortune m’a répondu de lui. Tandis que notre correspondance continuera par cette voie, je verrai si l’on peut reprendre celle qui nous servit durant le voyage de Valais, ou quelque autre qui soit permanente et sûre.

Quand je ne connaîtrais pas l’état de ton coeur, je m’apercevrais, par l’humeur qui règne dans tes relations, que la vie que tu mènes n’est pas de ton goût. Les lettres de M. de Muralt, dont on s’est plaint en France, étaient moins sévères que les tiennes ; comme un enfant qui se dépite contre ses maîtres, tu te venges d’être obligé d’étudier le monde sur les premiers qui te l’apprennent. Ce qui me surprend le plus est que la chose qui commence par te révolter est celle qui prévient tous les étrangers, savoir, l’accueil des Français et le ton général de leur société, quoique de ton propre aveu tu doives personnellement t’en louer. Je n’ai pas oublié la distinction de Paris en particulier et d’une grande ville en général ; mais je vois qu’ignorant ce qui convient à l’un ou à l’autre, tu fais ta critique à bon compte, avant de savoir si c’est une médisance ou une observation. Quoi qu’il ne soit, j’aime la nation française, et ce n’est pas m’obliger que d’en mal parler. Je dois aux bons livres qui nous viennent d’elle la plupart des instructions que nous avons prises ensemble. Si notre pays n’est plus barbare, à qui en avons-nous l’obligation ? Les deux plus grands, les deux plus vertueux des modernes, Catinat, Fénelon, étaient tous deux Français : Henri IV, le roi que j’aime, le bon roi, l’était. Si la France n’est pas le pays des hommes libres, elle est celui des hommes vrais ; et cette liberté vaut bien l’autre aux yeux du sage. Hospitaliers, protecteurs de l’étranger, les Français lui passent même la vérité qui les blesse ; et l’on se ferait lapider à Londres si l’on y osait dire des Anglais la moitié du mal que les Français laissent dire d’eux à Paris. Mon père, qui a passé sa vie en France, ne parle qu’avec transport de ce bon et aimable peuple. S’il y a versé son sang au service du prince, le prince ne l’a point oublié dans sa retraite, et l’honore encore de ses bienfaits ; ainsi je me regarde comme intéressée à la gloire d’un pays où mon père a trouvé la sienne. Mon ami, si chaque peuple a ses bonnes et mauvaises qualités, honore au moins la vérité qui loue, aussi bien que la vérité qui blâme.

Je te dira plus ; pourquoi perdrais-tu en visites oisives le temps qui te reste à passer aux lieux où tu es ? Paris est-il moins que Londres le théâtre des talents, et les étrangers y font-ils moins aisément leur chemin ? Crois-moi, tous les Anglais ne sont pas des lords Edouards, et tous les Français ne ressemblent pas à ces beaux diseurs qui te déplaisent si fort. Tente, essaye, fais quelques épreuves, ne fût-ce que pour approfondir les moeurs, et juger à l’oeuvre ces gens qui parlent si bien. Le père de ma cousine dit que tu connais la constitution de l’Empire et les intérêts des princes, milord Edouard trouve aussi que tu n’as pas mal étudié les principes de la politique et les divers systèmes de gouvernement. J’ai dans la tête que les pays du monde où le mérite est le plus honoré est celui qui te convient le mieux, et que tu n’as besoin que d’être connu pour être employé. Quant à la religion, pourquoi la tienne te nuirait-elle plus qu’à un autre ? La raison n’est-elle pas le préservatif de l’intolérance et du fanatisme ? Est-on plus bigot en France qu’en Allemagne ? Et qui t’empêcherait de pouvoir faire à Paris le même chemin que M. de Saint-Saphorin a fait à Vienne ? Si tu considères le but, les plus prompts essais ne doivent-ils pas accélérer les succès ? Si tu compares les moyens, n’est-il pas plus honnête encore de s’avancer par ses talents que par ses amis ? Si tu songes... Ah ! cette mer... un plus long trajet... J’aimerais mieux l’Angleterre, si Paris était au delà.

A propos de cette grande ville, oserais-je relever une affectation que je remarque dans tes lettres ? Toi qui me parlais des Valaisanes avec tant de plaisir, pourquoi ne me dis-tu rien des Parisiennes ? Ces femmes galantes et célèbres valent-elles moins la peine d’être dépeintes que quelques montagnardes simples et grossières ? Crains-tu peut-être de me donner de l’inquiétude par le tableau des plus séduisantes personnes de l’univers ? Désabuse-toi, mon ami, ce que tu peux faire de pis pour mon repos est de ne me point parler d’elles ; et, quoi que tu m’en puisses dire, ton silence à leur égard m’est beaucoup plus suspect que tes éloges.

Je serais bien aise aussi d’avoir un petit mot sur l’Opéra de Paris, dont on dit ici des merveilles ; car enfin la musique peut être mauvaise, et le spectacle avoir ses beautés : s’il n’en a pas, c’est un sujet pour ta médisance, et du moins, tu n’offenseras personne.

Je ne sais si c’est la peine de te dire qu’à l’occasion de la noce il m’est encore venu ces jours passés deux épouseurs comme par rendez-vous : l’un d’Yverdun, gîtant, chassant de château en château, l’autre du pays allemand, par le coche de Berne. Le premier est une manière de petit-maître, parlant assez résolument pour faire trouver ses reparties spirituelles à ceux qui n’en écoutent que le ton ; l’autre est un grand nigaud timide, non de cette aimable timidité qui vient de la crainte de déplaire, mais de l’embarras d’un sot qui ne sait que dire, et du mal aise d’un libertin qui ne sent pas à sa place auprès d’une honnête fille. Sachant très positivement les intentions de mon père au sujet de ces deux messieurs, j’use avec plaisir de la liberté qu’il me laisse de les traiter à ma fantaisie et je ne crois pas que cette fantaisie laisse durer longtemps celle qui les amène. Je les hais d’oser attaquer un coeur où tu règnes, sans armes pour te le disputer : s’ils en avaient, je les haïrais davantage encore ; mais où les prendraient-ils, eux, et d’autres, et tout l’univers ? Non, non, sois tranquille, mon aimable ami : quand je retrouverais un mérite égal au tien, quand il se présenterait un autre que toi-même, encore le premier venu serait-il le seul écouté. Ne t’inquiète donc point de ces deux espèces dont je daigne à peine te parler. Quel plaisir j’aurais à leur mesurer deux doses de dégoût si parfaitement égales qu’ils prissent la résolution de partir ensemble comme ils sont venus, et que je pusse t’apprendre à la fois le départ de tous deux ?

M. de Crouzas vient de nous donner une réfutation des épîtres de Pope, que j’ai lue avec ennui. Je ne sais pas au vrai lequel des deux auteurs a raison ; mais je sais bien que le livre de M. de Crouzas ne fera jamais faire une bonne action, et qu’il n’y a rien de bon qu’on ne soit tenté de faire en quittant celui de Pope. Je n’ai point, pour moi, d’autre manière de juger de mes lectures que de sonder les dispositions où elles laissent mon âme, et j’imagine à peine quelle sorte de bonté peut avoir un livre qui ne porte point ses lecteurs au bien.

Adieu, mon trop cher ami, je ne voudrais pas finir sitôt ; mais on m’attend, on m’appelle. Je te quitte à regret, car je suis gaie et j’aime à partager avec toi mes plaisirs ; ce qui les anime et les redouble est que ma mère se trouve mieux depuis quelques jours ; elle s’est senti assez de force pour assister au mariage, et servir de mère à sa nièce, ou plutôt à sa seconde fille. La pauvre Claire en a pleuré de joie. Juge de moi, qui, méritant si peu de la conserver, tremble toujours de la perdre. En vérité elle fait les honneurs de la fête avec autant de grâce que dans sa plus parfaite santé ; il semble même qu’un reste de langueur rende sa naïve politesse encore plus touchante. Non, jamais cette incomparable mère ne fut si bonne, si charmante, si digne d’être adorée. Sais-tu qu’elle a demandé plusieurs fois de tes nouvelles à M. d’Orbe ? Quoiqu’elle ne me parle point de toi, je n’ignore pas qu’elle t’aime, et que, si jamais elle était écoutée, ton bonheur et le mien seraient son premier ouvrage. Ah ! si ton coeur sait être sensible, qu’il a besoin de l’être, et qu’il a de dettes à payer !

Lettre XIX à Julie

Tiens, ma Julie, gronde-moi, querelle-moi, bats-moi ; je souffrirai tout, mais je n’en continuerai pas moins à te dire ce que je pense. Qui sera le dépositaire de tous mes sentiments, si ce n’est toi qui les éclaires, et avec qui mon coeur se permettrait-il de parler si tu refusais de l’entendre ? Quand je te rends compte de mes observations et de mes jugements, c’est pour que tu les corriges, non pour que tu les approuves ; et plus je puis commettre d’erreurs, plus je dois me presser de t’en instruire. Si je blâme les abus qui me frappent dans cette grande ville, je ne m’en excuserai point sur ce que je t’en parle en confidence ; car je ne dis jamais rien d’un tiers que je ne sois prêt à lui dire en face ; et, dans tout ce que je t’écris des Parisiens ; je ne fais que répéter ce que je leur dis tous les jours à eux-mêmes. Ils ne m’en savent point mauvais gré ; ils conviennent de beaucoup de choses. Ils se plaignaient de notre Muralt, je le crois bien : on voit, on sent combien il les hait, jusque dans les éloges qu’il leur donne ; et je suis bien trompé si, même dans ma critique, on n’aperçoit le contraire. L’estime et la reconnaissance que m’inspirent leurs bontés ne font qu’augmenter ma franchise : elle peut n’être pas inutile à quelques-uns ; et à la manière dont tous supportent la vérité dans ma bouche, j’ose croire que nous sommes dignes, eux de l’entendre, et moi de la dire. C’est en cela, ma Julie, que la vérité qui blâme est plus honorable que la vérité qui loue ; car la louange ne sert qu’à corrompre ceux qui la goûtent, et les plus indignes en sont toujours les plus affamés ; mais la censure est utile, et le mérite seul sait la supporter. Je te le dis du fond de mon coeur, j’honore le Français comme le seul peuple qui aime véritablement les hommes, et qui soit bienfaisant par caractère ; mais c’est pour cela même que je suis moins disposé à lui accorder cette admiration générale à laquelle il prétend même pour les défauts qu’il avoue. Si les Français n’avaient point de vertus, je n’en dirais rien ; s’ils n’avaient point de vices, ils ne seraient pas hommes ; ils ont trop de côtés louables pour être toujours loués.

Quant aux tentatives dont tu me parles, elles me sont impraticables, parce qu’il faudrait employer, pour les faire, des moyens qui ne me conviennent pas et que tu m’as interdits toi-même. L’austérité républicaine n’est pas de mise en ce pays ; il y faut des vertus plus flexibles, et qui sachent mieux se plier aux intérêts des amis et des protecteurs. Le mérite est honoré, j’en conviens ; mais ici les talents qui mènent à la réputation ne sont point ceux qui mènent à la fortune ; et quand j’aurais le malheur de posséder ces derniers, Julie se résoudrait-elle à devenir la femme d’un parvenu ? En Angleterre c’est tout autre chose, et quoique les moeurs y vaillent peut-être encore moins qu’en France, cela n’empêche pas qu’on n’y puisse parvenir par des chemins plus honnêtes, parce que le peuple ayant plus de part au gouvernement, l’estime publique y est un plus grand moyen de crédit. Tu n’ignores pas que le projet de milord Edouard est d’employer cette voie en ma faveur, et le mien de justifier son zèle. Le lieu de la terre où je suis le plus loin de toi est celui où je ne puis rien faire qui m’en rapproche. O Julie ! s’il est difficile d’obtenir ta main, il l’est bien plus de la mériter ; et voilà la noble tâche que l’amour m’impose.

Tu m’ôtes d’une grande peine en me donnant de meilleures nouvelles de ta mère. Je t’en voyais déjà si inquiète avant mon départ, que je n’osai te dire ce que j’en pensais ; mais je la trouvais maigrie, changée, et je redoutais quelque maladie dangereuse. Conservez-la-moi, parce qu’elle m’est chère, parce que mon coeur l’honore, parce que ses bontés font mon unique espérance, et surtout parce qu’elle est mère de ma Julie.

Je te dirai sur les deux épouseurs que je n’aime point ce mot, même par plaisanterie : du reste, le ton dont tu me parles d’eux m’empêche de les craindre, et je ne hais plus ces infortunés puisque tu crois les haïr. Mais j’admire ta simplicité de penser connaître la haine : ne vois-tu pas que c’est l’amour dépité que tu prends pour elle ? Ainsi murmure la blanche colombe dont on poursuit le bien-aimé. Va, Julie, va, fille incomparable, quand tu pourras haïr quelque chose, je pourrai cesser de t’aimer.

P.-S. ─ Que je te plains d’être obsédée par ces deux importuns ! Pour l’amour de toi-même, hâte-toi de les renvoyer.

Lettre XX de Julie

Mon ami, j’ai remis à M. d’Orbe un paquet qu’il s’est chargé de t’envoyer à l’adresse de M. Silvestre, chez qui tu pourras le retirer ; mais je t’avertis d’attendre pour l’ouvrir que tu sois seul et dans ta chambre. Tu trouveras dans ce paquet un petit meuble à ton usage.

C’est une espèce d’amulette que les amants portent volontiers. La manière de s’en servir est bizarre ; il faut la contempler tous les matins un quart d’heure jusqu’à ce qu’on se sente pénétré d’un certain attendrissement ; alors on l’applique sur ses yeux, sur sa bouche, et sur son coeur : cela sert, dit-on, de préservatif durant la journée contre le mauvais air du pays galant. On attribue encore à ces sortes de talismans une vertu électrique très singulière, mais qui n’agit qu’entre les amants fidèles ; c’est de communiquer à l’un l’impression des baisers de l’autre à plus de cent lieues de là. Je ne garantis pas le succès de l’expérience ; je sais seulement qu’il ne tient qu’à toi de la faire.

Tranquillise-toi sur les deux galants ou prétendants, ou comme tu voudras les appeler, car désormais le nom ne fait plus rien à la chose. Ils sont partis : qu’ils aillent en paix. Depuis que je ne les vois plus, je ne les hais plus.

Lettre XXI à Julie

Tu l’as voulu, Julie ; il faut donc te les dépeindre, ces aimables Parisiennes. Orgueilleuse ! cet hommage manquait à tes charmes. Avec toute ta feinte jalousie, avec ta modestie et ton amour, je vois plus de vanité que de crainte cachée sous cette curiosité. Quoi qu’il en soit, je serai vrai : je puis l’être ; je le serais de meilleur coeur si j’avais davantage à louer. Que ne sont-elles cent fois plus charmantes ! que n’ont-elles assez d’attraits pour rendre un nouvel honneur aux tiens !

Tu te plaignais de mon silence ! Eh, mon Dieu ! que t’aurais-je dit ? En lisant cette lettre, tu sentiras pourquoi j’aimais à te parler des Valaisanes tes voisines, et pourquoi je ne te parlais point des femmes de ce pays. C’est que les unes me rappelaient à toi sans cesse, et que les autres... Lis, et puis tu me jugeras. Au reste, peu de gens pensent comme moi des dames françaises, si même je ne suis sur leur compte tout à fait seul de mon avis. C’est sur quoi l’équité m’oblige à te prévenir, afin que tu saches que je te les représente, non peut-être comme elles sont, mais comme je les vois. Malgré cela, si je suis injuste envers elles, tu ne manqueras pas de me censurer encore ; et tu seras plus injuste que moi, car tout le tort en est à toi seule.

Commençons par l’extérieur. C’est à quoi s’en tiennent la plupart des observateurs. Si je les imitais en cela, les femmes de ce pays auraient trop à s’en plaindre : elles ont un extérieur de caractère aussi bien que de visage ; et comme l’un ne leur est guère plus favorable que l’autre, on leur fait tort en ne les jugeant que par là. Elles sont tout au plus passables de figure, et généralement plutôt mal que bien : je laisse à part les exceptions. Menues plutôt que bien faites, elles n’ont point la taille fine ; aussi s’attachent-elles volontiers aux modes qui la déguisent : en quoi je trouve assez simples les femmes des autres pays, de vouloir bien imiter des modes faites pour cacher les défauts qu’elles n’ont pas.

Leur démarche est aisée et commune. Leur port n’a rien d’affecté parce qu’elles n’aiment point à se gêner ; mais elles ont naturellement une certaine disinvoltura qui n’est pas dépourvue de grâces, et qu’elles se piquent souvent de pousser jusqu’à l’étourderie. Elles ont le teint médiocrement blanc et sont communément un peu maigres, ce qui ne contribue pas à leur embellir la peau. A l’égard de la gorge, c’est l’autre extrémité des Valaisanes. Avec des corps fortement serrés elles tâchent d’en imposer sur la consistance ; il y a d’autres moyens d’en imposer sur la couleur. Quoique je n’aie aperçu ces objets que de fort loin, l’inspection en est si libre qu’il reste peu de chose à deviner. Ces dames paraissent mal entendre en cela leurs intérêts ; car, pour peu que le visage soit agréable, l’imagination du spectateur les servirait au surplus beaucoup mieux que ses yeux ; et, suivant le philosophe gascon, la faim entière est bien plus âpre que celle qu’on a déjà rassasiée, au moins par un sens.

Leurs traits sont peu réguliers ; mais, si elles ne sont pas belles, elles ont de la physionomie, qui supplée à la beauté, et l’éclipse quelquefois. Leurs yeux vifs et brillants ne sont pourtant ni pénétrants ni doux. Quoiqu’elles prétendent les animer à force de rouge, l’expression qu’elles leur donnent par ce moyen tient plus du feu de la colère que de celui de l’amour : naturellement ils n’ont que de la gaieté ; ou s’ils semblent quelquefois demander un sentiment tendre, ils ne le promettent jamais.

Elles se mettent si bien, ou du moins elles en ont tellement la réputation, qu’elles servent en cela, comme en tout, de modèle au reste de l’Europe. En effet, on ne peut employer avec plus de goût un habillement plus bizarre. Elles sont de toutes les femmes les moins asservies à leurs propres modes. La mode domine les provinciales ; mais les Parisiennes dominent la mode, et la savent plier chacune à son avantage. Les premières sont comme des copistes ignorants et serviles qui copient jusqu’aux fautes d’orthographe ; les autres sont des auteurs qui copient en maîtres et savent rétablir les mauvaises leçons.

Leur parure est plus recherchée que magnifique ; il y règne plus d’élégance que de richesse. La rapidité des modes, qui vieillit tout d’une année à l’autre, la propreté qui leur fait aimer à changer souvent d’ajustement, les préservent d’une somptuosité ridicule : elles n’en dépensent pas moins, mais leur dépense est mieux entendue ; au lieu d’habits râpés et superbes comme en Italie, on voit ici des habits plus simples et toujours frais. Les deux sexes ont à cet égard la même modération, la même délicatesse et ce goût me fait grand plaisir : j’aime fort à ne voir ni galons ni taches. Il n’y a point de peuple, excepté le nôtre, où les femmes surtout portent moins la dorure. On voit les mêmes étoffes dans tous les états, et l’on aurait peine à distinguer une duchesse d’une bourgeoise, si la première n’avait l’art de trouver des distinctions que l’autre n’oserait imiter. Or ceci semble avoir sa difficulté ; car quelque mode qu’on prenne à la cour, cette mode est suivie à l’instant à la ville ; et il n’en est pas des bourgeoises de Paris comme des provinciales et des étrangères, qui ne sont jamais qu’à la mode qui n’est plus. Il n’en est pas encore comme dans les autres pays, où les plus grands étant aussi les plus riches, leurs femmes se distinguent par un luxe que les autres ne peuvent égaler. Si les femmes de la cour prenaient ici cette voie, elles seraient bientôt effacées par celles des financiers.

Qu’ont-elles donc fait ? Elles ont choisi des moyens plus sûrs, plus adroits, et qui marquent plus de réflexion. Elles savent que des idées de pudeur et de modestie sont profondément gravées dans l’esprit du peuple. C’est là ce qui leur a suggéré des modes inimitables. Elles ont vu que le peuple avait en horreur le rouge, qu’il s’obstine à nommer grossièrement du fard, elles se sont appliqué quatre doigts, non de fard, mais de rouge ; car, le mot changé, la chose n’est plus la même. Elles ont vu qu’une gorge découverte est en scandale au public ; elles ont largement échancré leur corps. Elles ont vu... oh ! bien des choses, que ma Julie, toute demoiselle qu’elle est, ne verra sûrement jamais. Elles ont mis dans leurs manières le même esprit qui dirige leur ajustement. Cette pudeur charmante qui distingue, honore et embellit ton sexe, leur a paru vile et roturière ; elles ont animé leur geste et leur propos d’une noble impudence ; et il n’y a point d’honnête homme à qui leur regard assuré ne fasse baisser les yeux. C’est ainsi que cessant d’être femmes, de peur d’être confondues avec les autres femmes, elles préfèrent leur rang à leur sexe, et imitent les filles de joie, afin de n’être pas imitées.

J’ignore jusqu’où va cette imitation de leur part, mais je sais qu’elles n’ont pu tout à fait éviter celle qu’elles voulaient prévenir. Quant au rouge et aux corps échancrés, ils ont fait tout le progrès qu’ils pouvaient faire. Les femmes de la ville ont mieux aimé renoncer à leurs couleurs naturelles et aux charmes que pouvait leur prêter l’amoroso pensier des amants, que de rester mises comme des bourgeoises ; et si cet exemple n’a point gagné les moindres états, c’est qu’une femme à pied dans un pareil équipage n’est pas trop en sûreté contre les insultes de la populace. Ces insultes sont le cri de la pudeur révoltée ; et, dans cette occasion, comme en beaucoup d’autres, la brutalité du peuple, plus honnête que la bienséance des gens polis, retient peut-être ici cent mille femmes dans les bornes de la modestie : c’est précisément ce qu’ont prétendu les adroites inventrices de ces modes.

Quant au maintien soldatesque et au ton grenadier, il frappe moins, attendu qu’il est plus universel, et il n’est guère sensible qu’aux nouveaux débarqués. Depuis le faubourg Saint-Germain jusqu’aux halles, il y a peu de femmes à Paris dont l’abord, le regard, ne soit d’une hardiesse à déconcerter quiconque n’a rien vu de semblable en son pays ; et de la surprise où jettent ces nouvelles manières naît cet air gauche qu’on reproche aux étrangers. C’est encore pis sitôt qu’elles ouvrent la bouche. Ce n’est point la voix douce et mignarde de nos Vaudoises ; c’est un certain accent dur, aigre, interrogatif, impérieux, moqueur, et plus fort que celui d’un homme. S’il reste dans leur ton quelque grâce de leur sexe, leur manière intrépide et curieuse de fixer les gens achève de l’éclipser. Il semble qu’elles se plaisent à jouir de l’embarras qu’elles donnent à ceux qui les voient pour la première fois ; mais il est à croire que cet embarras leur plairait moins si elles en démêlaient mieux la cause.

Cependant, soit prévention de ma part en faveur de la beauté, soit instinct de la sienne à se faire valoir, les belles femmes me paraissent en général un peu plus modestes, et je trouve plus de décence dans leur maintien. Cette réserve ne leur coûte guère ; elles sentent bien leurs avantages, elles savent qu’elles n’ont pas besoin d’agaceries pour nous attirer. Peut-être aussi que l’impudence est plus sensible et choquante, jointe à la laideur ; et il est sûr qu’on couvrirait plutôt de soufflets que de baisers un laid visage effronté, au lieu qu’avec la modestie il peut exciter une tendre compassion qui mène quelquefois à l’amour. Mais quoique en général on remarque ici quelque chose de plus doux dans le maintien des jolies personnes, il y a encore tant de minauderies dans leur manières, et elles sont toujours si visiblement occupées d’elles-mêmes, qu’on n’est jamais exposé dans ce pays à la tentation qu’avait quelquefois M. de Muralt auprès des Anglaises, de dire à une femme qu’elle est belle pour avoir le plaisir de le lui apprendre.

La gaieté naturelle à la nation, ni le désir d’imiter les grands airs, ne sont pas les seules causes de cette liberté de propos et de maintien qu’on remarque ici dans les femmes. Elle paraît avoir une racine plus profonde dans les moeurs, par le mélange indiscret et continuel des deux sexes, qui fait contracter à chacun d’eux l’air, le langage et les manières de l’autre. Nos Suissesses aiment assez à rassembler entre elles, elles y vivent dans une douce familiarité, et quoique apparemment elles ne haïssent pas le commerce des hommes, il est certain que la présence de ceux-ci jette une espèce de contrainte dans cette petite gynécocratie. A Paris, c’est tout le contraire ; les femmes n’aiment à vivre qu’avec les hommes, elles ne sont à leur aise qu’avec eux. Dans chaque société la maîtresse de la maison est presque toujours seule au milieu d’un cercle d’hommes. On a peine à concevoir d’où tant d’hommes peuvent se répandre partout ; mais Paris est plein d’aventuriers et de célibataires qui passent leur vie à courir de maison en maison ; et les hommes semblent, comme les espèces, se multiplier par la circulation. C’est donc là qu’une femme apprend à parler, agir et penser comme eux, et eux comme elle. C’est là qu’unique objet de leurs petites galanteries, elle jouit paisiblement de ces insultants hommages auxquels on ne daigne pas même donner un air de bonne foi. Qu’importe ? sérieusement ou par plaisanterie, on s’occupe d’elle, et c’est tout ce qu’elle veut. Qu’une autre femme survienne, à l’instant le ton de cérémonie succède à la familiarité, les grands airs commencent, l’attention des hommes se partage, et l’on se tient mutuellement dans une secrète gêne dont on ne sort plus qu’en se séparant.

Les femmes de Paris aiment à voir les spectacles, c’est-à-dire à y être vues ; mais leur embarras, chaque fois qu’elles y veulent aller, est de trouver une compagne ; car l’usage ne permet à aucune femme d’y aller seule en grande loge, pas même avec son mari, pas même avec un autre homme. On ne saurait dire combien, dans ce pays si sociable, ces parties sont difficiles à former ; de dix qu’on en projette, il en manque neuf : le désir d’aller au spectacle les fait lier ; l’ennui d’y aller ensemble les fait rompre. Je crois que les femmes pourraient abroger aisément cet usage inepte ; car où est la raison de ne pouvoir se montrer seule en public ? Mais c’est peut-être ce défaut de raison qui le conserve. Il est bon de tourner autant qu’on peut les bienséances sur des choses où il serait inutile d’en manquer. Que gagnerait une femme au droit d’aller sans compagne à l’Opéra ? Ne vaut-il pas mieux réserver ce droit pour recevoir en particulier ses amis ?

Il est sûr que mille liaisons secrètes doivent être le fruit de leur manière de vivre éparses et isolées parmi tant d’hommes. Tout le monde en convient aujourd’hui, et l’expérience a détruit l’absurde maxime de vaincre les tentations en les multipliant. On ne dit donc plus que cet usage est plus honnête, mais qu’il est plus agréable, et c’est ce que je ne crois pas plus vrai ; car quel amour peut régner où la pudeur est en dérision, et quel charme peut avoir une vie privée à la fois d’amour et d’honnêteté ? Aussi, comme le grand fléau de tous ces gens si dissipés est l’ennui, les femmes se soucient-elles moins d’être aimées qu’amusées : la galanterie et les soins valent mieux que l’amour auprès d’elles, et, pourvu qu’on soit assidu, peu leur importe qu’on soit passionné. Les mots même d’amour et d’amant sont bannis de l’intime société des deux sexes, et relégués avec ceux de chaîne et de flamme dans les romans qu’on ne lit plus.

Il semble que tout l’ordre des sentiments naturels soit ici renversé. Le coeur n’y forme aucune chaîne ; il n’est point permis aux filles d’en avoir un ; ce droit est réservé aux seules femmes mariées, et n’exclut du choix personne que leurs maris. Il vaudrait mieux qu’une mère eût vingt amants que sa fille un seul. L’adultère n’y révolte point, on n’y trouve rien de contraire à la bienséance : les romans les plus décents, ceux que tout le monde lit pour s’instruire, en sont pleins ; et le désordre n’est plus blâmable sitôt qu’il est joint à l’infidélité. O Julie ! telle femme qui n’a pas craint de souiller cent fois le lit conjugal oserait d’une bouche impure accuser nos chastes amours, et condamner l’union de deux coeurs sincères qui ne surent jamais manquer de foi ! On dirait que le mariage n’est pas à Paris de la même nature que partout ailleurs. C’est un sacrement, à ce qu’ils prétendent, et ce sacrement n’a pas la force des moindres contrats civils ; il semble n’être que l’accord de deux personnes libres qui conviennent de demeurer ensemble, de porter le même nom, de reconnaître les mêmes enfants, mais qui n’ont, au surplus, aucune sorte de droit l’une sur l’autre ; et un mari qui s’aviserait de contrôler ici la mauvaise conduite de sa femme n’exciterait pas moins de murmures que celui qui souffrirait chez nous le désordre public de la sienne. Les femmes, de leur côté, n’usent pas de rigueur envers leurs maris et l’on ne voit pas encore qu’elles les fassent punir d’imiter leurs infidélités. Au reste, comment attendre de part ou d’autre un effet plus honnête d’un lien où le coeur n’a point été consulté ? Qui n’épouse que la fortune ou l’état ne doit rien à la personne.

L’amour même, l’amour a perdu ses droits, et n’est pas moins dénaturé que le mariage. Si les époux sont ici des garçons et des filles qui demeurent ensemble pour vivre avec plus de liberté, les amants sont des gens indifférents qui se voient par amusement, par air, par habitude, ou pour le besoin du moment : le coeur n’a que faire à ces liaisons ; on n’y consulte que la commodité et certaines convenances extérieures. C’est, si l’on veut, se connaître, vivre ensemble, s’arranger, se voir, moins encore s’il est possible. Une liaison de galanterie dure un peu plus qu’une visite ; c’est un recueil de jolis entretiens et de jolies lettres pleines de portraits, de maximes, de philosophie, et de bel esprit. A l’égard du physique, il n’exige pas tant de mystère ; on a très sensément trouvé qu’il fallait régler sur l’instant des désirs la facilité de les satisfaire : la première venue, le premier venu, l’amant ou un autre, un homme est toujours un homme, tous sont presque également bons ; et il y a du moins à cela de la conséquence, car pourquoi serait-on plus fidèle à l’amant qu’au mari ? Et puis à certain âge tous les hommes sont à peu près le même homme, toutes les femmes la même femme ; toutes ces poupées sortent de chez la même marchande de modes, et il n’y a guère d’autre choix à faire que ce qui tombe le plus commodément sous la main.

Comme je ne sais rien de ceci par moi-même, on m’en a parlé sur un ton si extraordinaire qu’il ne m’a pas été possible de bien entendre ce qu’on m’en a dit. Tout ce que j’en ai conçu, c’est que, chez la plupart des femmes, l’amant est comme un des gens de la maison : s’il ne fait pas son devoir, on le congédie et l’on en prend un autre ; s’il trouve mieux ailleurs, ou s’ennuie du métier, il quitte, et l’on en prend un autre. Il y a, dit-on, des femmes assez capricieuses pour essayer même du maître de la maison ; car enfin c’est encore une espèce d’homme. Cette fantaisie ne dure pas ; quand elle est passée, on le chasse et l’on en prend un autre, ou s’il s’obstine, on le garde, et l’on en prend un autre.

« Mais, disais-je à celui qui m’expliquait ces étranges usages, comment une femme vit-elle ensuite avec tous ces autres-là qui ont ainsi pris ou reçu leur congé ? ─ Bon ! reprit-il, elle n’y vit point. On ne se voit plus, on ne se connaît plus. Si jamais la fantaisie prenait de renouer, on aurait une nouvelle connaissance à faire, et ce serait beaucoup qu’on se souvînt de s’être vus. ─ Je vous entends, lui dis-je ; mais j’ai beau réduire ces exagérations, je ne conçois pas comment, après une union si tendre, on peut se voir de sang-froid, comment le coeur ne palpite pas au nom de ce qu’on a une fois aimé, comment on ne tressaillit pas à sa rencontre. ─ Vous me faites rire, interrompit-il, avec vos tressaillements ; vous voudriez donc que nos femmes ne fissent autre chose que tomber en syncope ? »

Supprime une partie de ce tableau trop chargé sans doute, place Julie à côté du reste, et souviens-toi de mon coeur ; je n’ai rien de plus à te dire.

Il faut cependant l’avouer, plusieurs de ces impressions désagréables s’effacent par l’habitude. Si le mal se présente avant le bien, il ne l’empêche pas de se montrer à son tour ; les charmes de l’esprit et du naturel font valoir ceux de la personne. La première répugnance vaincue devient bientôt un sentiment contraire. C’est l’autre point de vue du tableau, et la justice ne permet pas de ne l’exposer que par le côté désavantageux.

C’est le premier inconvénient des grandes villes que les hommes y deviennent autres que ce qu’ils sont, et que la société leur donne pour ainsi dire un être différent du leur. Cela est vrai, surtout à Paris, et surtout à l’égard des femmes, qui tirent des regards d’autrui la seule existence dont elles se soucient. En abordant une dame dans une assemblée, au lieu d’une Parisienne que vous croyez voir, vous ne voyez qu’un simulacre de la mode. Sa hauteur, son ampleur, sa démarche, sa taille, sa gorge, ses couleurs, son air, son regard, ses propos, ses manières, rien de tout cela n’est à elle ; et si vous la voyiez dans son état naturel, vous ne pourriez la reconnaître. Or cet échange est rarement favorable à celles qui le font, et en général il n’y a guère à gagner à tout ce qu’on substitue à la nature. Mais on ne l’efface jamais entièrement ; elle s’échappe toujours par quelque endroit, et c’est dans une certaine adresse à la saisir que consiste l’art d’observer. Cet art n’est pas difficile vis-à-vis des femmes de ce pays ; car, comme elles ont plus de naturel qu’elles ne croient en avoir, pour peu qu’on les fréquente assidûment, pour peu qu’on les détache de cette éternelle représentation qui leur plaît si fort, on les voit bientôt comme elles sont ; et c’est alors que toute l’aversion qu’elles ont d’abord inspirée se change en estime et en amitié.

Voilà ce que j’eus occasion d’observer la semaine dernière dans une partie de campagne où quelques femmes nous avaient assez étourdiment invités, moi et quelques autres nouveaux débarqués, sans trop s’assurer que nous leur convenions, ou peut-être pour avoir le plaisir d’y rire de nous à leur aise. Cela ne manqua pas d’arriver le premier jour. Elles nous accablèrent d’abord de traits plaisants et fins, qui tombant toujours sans rejaillir, épuisèrent bientôt leur carquois. Alors elles s’exécutèrent de bonne grâce, et ne pouvant nous amener à leur ton, elles furent réduites à prendre le nôtre. Je ne sais si elles se trouvèrent bien de cet échange ; pour moi, je m’en trouvai à merveille ; je vis avec surprise que je m’éclairais plus avec elles que je n’aurais fait avec beaucoup d’hommes. Leur esprit ornait si bien le bon sens, que je regrettais ce qu’elles en avaient mis à le défigurer ; et je déplorais, en jugeant mieux des femmes de ce pays, que tant d’aimables personnes ne manquassent de raison que parce qu’elles ne voulaient pas en avoir. Je vis aussi que les grâces familières et naturelles effaçaient insensiblement les airs apprêtés de la ville ; car, sans y songer, on prend des manières assortissantes aux choses qu’on dit, et il n’y a pas moyen de mettre à des discours sensés les grimaces de la coquetterie. Je les trouvai plus jolies depuis qu’elles ne cherchaient plus tant à l’être, et je sentis qu’elles n’avaient besoin pour plaire que de ne se pas déguiser. J’osai soupçonner sur ce fondement que Paris, ce prétendu siège du goût, est peut-être le lieu du monde où il y en a le moins, puisque tous les soins qu’on y prend pour plaire défigurent la véritable beauté.

Nous restâmes ainsi quatre ou cinq jours ensemble, contents les uns des autres et de nous-mêmes. Au lieu de passer en revue Paris et ses folies, nous l’oubliâmes. Tout notre soin se bornait à jouir entre nous d’une société agréable et douce. Nous n’eûmes besoin ni de satires ni de plaisanteries pour nous mettre de bonne humeur ; et nos ris n’étaient pas de raillerie, mais de gaieté, comme ceux de ta cousine.

Une autre chose acheva de me faire changer d’avis sur leur compte. Souvent, au milieu de nos entretiens les plus animés, on venait dire un mot à l’oreille de la maîtresse de la maison. Elle sortait, allait s’enfermer pour écrire, et ne rentrait de longtemps. Il était aisé d’attribuer ces éclipses à quelque correspondance de coeur, ou de celles qu’on appelle ainsi. Une autre femme en glissa légèrement un mot qui fut assez mal reçu ; ce qui me fit juger que si l’absente manquait d’amants, elle avait au moins des amis. Cependant la curiosité m’ayant donné quelque attention, quelle fut ma surprise en apprenant que ces prétendus grisons de Paris étaient des paysans de la paroisse qui venaient, dans leurs calamités, implorer la protection de leur dame ; l’un surchargé de tailles à la décharge d’un plus riche, l’autre enrôlé dans la milice sans égard pour son âge et pour ses enfants ; l’autre écrasé d’un puissant voisin par un procès injuste ; l’autre ruiné par la grêle, et dont on exigeait le bail à la rigueur. Enfin tous avaient quelque grâce à demander, tous étaient patiemment écoutés, on n’en rebutait aucun, et le temps attribué aux billets doux était employé à écrire en faveur de ces malheureux. Je ne saurais te dire avec quel étonnement j’appris et le plaisir que prenait une femme si jeune et si dissipée à remplir ces aimables devoirs, et combien peu elle y mettait d’ostentation. Comment ! disais-je tout attendri, quand ce serait Julie elle ne ferait pas autrement. Dès cet instant je ne l’ai plus regardée qu’avec respect, et tous ses défauts sont effacés à mes yeux.

Sitôt que mes recherches se sont tournées de ce côté, j’ai appris mille choses à l’avantage de ces mêmes femmes que j’avais d’abord trouvées si insupportables. Tous les étrangers conviennent unanimement qu’en écartant les propos à la mode, il n’y a point de pays au monde où les femmes soient plus éclairées, parlent en général plus sensément, plus judicieusement, et sachent donner, au besoin, de meilleurs conseils. Otons le jargon de la galanterie et du bel esprit, quel parti tirerons-nous de la conversation d’une Espagnole, d’une Italienne, d’une Allemande ? Aucun ; et tu sais, Julie, ce qu’il en est communément de nos Suissesses. Mais qu’on ose passer pour peu galant, et tirer les Françaises de cette forteresse, dont à la vérité elles n’aiment guère à sortir, on trouve encore à qui parler en rase campagne, et l’on croit combattre avec un homme, tant elles savent s’armer de raison et faire de nécessité vertu. Quant au bon caractère, je ne citerai point le zèle avec lequel elles servent leurs amis ; car il peut régner en cela une certaine chaleur d’amour-propre qui soit de tous les pays ; mais quoique ordinairement elles n’aiment qu’elles-mêmes, une longue habitude, quand elles ont assez de constance pour l’acquérir, leur tient lieu d’un sentiment assez vif : celle qui peuvent supporter un attachement de dix ans le gardent ordinairement toute leur vie, et elles aiment leurs vieux amis plus tendrement, plus sûrement au moins que leurs jeunes amants.

Une remarque assez commune, qui semble être à la charge des femmes, est qu’elles font tout en ce pays, et par conséquent plus de mal que de bien ; mais ce qui les justifie est qu’elles font le mal poussées par les hommes, et le bien de leur propre mouvement. Ceci ne contredit point ce que je disais ci-devant, que le coeur n’entre pour rien dans le commerce des deux sexes ; car la galanterie française a donné aux femmes un pouvoir universel qui n’a besoin d’aucun tendre sentiment pour se soutenir. Tout dépend d’elles : rien ne se fait que par elles ou pour elles ; l’Olympe et le Parnasse, la gloire et la fortune, sont également sous leurs lois. Les livres n’ont de prix, les auteurs n’ont d’estime, qu’autant qu’il plaît aux femmes de leur en accorder ; elles décident souverainement des plus hautes connaissances, ainsi que des plus agréables. Poésie, littérature, histoire, philosophie, politique même ; on voit d’abord au style de tous les livres qu’ils sont écrits pour amuser de jolies femmes, et l’on vient de mettre la Bible en histoires galantes. Dans les affaires, elles ont pour obtenir ce qu’elles demandent un ascendant naturel jusque sur leurs maris, non parce qu’ils sont leurs maris, mais parce qu’ils sont hommes, et qu’il est convenu qu’un homme ne refusera rien à aucune femme, fût-ce même la sienne.

Au reste cette autorité ne suppose ni attachement ni estime, mais seulement de la politesse et de l’usage du monde ; car d’ailleurs il n’est pas moins essentiel à la galanterie française de mépriser les femmes que de les servir. Ce mépris est une sorte de titre qui leur en impose : c’est un témoignage qu’on a vécu assez avec elles pour les connaître. Quiconque les respecterait passerait à leurs yeux pour un novice, un paladin, un homme qui n’a connu les femmes que dans les romans. Elles se jugent avec tant d’équité que les honorer serait être indigne de leur plaire ; et la première qualité de l’homme à bonnes fortunes est d’être souverainement impertinent.

Quoi qu’il en soit, elles ont beau se piquer de méchanceté, elles sont bonnes en dépit d’elles ; et voici à quoi surtout leur bonté de coeur est utile. En tout pays les gens chargés de beaucoup d’affaires sont toujours repoussants et sans commisération ; et Paris étant le centre des affaires du plus grand peuple de l’Europe, ceux qui les font sont aussi les plus durs des hommes. C’est donc aux femmes qu’on s’adresse pour avoir des grâces ; elles sont le recours des malheureux ; elles ne ferment point l’oreille à leurs plaintes ; elles les écoutent, les consolent et les servent. Au milieu de la vie frivole qu’elles mènent, elles savent dérober des moments à leurs plaisirs pour les donner à leur bon naturel ; et si quelques-unes font un infâme commerce des services qu’elles rendent, des milliers d’autres s’occupent tous les jours gratuitement à secourir le pauvre de leur bourse et l’opprimé de leur crédit. Il est vrai que leurs soins sont souvent indiscrets, et qu’elles nuisent sans scrupule au malheureux qu’elles ne connaissent pas, pour servir le malheureux qu’elles connaissent ; mais comment connaître tout le monde dans un si grand pays, et que peut faire de plus la bonté d’âme séparée de la véritable vertu, dont le plus sublime effort n’est pas tant de faire le bien que de ne jamais mal faire ? A cela près, il est certain qu’elles ont du penchant au bien, qu’elles en font beaucoup, qu’elles le font de bon coeur, que ce sont elles seules qui conservent dans Paris le peu d’humanité qu’on y voit régner encore, et que sans elles on verrait les hommes avides et insatiables s’y dévorer comme des loups.

Voilà ce que je n’aurais point appris si je m’en étais tenu aux peintures des faiseurs de romans et de comédies, lesquels voient plutôt dans les femmes des ridicules qu’ils partagent que les bonnes qualités qu’ils n’ont pas, ou qui peignent des chefs-d’oeuvre de vertus qu’elles se dispensent d’imiter en les traitant de chimères, au lieu de les encourager au bien en louant celui qu’elles font réellement. Les romans sont peut-être la dernière instruction qu’il reste à donner à un peuple assez corrompu pour que tout autre lui soit inutile : je voudrais qu’alors la composition de ces sortes de livres ne fût permise qu’à des gens honnêtes mais sensibles, dont le coeur se peignît dans leurs écrits ; à des auteurs qui ne fussent pas au-dessus des faiblesses de l’humanité, qui ne montrassent pas tout d’un coup la vertu dans le ciel hors de la portée des hommes, mais qui la leur fissent aimer en la peignant d’abord moins austère, et puis du sein du vice les y sussent conduire insensiblement.

Je t’en ai prévenue, je ne suis en rien de l’opinion commune sur le compte des femmes de ce pays. On leur trouve unanimement l’abord le plus enchanteur, les grâces les plus séduisantes, la coquetterie la plus raffinée, le sublime de la galanterie, et l’art de plaire au souverain degré. Moi, je trouve leur abord choquant, leur coquetterie repoussante, leurs manières sans modestie. J’imagine que le coeur doit se fermer à toutes leurs avances ; et l’on ne me persuadera jamais qu’elles puissent un moment parler de l’amour sans se montrer également incapables d’en inspirer et d’en ressentir.

D’un autre côté, la renommée apprend à se défier de leur caractère ; elle les peint frivoles, rusées, artificieuses, étourdies, volages, parlant bien, mais ne pensant point, sentant encore moins, et dépensant ainsi tout leur mérite en vain babil. Tout cela me paraît à moi leur être extérieur, comme leurs paniers et leur rouge. Ce sont des vices de parade qu’il faut avoir à Paris, et qui dans le fond couvrent en elles du sens, de la raison, de l’humanité, du bon naturel. Elles sont moins indiscrètes, moins tracassières que chez nous, moins peut-être que partout ailleurs. Elles sont plus solidement instruites, et leur instruction profite mieux à leur jugement. En un mot, si elles me déplaisent par tout ce qui caractérise leur sexe qu’elles ont défiguré, je les estime par des rapports avec le nôtre qui nous font honneur ; et je trouve qu’elles seraient cent fois plutôt des hommes de mérite que d’aimables femmes.

Conclusion : si Julie n’eût point existé, si mon coeur eût pu souffrir quelque autre attachement que celui pour lequel il était né, je n’aurais jamais pris à Paris ma femme, encore moins ma maîtresse : mais je m’y serais fait volontiers une amie ; et ce trésor m’eût consolé peut-être de n’y pas trouver les deux autres.

Lettre XXII à Julie

Depuis ta lettre reçue je suis allé tous les jours chez M. Silvestre demander le petit paquet. Il n’était toujours point venu ; et, dévoré d’une mortelle impatience, j’ai fait le voyage sept fois inutilement. Enfin la huitième, j’ai reçu le paquet. A peine l’ai-je eu dans les mains, que, sans payer le port, sans m’en informer, sans rien dire à personne, je suis sorti comme un étourdi ; et, ne voyant le moment de rentrer chez moi, j’enfilais avec tant de précipitation des rues que je ne connaissais point, qu’au bout d’une demi-heure, cherchant la rue de Tournon où je loge, je me suis trouvé dans le Marais, à l’autre extrémité de Paris. J’ai été obligé de prendre un fiacre pour revenir plus promptement ; c’est la première fois que cela m’est arrivé le matin pour mes affaires : je ne m’en sers même qu’à regret l’après-midi pour quelques visites ; car j’ai deux jambes fort bonnes dont je serais bien fâché qu’un peu plus d’aisance dans ma fortune me fît négliger l’usage.

J’étais fort embarrassé dans mon fiacre avec mon paquet ; je ne voulais l’ouvrir que chez moi, c’était ton ordre. D’ailleurs une sorte de volupté qui me laisse oublier la commodité dans les choses communes me la fait rechercher avec soin dans les vrais plaisirs. Je n’y puis souffrir aucune sorte de distraction, et je veux avoir du temps et mes aises pour savourer tout ce qui me vient de toi. Je tenais donc ce paquet avec une inquiète curiosité dont je n’étais pas le maître ; je m’efforçais de palper à travers les enveloppes ce qu’il pouvait contenir ; et l’on eût dit qu’il me brûlait les mains à voir les mouvements continuels qu’il faisait de l’une à l’autre. Ce n’est pas qu’à son volume, à son poids, au ton de ta lettre, je n’eusse quelque soupçon de la vérité ; mais le moyen de concevoir comment tu pouvais avoir trouvé l’artiste et l’occasion ? Voilà ce que je ne conçois pas encore : c’est un miracle de l’amour ; plus il passe ma raison, plus il enchante mon coeur ; et l’un des plaisirs qu’il me donne est celui de n’y rien comprendre.

J’arrive enfin, je vole, je m’enferme dans ma chambre, je m’asseye hors d’haleine, je porte une main tremblante sur le cachet. O première influence du talisman ! j’ai senti palpiter mon coeur à chaque papier que j’ôtais, et je me suis bientôt trouvé tellement oppressé que j’ai été forcé de respirer un moment sur la dernière enveloppe... Julie !... ô ma Julie ! le voile est déchiré... je te vois... je vois tes divins attraits ! Ma bouche et mon coeur leur rendent le premier hommage, mes genoux fléchissent... Charmes adorés, encore une fois vous aurez enchanté mes yeux ! Qu’il est prompt, qu’il est puissant, le magique effet de ces traits chéris ! Non, il ne faut point, comme tu prétends, un quart d’heure pour le sentir ; une minute, un instant suffit pour arracher de mon sein mille ardents soupirs, et me rappeler avec ton image celle de mon bonheur passé. Pourquoi faut-il que la joie de posséder un si précieux trésor soit mêlée d’une si cruelle amertume ? Avec quelle violence il me rappelle des temps qui ne sont plus ! Je crois, en le voyant, te revoir encore ; je crois me retrouver à ces moments délicieux dont le souvenir fait maintenant le malheur de ma vie, et que le ciel m’a donnés et ravis dans sa colère. Hélas ! un instant me désabuse, toute la douleur de l’absence se ranime et s’aigrit en m’ôtant l’erreur qui l’a suspendue, et je suis comme ces malheureux dont on n’interrompt les tourments que pour les leur rendre plus sensibles. Dieux ! quels torrents de flammes mes avides regards puisent dans cet objet inattendu ! ô comme il ranime au fond de mon coeur tous les mouvements impétueux que ta présence y faisait naître ! O Julie, s’il était vrai qu’il pût transmettre à tes sens le délire et l’illusion des miens !... Mais pourquoi ne le serait-il pas ? Pourquoi des impressions que l’âme porte avec tant d’activité n’iraient-elles pas aussi loin qu’elle ? Ah ! chère amante ! où que tu sois, quoi que tu fasses au moment où j’écris cette lettre, au moment où ton portrait reçoit tout ce que ton idolâtre amant adresse à ta personne, ne sens-tu pas ton charmant visage inondé des pleurs de l’amour et de la tristesse ? Ne sens-tu pas tes yeux, tes joues, ta bouche, ton sein, pressés, comprimés, accablés de mes ardents baisers ? Ne te sens-tu pas embraser tout entière du feu de mes lèvres brûlantes ?... Ciel ! qu’entends-je ? Quelqu’un vient... Ah ! serrons, cachons mon trésor... un importun !... Maudit soit le cruel qui vient troubler des transports si doux !... Puisse-t-il ne jamais aimer... ou vivre loin de ce qu’il aime !

Lettre XXIII à Madame d’Orbe

C’est à vous, charmante cousine, qu’il faut rendre compte de l’Opéra ; car bien que vous ne m’en parliez point dans vos lettres, et que Julie vous ait gardé le secret, je vois d’où lui vient cette curiosité. J’y fus une fois pour contenter la mienne ; j’y suis retourné pour vous deux autres fois. Tenez-m’en quitte, je vous prie, après cette lettre. J’y puis retourner encore, y bâiller, y souffrir, y périr pour votre service ; mais y rester éveillé et attentif, cela ne m’est pas possible.

Avant de vous dire ce que je pense de ce fameux théâtre, que je vous rende compte de ce qu’on en dit ici ; le jugement des connaisseurs pourra redresser le mien si je m’abuse.

L’Opéra de Paris passe à Paris pour le spectacle le plus pompeux, le plus voluptueux, le plus admirable qu’inventa jamais l’art humain. C’est, dit-on, le plus superbe monument de la magnificence de Louis XIV. Il n’est pas si libre à chacun que vous le pensez de dire son avis sur ce grave sujet. Ici l’on peut disputer de tout, hors de la musique et de l’Opéra ; il y a du danger à manquer de dissimulation sur ce seul point. La musique française se maintient par une inquisition très sévère ; et la première chose qu’on insinue par forme de leçon à tous les étrangers qui viennent dans ce pays, c’est que tous les étrangers conviennent qu’il n’y a rien de si beau dans le reste du monde que l’Opéra de Paris. En effet, la vérité est que les plus discrets s’en taisent, et n’osent rire qu’entre eux.

Il faut convenir pourtant qu’on y représente à grands frais, non seulement toutes les merveilles de la nature, mais beaucoup d’autres merveilles bien plus grandes que personne n’a jamais vues ; et sûrement Pope a voulu désigner ce bizarre théâtre par celui où il dit qu’on voit pêle-mêle des dieux, des lutins, des monstres, des rois, des bergers, des fées, de la fureur, de la joie, un feu, une gigue, une bataille et un bal.

Cet assemblage si magnifique et si bien ordonné est regardé comme s’il contenait en effet toutes les choses qu’il représente. En voyant paraître un temple, on est saisi d’un saint respect ; et pour peu que la déesse en soit jolie, le parterre est à moitié païen. On n’est pas si difficile ici qu’à la Comédie-Française. Ces mêmes spectateurs qui ne peuvent revêtir un comédien de son personnage ne peuvent à l’Opéra séparer un acteur du sien. Il semble que les esprits se roidissent contre une illusion raisonnable, et ne s’y prêtent qu’autant qu’elle est absurde et grossière. Ou peut-être que des dieux leur coûtent moins à concevoir que des héros. Jupiter étant d’une autre nature que nous, on en peut penser ce qu’on veut ; mais Caton était un homme, et combien d’hommes ont le droit de croire que Caton ait pu exister ?

L’Opéra n’est donc point ici comme ailleurs une troupe de gens payés pour se donner en spectacle au public : ce sont, il est vrai, des gens que le public paye et qui se donnent en spectacle ; mais tout cela change de nature, attendu que c’est une Académie Royale de musique, une espèce de cour souveraine qui juge sans appel dans sa propre cause, et ne se pique pas autrement de justice ni de fidélité. Voilà, cousine, comment, dans certains pays, l’essence des choses tient aux mots, et comment des noms honnêtes suffisent pour honorer ce qui l’est le moins.

Les membres de cette noble Académie ne dérogent point. En revanche ils sont excommuniés, ce qui est précisément le contraire de l’usage des autres pays ; mais peut-être, ayant eu le choix, aiment-ils mieux être nobles et damnés, que roturiers et bénis. J’ai vu sur le théâtre un chevalier moderne aussi fier de son métier qu’autrefois l’infortuné Labérius fut humilié du sien quoiqu’il le fît par force et ne récitât que ses propres ouvrages. Aussi l’ancien Labérius ne put-il reprendre sa place au cirque parmi les chevaliers romains ; tandis que le nouveau en trouve tous les jours une sur les bancs de la Comédie-Française parmi la première noblesse du pays ; et jamais on n’entendit parler à Rome avec tant de respect de la majesté du peuple romain qu’on parle à Paris de la majesté de l’Opéra.

Voilà ce que j’ai pu recueillir des discours d’autrui sur ce brillant spectacle ; que je vous dise à présent ce que j’y ai vu moi-même.

Figurez-vous une gaine large d’une quinzaine de pieds et longue à proportion, cette gaine est le théâtre. Aux deux côtés on place par intervalles des feuilles de paravent sur lesquelles sont grossièrement peints les objets que la scène doit représenter. Le fond est un grand rideau peint de même, et presque toujours percé ou déchiré, ce qui représente des gouffres dans la terre ou des trous dans le ciel, selon la perspective. Chaque personne qui passe derrière le théâtre, et touche le rideau, produit en l’ébranlant une sorte de tremblement de terre assez plaisant à voir. Le ciel est représenté par certaines guenilles bleuâtres, suspendues à des bâtons ou à des cordes, comme l’étendage d’une blanchisseuse. Le soleil, car on l’y voit quelquefois ; est un flambeau dans une lanterne. Les chars des dieux et des déesses sont composés de quatre solives encadrées et suspendues à une grosse corde en forme d’escarpolette ; entre ces solives est une planche en travers sur laquelle le dieu s’asseye, et sur le devant pend un morceau de grosse toile barbouillée, qui sert de nuage à ce magnifique char. On voit vers le bas de la machine l’illumination de deux ou trois chandelles puantes et mal mouchées, qui, tandis que le personnage se démène et crie en branlant dans son escarpolette, l’enfument tout à son aise : encens digne de la divinité.

Comme les chars sont la partie la plus considérable des machines de l’Opéra, sur celle-là vous pouvez juger des autres. La mer agitée est composée de longues lanternes angulaires de toile ou de carton bleu qu’on enfile à des broches parallèles, et qu’on fait tourner par des polissons. Le tonnerre est une lourde charrette qu’on promène sur le cintre, et qui n’est pas le moins touchant instrument de cette agréable musique. Les éclairs se font avec des pincées de poix-résine qu’on projette sur un flambeau ; la foudre est un pétard au bout d’une fusée.

Le théâtre est garni de petites trappes carrées qui, s’ouvrant au besoin, annoncent que les démons vont sortir de la cave. Quand ils doivent s’élever dans les airs, on leur substitue adroitement de petits démons de toile brune empaillée, ou quelquefois de vrais ramoneurs, qui branlent en l’air suspendus à des cordes, jusqu’à ce qu’ils se perdent majestueusement dans les guenilles dont j’ai parlé. Mais ce qu’il y a de réellement tragique, c’est quand les cordes sont mal conduites ou viennent à rompre ; car alors les esprits infernaux et les dieux immortels tombent, s’estropient, se tuent quelquefois. Ajoutez à tout cela les monstres qui rendent certaines scènes fort pathétiques, tels que des dragons, des lézards, des tortues, des crocodiles, de gros crapauds qui se promènent d’un air menaçant sur le théâtre, et font voir à l’Opéra les tentations de saint Antoine. Chacune de ces figures est animée par un lourdaud de Savoyard qui n’a pas l’esprit de faire la bête.

Voilà, ma cousine, en quoi consiste à peu près l’auguste appareil de l’Opéra, autant que j’ai pu l’observer du parterre à l’aide de ma lorgnette ; car il ne faut pas vous imaginer que ces moyens soient fort cachés et produisent un effet imposant ; je ne vous dis en ceci que ce que j’ai aperçu de moi-même, et ce que peut apercevoir comme moi tout spectateur non préoccupé. On assure pourtant qu’il y a une prodigieuse quantité de machines employées à faire mouvoir tout cela ; on m’a offert plusieurs fois de me les montrer ; mais je n’ai jamais été curieux de voir comment on fait de petites choses avec de grands efforts.

Le nombre des gens occupés au service de l’Opéra est inconcevable. L’orchestre et les choeurs composent ensemble près de cent personnes : il y a des multitudes de danseurs ; tous les rôles sont doubles et triples ; c’est-à-dire qu’il y a toujours un ou deux acteurs subalternes prêts à remplacer l’acteur principal, et payés pour ne rien faire jusqu’à ce qu’il lui plaise de ne plus rien faire à son tour ; ce qui ne tarde jamais beaucoup d’arriver. Après quelques représentations, les premiers acteurs, qui sont d’importants personnages, n’honorent plus le public de leur présence ; ils abandonnent la place à leurs substituts, et aux substituts de leurs substituts. On reçoit toujours le même argent à la porte, mais on ne donne plus le même spectacle. Chacun prend son billet comme à une loterie, sans savoir quel lot il aura : et quel qu’il soit, personne n’oserait se plaindre ; car, afin que vous le sachiez, les nobles membres de cette Académie ne doivent aucun respect au public : c’est le public qui leur en doit.

Je ne vous parlerai point de cette musique ; vous la connaissez. Mais ce dont vous ne sauriez avoir d’idée, ce sont les cris affreux, les longs mugissements dont retentit le théâtre durant la représentation. On voit les actrices, presque en convulsion, arracher avec violence ces glapissements de leurs poumons, les poings fermés contre la poitrine, la tête en arrière, le visage enflammé, les vaisseaux gonflés, l’estomac pantelant : on ne sait lequel est le plus désagréablement affecté, de l’oeil ou de l’oreille ; leurs efforts font autant souffrir ceux qui les regardent, que leurs chants ceux qui les écoutent ; et ce qu’il y a de plus inconcevable est que ces hurlements sont presque la seule chose qu’applaudissent les spectateurs. A leurs battements de mains, on les prendrait pour des sourds charmés de saisir par-ci par-là quelques sons perçants, et qui veulent engager les acteurs à les redoubler. Pour moi, je suis persuadé qu’on applaudit les cris d’une actrice à l’Opéra comme les tours de force d’un bateleur à la foire : la sensation en est déplaisante et pénible, on souffre tandis qu’ils durent ; mais on est si aise de les voir finir sans accident qu’on en marque volontiers sa joie. Concevez que cette manière de chanter est employée pour exprimer ce que Quinault a jamais dit de plus galant et de plus tendre. Imaginez les Muses, les Grâces, les Amours, Vénus même, s’exprimant avec cette délicatesse, et jugez de l’effet ! Pour les diables, passe encore ; cette musique a quelque chose d’infernal qui ne leur messied pas. Aussi les magies, les évocations, et toutes les fêtes du sabbat, sont-elles toujours ce qu’on admire le plus à l’Opéra français.

A ces beaux sons, aussi justes qu’ils sont doux, se marient très dignement ceux de l’orchestre. Figurez-vous un charivari sans fin d’instruments sans mélodie, un ronron traînant et perpétuel de basses ; chose la plus lugubre, la plus assommante que j’aie entendue de ma vie, et que je n’ai jamais pu supporter une demi-heure sans gagner un violent mal de tête. Tout cela forme une espèce de psalmodie à laquelle il n’y a pour l’ordinaire ni chant ni mesure. Mais quand par hasard il se trouve quelque air un peu sautillant, c’est un trépignement universel ; vous entendez tout le parterre en mouvement suivre à grand’peine et à grand bruit un certain homme de l’orchestre. Charmés de sentir un moment cette cadence qu’ils sentent si peu, ils se tourmentent l’oreille, la voix, les bras, les pieds, et tout le corps, pour courir après la mesure toujours prête à leur échapper ; au lieu que l’Allemand et l’Italien, qui en sont intimement affectés, la sentent et la suivent sans aucun effort ; et n’ont jamais besoin de la battre. Du moins Regianino m’a-t-il souvent dit que dans les opéras d’Italie où elle est si sensible et si vive, on n’entend, on ne voit jamais dans l’orchestre ni parmi les spectateurs le moindre mouvement qui la marque. Mais tout annonce en ce pays la dureté de l’organe musical ; les voix y sont rudes et sans douceur, les inflexions âpres et fortes, les sons forcés et traînants ; nulle cadence, nul accent mélodieux dans les airs du peuple : les instruments militaires, les fifres de l’infanterie, les trompettes de la cavalerie, tous les cors, tous les hautbois, les chanteurs des rues, les violons des guinguettes, tout cela est d’un faux à choquer l’oreille la moins délicate. Tous les talents ne sont pas donnés aux mêmes hommes ; et en général le Français paraît être de tous les peuples de l’Europe celui qui a le moins d’aptitude à la musique. Milord Edouard prétend que les Anglais en ont aussi peu ; mais la différence est que ceux-ci le savent et ne s’en soucient guère, au lieu que les Français renonceraient à mille justes droits, et passeraient condamnation sur toute autre chose, plutôt que de convenir qu’ils ne sont pas les premiers musiciens du monde. Il y en a même qui regarderaient volontiers la musique à Paris comme une affaire d’Etat, peut-être parce que c’en fut une à Sparte de couper deux cordes à la lyre de Timothée : à cela vous sentez qu’on n’a rien à dire. Quoi qu’il en soit, l’Opéra de Paris pourrait être une fort belle institution politique, qu’il n’en plairait pas davantage aux gens de goût. Revenons à ma description.

Les ballets, dont il me reste à vous parler, sont la partie la plus brillante de cet Opéra ; et considérés séparément, ils font un spectacle agréable, magnifique, et vraiment théâtral ; mais ils servent comme partie constitutive de la pièce, et c’est en cette qualité qu’il les faut considérer. Vous connaissez les opéras de Quinault ; vous savez comment les divertissements y sont employés : c’est à peu près de même, ou encore pis, chez ses successeurs. Dans chaque acte l’action est ordinairement coupée au moment le plus intéressant par une fête qu’on donne aux acteurs assis, et que le parterre voit debout. Il arrive de là que les personnages de la pièce sont absolument oubliés, ou bien que les spectateurs regardent les acteurs qui regardent autre chose. La manière d’amener ces fêtes est simple : si le prince est joyeux, on prend part à sa joie, et l’on danse ; s’il est triste, on veut l’égayer, et l’on danse. J’ignore si c’est la mode à la cour de donner le bal aux rois quand ils sont de mauvaise humeur : ce que je sais par rapport à ceux-ci, c’est qu’on ne peut trop admirer leur constance stoïque à voir des gavottes ou écouter des chansons, tandis qu’on décide quelquefois derrière le théâtre de leur couronne ou de leur sort. Mais il y a bien d’autres sujets de danse : les plus graves actions de la vie se font en dansant. Les prêtres dansent, les soldats dansent, les dieux dansent, les diables dansent ; on danse jusque dans les enterrements, et tout danse à propos de tout.

La danse est donc le quatrième des beaux-arts employés dans la constitution de la scène lyrique ; mais les trois autres concourent à l’imitation ; et celui-là, qu’imite-t-il ? Rien. Il est donc hors d’oeuvre quand il n’est employé que comme danse : car que font des menuets, des rigodons, des chaconnes, dans une tragédie ? Je dis plus : il n’y serait pas moins déplacé s’il imitait quelque chose, parce que, de toutes les unités, il n’y en a point de plus indispensable que celle du langage ; et un opéra où l’action se passerait moitié en chant, moitié en danse, serait plus ridicule encore que celui où l’on parlerait moitié français, moitié italien.

Non contents d’introduire la danse comme partie essentielle de la scène lyrique, ils se sont même efforcés d’en faire quelquefois le sujet principal, et ils ont des opéras appelés ballets qui remplissent si mal leur titre, que la danse n’y est pas moins déplacée que dans tous les autres. La plupart de ces ballets forment autant de sujets séparés que d’actes, et ces sujets sont liés entre eux par de certaines relations métaphysiques dont le spectateur ne se douterait jamais si l’auteur n’avait soin de l’en avertir dans un prologue. Les saisons, les âges, les sens, les éléments ; je demande quel rapport ont tous ces titres à la danse, et ce qu’ils peuvent offrir de ce genre à l’imagination. Quelques-uns même sont purement allégoriques, comme le carnaval et la folie ; et ce sont les plus insupportables de tous, parce que, avec beaucoup d’esprit et de finesse, ils n’ont ni sentiments, ni tableaux, ni situations, ni chaleur, ni intérêt, ni rien de tout ce qui peut donner prise à la musique, flatter le coeur, et nourrir l’illusion. Dans ces prétendus ballets l’action se passe toujours en chant, la danse interrompt toujours l’action, ou ne s’y trouve que par occasion, et n’imite rien. Tout ce qu’il arrive, c’est que ces ballets ayant encore moins d’intérêt que les tragédies, cette interruption y est moins remarquée ; s’ils étaient moins froids, on en serait plus choqué : mais un défaut couvre l’autre, et l’art des auteurs pour empêcher que la danse ne lasse, c’est de faire en sorte que la pièce ennuie.

Ceci me mène insensiblement à des recherches sur la véritable constitution du drame lyrique, trop étendues pour entrer dans cette lettre, et qui me jetteraient loin de mon sujet : j’en ai fait une petite dissertation à part que vous trouverez ci-jointe, et dont vous pourrez causer avec Regianino. Il me reste à vous dire sur l’Opéra français que le plus grand défaut que j’y crois remarquer est un faux goût de magnificence, par lequel on a voulu mettre en représentation le merveilleux, qui, n’étant fait que pour être imaginé, est aussi bien placé dans un poème épique que ridiculement sur un théâtre. J’aurais eu peine à croire, si je ne l’avais vu, qu’il se trouvât des artistes assez imbéciles pour vouloir imiter le char du soleil, et des spectateurs assez enfants pour aller voir cette imitation. La Bruyère ne concevait pas comment un spectacle aussi superbe que l’Opéra pouvait l’ennuyer à si grands frais. Je le conçois bien, moi, qui ne suis pas un La Bruyère ; et je soutiens que, pour tout homme qui n’est pas dépourvu du goût des beaux-arts, la musique française, la danse et le merveilleux mêlés ensemble, feront toujours de l’Opéra de Paris le plus ennuyeux spectacle qui puisse exister. Après tout, peut-être n’en faut-il pas aux Français de plus parfaits, au moins quant à l’exécution : non qu’ils ne soient très en état de connaître la bonne, mais parce qu’en ceci le mal les amuse plus que le bien. Ils aiment mieux railler qu’applaudir ; le plaisir de la critique les dédommage de l’ennui du spectacle ; et il leur est plus agréable de s’en moquer, quand ils n’y sont plus, que de s’y plaire tandis qu’ils y sont.

Lettre XXIV de Julie

Oui, oui, je le vois bien, l’heureuse Julie t’est toujours chère. Ce même feu qui brillait jadis dans tes yeux se fait sentir dans ta dernière lettre : j’y retrouve toute l’ardeur qui m’anime, et la mienne s’en irrite encore. Oui, mon ami, le sort a beau nous séparer, pressons nos coeurs l’un contre l’autre, conservons par la communication leur chaleur naturelle contre le froid de l’absence et du désespoir, et que tout ce qui devrait relâcher notre attachement ne serve qu’à le resserrer sans cesse.

Mais admire ma simplicité ; depuis que j’ai reçu cette lettre, j’éprouve quelque chose des charmants effets dont elle parle ; et ce badinage du talisman, quoique inventé par moi-même, ne laisse pas de me séduire et de me paraître une vérité. Cent fois le jour, quand je suis seule, un tressaillement me saisit comme si je te sentais près de moi. Je m’imagine que tu tiens mon portrait, et je suis si folle que je crois sentir l’impression des caresses que tu lui fais et des baisers que tu lui donnes ; ma bouche croit les recevoir, mon tendre coeur croit les goûter. O douces illusions ! ô chimères ! dernières ressources des malheureux ! ah ! s’il se peut, tenez-nous lieu de réalité ! Vous êtes quelque chose encore à ceux pour qui le bonheur n’est plus rien.

Quant à la manière dont je m’y suis prise pour avoir ce portrait, c’est bien un soin de l’amour ; mais crois que s’il était vrai qu’il fît des miracles, ce n’est pas celui-là qu’il aurait choisi. Voici le mot de l’énigme. Nous eûmes il y a quelque temps ici un peintre en miniature venant d’Italie ; il avait des lettres de milord Edouard, qui peut-être en les lui donnant avait en vue ce qui est arrivé. M. d’Orbe voulut profiter de cette occasion pour avoir le portrait de ma cousine ; je voulus l’avoir aussi. Elle et ma mère voulurent avoir le mien, et à ma prière le peintre en fit secrètement une seconde copie. Ensuite, sans m’embarrasser de copie ni d’original, je choisis subtilement le plus ressemblant des trois pour te l’envoyer. C’est une friponnerie dont je ne me suis pas fait un grand scrupule ; car un peu de ressemblance de plus ou de moins n’importe guère à ma mère et à ma cousine ; mais les hommages que tu rendrais à une autre figure que la mienne seraient une espèce d’infidélité d’autant plus dangereuse que mon portrait serait mieux que moi ; et je ne veux point, comme que ce soit, que tu prennes du goût pour des charmes que je n’ai pas. Au reste, il n’a pas dépendu de moi d’être un peu plus soigneusement vêtue ; mais on ne m’a pas écoutée, et mon père lui-même a voulu que le portrait demeurât tel qu’il est. Je te prie au moins de croire qu’excepté la coiffure, cet ajustement n’a point été pris sur le mien, que le peintre a tout fait de sa grâce et qu’il a orné ma personne des ouvrages de son imagination.

Lettre XXV à Julie

Il faut, chère Julie, que je te parle encore de ton portrait ; non plus dans ce premier enchantement auquel tu fus si sensible, mais au contraire avec le regret d’un homme abusé par un faux espoir, et que rien ne peut dédommager de ce qu’il a perdu. Ton portrait a de la grâce et de la beauté, même de la tienne ; il est assez ressemblant, et peint par un habile homme ; mais pour en être content, il faudrait ne te pas connaître.

La première chose que je lui reproche est de te ressembler et de n’être pas toi, d’avoir ta figure et d’être insensible. Vainement le peintre a cru rendre exactement tes yeux et tes traits ; il n’a point rendu ce doux sentiment qui les vivifie, et sans lequel, tout charmants qu’ils sont, ils ne seraient rien. C’est dans ton coeur, ma Julie, qu’est le fard de ton visage, et celui-là ne s’imite point. Ceci tient, je l’avoue, à l’insuffisance de l’art ; mais c’est au moins la faute de l’artiste de n’avoir pas été exact en tout ce qui dépendait de lui. Par exemple, il a placé la racine des cheveux trop loin des tempes, ce qui donne au front un contour moins agréable, et moins de finesse au regard. Il a oublié les rameaux de pourpre que font à cet endroit deux ou trois petites veines sous la peau, à peu près comme dans ces fleurs d’iris que nous considérions un jour au jardin de Clarens. Le coloris des joues est trop près des yeux, et ne se fond pas délicieusement en couleur de rose vers le bas du visage comme sur le modèle ; on dirait que c’est du rouge artificiel plaqué comme le carmin des femmes de ce pays. Ce défaut n’est pas peu de chose, car il te rend l’oeil moins doux et l’air plus hardi.

Mais, dis-moi, qu’a-t-il fait de ces nichées d’amours qui se cachent aux deux coins de ta bouche, et que dans mes jours fortunés j’osais réchauffer quelquefois de la mienne ? Il n’a point donné leur grâce à ces coins, il n’a pas mis à cette bouche ce tour agréable et sérieux qui change tout à coup à ton moindre sourire, et porte au coeur je ne sais quel enchantement inconnu, je ne sais quel soudain ravissement que rien ne peut exprimer. Il est vrai que ton portrait ne peut passer du sérieux au sourire. Ah ! c’est précisément de quoi je me plains : pour pouvoir exprimer tous tes charmes, il faudrait te peindre dans tous les instants de ta vie.

Passons au peintre d’avoir omis quelques beautés ; mais en quoi il n’a pas fait moins de tort à ton visage, c’est d’avoir omis les défauts. Il n’a point fait cette tache presque imperceptible que tu as sous l’oeil droit, ni celle qui est au cou du côté gauche. Il n’a point mis... ô dieux ! cet homme était-il de bronze ?... il a oublié la petite cicatrice qui t’est restée sous la lèvre. Il t’a fait les cheveux et les sourcils de la même couleur, ce qui n’est pas : les sourcils sont plus châtains, et les cheveux plus cendrés :

Bionda testa, occhi azurri, e bruno ciglio.

Il a fait le bas du visage exactement ovale ; il n’a pas remarqué cette légère sinuosité qui, séparant le menton des joues, rend leur contour moins régulier et plus gracieux. Voilà les défauts les plus sensibles. Il en a omis beaucoup d’autres, et je lui en sais fort mauvais gré ; car ce n’est pas seulement de tes beautés que je suis amoureux, mais de toi tout entière telle que tu es. Si tu ne veux pas que le pinceau te prête rien, moi, je ne veux pas qu’il t’ôte rien ; et mon coeur se soucie aussi peu des attraits que tu n’as pas, qu’il est jaloux de ce qui tient leur place.

Quant à l’ajustement, je le passerai d’autant moins que, parée ou négligée, je t’ai toujours vue mise avec beaucoup plus de goût que tu ne l’es dans ton portrait. La coiffure est trop chargée : on me dira qu’il n’y a que des fleurs ; eh bien ! ces fleurs sont de trop. Te souviens-tu de ce bal où tu portais ton habit à la valaisane, et où ta cousine dit que je dansais en philosophe ? Tu n’avais pour toute coiffure qu’une longue tresse de tes cheveux roulée autour de ta tête et rattachée avec une aiguille d’or, à la manière des villageoises de Berne. Non, le soleil orné de tous ses rayons n’a pas l’éclat dont tu frappais les yeux et les coeurs, et sûrement quiconque te vit ce jour-là ne t’oubliera de sa vie. C’est ainsi, ma Julie, que tu dois être coiffée ; c’est l’or de tes cheveux qui doit parer ton visage, et non cette rose qui les cache et que ton teint flétrit. Dis à la cousine, car je reconnais ses soins et son choix, que ces fleurs dont elle a couvert et profané ta chevelure ne sont pas de meilleur goût que celles qu’elle recueille dans l’Adone, et qu’on peut leur passer de suppléer à la beauté, mais non de la cacher.

A l’égard du buste, il est singulier qu’un amant soit là-dessus plus sévère qu’un père ; mais en effet je ne t’y trouve pas vêtue avec assez de soin. Le portrait de Julie doit être modeste comme elle. Amour ! ces secrets n’appartiennent qu’à toi. Tu dis que le peintre a tout tiré de son imagination. Je le crois, je le crois ! Ah ! s’il eût aperçu le moindre de ces charmes voilés, ses yeux l’eussent dévoré, mais sa main n’eût point tenté de les peindre ; pourquoi faut-il que son art téméraire ait tenté de les imaginer ? Ce n’est pas seulement un défaut de bienséance, je soutiens que c’est encore un défaut de goût. Oui, ton visage est trop chaste pour supporter le désordre de ton sein ; on voit que l’un de ces deux objets doit empêcher l’autre de paraître ; il n’y a que le délire de l’amour qui puisse les accorder ; et quand sa main ardente ose dévoiler celui que la pudeur couvre, l’ivresse et le trouble de tes yeux dit alors que tu l’oublies, et non que tu l’exposes.

Voilà la critique qu’une attention continuelle m’a fait faire de ton portrait. J’ai conçu là-dessus le dessein de le reformer selon mes idées. Je les ai communiquées à un peintre habile ; et, sur ce qu’il a déjà fait, j’espère te voir bientôt plus semblable à toi-même. De peur de gâter le portrait, nous essayons les changements sur une copie que je lui en ai fait faire, et il ne les transporte sur l’original que quand nous sommes bien sûrs de leur effet. Quoique je dessine assez médiocrement, cet artiste ne peut se lasser d’admirer la subtilité de mes observations ; il ne comprend pas combien celui qui me les dicte est un maître plus savant que lui. Je lui parais aussi quelquefois fort bizarre : il dit que je suis le premier amant qui s’avise de cacher des objets qu’on n’expose jamais assez au gré des autres ; et quand je lui réponds que c’est pour mieux te voir tout entière que je t’habille avec tant de soin, il me regarde comme un fou. Ah ! que ton portrait serait bien plus touchant, si je pouvais inventer des moyens d’y montrer ton âme avec ton visage, et d’y peindre à la fois ta modestie et tes attraits ! Je te jure, ma Julie, qu’ils gagneront beaucoup à cette réforme. On n’y voyait que ceux qu’avait supposés le peintre, et le spectateur ému les supposera tels qu’ils sont. Je ne sais quel enchantement secret règne dans ta personne ; mais tout ce qui la touche semble y participer ; il ne faut qu’apercevoir un coin de ta robe pour adorer celle qui la porte. On sent, en regardant ton ajustement, que c’est partout le voile des grâces qui couvre la beauté ; et le goût de ta modeste parure semble annoncer au coeur tous les charmes qu’elle recèle.

Lettre XXVI à Julie

Julie, ô Julie ! ô toi qu’un temps j’osais appeler mienne, et dont je profane aujourd’hui le nom ! la plume échappe à ma main tremblante ; mes larmes inondent le papier ; j’ai peine à former les premiers traits d’une lettre qu’il ne fallait jamais écrire ; je ne puis ni me taire ni parler. Viens, honorable et chère image, viens épurer et raffermir un coeur avili par la honte et brisé par le repentir. Soutiens mon courage qui s’éteint ; donne à mes remords la force d’avouer le crime involontaire que ton absence m’a laissé commettre.

Que tu vas avoir de mépris pour un coupable, mais bien moins que je n’en ai moi-même. Quelque abject que j’aille être à tes yeux, je le suis cent fois plus aux miens propres ; car, en me voyant tel que je suis, ce qui m’humilie le plus encore, c’est de te voir, de te sentir au fond de mon coeur, dans un lieu désormais si peu digne de toi, et de songer que le souvenir des plus vrais plaisirs de l’amour n’a pu garantir mes sens d’un piège sans appas et d’un crime sans charmes.

Tel est l’excès de ma confusion, qu’en recourant à ta clémence je crains même de souiller tes regards sur ces lignes par l’aveu de mon forfait. Pardonne, âme pure et chaste, un récit que j’épargnerais à ta modestie, s’il n’était un moyen d’expier mes égarements. Je suis indigne, de tes bontés, je le sais ; je suis vil, bas, méprisable ; mais au moins je ne serai ni faux ni trompeur, et j’aime mieux que tu m’ôtes ton coeur et la vie que de t’abuser un seul moment. De peur d’être tenté de chercher des excuses qui ne me rendraient que plus criminel, je me bornerai à te faire un détail exact de ce qui m’est arrivé. Il sera aussi sincère que mon regret ; c’est tout ce que je me permettrai de dire en ma faveur.

J’avais fait connaissance avec quelques officiers aux gardes et autres jeunes gens de nos compatriotes, auxquels je trouvais un mérite naturel, que j’avais regret de voir gâter par l’imitation de je ne sais quels faux airs qui ne sont pas faits pour eux. Ils se moquaient à leur tour de me voir conserver dans Paris la simplicité des antiques moeurs helvétiques. Ils prirent mes maximes et mes manières pour des leçons indirectes dont ils furent choqués, et résolurent de me faire changer de ton à quelque prix que ce fût. Après plusieurs tentatives qui ne réussirent point, ils en firent une mieux concertée qui n’eut que trop de succès. Hier matin ils vinrent me proposer d’aller souper chez la femme d’un colonel, qu’ils me nommèrent, et qui, sur le bruit de ma sagesse, avait, disaient-ils, envie de faire connaissance avec moi. Assez sot pour donner dans ce persiflage, je leur représentai qu’il serait mieux d’aller premièrement lui faire visite ; mais ils se moquèrent de mon scrupule, me disant que la franchise suisse ne comportait pas tant de façons, et que ces manières cérémonieuses ne serviraient qu’à lui donner mauvaise opinion de moi. A neuf heures nous nous rendîmes donc chez la dame. Elle vint nous recevoir sur l’escalier, ce que je n’avais encore observé nulle part. En entrant je vis à des bras de cheminées de vieilles bougies qu’on venait d’allumer, et partout, un certain air d’apprêt qui ne me plut point. La maîtresse de la maison me parut jolie, quoique un peu passée ; d’autres femmes à peu près du même âge et d’une semblable figure étaient avec elle ; leur parure, assez brillante, avait plus d’éclat que de goût ; mais j’ai déjà remarqué que c’est un point sur lequel on ne peut guère juger en ce pays de l’état d’une femme.

Les premiers compliments se passèrent à peu près comme partout ; l’usage du monde apprend à les abréger ou à les tourner vers l’enjouement avant qu’ils ennuient. Il n’en fut pas tout à fait de même sitôt que la conversation devint générale et sérieuse. Je crus trouver à ces dames un air contraint et gêné, comme si ce ton ne leur eût pas été familier ; et, pour la première fois depuis que j’étais à Paris, je vis des femmes embarrassées à soutenir un entretien raisonnable. Pour trouver une matière aisée, elles se jetèrent sur leurs affaires de famille ; et comme je n’en connaissais pas une, chacune dit de la sienne ce qu’elle voulut. Jamais je n’avais tant ouï parler de M. le colonel ; ce qui m’étonnait dans un pays où l’usage est d’appeler les gens par leurs noms plus que par leurs titres, et où ceux qui ont celui-là en portent ordinairement d’autres.

Cette fausse dignité fit bientôt place à des manières plus naturelles. On se mit à causer tout bas ; et, reprenant sans y penser un ton de familiarité peu décente, on chuchetait, on souriait en me regardant, tandis que la dame de la maison me questionnait sur l’état de mon coeur d’un certain ton résolu qui n’était guère propre à le gagner. On servit ; et la liberté de la table, qui semble confondre tous les états, mais qui met chacun à sa place sans qu’il y songe, acheva de m’apprendre en quel lieu j’étais. Il était trop tard pour m’en dédire. Tirant donc ma sûreté de ma répugnance, je consacrai cette soirée à ma fonction d’observateur, et résolus d’employer à connaître cet ordre de femmes la seule occasion que j’en aurais de ma vie. Je tirai peu de fruit de mes remarques ; elles avaient si peu d’idées de leur état présent, si peu de prévoyance pour l’avenir, et, hors du jargon de leur métier, elles étaient si stupides à tous égards, que le mépris effaça bientôt la pitié que j’avais d’abord pour elles. En parlant du plaisir même, je vis qu’elles étaient incapables d’en ressentir. Elles me parurent d’une violente avidité pour tout ce qui pouvait tenter leur avarice : à cela près, je n’entendis sortir de leur bouche aucun mot qui partît du coeur. J’admirai comment d’honnêtes gens pouvaient supporter une société si dégoûtante. C’eût été leur imposer une peine cruelle, à mon avis, que de les condamner au genre de vie qu’ils choisissaient eux-mêmes.

Cependant le souper se prolongeait et devenait bruyant. Au défaut de l’amour, le vin échauffait les convives. Les discours n’étaient pas tendres, mais déshonnêtes, et les femmes tâchaient d’exciter, par le désordre de leur ajustement, les désirs qui l’auraient dû causer. D’abord tout cela ne fit sur moi qu’un effet contraire, et tous leurs efforts pour me séduire ne servaient qu’à me rebuter. Douce pudeur, disais-je en moi-même, suprême volupté de l’amour, que de charmes perd une femme au moment qu’elle renonce à toi ! combien, si elles connaissaient ton empire, elles mettraient de soin à te conserver, sinon par honnêteté, du moins par coquetterie ! Mais on ne joue point la pudeur. Il n’y a pas d’artifice plus ridicule que celui qui la veut imiter. Quelle différence, pensais-je encore, de la grossière impudence de ces créatures et de leurs équivoques licencieuses à ces regards timides et passionnés, à ces propos pleins de modestie, de grâce et de sentiments, dont... Je n’osais achever, je rougissais de ces indignes comparaisons... Je me reprochais comme autant de crimes les charmants souvenirs qui me poursuivaient malgré moi... En quels lieux osais-je penser à celle... Hélas ! ne pouvant écarter de mon coeur une trop chère image, je m’efforçais de la voiler.

Le bruit, les propos que j’entendais, les objets qui frappaient mes yeux, m’échauffèrent insensiblement ; mes deux voisines ne cessaient de me faire des agaceries, qui furent enfin poussées trop loin pour me laisser de sang-froid. Je sentis que ma tête s’embarrassait : j’avais toujours bu mon vin fort trempé, j’y mis plus d’eau encore, et enfin je m’avisai de la boire pure. Alors seulement je m’aperçus que cette eau prétendue était du vin blanc, et que j’avais été trompé tout le long du repas. Je ne fis point des plaintes qui ne m’auraient attiré que des railleries, je cessai de boire, il n’était plus temps ; le mal était fait. L’ivresse ne tarda pas à m’ôter le peu de connaissance qui me restait. Je fus surpris, en revenant à moi, de me trouver dans un cabinet reculé, entre les bras d’une de ces créatures, et j’eus au même instant le désespoir de me sentir aussi coupable que je pouvais l’être.

J’ai fini ce récit affreux : qu’il ne souille plus tes regards ni ma mémoire. O toi dont j’attends mon jugement, j’implore ta rigueur, je la mérite. Quel que soit mon châtiment, il me sera moins cruel que le souvenir de mon crime.

Lettre XXVII. Réponse

Rassurez-vous sur la crainte de m’avoir irritée ; votre lettre m’a donné plus de douleur que de colère. Ce n’est pas moi, c’est vous que vous avez offensé par un désordre auquel le coeur n’eut point de part. Je n’en suis que plus affligée ; j’aimerais mieux vous voir m’outrager que vous avilir, et le mal que vous vous faites est le seul que je ne puis vous pardonner.

A ne regarder que la faute dont vous rougissez, vous vous trouvez bien plus coupable que vous ne l’êtes, et je ne vois guère en cette occasion que de l’imprudence à vous reprocher. Mais ceci vient de plus loin, et tient à une plus profonde racine, que vous n’apercevez pas, et qu’il faut que l’amitié vous découvre.

Votre première erreur est d’avoir pris une mauvaise route en entrant dans le monde : plus vous avancez, plus vous vous égarez ; et je vois en frémissant que vous êtes perdu si vous ne revenez sur vos pas. Vous vous laissez conduire insensiblement dans le piège que j’avais craint. Les grossières amorces du vice ne pouvaient d’abord vous séduire ; mais la mauvaise compagnie a commencé par abuser votre raison pour corrompre votre vertu, et fait déjà sur vos moeurs le premier essai de ses maximes.

Quoique vous ne m’ayez rien dit en particulier des habitudes que vous vous êtes faites à Paris, il est aisé de juger de vos sociétés par vos lettres, et de ceux qui vous montrent les objets par votre manière de les voir. Je ne vous ai point caché combien j’étais peu contente de vos relations : vous avez continué sur le même ton, et mon déplaisir n’a fait qu’augmenter. En vérité, l’on prendrait ces lettres pour les sarcasmes d’un petit-maître plutôt que pour les relations d’un philosophe, et l’on a peine à les croire de la même main que celles que vous m’écriviez autrefois. Quoi ! vous pensez étudier les hommes dans les petites manières de quelques coteries de précieuses ou de gens désoeuvrés ; et ce vernis extérieur et changeant, qui devait à peine frapper vos yeux, fait le fond de toutes vos remarques ! Etait-ce la peine de recueillir avec tant de soin des usages et des bienséances qui n’existeront plus dans dix ans d’ici, tandis que les ressorts éternels du coeur humain, le jeu secret et durable des passions échappent à vos recherches ? Prenons votre lettre sur les femmes, qu’y trouverai-je qui puisse m’apprendre à les connaître ? Quelque description de leur parure, dont tout le monde est instruit ; quelques observations malignes sur leurs manières de se mettre et de se présenter ; quelque idée du désordre d’un petit nombre injustement généralisée : comme si tous les sentiments honnêtes étaient éteints à Paris, et que toutes les femmes y allassent en carrosse et aux premières loges ! M’avez-vous rien dit qui m’instruise solidement de leurs goûts, de leurs maximes, de leur vrai caractère, et n’est-il pas bien étrange qu’en parlant des femmes d’un pays un homme sage ait oublié ce qui regarde les soins domestiques et l’éducation des enfants ? La seule chose qui semble être de vous dans toute cette lettre, c’est le plaisir avec lequel vous louez leur bon naturel, et qui fait honneur au vôtre. Encore n’avez-vous fait en cela que rendre justice au sexe en général ; et dans quel pays du monde la douceur et la commisération ne sont-elles pas l’aimable partage des femmes ?

Quelle différence de tableau si vous m’eussiez peint ce que vous aviez vu plutôt que ce qu’on vous avait dit, ou du moins que vous n’eussiez consulté que des gens sensés ! Faut-il que vous, qui avez tant pris de soins à conserver votre jugement, alliez le perdre, comme de propos délibéré, dans le commerce d’une jeunesse inconsidérée, qui ne cherche, dans la société des sages, qu’à les séduire, et non pas à les imiter ! Vous regardez à de fausses convenances d’âge qui ne vous vont point, et vous oubliez celles de lumières et de raison qui vous sont essentielles. Malgré tout votre emportement, vous êtes le plus facile des hommes ; et, malgré la maturité de votre esprit, vous vous laissez tellement conduire par ceux avec qui vous vivez, que vous ne sauriez fréquenter des gens de votre âge sans en descendre et redevenir enfant. Ainsi vous vous dégradez en pensant vous assortir, et c’est vous mettre au-dessous de vous-même que de ne pas choisir des amis plus sages que vous.

Je ne vous reproche point d’avoir été conduit sans le savoir dans une maison déshonnête ; mais je vous reproche d’y avoir été conduit par de jeunes officiers que vous ne deviez pas connaître, ou du moins auxquels vous ne deviez pas laisser diriger vos amusements. Quant au projet de les ramener à vos principes, j’y trouve plus de zèle que de prudence ; si vous êtes trop sérieux pour être leur camarade, vous êtes trop jeune pour être leur Mentor, et vous ne devez vous mêler de réformer autrui que quand vous n’aurez plus rien à faire en vous-même.

Une seconde faute, plus grave encore et beaucoup moins pardonnable, est d’avoir pu passer volontairement la soirée dans un lieu si peu digne de vous, et de n’avoir pas fui dès le premier instant où vous avez connu dans quelle maison vous étiez. Vos excuses là-dessus sont pitoyables. Il était trop tard pour s’en dédire ! comme s’il y avait quelque espèce de bienséance en de pareils lieux, ou que la bienséance dût jamais l’emporter sur la vertu qu’il fût jamais trop tard pour s’empêcher de mal faire ! Quant à la sécurité que vous tirez de votre répugnance, je n’en dirai rien, l’événement vous a montré combien elle était fondée. Parlez plus franchement à celle qui sait lire dans votre coeur ; c’est la honte qui vous retint. Vous craignîtes qu’on ne se moquât de vous en sortant ; un moment de huée vous fit peur, et vous aimâtes mieux vous exposer aux remords qu’à la raillerie. Savez-vous bien quelle maxime vous suivîtes en cette occasion ? Celle qui la première introduit le vice dans une âme bien née, étouffe la voix de la conscience par la clameur publique, et réprime l’audace de bien faire par la crainte du blâme. Tel vaincrait les tentations, qui succombe aux mauvais exemples, tel rougit d’être modeste et devient effronté par honte ; et cette mauvaise honte corrompt plus de coeurs honnêtes que les mauvaises inclinations. Voilà surtout de quoi vous avez à préserver le vôtre ; car, quoi que vous fassiez, la crainte du ridicule que vous méprisez vous domine pourtant malgré vous. Vous braveriez plutôt cent périls qu’une raillerie, et l’on ne vit jamais tant de timidité jointe à une âme aussi intrépide.

Sans vous étaler contre ce défaut des préceptes de morale que vous savez mieux que moi, je me contenterai de vous proposer un moyen pour vous en garantir, plus facile et plus sûr peut-être que tous les raisonnements de la philosophie ; c’est de faire dans votre esprit une légère transposition de temps, et d’anticiper sur l’avenir de quelques minutes. Si, dans ce malheureux souper, vous vous fussiez fortifié contre un instant de moquerie de la part des convives, par l’idée de l’état où votre âme allait être sitôt que vous seriez dans la rue ; si vous vous fussiez représenté le contentement intérieur d’échapper aux pièges du vice, l’avantage de prendre d’abord cette habitude de vaincre qui en facilite le pouvoir, le plaisir que vous eût donné la conscience de votre victoire, celui de me la décrire, celui que j’en aurais reçu moi-même, est-il croyable que tout cela ne l’eût pas emporté sur une répugnance d’un instant, à laquelle vous n’eussiez jamais cédé, si vous en aviez envisagé les suites ? Encore, qu’est-ce que cette répugnance qui met un prix aux railleries de gens dont l’estime n’en peut avoir aucun ? Infailliblement cette réflexion vous eût sauvé, pour un moment de mauvaise honte, une honte beaucoup plus juste, plus durable, les regrets, le danger ; et, pour ne vous rien dissimuler, votre amie eût versé quelques larmes de moins.

Vous voulûtes, dites-vous, mettre à profit cette soirée pour votre fonction d’observateur. Quel soin ! Quel emploi ! Que vos excuses me font rougir de vous ! Ne serez-vous point aussi curieux d’observer un jour les voleurs dans leurs cavernes, et de voir comment ils s’y prennent pour dévaliser les passants ? Ignorez-vous qu’il y a des objets si odieux qu’il n’est pas même permis à l’homme d’honneur de les voir, et que l’indignation de la vertu ne peut supporter le spectacle du vice ? Le sage observe le désordre public qu’il ne peut arrêter ; il l’observe, et montre sur son visage attristé la douleur qu’il lui cause. Mais quant aux désordres particuliers, il s’y oppose, ou détourne les yeux de peur qu’ils ne s’autorisent de sa présence. D’ailleurs, était-il besoin de voir de pareilles sociétés pour juger de ce qui s’y passe et des discours qu’on y tient ? Pour moi, sur leur seul objet plus que sur le peu que vous m’en avez dit, je devine aisément tout le reste ; et l’idée des plaisirs qu’on y trouve me fait connaître assez les gens qui les cherchent.

Je ne sais si votre commode philosophie adopte déjà les maximes qu’on dit établies dans les grandes villes pour tolérer de semblables lieux ; mais j’espère au moins que vous n’êtes pas de ceux qui se méprisent assez pour s’en permettre l’usage, sous prétexte de je ne sais quelle chimérique nécessité qui n’est connue que des gens de mauvaise vie : comme si les deux sexes étaient sur ce point de nature différente, et que dans l’absence ou le célibat il fallût à l’honnête homme des ressources dont l’honnête femme n’a pas besoin ! Si cette erreur ne vous mène pas chez des prostituées, j’ai bien peur qu’elle ne continue à vous égarer vous-même. Ah ! si vous voulez être méprisable, soyez-le au moins sans prétexte, et n’ajoutez point le mensonge à la crapule. Tous ces prétendus besoins n’ont point leur source dans la nature, mais dans la volontaire dépravation des sens. Les illusions même de l’amour se purifient dans un coeur chaste, et ne corrompent jamais qu’un coeur déjà corrompu : au contraire, la pureté se soutient par elle-même ; les désirs toujours réprimés s’accoutument à ne plus renaître, et les tentations ne se multiplient que par l’habitude d’y succomber. L’amitié m’a fait surmonter deux fois ma répugnance à traiter un pareil sujet : celle-ci sera la dernière ; car à quel titre espérerais-je obtenir de vous ce que vous avez refusé à l’honnêteté, à l’amour, et à la raison ?

Je reviens au point important par lequel j’ai commencé cette lettre. A vingt-un ans, vous m’écriviez du Valais des descriptions graves et judicieuses ; à vingt-cinq, vous m’envoyez de Paris des colifichets de lettres, où le sens et la raison sont partout sacrifiés à un certain tour plaisant, fort éloigné de votre caractère. Je ne sais comment vous avez fait ; mais depuis que vous vivez dans le séjour des talents, les vôtres paraissent diminués ; vous aviez gagné chez les paysans, et vous perdez parmi les beaux esprits. Ce n’est pas la faute du pays où vous vivez, mais des connaissances que vous y avez faites ; car il n’y a rien qui demande tant de choix que le mélange de l’excellent et du pire. Si vous voulez étudier le monde, fréquentez les gens sensés qui le connaissent par une longue expérience et de paisibles observations, non de jeunes étourdis qui n’en voient que la superficie, et des ridicules qu’ils font eux-mêmes. Paris est plein de savants accoutumés à réfléchir, et à qui ce grand théâtre en offre tous les jours le sujet. Vous ne me ferez point croire que ces hommes graves et studieux vont courant comme vous de maison en maison, de coterie en coterie, pour amuser les femmes et les jeunes gens, et mettre toute la philosophie en babil. Ils ont trop de dignité pour avilir ainsi leur état, prostituer leurs talents, et soutenir par leur exemple des moeurs qu’ils devraient corriger. Quand la plupart le feraient, sûrement plusieurs ne le font point et c’est ceux-là que vous devez rechercher.

N’est-il pas singulier encore que vous donniez vous-même dans le défaut que vous reprochez aux modernes auteurs comiques ; que Paris ne soit plein pour vous que de gens de condition ; que ceux de votre état soient les seuls dont vous ne parliez point ? Comme si les vains préjugés de la noblesse ne vous coûtaient pas assez cher pour les haïr, et que vous crussiez vous dégrader en fréquentant d’honnêtes bourgeois, qui sont peut-être l’ordre le plus respectable du pays où vous êtes ! Vous avez beau vous excuser sur les connaissances de milord Edouard ; avec celles-là vous en eussiez bientôt fait d’autres dans un ordre inférieur. Tant de gens veulent monter, qu’il est toujours aisé de descendre ; et, de votre propre aveu, c’est le seul moyen de connaître les véritables moeurs d’un peuple que d’étudier sa vie privée dans les états les plus nombreux ; car s’arrêter aux gens qui représentent toujours, c’est ne voir que des comédiens.

Je voudrais que votre curiosité allât plus loin encore. Pourquoi, dans une ville si riche, le bas peuple est-il si misérable, tandis que la misère extrême est si rare parmi nous, où l’on ne voit point de millionnaires ? Cette question, ce me semble, est bien digne de vos recherches ; mais ce n’est pas chez les gens avec qui vous vivez que vous devez vous attendre à la résoudre. C’est dans les appartements dorés qu’un écolier va prendre les airs du monde ; mais le sage en apprend les mystères dans la chaumière du pauvre. C’est là qu’on voit sensiblement les obscures manoeuvres du vice, qu’il couvre de paroles fardées au milieu d’un cercle : c’est là qu’on s’instruit par quelles iniquités secrètes le puissant et le riche arrachent un reste de pain noir à l’opprimé qu’ils feignent de plaindre en public. Ah ! si j’en crois nos vieux militaires, que de choses vous apprendriez dans les greniers d’un cinquième étage, qu’on ensevelit sous un profond secret dans les hôtels du faubourg Saint-Germain, et que tant de beaux parleurs seraient confus avec leurs feintes maximes d’humanité si tous les malheureux qu’ils ont faits se présentaient pour les démentir !

Je sais qu’on n’aime pas le spectacle de la misère qu’on ne peut soulager, et que le riche même détourne les yeux du pauvre qu’il refuse de secourir ; mais ce n’est pas d’argent seulement qu’ont besoin les infortunés, et il n’y a que les paresseux de bien faire qui ne sachent faire du bien que la bourse à la main. Les consolations, les conseils, les soins, les amis, la protection sont autant de ressources que la commisération vous laisse, au défaut des richesses, pour le soulagement de l’indigent. Souvent les opprimés ne le sont que parce qu’ils manquent d’organe pour faire entendre leurs plaintes. Il ne s’agit quelquefois que d’un mot qu’ils ne peuvent dire, d’une raison qu’ils ne savent point exposer, de la porte d’un grand qu’ils ne peuvent franchir. L’intrépide appui de la vertu désintéressée suffit pour lever une infinité d’obstacles ; et l’éloquence d’un homme de bien peut effrayer la tyrannie au milieu de toute sa puissance.

Si vous voulez donc être homme en effet, apprenez à redescendre. L’humanité coule comme une eau pure et salutaire, et va fertiliser les lieux bas ; elle cherche toujours le niveau ; elle laisse à sec ces roches arides qui menacent la campagne, et ne donnent qu’une ombre nuisible ou des éclats pour écraser leurs voisins.

Voilà, mon ami, comment on tire parti du présent en s’instruisant pour l’avenir, et comment la bonté met d’avance à profit les leçons de la sagesse, afin que, quand les lumières acquises nous resteraient inutiles, on n’ait pas pour cela perdu le temps employé à les acquérir. Qui doit vivre parmi des gens en place ne saurait prendre trop de préservatifs contre leurs maximes empoisonnées, et il n’y a que l’exercice continuel de la bienfaisance qui garantisse les meilleurs coeurs de la contagion des ambitieux. Essayez, croyez-moi, de ce nouveau genre d’études ; il est plus digne de vous que ceux vous avez embrassés ; et comme l’esprit s’étrécit à mesure que l’âme se corrompt, vous sentirez bientôt, au contraire, combien l’exercice des sublimes vertus élève et nourrit le génie, combien un tendre intérêt aux malheurs d’autrui sert mieux à en trouver la source, et à nous éloigner en tous sens des vices qui les ont produits.

Je vous devais toute la franchise de l’amitié dans la situation critique où vous me paraissez être, de peur qu’un second pas vers le désordre ne vous y plongeât enfin sans retour, avant que vous eussiez le temps de vous reconnaître. Maintenant, je ne puis vous cacher, mon ami, combien votre prompte et sincère confession m’a touchée ; car je sens combien vous a coûté la honte de cet aveu, et par conséquent combien celle de votre faute vous pesait sur le coeur. Une erreur involontaire se pardonne et s’oublie aisément. Quant à l’avenir, retenez bien cette maxime dont je ne me départirai point : qui peut s’abuser deux fois en pareil cas ne s’est pas même abusé la première.

Adieu, mon ami : veille avec soin sur ta santé, je t’en conjure, et songe qu’il ne doit rester aucune trace d’un crime que j’ai pardonné.

P.-S. ─ Je viens de voir entre les mains de M. d’Orbe des copies de plusieurs de vos lettres à milord Edouard, qui m’obligent à rétracter une partie de mes censures sur les matières et le style de vos observations. Celles-ci traitent, j’en conviens, de sujets importants, et me paraissent pleines de réflexions graves et judicieuses. Mais, en revanche, il est clair que vous nous dédaignez beaucoup, ma cousine et moi, ou que vous faites bien peu de cas de notre estime, en ne nous envoyant que des relations si propres à l’altérer, tandis que vous en faites pour votre ami de beaucoup meilleurs. C’est, ce me semble, assez mal honorer vos leçons, que de juger vos écolières indignes d’admirer vos talents ; et vous devriez feindre, au moins par vanité, de nous croire capables de vous entendre.

J’avoue que la politique n’est guère du ressort des femmes ; et mon oncle nous en a tant ennuyées, que je comprends comment vous avez pu craindre d’en faire autant. Ce n’est pas non plus, à vous parler franchement, l’étude à laquelle je donnerais la préférence ; son utilité est trop loin de moi pour me toucher beaucoup, et ses lumières sont trop sublimes pour frapper vivement mes yeux. Obligée d’aimer le gouvernement sous lequel le ciel m’a fait naître, je me soucie peu de savoir s’il en est de meilleurs. De quoi me servirait de les connaître, avec si peu de pouvoir pour les établir, et pourquoi contristerais-je mon âme à considérer de si grands maux où je ne peux rien, tant que j’en vois d’autres autour de moi qu’il m’est permis de soulager ? Mais je vous aime ; et l’intérêt que je ne prends pas au sujet, je le prends à l’auteur qui le traite. Je recueille avec une tendre admiration toutes les preuves de votre génie ; et fière d’un mérite si digne de mon coeur je ne demande à l’amour qu’autant d’esprit qu’il m’en faut pour sentir le vôtre. Ne me refusez donc pas le plaisir de connaître et d’aimer tout ce que vous faites de bien. Voulez-vous me donner l’humiliation de croire que, si le ciel unissait nos destinées, vous ne jugeriez pas votre compagne digne de penser avec vous ?

Lettre XXVIII de Julie

Tout est perdu ! Tout est découvert ! Je ne trouve plus tes lettres dans le lieu où je les avais cachées. Elles y étaient encore hier au soir. Elles n’ont pu être enlevées que d’aujourd’hui. Ma mère seule peut les avoir surprises. Si mon père les voit, c’est fait de ma vie ! Eh ! que servirait qu’il ne les vît pas, s’il faut renoncer... Ah Dieu ! ma mère m’envoie appeler. Où fuir ? Comment soutenir ses regards ? Que ne puis-je me cacher au sein de la terre !... Tout mon corps tremble et je suis hors d’état de faire un pas... La honte, l’humiliation, les cuisants reproches... j’ai tout mérité ; je supporterai tout. Mais la douleur, les larmes d’une mère éplorée... ô mon coeur, quels déchirements !... Elle m’attend, je ne puis tarder davantage... Elle voudra savoir... Il faudra tout dire... Regianino sera congédié. Ne m’écris plus jusqu’à nouvel avis... Qui sait si jamais... Je pourrais... quoi ! mentir !... mentir à ma mère !... Ah ! s’il faut nous sauver par le mensonge, adieu, nous sommes perdus !

Fin de la seconde partie

Lettres de deux amants habitants d’une petite ville au pied des Alpes

Troisième partie

Lettre I de Madame d’Orbe

Que de maux vous causez à ceux qui vous aiment ! Que de pleurs vous avez déjà fait couler dans une famille infortunée dont vous troublez le repos ! Craignez d’ajouter le deuil à nos larmes ; craignez que la mort d’une mère affligée ne soit le dernier effet du poison que vous versez dans le coeur de sa fille, et qu’un amour désordonné ne devienne enfin pour vous-même la source d’un remords éternel. L’amitié m’a fait supporter vos erreurs tant qu’une ombre d’espoir pouvait les nourrir ; mais comment tolérer une vaine constance que l’honneur et la raison condamnent, et qui, ne pouvant plus causer que des malheurs et des peines, ne mérite que le nom d’obstination ?

Vous savez de quelle manière le secret de vos feux, dérobé si longtemps aux soupçons de ma tante, lui fut dévoilé par vos lettres. Quelque sensible que soit un tel coup à cette mère tendre et vertueuse, moins irritée contre vous que contre elle-même, elle ne s’en prend qu’à son aveugle négligence ; elle déplore sa fatale illusion : sa plus cruelle peine est d’avoir pu trop estimer sa fille, et sa douleur est pour Julie un châtiment cent fois pire que ses reproches.

L’accablement de cette pauvre cousine ne saurait s’imaginer. Il faut le voir pour le comprendre. Son coeur semble étouffé par l’affliction, et l’excès des sentiments qui l’oppressent lui donne un air de stupidité plus effrayante que des cris aigus. Elle se tient jour et nuit à genoux au chevet de sa mère, l’air morne, l’oeil fixé à terre, gardant un profond silence, la servant avec plus d’attention et de vivacité que jamais, puis retombant à l’instant dans un état d’anéantissement qui la ferait prendre pour une autre personne. Il est très clair que c’est la maladie de la mère qui soutient les forces de la fille ; et si l’ardeur de la servir n’animait son zèle, ses yeux éteints, sa pâleur, son extrême abattement, me feraient craindre qu’elle n’eût grand besoin pour elle-même de tous les soins qu’elle lui rend. Ma tante s’en aperçoit aussi ; et je vois à l’inquiétude avec laquelle elle me recommande en particulier la santé de sa fille, combien le coeur combat de part et d’autre contre la gêne qu’elles s’imposent et combien on doit vous haïr de troubler une union si charmante.

Cette contrainte augmente encore par le soin de la dérober aux yeux d’un père emporté, auquel une mère tremblante pour les jours de sa fille veut cacher ce dangereux secret. On se fait une loi de garder en sa présence l’ancienne familiarité ; mais si la tendresse maternelle profite avec plaisir de ce prétexte, une fille confuse n’ose livrer son coeur à des caresses qu’elle croit feintes, et qui lui sont d’autant plus cruelles qu’elles lui seraient douces si elle osait y compter. En recevant celles de son père, elle regarde sa mère d’un air si tendre et si humilié, qu’on voit son coeur lui dire par ses yeux : « Ah ! que ne suis-je digne encore d’en recevoir autant de vous ! »

Mme d’Etange m’a prise plusieurs fois à part ; et j’ai connu facilement à la douceur de ses réprimandes et au ton dont elle m’a parlé de vous, que Julie a fait de grands efforts pour calmer envers nous sa trop juste indignation, et qu’elle n’a rien épargné pour nous justifier l’un et l’autre à ses dépens. Vos lettres mêmes portent, avec le caractère d’un amour excessif, une sorte d’excuse qui ne lui a pas échappé ; elle vous reproche moins l’abus de sa confiance qu’à elle-même sa simplicité à vous l’accorder. Elle vous estime assez pour croire qu’aucun autre homme à votre place n’eût mieux résisté que vous ; elle s’en prend de vos fautes à la vertu, même. Elle conçoit maintenant, dit-elle, ce que c’est qu’une probité trop vantée, qui n’empêche point un honnête homme amoureux de corrompre, s’il peut, une fille sage, et de déshonorer sans scrupule toute une famille pour satisfaire un moment de fureur. Mais que sert de revenir sur le passé ? Il s’agit de cacher sous un voile éternel cet odieux mystère, d’en effacer, s’il se peut, jusqu’au moindre vestige, et de seconder la bonté du ciel qui n’en a point laissé de témoignage sensible. Le secret est concentré entre six personnes sûres. Le repos de tout ce que vous avez aimé, les jours d’une mère au désespoir, l’honneur d’une maison respectable, votre propre vertu, tout dépend de vous encore ; tout vous prescrit votre devoir : vous pouvez réparer le mal que vous avez fait ; vous pouvez vous rendre digne de Julie, et justifier sa faute en renonçant à elle ; et si votre coeur ne m’a point trompée, il n’y a plus que la grandeur d’un tel sacrifice qui puisse répondre à celle de l’amour qui l’exige. Fondée sur l’estime que j’eus toujours pour vos sentiments, et sur ce que la plus tendre union qui fût jamais lui doit ajouter de force, j’ai promis en votre nom tout ce que vous devez tenir : osez me démentir si j’ai trop présumé de vous, ou soyez aujourd’hui ce que vous devez être. Il faut immoler votre maîtresse ou votre amour l’un à l’autre, et vous montrer le plus lâche ou le plus vertueux des hommes.

Cette mère infortunée a voulu vous écrire ; elle avait même commencé. O Dieu ! que de coups de poignard vous eussent portés ses plaintes amères ! Que ses touchants reproches vous eussent déchiré le coeur ! Que ses humbles prières vous eussent pénétré de honte ! J’ai mis en pièces cette lettre accablante que vous n’eussiez jamais supportée : je n’ai pu souffrir ce comble d’horreur de voir une mère humiliée devant le séducteur de sa fille : vous êtes digne au moins qu’on n’emploie pas avec vous de pareils moyens, faits pour fléchir des monstres, et pour faire mourir de douleur un homme sensible.

Si c’était ici le premier effort que l’amour vous eût demandé, je pourrais douter du succès et balancer sur l’estime qui vous est due : mais le sacrifice que vous avez fait à l’honneur de Julie en quittant ce pays est garant de celui que vous allez faire à son repos en rompant un commerce inutile. Les premiers actes de vertu sont toujours les plus pénibles, et vous ne perdez point le prix d’un effort qui vous a tant coûté en vous obstinant à soutenir une vaine correspondance dont les risques sont terribles pour votre amante, les dédommagements nuls pour tous les deux, et qui ne fait que prolonger sans fruit les tourments de l’un et de l’autre. N’en doutez plus, cette Julie qui vous fut si chère ne doit rien être à celui qu’elle a tant aimé : vous vous dissimulez en vain vos malheurs ; vous la perdîtes au moment que vous vous séparâtes d’elle, ou plutôt le ciel vous l’avait ôtée même avant qu’elle se donnât à vous ; car son père la promit dès son retour, et vous savez trop que la parole de cet homme inflexible est irrévocable. De quelque manière que vous vous comportiez, l’invincible sort s’oppose à vos voeux, et vous ne la posséderez jamais. L’unique choix qui vous reste à faire est de la précipiter dans un abîme de malheurs et d’opprobres, ou d’honorer en elle ce que vous avez adoré, et de lui rendre, au lieu du bonheur perdu, la sagesse, la paix, la sûreté du moins dont vos fatales liaisons la privent.

Que vous seriez attristé, que vous vous consumeriez en regrets, si vous pouviez contempler l’état actuel de cette malheureuse amie, et l’avilissement où la réduit le malheur et la honte ! Que son lustre est terni ! que ses grâces sont languissantes ! que tous ses sentiments si charmants et si doux se fondent tristement dans le seul qui les absorbe ! L’amitié même en est attiédie ; à peine partage-t-elle encore le plaisir que je goûte à la voir ; et son coeur malade ne sait plus rien sentir que l’amour et la douleur. Hélas ! qu’est devenu ce caractère aimant et sensible, ce goût si pur des choses honnêtes, cet intérêt si tendre aux peines et aux plaisirs d’autrui ? Elle est encore, je l’avoue, douce, généreuse, compatissante ; l’aimable habitude de bien faire ne saurait s’effacer en elle ; mais ce n’est plus qu’une habitude aveugle, un goût sans réflexion. Elle fait toutes les mêmes choses, mais elle ne les fait plus avec le même zèle ; ces sentiments sublimes se sont affaiblis, cette flamme divine s’est amortie, cet ange n’est plus qu’une femme ordinaire. Ah ! quelle âme vous avez ôtée à la vertu !

Lettre II à madame d’Etange

Pénétré d’une douleur qui doit durer autant que moi, je me jette à vos pieds, Madame, non pour vous marquer un repentir qui ne dépend pas de mon coeur, mais pour expier un crime involontaire en renonçant à tout ce qui pouvait faire la douceur de ma vie. Comme jamais sentiments humains n’approchèrent de ceux que m’inspira votre adorable fille, il n’y eut jamais de sacrifice égal à celui que je viens faire à la plus respectable des mères ; mais Julie m’a trop appris comment il faut immoler le bonheur au devoir ; elle m’en a trop courageusement donné l’exemple, pour qu’au moins une fois je ne sache pas l’imiter. Si mon sang suffisait pour guérir vos peines, je le verserais en silence et me plaindrais de ne vous donner qu’une si faible preuve de mon zèle ; mais briser le plus doux, le plus pur, le plus sacré lien qui jamais ait uni deux coeurs, ah ! c’est un effort que l’univers entier ne m’eût pas fait faire, et qu’il n’appartenait qu’à vous d’obtenir.

Oui, je promets de vivre loin d’elle aussi longtemps que vous l’exigerez ; je m’abstiendrai de la voir et de lui écrire, j’en jure par vos jours précieux, si nécessaires à la conservation des siens. Je me soumets, non sans effroi, mais sans murmure, à tout ce que vous daignerez ordonner d’elle et de moi. Je dirai beaucoup plus encore ; son bonheur peut me consoler de ma misère, et je mourrai content si vous lui donnez un époux digne d’elle. Ah ! qu’on le trouve, et qu’il m’ose dire : « Je saurai mieux l’aimer que toi ! » Madame, il aura vainement tout ce qui me manque ; s’il n’a mon coeur, il n’aura rien pour Julie : mais je n’ai que ce coeur honnête et tendre. Hélas ! je n’ai rien non plus. L’amour qui rapproche tout n’élève point la personne : il n’élève que les sentiments. Ah ! si j’eusse osé n’écouter que les miens pour vous, combien de fois, en vous parlant, ma bouche eût prononcé le doux nom de mère !

Daignez vous confier à des serments qui ne seront point vains, et à un homme qui n’est point trompeur. Si je pus un jour abuser de votre estime, je m’abusai le premier moi-même. Mon coeur sans expérience ne connut le danger que quand il n’était plus temps de fuir, et je n’avais point encore appris de votre fille cet art cruel de vaincre l’amour par lui-même, qu’elle m’a depuis si bien enseigné. Banissez vos craintes, je vous en conjure. Y a-t-il quelqu’un au monde à qui son repos, sa félicité, son honneur soient plus chers qu’à moi ? Non, ma parole et mon coeur vous sont garants de l’engagement que je prends au nom de mon illustre ami comme au mien. Nulle indiscrétion ne sera commise soyez-en sûre ; et je rendrai le dernier soupir sans qu’on sache quelle douleur termina mes jours. Calmez donc celle qui vous consume, et dont la mienne s’aigrit encore ; essuyez des pleurs qui m’arrachent l’âme ; rétablissez votre santé ; rendez à la plus tendre fille qui fut jamais le bonheur auquel elle a renoncé pour vous ; soyez vous-même heureuse par elle ; vivez, enfin, pour lui faire aimer la vie. Ah ! malgré les erreurs de l’amour, être mère de Julie est encore un sort assez beau pour se féliciter de vivre.

Lettre III à madame d’Orbe, en lui envoyant la lettre précédente

Tenez, cruelle, voilà ma réponse. En la lisant, fondez en larmes si vous connaissez mon coeur, et si le vôtre est sensible encore ; mais surtout ne m’accablez plus de cette estime impitoyable que vous me vendez si cher, et dont vous faites le tourment de ma vie.

Votre main barbare a donc osé les rompre ces doux noeuds formés sous vos yeux presque dès l’enfance, et que votre amitié semblait partager avec tant de plaisir ! Je suis donc aussi malheureux que vous le voulez et que je puis l’être ! Ah ! connaissez-vous tout le mal que vous faites ? Sentez-vous bien que vous m’arrachez l’âme, que ce que vous m’ôtez est sans dédommagement, et qu’il vaut mieux cent fois mourir que ne plus vivre l’un pour l’autre ? Que me parlez-vous du bonheur de Julie ? en peut-il être sans le consentement du coeur ? Que me parlez-vous du danger de sa mère ? Ah ! qu’est-ce que la vie d’une mère, la mienne, la vôtre, la sienne même, qu’est-ce que l’existence du monde entier auprès du sentiment délicieux qui nous unissait ? Insensée et farouche vertu ! j’obéis à ta voix sans mérite ; je t’abhorre en faisant tout pour toi. Que sont tes vaines consolations contre les vives douleurs de l’âme ? Va, triste idole des malheureux, tu ne fais qu’augmenter leurs misères en leur ôtant les ressources que la fortune leur laisse. J’obéirai pourtant ; oui, cruelle, j’obéirai ; je deviendrai, s’il se peut, insensible et féroce comme vous. J’oublierai tout ce qui me fut cher au monde. Je ne veux plus entendre ni prononcer le nom de Julie ni le vôtre. Je ne veux plus m’en rappeler l’insupportable souvenir. Un dépit, une rage inflexible m’aigrit contre tant de revers. Une dure opiniâtreté me tiendra lieu de courage : il m’en a trop coûté d’être sensible ; il vaut mieux renoncer à l’humanité.

Lettre IV de madame d’Orbe

Vous m’avez écrit une lettre désolante ; mais il y a tant d’amour et de vertu dans votre conduite, qu’elle efface l’amertume de vos plaintes : vous êtes trop généreux pour qu’on ait le courage de vous quereller. Quelque emportement qu’on laisse paraître, quand on sait ainsi s’immoler à ce qu’on aime, on mérite plus de louanges que de reproches ; et, malgré vos injures, vous ne me fûtes jamais si cher que depuis que je connais si bien tout ce que vous valez.

Rendez grâce à cette vertu que vous croyez haïr, et qui fait plus pour vous que votre amour même. Il n’y a pas jusqu’à ma tante que vous n’ayez séduite par un sacrifice dont elle sent tout le prix. Elle n’a pu lire votre lettre sans attendrissement ; elle a même eu la faiblesse de la laisser voir à sa fille ; et l’effort qu’a fait la pauvre Julie pour contenir à cette lecture ses soupirs et ses pleurs l’a fait tomber évanouie.

Cette tendre mère, que vos lettres avaient déjà puissamment émue, commence à connaître, par tout ce qu’elle voit, combien vos deux coeurs sont hors de la règle commune, et combien votre amour porte un caractère naturel de sympathie que le temps ni les efforts humains ne sauraient effacer. Elle qui a si grand besoin de consolation consolerait volontiers sa fille, si la bienséance ne la retenait ; et je la vois trop près d’en devenir la confidente pour qu’elle ne me pardonne pas de l’avoir été. Elle s’échappa hier jusqu’à dire en sa présence, un peu indiscrètement peut-être : « Ah ! s’il ne dépendait que de moi... » Quoiqu’elle se retînt et n’achevât pas, je vis, au baiser ardent que Julie imprimait sur sa main, qu’elle ne l’avait que trop entendue. Je sais même qu’elle a voulu parler plusieurs fois à son inflexible époux ; mais, soit danger d’exposer sa fille aux fureurs d’un père irrité, soit crainte pour elle-même, sa timidité l’a toujours retenue ; et son affaiblissement, ses maux, augmentent si sensiblement, que j’ai peur de la voir hors d’état d’exécuter sa résolution avant qu’elle l’ait bien formée.

Quoi qu’il en soit, malgré les fautes dont vous êtes cause, cette honnêteté de coeur qui se fait sentir dans votre amour mutuel lui a donné une telle opinion de vous, qu’elle se fie à la parole de tous deux sur l’interruption de votre correspondance, et qu’elle n’a pris aucune précaution pour veiller de plus près sur sa fille. Effectivement, si Julie ne répondait pas à sa confiance, elle ne serait plus digne de ses soins, et il faudrait vous étouffer l’un et l’autre si vous étiez capables de tromper encore la meilleure des mères, et d’abuser de l’estime qu’elle a pour vous.

Je ne cherche point à rallumer dans votre coeur une espérance que je n’ai pas moi-même ; mais je veux vous montrer, comme il est vrai, que le parti le plus honnête est aussi le plus sage, et que s’il peut rester quelque ressource à votre amour, elle est dans le sacrifice que l’honneur et la raison vous imposent. Mère, parents, amis, tout est maintenant pour vous, hors un père, qu’on gagnera par cette voie, ou que rien ne saurait gagner. Quelque imprécation qu’ait pu vous dicter un moment de désespoir, vous nous avez prouvé cent fois qu’il n’est point de route plus sûre pour aller au bonheur que celle de la vertu. Si l’on y parvient, il est plus pur, plus solide et plus doux par elle ; si on le manque, elle seule peut en dédommager. Reprenez donc courage ; soyez homme, et soyez encore vous-même. Si j’ai bien connu votre coeur, la manière la plus cruelle pour vous de perdre Julie serait d’être indigne de l’obtenir.

Lettre V de Julie

Elle n’est plus. Mes yeux ont vu fermer les siens pour jamais ; ma bouche a reçu son dernier soupir ; mon nom fut le dernier mot qu’elle prononça ; son dernier regard fut tourné vers moi. Non, ce n’était pas la vie qu’elle semblait quitter, j’avais trop peu su la lui rendre chère ; c’était à moi seule qu’elle s’arrachait. Elle me voyait sans guide et sans espérance, accablée de mes malheurs et de mes fautes : mourir ne fut rien pour elle, et son coeur n’a gémi que d’abandonner sa fille dans cet état. Elle n’eut que trop de raison. Qu’avait-elle à regretter sur la terre ? Qu’est-ce qui pouvait ici-bas valoir à ses yeux le prix immortel de sa patience et de ses vertus qui l’attendait dans le ciel ? Que lui restait-il à faire au monde, sinon d’y pleurer mon opprobre ? Ame pure et chaste, digne épouse, et mère incomparable, tu vis maintenant au séjour de la gloire et de la félicité ; tu vis ; et moi, livrée au repentir et au désespoir, privée à jamais de tes soins, de tes conseils, de tes douces caresses, je suis morte au bonheur, à la paix, à l’innocence ; je ne sens plus que ta perte ; je ne vois plus que ma honte ; ma vie n’est plus que peine et douleur. Ma mère, ma tendre mère, hélas ! je suis bien plus morte que toi !

Mon Dieu ! quel transport égare une infortunée et lui fait oublier ses résolutions ? Où viens-je verser mes pleurs et pousser mes gémissements ? C’est le cruel qui les a causés que j’en rends le dépositaire ! C’est avec celui qui fait les malheurs de ma vie que j’ose les déplorer ! Oui, oui, barbare, partagez les tourments que vous me faites souffrir. Vous par qui je plongeai le couteau dans le sein maternel, gémissez des maux qui me viennent de vous, et sentez avec moi l’horreur d’un parricide qui fut votre ouvrage. A quels yeux oserais-je paraître aussi méprisable que je le suis ? Devant qui m’avilirais-je au gré de mes remords ? Quel autre que le complice de mon crime pourrait assez les connaître ? C’est mon plus insupportable supplice de n’être accusée que par mon coeur, et de voir attribuer au bon naturel les larmes impures qu’un cuisant repentir m’arrache. Je vis, je vis en frémissant la douleur empoisonner, hâter les derniers jours de ma triste mère. En vain sa pitié pour moi l’empêcha d’en convenir ; en vain elle affectait d’attribuer le progrès de son mal à la cause qui l’avait produit ; en vain ma cousine gagnée a tenu le même langage : rien n’a pu tromper mon coeur déchiré de regret ; et, pour mon tourment éternel, je garderai jusqu’au tombeau l’affreuse idée d’avoir abrégé la vie de celle à qui je la dois.

O vous que le ciel suscita dans sa colère pour me rendre malheureuse et coupable, pour la dernière fois recevez dans votre sein des larmes dont vous êtes l’auteur. Je ne viens plus, comme autrefois, partager avec vous des peines qui devaient nous être communes. Ce sont les soupirs d’un dernier adieu qui s’échappent malgré moi. C’en est fait ; l’empire de l’amour est éteint dans une âme livrée au seul désespoir. Je consacre le reste de mes jours à pleurer la meilleure des mères ; je saurai lui sacrifier des sentiments qui lui ont coûté la vie ; je serais trop heureuse qu’il m’en coûtât assez de les vaincre, pour expier tout ce qu’ils lui ont fait souffrir. Ah ! si son esprit immortel pénètre au fond de mon coeur, il sait bien que la victime que je lui sacrifie n’est pas tout à fait indigne d’elle. Partagez un effort que vous m’avez rendu nécessaire. S’il vous reste quelque respect pour la mémoire d’un noeud si cher et si funeste, c’est par lui que je vous conjure de me fuir à jamais, de ne plus m’écrire, de ne plus aigrir mes remords, de me laisser oublier, s’il se peut, ce que nous fûmes l’un à l’autre. Que mes yeux ne vous voient plus ; que je n’entende plus prononcer votre nom ; que votre souvenir ne vienne plus agiter mon coeur. J’ose parler encore au nom d’un amour qui ne doit plus être ; à tant de sujets de douleur n’ajoutez pas celui de voir son dernier voeu méprisé. Adieu donc pour la dernière fois, unique et cher... Ah ! fille insensée !... Adieu pour jamais.

Lettre VI à madame d’Orbe

Enfin le voile est déchiré ; cette longue illusion s’est évanouie ; cet espoir si doux s’est éteint ; il ne me reste pour aliment d’une flamme éternelle qu’un souvenir amer et délicieux qui soutient ma vie et nourrit mes tourments du vain sentiment d’un bonheur qui n’est plus.

Est-il donc vrai que j’ai goûté la félicité suprême ? Suis-je bien le même être qui fut heureux un jour ? Qui peut sentir ce que je souffre n’est-il pas né pour toujours souffrir ? Qui put jouir des biens que j’ai perdus peut-il les perdre et vivre encore, et des sentiments si contraires peuvent-ils germer dans un même coeur ? Jours de plaisir et de gloire, non, vous n’étiez pas d’un mortel ; vous étiez trop beaux pour devoir être périssables. Une douce extase absorbait toute votre durée, et la rassemblait en un point comme celle de l’éternité. Il n’y avait pour moi ni passé ni avenir, et je goûtais à la fois les délices de mille siècles. Hélas ! vous avez disparu comme un éclair. Cette éternité de bonheur ne fut qu’un instant de ma vie. Le temps a repris sa lenteur dans les moments de mon désespoir, et l’ennui mesure par longues années le reste infortuné de mes jours.

Pour achever de me les rendre insupportables, plus les afflictions m’accablent, plus tout ce qui m’était cher semble se détacher de moi. Madame, il se peut que vous m’aimiez encore ; mais d’autres soins vous appellent, d’autres devoirs vous occupent. Mes plaintes que vous écoutiez avec intérêt sont maintenant indiscrètes. Julie, Julie elle-même se décourage et m’abandonne. Les tristes remords ont chassé l’amour. Tout est changé pour moi ; mon coeur seul est toujours le même, et mon sort en est plus affreux.

Mais qu’importe ce que je suis et ce que je dois être ? Julie souffre, est-il temps de songer à moi ? Ah ! ce sont ses peines qui rendent les miennes plus amères. Oui, j’aimerais mieux qu’elle cessât de m’aimer et qu’elle fût heureuse... Cesser de m’aimer !... l’espère-t-elle ?... Jamais, jamais. Elle a beau me défendre de la voir et de lui écrire. Ce n’est pas le tourment qu’elle s’ôte, hélas ! c’est le consolateur. La perte d’une tendre mère la doit-elle priver d’un plus tendre ami ? Croit-elle soulager ses maux en les multipliant ? O amour ! est-ce à tes dépens qu’on peut venger la nature ?

Non, non ; c’est en vain qu’elle prétend m’oublier. Son tendre coeur pourra-t-il se séparer du mien ? Ne le retiens-je pas en dépit d’elle ? Oublie-t-on des sentiments tels que nous les avons éprouvés, et peut-on s’en souvenir sans les éprouver encore ? L’amour vainqueur fit le malheur de sa vie ; l’amour vaincu ne la rendra que plus à plaindre. Elle passera ses jours dans la douleur, tourmentée à la fois de vains regrets et de vains désirs, sans pouvoir jamais contenter ni l’amour ni la vertu.

Ne croyez pas pourtant qu’en plaignant ses erreurs je me dispense de les respecter. Après tant de sacrifices, il est trop tard pour apprendre à désobéir. Puisqu’elle commande, il suffit ; elle n’entendra plus parler de moi. Jugez si mon sort est affreux. Mon plus grand désespoir n’est pas de renoncer à elle. Ah ! c’est dans son coeur que sont mes douleurs les plus vives, et je suis plus malheureux de son infortune que de la mienne. Vous qu’elle aime plus que toute chose, et qui seule, après moi, la savez dignement aimer, Claire, aimable Claire, vous êtes l’unique bien qui lui reste. Il est assez précieux pour lui rendre supportable la perte de tous les autres. Dédommagez-la des consolations qui lui sont ôtées et de celles qu’elle refuse ; qu’une sainte amitié supplée à la fois auprès d’elle à la tendresse d’une mère, à celle d’un amant, aux charmes de tous les sentiments qui devaient la rendre heureuse. Qu’elle le soit, s’il est possible, à quelque prix que ce puisse être. Qu’elle recouvre la paix et le repos dont je l’ai privée ; je sentirai moins les tourments qu’elle m’a laissés. Puisque je ne suis plus rien à mes propres yeux, puisque c’est mon sort de passer ma vie à mourir pour elle, qu’elle me regarde comme n’étant plus ; j’y consens si cette idée la rend plus tranquille. Puisse-t-elle retrouver près de vous ses premières vertus, son premier bonheur ! Puisse-t-elle être encore par vos soins tout ce qu’elle eût été sans moi !

Hélas ! elle était fille, et n’a plus de mère ! Voilà la perte qui ne se répare point, et dont on ne se console jamais quand on a pu se la reprocher. Sa conscience agitée lui redemande cette mère tendre et chérie, et dans une douleur si cruelle l’horrible remords se joint à son affliction. O Julie ! ce sentiment affreux devait-il être connu de toi ? Vous qui fûtes témoin de la maladie et des derniers moments de cette mère infortunée, je vous supplie, je vous conjure, dites-moi ce que j’en dois croire. Déchirez-moi le coeur si je suis coupable. Si la douleur de nos fautes l’a fait descendre au tombeau, nous sommes deux monstres indignes de vivre ; c’est un crime de songer à des liens si funestes, c’en est un de voir le jour. Non, j’ose le croire, un feu si pur n’a point produit de si noirs effets. L’amour nous inspira des sentiments trop nobles pour en tirer les forfaits des âmes dénaturées. Le ciel, le ciel serait-il injuste, et celle qui sut immoler son bonheur aux auteurs de ses jours méritait-elle de leur coûter la vie ?

Lettre VII. Réponse

Comment pourrait-on vous aimer moins en vous estimant chaque jour davantage ? Comment perdrais-je mes anciens sentiments pour vous tandis que vous en méritez chaque jour de nouveaux ? Non, mon cher et digne ami, tout ce que nous fûmes les uns aux autres dès notre première jeunesse, nous le serons le reste de nos jours ; et si notre mutuel attachement n’augmente plus, c’est qu’il ne peut plus augmenter. Toute la différence est que je vous aimais comme mon frère, et qu’à présent je vous aime comme mon enfant ; car quoique nous soyons toutes deux plus jeunes que vous, et même vos disciples, je vous regarde un peu comme le nôtre. En nous apprenant à penser, vous avez appris de nous à être sensible ; et, quoi qu’en dise votre philosophe anglais, cette éducation vaut bien l’autre ; si c’est la raison qui fait l’homme, c’est le sentiment qui le conduit.

─ Savez-vous pourquoi je parais avoir changé de conduite envers vous ? Ce n’est pas, croyez-moi, que mon coeur ne soit toujours le même ; c’est que votre état est changé. Je favorisai vos feux tant qu’il leur restait un rayon d’espérance. Depuis qu’en vous obstinant d’aspirer à Julie vous ne pouvez plus que la rendre malheureuse, ce serait vous nuire que de vous complaire. J’aime mieux vous savoir moins à plaindre, et vous rendre plus mécontent. Quand le bonheur commun devient impossible, chercher le sien dans celui de ce qu’on aime, n’est-ce pas tout ce qui reste à faire à l’amour sans espoir ?

Vous faites plus que sentir cela, mon généreux ami, vous l’exécutez dans le plus douloureux sacrifice qu’ai jamais fait un amant fidèle. En renonçant à Julie, vous achetez son repos aux dépens du vôtre, et c’est à vous que vous renoncez pour elle.

J’ose à peine vous dire les bizarres idées qui me viennent là-dessus ; mais elles sont consolantes, et cela m’enhardit. Premièrement, je crois que le véritable amour a cet avantage aussi bien que la vertu, qu’il dédommage de tout ce qu’on lui sacrifie, et qu’on jouit en quelque sorte des privations qu’on s’impose par le sentiment même de ce qu’il en coûte, et du motif qui nous y porte. Vous vous témoignerez que Julie a été aimée de vous comme elle méritait de l’être, et vous l’en aimerez davantage, et vous en serez plus heureux. Cet amour-propre exquis qui sait payer toutes les vertus pénibles mêlera son charme à celui de l’amour. Vous vous direz : « Je sais aimer », avec un plaisir plus durable et plus délicat que vous n’en goûteriez à dire : « Je possède ce que j’aime », car celui-ci s’use à force d’en jouir ; mais l’autre demeure toujours, et vous en jouiriez encore quand même vous n’aimeriez plus.

Outre cela, s’il est vrai, comme Julie et vous me l’avez tant dit, que l’amour soit le plus délicieux sentiment qui puisse entrer dans le coeur humain, tout ce qui le prolonge et le fixe, même au prix de mille douleurs, est encore un bien. Si l’amour est un désir qui s’irrite par les obstacles, comme vous le disiez encore, il n’est pas bon qu’il soit content ; il vaut mieux qu’il dure et soit malheureux, que de s’éteindre au sein des plaisirs. Vos feux, je l’avoue, ont soutenu l’épreuve de la possession, celle du temps, celle de l’absence et des peines de toute espèce ; ils ont vaincu tous les obstacles, hors le plus puissant de tous, qui est de n’en avoir plus à vaincre, et de se nourrir uniquement d’eux-mêmes. L’univers n’a jamais vu de passion soutenir cette épreuve ; quel droit avez-vous d’espérer que la vôtre l’eût soutenue ! Le temps eût joint au dégoût d’une longue possession le progrès de l’âge et le déclin de la beauté : il semble se fixer en votre faveur par votre séparation ; vous serez toujours l’un pour l’autre à la fleur des ans ; vous vous verrez sans cesse tels que vous vous vîtes en vous quittant ; et vos coeurs, unis jusqu’au tombeau, prolongeront dans une illusion charmante votre jeunesse avec vos amours.

Si vous n’eussiez point été heureux, une insurmontable inquiétude pourrait vous tourmenter ; votre coeur regretterait, en soupirant, les biens dont il était digne ; votre ardente imagination vous demanderait sans cesse ceux que vous n’auriez pas obtenus. Mais l’amour n’a point de délices dont il ne vous ait comblé, et, pour parler comme vous, vous avez épuisé durant une année les plaisirs d’une vie entière. Souvenez-vous de cette lettre si passionnée, écrite le lendemain d’un rendez-vous téméraire. Je l’ai lue avec une émotion qui m’était inconnue : on n’y voit pas l’état permanent d’une âme attendrie, mais le dernier délire d’un coeur brûlant d’amour et ivre de volupté. Vous jugeâtes vous-même qu’on n’éprouvait point de pareils transports deux fois en la vie, et qu’il fallait mourir après les avoir sentis. Mon ami, ce fut là le comble ; et, quoi que la fortune et l’amour eussent fait pour vous, vos feux et votre bonheur ne pouvaient plus que décliner. Cet instant fut aussi le commencement de vos disgrâces, et votre amante vous fut ôtée au moment que vous n’aviez plus de sentiments nouveaux à goûter auprès d’elle ; comme si le sort eût voulu garantir votre coeur d’un épuisement inévitable, et vous laisser dans le souvenir de vos plaisirs passés un plaisir plus doux que tous ceux dont vous pourriez jouir encore.

Consolez-vous donc de la perte d’un bien qui vous eût toujours échappé, et vous eût ravi de plus celui qui vous reste. Le bonheur et l’amour se seraient évanouis à la fois ; vous avez au moins conservé le sentiment : on n’est point sans plaisirs quand on aime encore. L’image de l’amour éteint effraye plus un coeur tendre que celle de l’amour malheureux, et le dégoût de ce qu’on possède est un état cent fois pire que le regret de ce qu’on a perdu.

Si les reproches que ma désolée cousine se fait sur la mort de sa mère étaient fondés, ce cruel souvenir empoisonnerait, je l’avoue, celui de vos amours, et une si funeste idée devrait à jamais les éteindre ; mais n’en croyez pas à ses douleurs, elles la trompent, ou plutôt le chimérique motif dont elle aime à les aggraver n’est qu’un prétexte pour en justifier l’excès. Cette âme tendre craint toujours de ne pas s’affliger assez, et c’est une sorte de plaisir pour elle d’ajouter au sentiment de ses peines tout ce qui peut les aigrir. Elle s’en impose, soyez-en sûr ; elle n’est pas sincère avec elle-même. Ah ! si elle croyait bien sincèrement avoir abrégé les jours de sa mère, son coeur en pourrait-il supporter l’affreux remords ? Non, non, mon ami, elle ne la pleurerait pas, elle l’aurait suivie. La maladie de Mme d’Etange est bien connue ; c’était une hydropisie de poitrine dont elle ne pouvait revenir, et l’on désespérait de sa vie avant même qu’elle eût découvert votre correspondance. Ce fut un violent chagrin pour elle ; mais que de plaisirs réparèrent le mal qu’il pouvait lui faire ! Qu’il fut consolant pour cette tendre mère de voir, en gémissant des fautes de sa fille, par combien de vertus elles étaient rachetées, et d’être forcée d’admirer son âme en pleurant sa faiblesse ! Qu’il lui fut doux de sentir combien elle en était chérie ! Quel zèle infatigable ! Quels soins continuels ! Quelle assiduité sans relâche ! Quel désespoir de l’avoir affligée ! Que de regrets, que de larmes, que de touchantes caresses, quelle inépuisable sensibilité ! C’était dans les yeux de la fille qu’on lisait tout ce que souffrait la mère ; c’était elle qui la servait les jours, qui la veillait les nuits ; c’était de sa main qu’elle recevait tous les secours. Vous eussiez cru voir une autre Julie ; sa délicatesse naturelle avait disparu, elle était forte et robuste, les soins les plus pénibles ne lui coûtaient rien, et son âme semblait lui donner un nouveau corps. Elle faisait tout et paraissait ne rien faire ; elle était partout et ne bougeait d’auprès d’elle ; on la trouvait sans cesse à genoux devant son lit, la bouche collée sur sa main, gémissant ou de sa faute ou du mal de sa mère, et confondant ces deux sentiments pour s’en affliger davantage. Je n’ai vu personne entrer les derniers jours dans la chambre de ma tante sans être ému jusqu’aux larmes du plus attendrissant de tous les spectacles. On voyait l’effort que faisaient ces deux coeurs pour se réunir plus étroitement au moment d’une funeste séparation ; on voyait que le seul regret de se quitter occupait la mère et la fille, et que vivre ou mourir n’eût été rien pour elles si elles avaient pu rester ou partir ensemble.

Bien loin d’adopter les noires idées de Julie, soyez sûr que tout ce qu’on peut espérer des secours humains et des consolations du coeur a concouru de sa part à retarder le progrès de la maladie de sa mère, et qu’infailliblement sa tendresse et ses soins nous l’ont conservée plus longtemps que nous n’eussions pu faire sans elle. Ma tante elle-même m’a dit cent fois que ses derniers jours étaient les plus doux moments de sa vie, et que le bonheur de sa fille était la seule chose qui manquait au sien.

S’il faut attribuer sa perte au chagrin, ce chagrin vient de plus loin, et c’est à son époux seul qu’il faut s’en prendre. Longtemps inconstant et volage, il prodigua les feux de sa jeunesse à mille objets moins dignes de plaire que sa vertueuse compagne ; et, quand l’âge le lui eut ramené, il conserva près d’elle cette rudesse inflexible dont les maris infidèles ont accoutumé d’aggraver leurs torts. Ma pauvre cousine s’en est ressentie ; un vain entêtement de noblesse et cette roideur de caractère que rien n’amollit ont fait vos malheurs et les siens. Sa mère, qui eut toujours du penchant pour vous, et qui pénétra son amour quand il était trop tard pour l’éteindre, porta longtemps en secret la douleur de ne pouvoir vaincre le goût de sa fille ni l’obstination de son époux, et d’être la première cause d’un mal qu’elle ne pouvait plus guérir. Quand vos lettres surprises lui eurent appris jusqu’où vous aviez abusé de sa confiance, elle craignit de tout perdre en voulant tout sauver, et d’exposer les jours de sa fille pour rétablir son honneur. Elle sonda plusieurs fois son mari sans succès ; elle voulut plusieurs fois hasarder une confidence entière et lui montrer toute l’étendue de son devoir : la frayeur et sa timidité la retinrent toujours. Elle hésita tant qu’elle put parler ; lorsqu’elle le voulut il n’était plus temps ; les forces lui manquèrent ; elle mourut avec le fatal secret : et moi qui connais l’humeur de cet homme sévère sans savoir jusqu’où les sentiments de la nature auraient pu la tempérer, je respire en voyant au moins les jours de Julie en sûreté.

Elle n’ignore rien de tout cela ; mais vous dirai-je ce que je pense de ses remords apparents ? L’amour est plus ingénieux qu’elle. Pénétrée du regret de sa mère, elle voudrait vous oublier ; et, malgré qu’elle en ait, il trouble sa conscience pour la forcer de penser à vous. Il veut que ses pleurs aient du rapport à ce qu’elle aime. Elle n’oserait plus s’en occuper directement, il la force de s’en occuper encore au moins par son repentir. Il l’abuse avec tant d’art, qu’elle aime mieux souffrir davantage et que vous entriez dans le sujet de ses peines. Votre coeur n’entend pas peut-être ces détours du sien ; mais ils n’en sont pas moins naturels : car votre amour à tous deux, quoique égal en force, n’est pas semblable en effets ; le vôtre est bouillant et vif, le sien est doux et tendre ; vos sentiments s’exhalent au dehors avec véhémence, les siens retournent sur elle-même, et, pénétrant la substance de son âme, l’altèrent et la changent insensiblement. L’amour anime et soutient votre coeur, il affaisse et abat le sien ; tous les ressorts en sont relâchés, sa force est nulle, son courage est éteint, sa vertu n’est plus rien. Tant d’héroïques facultés ne sont pas anéanties, mais suspendues ; un moment de crise peut leur rendre toute leur vigueur, ou les effacer sans retour. Si elle fait encore un pas vers le découragement, elle est perdue ; mais si cette âme excellente se relève un instant, elle sera plus grande, plus forte, plus vertueuse que jamais, et il ne sera plus question de rechute. Croyez-moi, mon aimable ami, dans cet état périlleux sachez respecter ce que vous aimâtes. Tout ce qui lui vient de vous, fût-ce contre vous-même, ne lui peut être que mortel. Si vous vous obstinez auprès d’elle, vous pourrez triompher aisément ; mais vous croirez en vain posséder la même Julie, vous ne la retrouverez plus.

Lettre VIII de milord Edouard

J’avais acquis des droits sur ton coeur ; tu m’étais nécessaire, et j’étais prêt à t’aller joindre. Que t’importent mes droits, mes besoins, mon empressement ? Je suis oublié de toi ; tu ne daignes plus m’écrire. J’apprends ta vie solitaire et farouche ; je pénètre tes desseins secrets. Tu t’ennuies de vivre.

Meurs donc, jeune insensé ; meurs, homme à la fois féroce et lâche, mais sache en mourant que tu laisses dans l’âme d’un honnête homme à qui tu fus cher la douleur de n’avoir servi qu’un ingrat.

Lettre IX. Réponse

Réponse

Venez, milord ; je croyais ne pouvoir plus goûter de plaisir sur la terre ; mais nous nous reverrons. Il n’est pas vrai que vous puissiez me confondre avec les ingrats ; votre coeur n’est pas fait pour en trouver, ni le mien pour l’être.

Billet de Julie

Il est temps de renoncer aux erreurs de la jeunesse, et d’abandonner un trompeur espoir. Je ne serai jamais à vous. Rendez-moi donc la liberté que je vous ai engagée et dont mon père veut disposer, ou mettez le comble à mes malheurs par un refus qui nous perdra tous deux sans vous être d’aucun usage.

Julie d’Etange.

Lettre X du Baron d’Etange dans laquelle était le précédent billet

S’il peut rester dans l’âme d’un suborneur quelque sentiment d’honneur et d’humanité, répondez à ce billet d’une malheureuse dont vous avez corrompu le coeur, et qui ne serait plus si j’osais soupçonner qu’elle eût porté plus loin l’oubli d’elle-même. Je m’étonnerai peu que la même philosophie qui lui apprit à se jeter à la tête du premier venu, lui apprenne encore à désobéir à son père. Pensez-y cependant. J’aime à prendre en toute occasion les voies de la douceur et de l’honnêteté, quand j’espère qu’elles peuvent suffire ; mais, si j’en veux bien user avec vous, ne croyez pas que j’ignore comment se venge l’honneur d’un gentilhomme offensé par un homme qui ne l’est pas.

Lettre XI. Réponse

Epargnez-vous, Monsieur, des menaces vaines qui ne m’effraient point, et d’injustes reproches qui ne peuvent m’humilier. Sachez qu’entre deux personnes de même âge il n’y a d’autre suborneur que l’amour, et qu’il ne vous appartiendra jamais d’avilir un homme que votre fille honora de son estime.

Quel sacrifice osez-vous m’imposer, et à quel titre l’exigez-vous ? Est-ce à l’auteur de tous mes maux qu’il faut immoler mon dernier espoir ? Je veux respecter le père de Julie ; mais qu’il daigne être le mien s’il faut que j’apprenne à lui obéir. Non, non, Monsieur, quelque opinion que vous ayez de vos procédés, ils ne m’obligent point à renoncer pour vous à des droits si chers et si bien mérités de mon coeur. Vous faites le malheur de ma vie. Je ne vous dois que la haine, et vous n’avez rien à prétendre de moi. Julie a parlé ; voilà mon consentement. Ah qu’elle soit toujours obéie ! Un autre la possédera : mais j’en serai plus digne d’elle.

Si votre fille eût daigné me consulter sur les bornes de votre autorité, ne doutez pas que je ne lui eusse appris à résister à vos prétentions injustes. Quel que soit l’empire dont vous abusez, mes droits sont plus sacrés que les vôtres ; la chaîne qui nous lie est la borne du pouvoir paternel, même devant les tribunaux humains ; et quand vous osez réclamer la nature, c’est vous seul qui bravez ses lois.

N’alléguez pas non plus cet honneur si bizarre et si délicat que vous parlez de venger ; nul ne l’offense que vous-même. Respectez le choix de Julie, et votre honneur est en sûreté ; car mon coeur vous honore malgré vos outrages ; et malgré les maximes gothiques, l’alliance d’un honnête homme n’en déshonora jamais un autre. Si ma présomption vous offense, attaquez ma vie, je ne la défendrai jamais contre vous. Au surplus, je me soucie fort peu de savoir en quoi consiste l’honneur d’un gentilhomme ; mais quant à celui d’un homme de bien, il m’appartient, je sais le défendre, et le conserverai pur et sans tache jusqu’au dernier soupir.

Allez, père barbare et peu digne d’un nom si doux, méditez d’affreux parricides, tandis qu’une fille tendre et soumise immole son bonheur à vos préjugés. Vos regrets me vengeront un jour des maux que vous me faites, et vous sentirez trop tard que votre haine aveugle et dénaturée ne vous fut pas moins funeste qu’à moi. Je serai malheureux, sans doute ; mais si jamais la voix du sang s’élève au fond de votre coeur, combien vous le serez plus encore d’avoir sacrifié à des chimères l’unique fruit de vos entrailles, unique au monde en beauté, en mérite, en vertus, et pour qui le ciel prodigue de ses dons n’oublia rien qu’un meilleur père !

Billet inclus dans la précédente lettre

Je rends à Julie d’Etange le droit de disposer d’elle-même, et de donner sa main sans consulter son coeur.

S. G.

Lettre XII de Julie

Je voulais vous décrire la scène qui vient de se passer, et qui a produit le billet que vous avez dû recevoir ; mais mon père a pris ses mesures si justes qu’elle n’a fini qu’un moment avant le départ du courrier. Sa lettre est sans doute arrivée à temps à la poste ; il n’en peut être de même de celle-ci : votre résolution sera prise, et votre réponse partie avant qu’elle vous parvienne ; ainsi tout détail serait désormais inutile. J’ai fait mon devoir ; vous ferez le vôtre ; mais le sort nous accable, l’honneur nous trahit ; nous serons séparés à jamais, et, pour comble d’horreur, je vais passer dans les... Hélas ! j’ai pu vivre dans les tiens ! O devoir ! à quoi sers-tu ? O Providence !... il faut gémir et se taire.

La plume échappe de ma main. J’étais incommodée depuis quelques jours ; l’entretien de ce matin m’a prodigieusement agitée... La tête et le coeur me font mal... je me sens défaillir... le ciel aurait-il pitié de mes peines ?... Je ne puis me soutenir... je suis forcée à me mettre au lit, et me console dans l’espoir de n’en point relever. Adieu, mes uniques amours. Adieu, pour la dernière fois, cher et tendre ami de Julie. Ah ! si je ne dois plus vivre pour toi, n’ai-je pas déjà cessé de vivre ?

Lettre XIII de Julie à madame d’Orbe

Il est donc vrai, chère et cruelle amie, que tu me rappelles à la vie et à mes douleurs ? J’ai vu l’instant heureux où j’allais rejoindre la plus tendre des mères ; tes soins inhumains m’ont enchaînée pour la pleurer plus longtemps ; et quand le désir de la suivre m’arrache à la terre, le regret de te quitter m’y retient. Si je me console de vivre, c’est par l’espoir de n’avoir pas échappé tout entière à la mort. Ils ne sont plus ces agréments de mon visage que mon coeur a payés si cher ; la maladie dont je sors m’en a délivrée. Cette heureuse perte ralentira l’ardeur grossière d’un homme assez dépourvu de délicatesse pour m’oser épouser sans mon aveu. Ne trouvant plus en moi ce qui lui plut, il se souciera peu du reste. Sans manquer de parole à mon père, sans offenser l’ami dont il tient la vie, je saurai rebuter cet importun : ma bouche gardera le silence ; mais mon aspect parlera pour moi. Son dégoût me garantira de sa tyrannie, et il me trouvera trop laide pour daigner me rendre malheureuse.

Ah ! cousine chère, tu connus un coeur plus constant et plus tendre qui ne se fût pas ainsi rebuté. Son goût ne se bornait pas aux traits et à la figure ; c’était moi qu’il aimait et non pas mon visage ; c’était par tout notre être que nous étions unis l’un à l’autre ; et tant que Julie eût été la même, la beauté pouvait fuir l’amour fût toujours demeuré. Cependant il a pu consentir... l’ingrat !... Il l’a dû puisque j’ai pu l’exiger. Qui est-ce qui retient par leur parole ceux qui veulent retirer leur coeur ? Ai-je donc voulu retirer le mien ?... l’ai-je fait ? O Dieu ! faut-il que tout me rappelle incessamment un temps qui n’est plus, et des feux qui ne doivent plus être ! J’ai beau vouloir arracher de mon coeur cette image chérie ; je l’y sens trop fortement attachée ; je le déchire sans le dégager, et mes efforts pour en effacer un si doux souvenir ne font que l’y graver davantage.

Oserai-je te dire un délire de ma fièvre, qui, loin de s’éteindre avec elle, me tourmente encore plus depuis ma guérison ? Oui, connais et plains l’égarement d’esprit de ta malheureuse amie, et rends grâces au ciel d’avoir préservé ton coeur de l’horrible passion qui le donne. Dans un des moments où j’étais le plus mal, je crus, durant l’ardeur du redoublement, voir à côté de mon lit cet infortuné, non tel qu’il charmait jadis mes regards durant le court bonheur de ma vie, mais pâle, défait, mal en ordre, et le désespoir dans les yeux. Il était à genoux ; il prit une de mes mains et sans dégoûter de l’état où elle était, sans craindre la communication d’un venin si terrible, il la couvrait de baisers et de larmes. A son aspect j’éprouvai cette vive et délicieuse émotion que me donnait quelquefois sa présence inattendue. Je voulus m’élancer vers lui ; on me retint ; tu l’arrachas de ma présence ; et ce qui me toucha le plus vivement, ce furent ses gémissements que je crus entendre à mesure qu’il s’éloignait.

Je ne puis te représenter l’effet étonnant que ce rêve a produit sur moi. Ma fièvre a été longue et violente ; j’ai perdu la connaissance durant plusieurs jours ; j’ai souvent rêvé à lui dans mes transports ; mais aucun de ces rêves n’a laissé dans mon imagination des impressions aussi profondes que celle de ce dernier. Elle est telle qu’il m’est impossible de l’effacer de ma mémoire et de mes sens. A chaque minute, à chaque instant, il me semble le voir dans la même attitude ; son air, son habillement, son geste, son triste regard, frappent encore mes yeux : je crois sentir ses lèvres se presser sur ma main ; je la sens mouiller de ses larmes ; les sons de sa voix plaintive me font tressaillir ; je le vois entraîner loin de moi ; je fais effort pour le retenir encore : tout me retrace une scène imaginaire avec plus de force que les événements qui me sont réellement arrivés.

J’ai longtemps hésité à te faire cette confidence ; la honte m’empêche de te la faire de bouche ; mais mon agitation, loin de se calmer, ne fait qu’augmenter de jour en jour, et je ne puis plus résister au besoin de t’avouer ma folie. Ah ! qu’elle s’empare de moi tout entière ! Que ne puis-je achever de perdre ainsi la raison, puisque le peu qui m’en reste ne sert plus qu’à me tourmenter !

Je reviens à mon rêve. Ma cousine, raille-moi, si tu veux, de ma simplicité ; mais il y a dans cette vision je ne sais quoi de mystérieux qui la distingue du délire ordinaire. Est-ce un pressentiment de la mort du meilleur des hommes ? Est-ce un avertissement qu’il n’est déjà plus ? Le ciel daigne-t-il me guider au moins un fois, et m’invite-t-il à suivre celui qu’il me fit aimer ? Hélas ! l’ordre de mourir sera pour moi le premier de ses bienfaits.

J’ai beau me rappeler tous ces vains discours dont la philosophie amuse les gens qui ne sentent rien ; ils ne m’en imposent plus, et je sens que je les méprise. On ne voit point les esprits, je le veux croire ; mais deux âmes si étroitement unies ne sauraient-elles avoir entre elles une communication immédiate, indépendante du corps et des sens ? L’impression directe que l’une reçoit de l’autre ne peut-elle pas la transmettre au cerveau, et recevoir de lui par contre-coup les sensations qu’elle lui a données ?... Pauvre Julie, que d’extravagances ! Que les passions nous rendent crédules ! et qu’un coeur vivement touché se détache avec peine des erreurs même qu’il aperçoit !

Lettre XIV. Réponse

Ah ! fille trop malheureuse et trop sensible, n’es-tu donc née que pour souffrir ? Je voudrais en vain t’épargner des douleurs ; tu sembles les chercher sans cesse et ton ascendant est plus fort que tous mes soins. A tant de vrais sujets de peine n’ajoute pas au moins des chimères ; et, puisque ma discrétion t’est plus nuisible qu’utile, sors d’une erreur qui te tourmente : peut-être la triste vérité te sera-t-elle encore moins cruelle. Apprends donc que ton rêve n’est point un rêve ; que ce n’est point l’ombre de ton ami que tu as vue, mais sa personne, et que cette touchante scène, incessamment présente à ton imagination, s’est passée réellement dans ta chambre le surlendemain du jour où tu fus le plus mal.

La veille je t’avais quittée assez tard, et M. d’Orbe, qui voulut me relever auprès de toi cette nuit-là, était prêt à sortir, quand tout à coup nous vîmes entrer brusquement et se précipiter à nos pieds ce pauvre malheureux dans un état à faire pitié. Il avait pris la poste à la réception de ta dernière lettre. Courant jour et nuit, il fit la route en trois jours, et ne s’arrêta qu’à la dernière poste en attendant la nuit pour entrer en ville. Je te l’avoue à ma honte, je fus moins prompte que M. d’Orbe à lui sauter au cou : sans savoir encore la raison de son voyage, j’en prévoyais la conséquence. Tant de souvenirs amers, ton danger, le sien, le désordre où je le voyais, tout empoisonnait une si douce surprise et j’étais trop saisie pour lui faire beaucoup de caresses. Je l’embrassai pourtant avec un serrement de coeur qu’il partageait, et qui se fit sentir réciproquement par de muettes étreintes, plus éloquentes que les cris et les pleurs. Son premier mot fut : « Que fait-elle ? Ah ! que fait-elle ? Donnez-moi la vie ou la mort. » Je compris alors qu’il était instruit de ta maladie ; et, croyant qu’il n’en ignorait pas non plus l’espèce, j’en parlai sans autre précaution que d’exténuer le danger. Sitôt qu’il sut que c’était la petite vérole, il fit un cri et se trouva mal. La fatigue et l’insomnie, jointes à l’inquiétude d’esprit, l’avaient jeté dans un tel abattement qu’on fut longtemps à le faire revenir. A peine pouvait-il parler ; on le fit coucher.

Vaincu par la nature, il dormit douze heures de suite, mais avec tant d’agitation, qu’un pareil sommeil devait plus épuiser que réparer ses forces. Le lendemain, nouvel embarras ; il voulait te voir absolument. Je lui opposai le danger de te causer une révolution ; il offrit d’attendre qu’il n’y eût plus de risque, mais son séjour même en était un terrible. J’essayai de le lui faire sentir ; il me coupa durement la parole. « Gardez votre barbare éloquence, me dit-il d’un ton d’indignation ; c’est trop l’exercer à ma ruine. N’espérez pas me chasser encore comme vous fîtes à mon exil. Je viendrais cent fois du bout du monde pour la voir un seul instant. Mais je jure par l’auteur de mon être, ajouta-t-il impétueusement, que je ne partirai point d’ici sans l’avoir vue. Eprouvons une fois si je vous rendrai pitoyable, ou si vous me rendrez parjure. »

Son parti était pris. M. d’Orbe fut d’avis de chercher les moyens de le satisfaire pour le pouvoir renvoyer avant que son retour fût découvert : car il n’était connu dans la maison que du seul Hanz, dont j’étais sûre, et nous l’avions appelé devant nos gens d’un autre nom que le sien. Je lui promis qu’il te verrait la nuit suivante, à condition qu’il ne resterait qu’un instant, qu’il ne te parlerait point, et qu’il repartirait le lendemain avant le jour : j’en exigeai sa parole. Alors, je fus tranquille ; je laissai mon mari avec lui, et je retournai près de toi.

Je te trouvai sensiblement mieux, l’éruption était achevée ; le médecin me rendit le courage et l’espoir. Je me concertai d’avance avec Babi ; et le redoublement, quoique moindre, t’ayant encore embarrassé la tête, je pris ce temps pour écarter tout le monde et faire dire à mon mari d’amener son hôte, jugeant qu’avant la fin de l’accès tu serais moins en état de le reconnaître. Nous eûmes toutes les peines du monde à renvoyer ton désolé père, qui chaque nuit s’obstinait à vouloir rester. Enfin je lui dis en colère qu’il n’épargnerait la peine de personne, que j’étais également résolue à veiller, et qu’il savait bien, tout père qu’il était, que sa tendresse n’était pas plus vigilante que la mienne. Il partit à regret ; nous restâmes seules. M. d’Orbe arriva sur les onze heures, et me dit qu’il avait laissé ton ami dans la rue : je l’allai chercher. Je le pris par la main ; il tremblait comme la feuille. En passant dans l’antichambre les forces lui manquèrent ; il respirait avec peine, et fut contraint de s’asseoir.

Alors, démêlant quelques objets à la faible lueur d’une lumière éloignée : « Oui, dit-il avec un profond soupir, je reconnais les mêmes lieux. Une fois en ma vie je les ai traversés... à la même heure... avec le même mystère... j’étais tremblant comme aujourd’hui... le coeur me palpitait de même... O téméraire ! j’étais mortel, et j’osais goûter... Que vais-je voir maintenant dans ce même objet qui faisait et partageait mes transports ? L’image du trépas, un appareil de douleur, la vertu malheureuse et la beauté mourante ! »

Chère cousine, j’épargne à ton pauvre coeur le détail de cette attendrissante scène. Il te vit, et se tut ; il l’avait promis : mais quel silence ! il se jeta à genoux ; il baisait tes rideaux en sanglotant ; il élevait les mains et les yeux ; il poussait de sourds gémissements ; il avait peine à contenir sa douleur et ses cris. Sans le voir, tu sortis machinalement une de tes mains ; il s’en saisit avec une espèce de fureur ; les baisers de feu qu’il appliquait sur cette main malade t’éveillèrent mieux que le bruit et la voix de tout ce qui t’environnait. Je vis que tu l’avais reconnu ; et, malgré sa résistance et ses plaintes, je l’arrachai de la chambre à l’instant, espérant éluder l’idée d’une si courte apparition par le prétexte du délire. Mais voyant ensuite que tu n’en disais rien, je crus que tu l’avais oubliée ; je défendis à Babi de t’en parler, et je sais qu’elle m’a tenu parole. Vaine prudence que l’amour a déconcertée, et qui n’a fait que laisser fermenter un souvenir qu’il n’est plus temps d’effacer !

Il partit comme il l’avait promis, et je lui fis jurer qu’il ne s’arrêterait pas au voisinage. Mais, ma chère, ce n’est pas tout ; il faut achever de te dire ce qu’aussi bien tu ne pourrais ignorer longtemps. Milord Edouard passa deux jours après ; il se pressa pour l’atteindre ; il le joignit à Dijon, et le trouva malade. L’infortuné avait gagné la petite vérole. Il m’avait caché qu’il ne l’avait point eue, et je te l’avais mené sans précaution. Ne pouvant guérir ton mal, il le voulut partager. En me rappelant la manière dont il baisait ta main, je ne puis douter qu’il ne se soit inoculé volontairement. On ne pouvait être plus mal préparé ; mais c’était l’inoculation de l’amour, elle fut heureuse. Ce père de la vie l’a conservée au plus tendre amant qui fut jamais : il est guéri ; et, suivant la dernière lettre de milord Edouard, ils doivent être actuellement repartis pour Paris.

Voilà, trop aimable cousine, de quoi bannir les terreurs funèbres qui t’alarmaient sans sujet. Depuis longtemps tu as renoncé à la personne de ton ami, et sa vie est en sûreté. Ne songe donc qu’à conserver la tienne, et à t’acquitter de bonne grâce du sacrifice que ton coeur a promis à l’amour paternel. Cesse enfin d’être le jouet d’un vain espoir et de te repaître de chimères. Tu te presses beaucoup d’être fière de ta laideur ; sois plus humble, crois-moi, tu n’as encore que trop sujet de l’être. Tu as essuyé une cruelle atteinte, mais ton visage a été épargné. Ce que tu prends pour des cicatrices ne sont que des rougeurs qui seront bientôt effacées. Je fus plus maltraitée que cela, et cependant tu vois que je ne suis pas trop mal encore. Mon ange, tu resteras jolie en dépit de toi, et l’indifférent Wolmar, que trois ans d’absence n’ont pu guérir d’un amour conçu dans huit jours, s’en guérira-t-il en te voyant à toute heure ? O si ta seule ressource est de déplaire, que ton sort est désespéré !

Lettre XV de Julie

C’en est trop, c’en est trop. Ami, tu as vaincu. Je ne suis point à l’épreuve de tant d’amour ; ma résistance est épuisée. J’ai fait usage de toutes mes forces ; ma conscience m’en rend le consolant témoignage. Que le ciel ne me demande point compte de plus qu’il ne m’a donné ! Ce triste coeur que tu achetas tant de fois, et qui coûta si cher au tien, t’appartient sans réserve ; il fut à toi du premier moment où mes yeux te virent, il te restera jusqu’à mon dernier soupir. Tu l’as trop bien mérité pour le perdre, et je suis lasse de servir aux dépens de la justice une chimérique vertu.

Oui, tendre et généreux amant, ta Julie sera toujours tienne, elle t’aimera toujours ; il le faut, je le veux, je le dois. Je te rends l’empire que l’amour t’a donné ; il ne te sera plus ôté. C’est en vain qu’une voix mensongère murmure au fond de mon âme, elle ne m’abusera plus. Que sont les vains devoirs qu’elle m’oppose contre ceux d’aimer à jamais ce que le ciel m’a fait aimer ? Le plus sacré de tous, n’est-il pas envers toi ? N’est-ce pas à toi seul que j’ai tout promis ? Le premier voeu de mon coeur ne fut-il pas de ne t’oublier jamais, et ton inviolable fidélité n’est-elle pas un nouveau lien pour la mienne ? Ah ! dans le transport d’amour qui me rend à toi, mon seul regret est d’avoir combattu des sentiments si chers et si légitimes. Nature, ô douce nature ! reprends tous tes droits ; j’abjure les barbares vertus qui t’anéantissent. Les penchants que tu m’as donnés seront-ils plus trompeurs qu’une raison qui m’égara tant de fois ?

Respecte ces tendres penchants, mon aimable ami ; tu leur dois trop pour les haïr ; mais souffres-en le cher et doux partage ; souffre que les droits du sang et de l’amitié ne soient pas éteints par ceux de l’amour. Ne pense point que pour te suivre j’abandonne jamais la maison paternelle. N’espère point que je me refuse aux liens que m’impose une autorité sacrée. La cruelle perte de l’un des auteurs de mes jours m’a trop appris à craindre d’affliger l’autre. Non, celle dont il attend désormais toute sa consolation ne contristera pas son âme accablée d’ennuis ; je n’aurai point donné la mort à tout ce qui me donna la vie. Non, non ; je connais mon crime et ne puis le haïr. Devoir, honneur, vertu, tout cela ne me dit plus rien ; mais pourtant je ne suis point un monstre ; je suis faible et non dénaturée. Mon parti est pris, je ne veux désoler aucun de ceux que j’aime. Qu’un père esclave de sa parole et jaloux d’un vain titre dispose de ma main qu’il a promise ; que l’amour seul dispose de mon coeur ; que mes pleurs ne cessent de couler dans le sein d’une tendre amie. Que je sois vile et malheureuse ; mais que tout ce qui m’est cher soit heureux et content s’il est possible. Formez tous trois ma seule existence, et que votre bonheur me fasse oublier ma misère et mon désespoir.

Lettre XVI. Réponse

Réponse

Nous renaissons, ma Julie ; tous les vrais sentiments de nos âmes reprennent leurs cours. La nature nous a conservé l’être, et l’amour nous rend à la vie. En doutais-tu ? L’osas-tu croire, de pouvoir m’ôter ton coeur ? Va, je le connais mieux que toi, ce coeur que le ciel a fait pour le mien. Je les sens joints par une existence commune qu’ils ne peuvent perdre qu’à la mort. Dépend-il de nous de les séparer, ni même de le vouloir ? Tiennent-ils l’un à l’autre par des noeuds que les hommes aient formés et qu’ils puissent rompre ? Non, non, Julie ; si le sort cruel nous refuse le doux nom d’époux, rien ne peut nous ôter celui d’amants fidèles ; il sera consolation de nos tristes jours, et nous l’emporterons au tombeau.

Ainsi nous recommençons de vivre pour recommencer de souffrir, et le sentiment de notre existence n’est pour nous qu’un sentiment de douleur. Infortunés, que sommes-nous devenus ? Comment avons-nous cessé d’être ce que nous fûmes ? Où est cet enchantement de bonheur suprême ? Où sont ces ravissements exquis dont les vertus animaient nos feux ? Il ne reste de nous que notre amour ; l’amour seul reste, et ses charmes se sont éclipsés. Fille trop soumise, amante sans courage, tous nos maux nous viennent de tes erreurs. Hélas ! un coeur moins pur t’aurait bien moins égarée ! Oui, c’est l’honnêteté du tien qui nous perd ; les sentiments droits qui le remplissent en ont chassé la sagesse. Tu as voulu concilier la tendresse filiale avec l’indomptable amour ; en te livrant à la fois à tous tes penchants, tu les confonds au lieu de les accorder, et deviens coupable à force de vertu. O Julie, quel est ton inconcevable empire ! Par quel étrange pouvoir tu fascines ma raison ! Même en me faisant rougir de nos feux, tu te fais encore estimer par tes fautes ; tu me forces de t’admirer en partageant tes remords... Des remords !... était-ce à toi d’en sentir ?... toi que j’aimais... toi que je ne puis cesser d’adorer... Le crime pourrait-il approcher de ton coeur ?... Cruelle ! en me le rendant ce coeur qui m’appartient, rends-le-moi tel qu’il me fut donné.

Que m’as-tu dit ?... qu’oses-tu me faire entendre ?... Toi, passer dans les bras d’un autre !... un autre te posséder !... N’être plus à moi !... ou, pour comble d’horreur, n’être pas à moi seul ? Moi, j’éprouverais cet affreux supplice !... je te verrais survivre à toi-même !... Non ; j’aime mieux te perdre que te partager... Que le ciel ne me donna-t-il un courage digne des transports qui m’agitent !... avant que ta main se fût avilie dans ce noeud funeste abhorré par l’amour et réprouvé par l’honneur, j’irais de la mienne te plonger un poignard dans le sein ; j’épuiserais ton chaste coeur d’un sang que n’aurait point souillé l’infidélité. A ce pur sang je mêlerais celui qui brûle dans mes veines d’un feu que rien ne peut éteindre, je tomberais dans tes bras ; je rendrais sur tes lèvres mon dernier soupir... Je recevrais le tien... Julie expirante !...ces yeux si doux éteints par les horreurs de la mort !... ce sein, ce trône de l’amour déchiré par ma main, versant à gros bouillons le sang et la vie !... Non, vis et souffre ! porte la peine de ma lâcheté. Non, je voudrais que tu ne fusses plus ; mais je ne puis t’aimer assez pour te poignarder.

O si tu connaissais l’état de ce coeur serré de détresse ! Jamais il ne brûla d’un feu si sacré ; jamais ton innocence et ta vertu ne lui fut si chère. Je suis amant, je suis aimé, je le sens ; mais je ne suis qu’un homme, et il est au-dessus de la force humaine de renoncer à la suprême félicité. Une nuit, une seul nuit a changé pour jamais toute mon âme. Ote-moi ce dangereux souvenir, et je suis vertueux. Mais cette nuit fatale règne au fond de mon coeur, et va couvrir de son ombre le reste de ma vie. Ah ! Julie ! objet adoré ! s’il faut être à jamais misérables, encore une heure de bonheur, et des regrets éternels !

Ecoute celui qui t’aime. Pourquoi voudrions-nous être plus sages nous seuls que tout le reste des hommes, et suivre avec une simplicité d’enfants de chimériques vertus dont tout le monde parle et que personne ne pratique ? Quoi ! serons-nous meilleurs moralistes que ces foules de savants dont Londres et Paris sont peuplés, qui tous se raillent de la fidélité conjugale, et regardent l’adultère comme un jeu ? Les exemples n’en sont point scandaleux ; il n’est pas même permis d’y trouver à redire ; et tous les honnêtes gens se riraient ici de celui qui, par respect pour le mariage, résisterait au penchant de son coeur. En effet, disent-ils, un tort qui n’est que dans l’opinion n’est-il pas nul quand il est secret ? Quel mal reçoit un mari d’une infidélité qu’il ignore ? De quelle complaisance une femme ne rachète-t-elle pas ses fautes ? Quelle douceur n’emploie-t-elle pas à prévenir ou guérir ses soupçons ? Privé d’un bien imaginaire, il vit réellement plus heureux ; et ce prétendu crime dont on fait tant de bruit n’est qu’un lien de plus dans la société.

A Dieu ne plaise, ô chère amie de mon coeur, que je veuille rassurer le tien par ces honteuses maximes ! Je les abhorre sans savoir les combattre ; et ma conscience y répond mieux que ma raison. Non que je me fasse fort d’un courage que je hais, ni que je voulusse d’une vertu si coûteuse : mais je me crois moins coupable en me reprochant mes fautes qu’en m’efforçant de les justifier ; et je regarde comme le comble du crime d’en vouloir ôter les remords.

Je ne sais ce que j’écris : je me sens l’âme dans un état affreux, pire que celui même où j’étais avant d’avoir reçu ta lettre. L’espoir que tu me rends est triste et sombre ; il éteint cette lueur si pure qui nous guida tant de fois ; tes attraits s’en ternissent et ne deviennent que plus touchants ; je te vois tendre et malheureuse ; mon coeur est inondé des pleurs qui coulent de tes yeux, et je me reproche avec amertume un bonheur que je ne puis plus goûter qu’aux dépens du tien.

Je sens pourtant qu’une ardeur secrète m’anime encore et me rend le courage que veulent m’ôter les remords. Chère amie, ah ! sais-tu de combien de pertes un amour pareil au mien peut te dédommager ? Sais-tu jusqu’à quel point un amant qui ne respire que pour toi peut te faire aimer la vie ? Conçois-tu bien que c’est pour toi seule que je veux vivre, agir, penser, sentir désormais ? Non, source délicieuse de mon être, je n’aurai plus d’âme que ton âme, je ne serai plus rien qu’une partie de toi-même, et tu trouveras au fond de mon coeur une si douce existence que tu ne sentiras point ce que la tienne aura perdu de ses charmes. Eh bien ! nous serons coupables, mais nous ne serons point méchants ; nous serons coupables, mais nous aimerons toujours la vertu : loin d’oser excuser nos fautes, nous en gémirons, nous les pleurerons ensemble, nous les rachèterons, s’il est possible, à force d’être bienfaisants et bons. Julie ! ô Julie ! que ferais-tu ? que peux-tu faire ? Tu ne peux échapper à mon coeur, n’a-t-il pas épousé le tien ?

Ces vains projets de fortune qui m’ont si grossièrement abusé sont oubliés depuis longtemps. Je vais m’occuper uniquement des soins que je dois à milord Edouard ; il veut m’entraîner en Angleterre ; il prétend que je puis l’y servir. Eh bien ! je l’y suivrai. Mais je me déroberai tous les ans ; je me rendrai secrètement près de toi. Si je ne puis te parler, au moins je t’aurai vue ; j’aurai du moins baisé tes pas ; un regard de tes yeux m’aura donné dix mois de vie. Forcé de repartir, en m’éloignant de celle que j’aime, je compterai pour me consoler les pas qui doivent m’en rapprocher. Ces fréquents voyages donneront le change à ton malheureux amant ; il croira déjà jouir de ta vue en partant pour t’aller voir ; le souvenir de ses transports l’enchantera durant son retour ; malgré le sort cruel, ses tristes ans ne seront pas tout à fait perdus ; il n’y en aura point qui ne soient marqués par des plaisirs, et les courts moments qu’il passera près de toi se multiplieront sur sa vie entière.

Lettre XVII de madame d’Orbe

Votre amante n’est plus ; mais j’ai retrouvé mon amie, et vous en avez acquis une dont le coeur peut vous rendre beaucoup plus que vous n’avez perdu. Julie est mariée, et digne de rendre heureux l’honnête homme qui vient d’unir son sort au sien. Après tant d’imprudences, rendez grâces au ciel qui vous a sauvés tous deux, elle de l’ignominie, et vous du regret de l’avoir déshonorée. Respectez son nouvel état ; ne lui écrivez point ; elle vous en prie. Attendez qu’elle vous écrive ; c’est ce qu’elle fera dans peu. Voici le temps où je vais connaître si vous méritez l’estime que j’eus pour vous, et si votre coeur est sensible à une amitié pure et sans intérêt.

Lettre XVIII de Julie

Vous êtes depuis si longtemps le dépositaire de tous les secrets de mon coeur, qu’il ne saurait plus perdre une si douce habitude. Dans la plus importante occasion de ma vie il veut s’épancher avec vous. Ouvrez-lui le vôtre, mon aimable ami ; recueillez dans votre sein les longs discours de l’amitié : si quelquefois elle rend diffus l’ami qui parle, elle rend toujours patient l’ami qui écoute.

Liée au sort d’un époux, ou plutôt aux volontés d’un père, par une chaîne indissoluble, j’entre dans une nouvelle carrière qui ne doit finir qu’à la mort. En la commençant, jetons un moment les yeux sur celle que je quitte : il ne nous sera pas pénible de rappeler un temps si cher. Peut-être y trouverai-je des leçons pour bien user de celui qui me reste ; peut-être y trouverez-vous des lumières pour expliquer ce que ma conduite eut toujours d’obscur à vos yeux. Au moins, en considérant ce que nous fûmes l’un à l’autre, nos coeurs n’en sentiront que mieux ce qu’ils se doivent jusqu’à la fin de nos jours.

Il y a six ans à peu près que je vous vis pour la première fois ; vous étiez jeune, bien fait, aimable ; d’autres jeunes gens m’ont paru plus beaux et mieux faits que vous ; aucun ne m’a donné la moindre émotion, et mon coeur fut à vous dès la première vue. Je crus voir sur votre visage les traits de l’âme qu’il fallait à la mienne. Il me sembla que mes sens ne servaient que d’organe à des sentiments plus nobles ; et j’aimai dans vous moins ce que j’y voyais que ce que je croyais sentir en moi-même. Il n’y a pas deux mois que je pensais encore ne m’être pas trompée ; l’aveugle amour, me disais-je, avait raison ; nous étions faits l’un pour l’autre ; je serais à lui si l’ordre humain n’eût troublé les rapports de la nature ; et s’il était permis à quelqu’un d’être heureux, nous aurions dû l’être ensemble.

Mes sentiments nous furent communs ; ils m’auraient abusée si je les eusse éprouvés seule. L’amour que j’ai connu ne peut naître que d’une convenance réciproque et d’un accord des âmes. On n’aime point si l’on n’est aimé, du moins on n’aime pas longtemps. Ces passions sans retour qui font, dit-on, tant de malheureux, ne sons fondées que sur les sens : si quelques-unes pénètrent jusqu’à l’âme, c’est par des rapports faux dont on est bientôt détrompé. L’amour sensuel ne peut se passer de la possession, et s’éteint par elle. Le véritable amour ne peut se passer du coeur, et dure autant que les rapports qui l’ont fait naître. Tel fut le nôtre en commençant ; tel il sera, j’espère, jusqu’à la fin de nos jours, quand nous l’aurons mieux ordonné. Je vis, je sentis que j’étais aimée, et que je devais l’être : la bouche était muette, le regard était contraint, mais le coeur se faisait entendre. Nous éprouvâmes bientôt entre nous ce je ne sais quoi qui rend le silence éloquent, qui fait parler des yeux baissés, qui donne une timidité téméraire, qui montre les désirs par la crainte, et dit tout ce qu’il n’ose exprimer.

Je sentis mon coeur, et me jugeai perdue à votre premier mot. J’aperçus la gêne de votre réserve ; j’approuvai ce respect, je vous en aimai davantage : je cherchais à vous dédommager d’un silence pénible et nécessaire sans qu’il en coutât à mon innocence ; je forçai mon naturel ; j’imitai ma cousine, je devins badine et folâtre comme elle, pour prévenir des explications trop graves et faire passer mille tendres caresses à la faveur de ce feint enjouement. Je voulais vous rendre si doux votre état présent, que la crainte d’en changer augmentât votre retenue. Tout cela me réussit mal : on ne sort point de son naturel impunément. Insensée que j’étais ! j’accélérai ma perte au lieu de la prévenir, j’employai du poison pour palliatif ; et ce qui devait vous faire taire fut précisément ce qui vous fit parler. J’eus beau, par une froideur affectée, vous tenir éloigné dans le tête-à-tête ; cette contrainte même me trahit : vous écrivîtes. Au lieu de jeter au feu votre première lettre ou de la porter à ma mère, j’osai l’ouvrir : ce fut là mon crime, et tout le reste fut forcé. Je voulus m’empêcher de répondre à ces lettres funestes que je ne pouvais m’empêcher de lire. Cet affreux combat altéra ma santé : je vis l’abîme où j’allais me précipiter ; j’eus horreur de moi-même, et ne pus me résoudre à vous laisser partir. Je tombai dans une sorte de désespoir ; j’aurais mieux aimé que vous ne fussiez plus que de n’être point à moi : j’en vins jusqu’à souhaiter votre mort, jusqu’à vous la demander. Le ciel a vu mon coeur ; cet effort doit racheter quelques fautes.

Vous voyant prêt à m’obéir, il fallut parler. J’avais reçu de la Chaillot des leçons qui ne me firent que mieux connaître les dangers de cet aveu. L’amour qui me l’arrachait m’apprit à en éluder l’effet. Vous fûtes mon dernier refuge ; j’eus assez de confiance en vous pour vous armer contre ma faiblesse ; je vous crus digne de me sauver de moi-même, et je vous rendis justice. En vous voyant respecter un dépôt si cher, je connus que ma passion ne m’aveuglait point sur les vertus qu’elle me faisait trouver en vous. Je m’y livrais avec d’autant plus de sécurité, qu’il me sembla que nos coeurs se suffisaient l’un à l’autre. Sûre de ne trouver au fond du mien que des sentiments honnêtes, je goûtais sans précaution les charmes d’une douce familiarité. Hélas ! je ne voyais pas que le mal s’invétérait par ma négligence, et que l’habitude était plus dangereuse que l’amour. Touchée de votre retenue, je crus pouvoir sans risque modérer la mienne ; dans l’innocence de mes désirs, je pensais encourager en vous la vertu même par les tendres caresses de l’amitié. J’appris dans le bosquet de Clarens que j’avais trop compté sur moi, et qu’il ne faut rien accorder aux sens quand on veut leur refuser quelque chose. Un instant, un seul instant embrasa les miens d’un feu que rien ne put éteindre ; et si ma volonté résistait encore, dès lors mon coeur fut corrompu.

Vous partagiez mon égarement : votre lettre me fit trembler. Le péril était doublé : pour me garantir de vous et de moi il fallut vous éloigner. Ce fut le dernier effort d’une vertu mourante. En fuyant vous achevâtes de vaincre ; et sitôt que je ne vous vis plus, ma langueur m’ôta le peu de force qui me restait pour vous résister.

Mon père, en quittant le service, avait amené chez lui M. de Wolmar : la vie qu’il lui devait, et une liaison de vingt ans, lui rendaient cet ami si cher, qu’il ne pouvait se séparer de lui. M. de Wolmar avançait en âge ; et, quoique riche et de grande naissance, il ne trouvait point de femme qui lui convînt. Mon père lui avait parlé de sa fille en homme qui souhaitait se faire un gendre de son ami ; il fut question de la voir, et c’est dans ce dessein qu’ils firent le voyage ensemble. Mon destin voulut que je plusse à M. de Wolmar, qui n’avait jamais rien aimé. Ils se donnèrent secrètement leur parole ; et, M. de Wolmar, ayant beaucoup d’affaires à régler dans une cour du Nord où étaient sa famille et sa fortune, il en demanda le temps, et partit sur cet engagement mutuel. Après son départ, mon père nous déclara à ma mère et à moi qu’il me l’avait destiné pour époux, et m’ordonna d’un ton qui ne laissait point de réplique à ma timidité de me disposer à recevoir sa main. Ma mère, qui n’avait que trop remarqué le penchant de mon coeur, et qui se sentait pour vous une inclination naturelle, essaya plusieurs fois d’ébranler cette résolution ; sans oser vous proposer, elle parlait de manière à donner à mon père de la considération pour vous et le désir de vous connaître ; mais la qualité qui vous manquait le rendit insensible à toutes celles que vous possédiez ; et, s’il convenait que la naissance ne les pouvait remplacer, il prétendait qu’elle seule pouvait les faire valoir.

L’impossibilité d’être heureuse irrita des feux qu’elle eût dû éteindre. Une flatteuse illusion me soutenait dans mes peines ; je perdis avec elle la force de les supporter. Tant qu’il me fût resté quelque espoir d’être à vous, peut-être aurais-je triomphé de moi ; il m’en eût moins coûté de vous résister toute ma vie que de renoncer à vous pour jamais ; et la seule idée d’un combat éternel m’ôta le courage de vaincre.

La tristesse et l’amour consumaient mon coeur ; je tombai dans un abattement dont mes lettres se sentirent. Celles que vous m’écrivîtes de Meillerie y mit le comble ; à mes propres douleurs se joignit le sentiment de votre désespoir. Hélas ! c’est toujours l’âme la plus faible qui porte les peines de toutes deux. Le parti que vous m’osiez proposer mit le comble à mes perplexités. L’infortune de mes jours était assurée, l’inévitable choix qui me restait à faire était d’y joindre celle de mes parents ou la vôtre. Je ne pus supporter cette horrible alternative : les forces de la nature ont un terme ; tant d’agitations épuisèrent les miennes. Je souhaitai d’être délivrée de la vie. Le ciel parut avoir pitié de moi ; mais la cruelle mort m’épargna pour me perdre. Je vous vis, je fus guérie, et je péris.

Si je ne trouvai point le bonheur dans mes fautes, je n’avais jamais espéré l’y trouver. Je sentais que mon coeur était fait pour la vertu, et qu’il ne pouvait être heureux sans elle ; je succombai par faiblesse et non par erreur ; je n’eus pas même l’excuse de l’aveuglement. Il ne me restait aucun espoir ; je ne pouvais plus qu’être infortunée. L’innocence et l’amour m’étaient également nécessaires ; ne pouvant les conserver ensemble, et voyant votre égarement, je ne consultai que vous dans mon choix, et me perdis pour vous sauver.

Mais il n’est pas si facile qu’on pense de renoncer à la vertu. Elle tourmente longtemps ceux qui l’abandonnent ; et ses charmes, qui font les délices des âmes pures, font le premier supplice du méchant, qui les aime encore et n’en saurait plus jouir. Coupable et non dépravée, je ne pus échapper aux remords qui m’attendaient ; l’honnêteté me fut chère même après l’avoir perdue ; ma honte, pour être secrète, ne m’en fut pas moins amère ; et quand tout l’univers en eût été témoin, je ne l’aurais pas mieux sentie. Je me consolais dans ma douleur comme un blessé qui craint la gangrène, et en qui le sentiment de son mal soutient l’espoir d’en guérir.

Cependant cet état d’opprobre m’était odieux. A force de vouloir étouffer le reproche sans renoncer au crime, il m’arriva ce qu’il arrive à toute âme honnête qui s’égare et qui se plaît dans son égarement. Une illusion nouvelle vint adoucir l’amertume du repentir ; j’espérai tirer de ma faute un moyen de la réparer et j’osai former le projet de contraindre mon père à nous unir. Le premier fruit de notre amour devait serrer ce doux lien. Je le demandais au ciel comme le gage de mon retour à la vertu et de notre bonheur commun ; je le désirais comme un autre à ma place aurait pu le craindre ; le tendre amour, tempérant par son prestige le murmure de la conscience, me consolait de ma faiblesse par l’effet que j’en attendais, et faisait d’une si chère attente le charme et l’espoir de ma vie.

Sitôt que j’aurais porté des marques sensibles de mon état, j’avais résolu d’en faire, en présence de toute ma famille, une déclaration publique à M. Perret. Je suis timide, il est vrai ; je sentais tout ce qu’il m’en devait coûter ; mais l’honneur même animait mon courage, et j’aimais mieux supporter une fois la confusion que j’avais méritée, que de nourrir une honte éternelle au fond de mon coeur. Je savais que mon père me donnerait la mort ou mon amant ; cette alternative n’avait rien d’effrayant pour moi, et, de manière ou d’autre, j’envisageais dans cette démarche la fin de tous mes malheurs.

Tel était, mon bon ami, le mystère que je voulus vous dérober, et que vous cherchiez à pénétrer avec une si curieuse inquiétude. Mille raisons me forçaient à cette réserve avec un homme aussi emporté que vous, sans compter qu’il ne fallait pas armer d’un nouveau prétexte votre indiscrète importunité. Il était à propos surtout de vous éloigner durant une si périlleuse scène, et je savais bien que vous n’auriez jamais consenti à m’abandonner dans un danger pareil s’il vous eût été connu.

Hélas ! je fus encore abusée par une si douce espérance. Le ciel rejeta des projets conçus dans le crime ; je ne méritais pas l’honneur d’être mère ; mon attente resta toujours vaine ; et il me fut refusé d’expier ma faute aux dépens de ma réputation. Dans le désespoir que j’en conçus, l’imprudent rendez-vous qui mettait votre vie en danger fut une témérité que mon fol amour me voilait d’une si douce excuse : je m’en prenais à moi du mauvais succès de mes voeux, et mon coeur abusé par ses désirs ne voyait dans l’ardeur de les contenter que le soin de les rendre un jour légitimes.

Je les crus un instant accomplis ; cette erreur fut la source du plus cuisant de mes regrets, et l’amour exaucé par la nature n’en fut que plus cruellement trahi par la destinée. Vous avez su quel accident détruisit, avec le germe que je portais dans mon sein, le dernier fondement de mes espérances. Ce malheur m’arriva précisément dans le temps de notre séparation : comme si le ciel eût voulu m’accabler alors de tous les maux que j’avais mérités et couper à la fois tous les liens qui pouvaient nous unir.

Votre départ fut la fin de mes erreurs ainsi que de mes plaisirs ; je reconnus, mais trop tard, les chimères qui m’avaient abusée. Je me vis aussi méprisable que je l’étais devenue, et aussi malheureuse que je devais toujours l’être avec un amour sans innocence et des désirs sans espoir qu’il m’était impossible d’éteindre. Tourmentée de mille vains regrets, je renonçai à des réflexions aussi douloureuses qu’inutiles ; je ne valais plus la peine que je songeasse à moi-même, je consacrai ma vie à m’occuper de vous. Je n’avais plus d’honneur que le vôtre, plus d’espérance qu’en votre bonheur, et les sentiments qui me venaient de vous étaient les seuls dont je crusse pouvoir être encore émue.

L’amour ne m’aveuglait point sur vos défauts, mais il me les rendait chers ; et telle était son illusion, que je vous aurais moins aimé si vous aviez été plus parfait. Je connaissais votre coeur, vos emportements ; je savais qu’avec plus de courage que moi vous aviez moins de patience, et que les maux dont mon âme était accablée mettraient la vôtre au désespoir. C’est par cette raison que je vous cachai toujours avec soin les engagements de mon père ; et, à notre séparation, voulant profiter du zèle de milord Edouard pour votre fortune et vous en inspirer un pareil à vous-même, je vous flattais d’un espoir que je n’avais pas. Je fis plus ; connaissant le danger qui nous menaçait, je pris la seule précaution qui pouvait nous en garantir ; et, vous engageant avec ma parole ma liberté autant qu’il m’était possible, je tâchai d’inspirer à vous de la confiance, à moi de la fermeté, par une promesse que je n’osasse enfreindre, et qui pût vous tranquilliser. C’était un devoir puéril, j’en conviens, et cependant je ne m’en serais jamais départie. La vertu est si nécessaire à nos coeurs que ; quand on a une fois abandonné la véritable, on s’en fait ensuite une à sa mode, et l’on y tient plus fortement peut-être parce qu’elle est de notre choix.

Je ne vous dirai point combien j’éprouvai d’agitations depuis votre éloignement. La pire de toutes était la crainte d’être oubliée. Le séjour où vous étiez me faisait trembler ; votre manière d’y vivre augmentait mon effroi ; je croyais déjà vous voir avilir jusqu’à n’être plus qu’un homme à bonnes fortunes. Cette ignominie m’était plus cruelle que tous mes maux ; j’aurais mieux aimé vous savoir malheureux que méprisable ; après tant de peines auxquelles j’étais accoutumée, votre déshonneur était la seule que je ne pouvais supporter.

Je fus rassurée sur des craintes que le ton de vos lettres commençait à confirmer ; et je le fus par un moyen qui eût pu mettre le comble aux alarmes d’une autre. Je parle du désordre où vous vous laissâtes entraîner, et dont le prompt et libre aveu fut de toutes les preuves de votre franchise celle qui m’a le plus touchée. Je vous connaissais trop pour ignorer ce qu’un pareil aveu devait vous coûter, quand même j’aurais cessé de vous être chère ; je vis que l’amour, vainqueur de la honte, avait pu seul vous l’arracher. Je jugeai qu’un coeur si sincère était incapable d’une infidélité cachée ; je trouvai moins de tort dans votre faute que de mérite à la confesser, et, me rappelant vos anciens engagements, je me guéris pour jamais de la jalousie.

Mon ami, je n’en fus pas plus heureuse ; pour un tourment de moins sans cesse il en renaissait mille autres, et je ne connus jamais mieux combien il est insensé de chercher dans l’égarement de son coeur un repos qu’on ne trouve que dans la sagesse. Depuis longtemps je pleurais en secret la meilleure des mères, qu’une langueur mortelle consumait insensiblement. Babi, à qui le fatal effet de ma chute m’avait forcée à me confier, me trahit et lui découvrit nos amours et mes fautes. A peine eus-je retiré vos lettres de chez ma cousine qu’elles furent surprises. Le témoignage était convaincant ; la tristesse acheva d’ôter à ma mère le peu de forces que son mal lui avait laissées. Je faillis expirer de regret à ses pieds. Loin de m’exposer à la mort que je méritais, elle voila ma honte, et se contenta d’en gémir ; vous-même, qui l’aviez si cruellement abusée, ne pûtes lui devenir odieux. Je fus témoin de l’effet que produisit votre lettre sur son coeur tendre et compatissant. Hélas ! elle désirait votre bonheur et le mien. Elle tenta plus d’une fois... Que sert de rappeler une espérance à jamais éteinte ! Le ciel en avait autrement ordonné. Elle finit ses tristes jours dans la douleur de n’avoir pu fléchir un époux sévère, et de laisser une fille si peu digne d’elle.

Accablée d’une si cruelle perte, mon âme n’eut plus de force que pour la sentir ; la voix de la nature gémissante étouffa les murmures de l’amour. Je pris dans une espèce d’horreur la cause de tant de maux ; je voulus étouffer enfin l’odieuse passion qui me les avait attirés, et renoncer à vous pour jamais. Il le fallait, sans doute ; n’avais-je assez de quoi pleurer le reste de ma vie sans chercher incessamment de nouveaux sujets de larmes ? Tout semblait favoriser ma résolution. Si la tristesse attendrit l’âme, une profonde affliction l’endurcit. Le souvenir de ma mère mourante effaçait le vôtre ; nous étions éloignés ; l’espoir m’avait abandonnée. Jamais mon incomparable amie ne fut si sublime ni si digne d’occuper seule tout mon coeur ; sa vertu, sa raison, son amitié, ses tendres caresses, semblaient l’avoir purifié ; je vous crus oublié, je me crus guérie. Il était trop tard ; ce que j’avais pris pour la froideur d’un amour éteint n’était que l’abattement du désespoir.

Comme un malade qui cesse de souffrir en tombant en faiblesse se ranime à de plus vives douleurs, je sentis bientôt renaître toutes les miennes quand mon père m’eut annoncé le prochain retour de M. de Wolmar. Ce fut alors que l’invincible amour me rendit des forces que je croyais n’avoir plus. Pour la première fois de ma vie j’osai résister en face à mon père ; je lui protestai nettement que jamais M. de Wolmar ne me serait rien, que j’étais déterminée à mourir fille, qu’il était maître de ma vie, mais non pas de mon coeur, et que rien ne me ferait changer de volonté. Je ne vous parlerai ni de sa colère ni des traitements que j’eus à souffrir. Je fus inébranlable : ma timidité surmontée m’avait portée à l’autre extrémité, et si j’avais le ton moins impérieux que mon père, je l’avais tout aussi résolu.

Il vit que j’avais pris mon parti, et qu’il ne gagnerait rien sur moi par autorité. Un instant je me crus délivrée de ses persécutions. Mais que devins-je quand tout à coup je vis à mes pieds le plus sévère des pères attendri et fondant en larmes ? Sans me permettre de me lever, il me serrait les genoux, et, fixant ses yeux mouillés sur les miens, il me dit d’une voix touchante que j’entends encore au dedans de moi : « Ma fille, respecte les cheveux blancs de ton malheureux père ; ne le fais pas descendre avec douleur au tombeau, comme celle qui te porta dans son sein ; ah ! veux-tu donner la mort à toute ta famille ? »

Concevez mon saisissement. Cette attitude, ce ton, ce geste, ce discours, cette affreuse idée, me bouleversèrent au point que je me laissai aller demi-morte entre ses bras, et ce ne fut qu’après bien des sanglots dont j’étais oppressée que je pus lui répondre d’une voix altérée et faible : « O mon père ! j’avais des armes contre vos menaces, je n’en ai point contre vos pleurs ; c’est vous qui ferez mourir votre fille. »

Nous étions tous deux tellement agités que nous ne pûmes de longtemps nous remettre. Cependant, en repassant en moi-même ses derniers mots, je conçus qu’il était plus instruit que je n’avais cru, et, résolue de me prévaloir contre lui de ses propres connaissances, je me préparais à lui faire, au péril de ma vie, un aveu trop longtemps différé, quand, m’arrêtant avec vivacité comme s’il eût prévu et craint ce que j’allais lui dire, il me parla ainsi :

« Je sais quelle fantaisie indigne d’une fille bien née vous nourrissez au fond de votre coeur. Il est temps de sacrifier au devoir et à l’honnêteté une passion honteuse qui vous déshonore et que vous ne satisferez jamais qu’aux dépens de ma vie. Ecoutez une fois ce que l’honneur d’un père et le vôtre exigent de vous, et jugez-vous vous-même.

M. de Wolmar est un homme d’une grande naissance, distingué par toutes les qualités qui peuvent la soutenir, qui jouit de la considération publique et qui la mérite. Je lui dois la vie ; vous savez les engagements que j’ai pris avec lui. Ce qu’il faut vous apprendre encore, c’est qu’étant allé dans son pays pour mettre ordre à ses affaires, il s’est trouvé enveloppé dans la dernière révolution, qu’il y a perdu ses biens, qu’il n’a lui-même échappé à l’exil en Sibérie que par un bonheur singulier, et qu’il revient avec le triste débris de sa fortune, sur la parole de son ami, qui n’en manqua jamais à personne. Prescrivez-moi maintenant la réception qu’il faut lui faire à son retour. Lui dirai-je : Monsieur, je vous ai promis ma fille tandis que vous étiez riche, mais à présent que vous n’avez plus rien, je me rétracte, et ma fille ne veut point de vous ? Si ce n’est pas ainsi que j’énonce mon refus, c’est ainsi qu’on l’interprétera : vos amours allégués seront pris pour un prétexte, ou ne seront pour moi qu’un affront de plus ; et nous passerons, vous pour une fille perdue, moi pour un malhonnête homme qui sacrifie son devoir et sa foi à un vil intérêt, et joint l’ingratitude à l’infidélité. Ma fille, il est trop tard pour finir dans l’opprobre une vie sans tache, et soixante ans d’honneur ne s’abandonnent pas en un quart d’heure.

Voyez donc, continua-t-il, combien tout ce que vous pouvez me dire est à présent hors de propos ; voyez si des préférences que la pudeur désavoue, et quelque feu passager de jeunesse peuvent jamais être mis en balance avec le devoir d’une fille et l’honneur compromis d’un père. S’il n’était question pour l’un des deux que d’immoler son bonheur à l’autre, ma tendresse vous disputerait un si doux sacrifice ; mais, mon enfant, l’honneur a parlé, et, dans le sang dont tu sors, c’est toujours lui qui décide. »

Je ne manquais pas de bonnes réponses à ce discours ; mais les préjugés de mon père lui donnent des principes si différents des miens, que des raisons qui me semblaient sans réplique ne l’auraient pas même ébranlé. D’ailleurs, ne sachant ni d’où lui venaient les lumières qu’il paraissait avoir acquises sur ma conduite, ni jusqu’où elles pouvaient aller ; craignant, à son affectation de m’interrompre, qu’il n’eût déjà pris son parti sur ce que j’avais à lui dire ; et, plus que tout cela, retenue par une honte que je n’ai jamais pu vaincre, j’aimais mieux employer une excuse qui me parut plus sûre, parce qu’elle était plus selon sa manière de penser. Je lui déclarai sans détour l’engagement que j’avais pris avec vous ; je protestai que je ne vous manquerais point de parole, et que, quoi qu’il pût arriver, je ne me marierais jamais sans votre consentement.

En effet, je m’aperçus avec joie que mon scrupule ne lui déplaisait pas ; il me fit de vifs reproches sur ma promesse, mais il n’y objecta rien ; tant un gentilhomme plein d’honneur a naturellement une haute idée de la foi des engagements, et regarde la parole comme une chose toujours sacrée ! Au lieu donc de s’amuser à disputer sur la nullité de cette promesse, dont je ne serais jamais convenue, il m’obligea d’écrire un billet, auquel il joignit une lettre qu’il fit partir sur-le-champ. Avec quelle agitation n’attendis-je point votre réponse ! Combien je fis de voeux pour vous trouver moins de délicatesse que vous deviez en avoir ! Mais je vous connaissais trop pour douter de votre obéissance, et je savais que plus le sacrifice exigé vous serait pénible, plus vous seriez prompt à vous l’imposer. La réponse vint ; elle me fut cachée durant ma maladie ; après mon rétablissement mes craintes furent confirmées, et il ne me resta plus d’excuses. Au moins mon père me déclara qu’il n’en recevrait plus ; et avec l’ascendant que le terrible mot qu’il m’avait dit lui donnait sur mes volontés, il me fit jurer que je ne dirais rien à M. de Wolmar qui pût le détourner de m’épouser ; car, ajouta-t-il, cela lui paraîtrait un jeu concerté entre nous, et, à quelque prix que ce soit, il faut que ce mariage s’achève ou que je meure de douleur.

Vous le savez, mon ami, ma santé, si robuste contre la fatigue et les injures de l’air, ne peut résister aux intempéries des passions, et c’est dans mon trop sensible coeur qu’est la source de tous les maux et de mon corps et de mon âme. Soit que de longs chagrins eussent corrompu mon sang, soit que la nature eût pris ce temps pour l’épurer d’un levain funeste, je me sentis fort incommodée à la fin de cet entretien. En sortant de la chambre de mon père je m’efforçai pour vous écrire un mot, et me trouvai si mal qu’en me mettant au lit j’espérai ne m’en plus relever. Tout le reste vous est trop connu ; mon imprudence attira la vôtre. Vous vîntes ; je vous vis, et je crus n’avoir fait qu’un de ces rêves qui vous offraient si souvent à moi durant mon délire. Mais quand j’appris que vous étiez venu, que je vous avais vu réellement, et que, voulant partager le mal dont vous ne pouviez me guérir, vous l’aviez pris à dessein, je ne pus supporter cette dernière épreuve ; et voyant un si tendre amour survivre à l’espérance, le mien, que j’avais pris tant de peine à contenir, ne connut plus de frein, et se ranima bientôt avec plus d’ardeur que jamais. Je vis qu’il fallait aimer malgré moi, je sentis qu’il fallait être coupable ; que je ne pouvais résister ni à mon père ni à mon amant, et que je n’accorderais jamais les droits de l’amour et du sang qu’aux dépens de l’honnêteté. Ainsi tous mes bons sentiments achevèrent de s’éteindre, toutes mes facultés s’altérèrent, le crime perdit son horreur à mes yeux, je me sentis tout autre au dedans de moi ; enfin, les transports effrénés d’une passion rendue furieuse par les obstacles me jetèrent dans le plus affreux désespoir qui puisse accabler une âme : j’osai désespérer de la vertu. Votre lettre, plus propre à réveiller les remords qu’à les prévenir, acheva de m’égarer. Mon coeur était si corrompu que ma raison ne put résister aux discours de vos philosophes. Des horreurs dont l’idée n’avait jamais souillé mon esprit osèrent s’y présenter. La volonté les combattait encore, mais l’imagination s’accoutumait à les voir ; et si je ne portais pas d’avance le crime au fond de mon coeur, je n’y portais plus ces résolutions généreuses qui seules peuvent lui résister.

J’ai peine à poursuivre. Arrêtons un moment. Rappelez-vous ce temps de bonheur et d’innocence où ce feu si vif et si doux dont nous étions animés épurait tous nos sentiments, où sa sainte ardeur nous rendait la pudeur plus chère et l’honnêteté plus aimable, où les désirs mêmes ne semblaient naître que pour nous donner l’honneur de les vaincre et d’en être plus dignes l’un de l’autre. Relisez nos premières lettres, songez à ces moments si courts et trop peu goûtés où l’amour se parait à nos yeux de tous les charmes de la vertu, et où nous nous aimions trop pour former entre nous des liens désavoués par elle.

Qu’étions-nous, et que sommes-nous devenus ? Deux tendres amants passèrent ensemble une année entière dans le plus rigoureux silence : leurs soupirs n’osaient s’exhaler, mais leurs coeurs s’entendaient ; ils croyaient souffrir ; et ils étaient heureux. A force de s’entendre, ils se parlèrent ; mais, contents de savoir triompher d’eux-mêmes et de s’en rendre mutuellement l’honorable témoignage, ils passèrent une autre année dans une réserve non moins sévère ; ils se disaient leurs peines, et ils étaient heureux. Ces longs combats furent mal soutenus ; un instant de faiblesse les égara ; ils s’oublièrent dans les plaisirs ; mais s’ils cessèrent d’être chastes, au moins ils étaient fidèles ; au moins le ciel et la nature autorisaient les noeuds qu’ils avaient formés ; au moins la vertu leur était toujours chère ; ils l’aimaient encore et la savaient encore honorer ; ils s’étaient moins corrompus qu’avilis. Moins dignes d’être heureux, ils l’étaient pourtant encore.

Que font maintenant ces amants si tendres, qui brûlaient d’une flamme si pure, qui sentaient si bien le prix de l’honnêteté ? Qui l’apprendra sans gémir sur eux ? Les voilà livrés au crime. L’idée même de souiller le lit conjugal ne leur fait plus d’horreur... ils méditent des adultères ! Quoi ! sont-ils bien les mêmes ? Leurs âmes n’ont-elles point changé ? Comment cette ravissante image que le méchant n’aperçut jamais peut-elle s’effacer des coeurs où elle a brillé ? Comment l’attrait de la vertu ne dégoûte-t-il pas pour toujours du vice ceux qui l’ont une fois connue ? Combien de siècles ont pu produire ce changement étrange ? Quelle longueur de temps put détruire un si charmant souvenir, et faire perdre le vrai sentiment du bonheur à qui l’a pu savourer une fois ? Ah ! si le premier désordre est pénible et lent, que tous les autres sont prompts et faciles ! Prestige des passions, tu fascines ainsi la raison, tu trompes la sagesse et changes la nature avant qu’on s’en aperçoive ! On s’égare un seul moment de la vie, on se détourne d’un seul pas de la droite route ; aussitôt une pente inévitable nous entraîne et nous perd ; on tombe enfin dans le gouffre, et l’on se réveille épouvanté de se trouver couvert de crimes avec un coeur né pour la vertu. Mon bon ami, laissons retomber ce voile : avons-nous besoin de voir le précipice affreux qu’il nous cache pour éviter d’en approcher ? Je reprends mon récit.

M. de Wolmar arriva, et ne se rebuta pas du changement de mon visage. Mon père ne me laissa pas respirer. Le deuil de ma mère allait finir, et ma douleur était à l’épreuve du temps. Je ne pouvais alléguer ni l’un ni l’autre pour éluder ma promesse ; il fallut l’accomplir. Le jour qui devait m’ôter pour jamais à vous et à moi me parut le dernier de ma vie. J’aurais vu les apprêts de ma sépulture avec moins d’effroi que ceux de mon mariage. Plus j’approchais du moment fatal, moins je pouvais déraciner de mon coeur mes premières affections : elles s’irritaient par mes efforts pour les éteindre. Enfin, je me lassai de combattre inutilement. Dans l’instant même où j’étais prête à jurer à un autre un éternelle fidélité, mon coeur vous jurait encore un amour éternel, et je fus menée au temple comme une victime impure qui souille le sacrifice où l’on va l’immoler.

Arrivée à l’église, je sentis en entrant une sorte d’émotion que je n’avais jamais éprouvée. Je ne sais quelle terreur vint saisir mon âme dans ce lieu simple et auguste, tout rempli de la majesté de celui qu’on y sert. Une frayeur soudaine me fit frissonner ; tremblante et prête à tomber en défaillance, j’eus peine à me traîner jusqu’au pied de la chaire. Loin de me remettre, je sentis mon trouble augmenter durant la cérémonie, et s’il me laissait apercevoir les objets, c’était pour en être épouvantée. Le jour sombre de l’édifice, le profond silence des spectateurs, leur maintien modeste et recueilli, le cortège de tous mes parents, l’imposant aspect de mon vénéré père, tout donnait à ce qui s’allait passer un air de solennité qui m’excitait à l’attention et au respect, et qui m’eût fait frémir à la seule idée d’un parjure. Je crus voir l’organe de la Providence et entendre la voix de Dieu dans le ministre prononçant gravement la sainte liturgie. La pureté, la dignité, la sainteté du mariage, si vivement exposées dans les paroles de l’Ecriture, ses chastes et sublimes devoirs si importants au bonheur, à l’ordre, à la paix, à la durée du genre humain, si doux à remplir pour eux-mêmes ; tout cela me fit une telle impression, que je crus sentir intérieurement une révolution subite. Une puissance inconnue sembla corriger tout à coup le désordre de mes affections et les rétablir selon la loi du devoir et de la nature. L’oeil éternel qui voit tout, disais-je en moi-même, lit maintenant au fond de mon coeur ; il compare ma volonté cachée à la réponse de ma bouche : le ciel et la terre sont témoins de l’engagement sacré que je prends ; ils le seront encore de ma fidélité à l’observer. Quel droit peut respecter parmi les hommes quiconque ose violer le premier de tous ?

Un coup d’oeil jeté par hasard sur M. et Mme d’Orbe, que je vis à côté l’un de l’autre et fixant sur moi des yeux attendris, m’émut plus puissamment encore que n’avaient fait tous les autres objets. Aimable et vertueux couple, pour moins connaître l’amour, en êtes-vous moins unis ? Le devoir et l’honnêteté vous lient : tendres amis, époux fidèles, sans brûler de ce feu dévorant qui consume l’âme, vous vous aimez d’un sentiment pur et doux qui la nourrit, que la sagesse autorise et que la raison dirige ; vous n’en êtes que plus solidement heureux. Ah ! puissé-je dans un lien pareil recouvrer la même innocence, et jouir du même bonheur ! Si je ne l’ai pas mérité comme vous, je m’en rendrai digne à votre exemple. Ces sentiments réveillèrent mon espérance et mon courage. J’envisageai le saint noeud que j’allais former comme un nouvel état qui devait purifier mon âme et la rendre à tous ses devoirs. Quand le pasteur me demanda si je promettais obéissance et fidélité parfaite à celui que j’acceptais pour époux, ma bouche et mon coeur le promirent. Je le tiendrai jusqu’à la mort.

De retour au logis, je soupirais après une heure de solitude et de recueillement. Je l’obtins, non sans peine ; et quelque empressement que j’eusse d’en profiter, je ne m’examinai d’abord qu’avec répugnance, craignant de n’avoir éprouvé qu’une fermentation passagère en changeant de condition, et de me retrouver aussi peu digne épouse que j’avais été fille peu sage. L’épreuve était sûre, mais dangereuse. Je commençai par songer à vous. Je me rendais le témoignage que nul tendre souvenir n’avait profané l’engagement solennel que je venais de prendre. Je ne pouvais concevoir par quel prodige votre opiniâtre image m’avait pu laisser si longtemps en paix avec tant de sujets de me la rappeler ; je me serais défiée de l’indifférence et de l’oubli, comme d’un état trompeur qui m’était trop peu naturel pour être durable. Cette illusion n’était guère à craindre ; je sentis que je vous aimais autant et plus peut-être que je n’avais jamais fait ; mais je le sentis sans rougir. Je vis que je n’avais pas besoin pour penser à vous d’oublier que j’étais la femme d’un autre. En me disant combien vous m’étiez cher, mon coeur était ému, mais ma conscience et mes sens étaient tranquilles ; et je connus dès ce moment que j’étais réellement changée. Quel torrent de pure joie vint alors inonder mon âme ! Quel sentiment de paix, effacé depuis si longtemps, vint ranimer ce coeur flétri par l’ignominie, et répandre dans tout mon être une sérénité nouvelle ! Je cru me sentir renaître ; je crus recommencer une autre vie. Douce et consolante vertu, je la recommence pour toi ; c’est toi qui me la rendras chère ; c’est à toi que je la veux consacrer. Ah ! j’ai trop appris ce qu’il en coûte à te perdre, pour t’abandonner une seconde fois !

Dans le ravissement d’un changement si grand, si prompt, si inespéré, j’osai considérer l’état où j’étais la veille ; je frémis de l’indigne abaissement où m’avait réduit l’oubli de moi-même et de tous les dangers que j’avais courus depuis mon premier égarement. Quelle heureuse révolution me venait de montrer l’horreur du crime qui m’avait tentée, et réveillait en moi le goût de la sagesse ! Par quel rare bonheur avais-je été plus fidèle à l’amour qu’à l’honneur qui me fut si cher ? Par quelle faveur du sort votre inconstance ou la mienne ne m’avait-elle point livrée de nouvelles inclinations ? Comment eussé-je opposé à un autre amant une résistance que le premier avait déjà vaincue, et une honte accoutumée à céder aux désirs ? Aurais-je plus respecté les droits d’un amour éteint que je n’avais respecté ceux de la vertu, jouissant encore de tout leur empire ? Quelle sûreté avais-je eue de n’aimer que vous seul au monde si ce n’est un sentiment intérieur que croient avoir tous les amants, qui se jurent une constance éternelle, et se parjurent innocemment toutes les fois qu’il plaît au ciel de changer leur coeur ? Chaque défaite eût ainsi préparé la suivante ; l’habitude du vice en eût effacé l’horreur à mes yeux. Entraînée du déshonneur à l’infamie sans trouver de prise pour m’arrêter, d’une amante abusée je devenais une fille perdue, l’opprobre de mon sexe et le désespoir de ma famille. Qui m’a garantie d’un effet si naturel de ma première faute ? Qui m’a retenue après le premier pas ? Qui m’a conservé ma réputation et l’estime de ceux qui me sont chers ? Qui m’a mise sous la sauvegarde d’un époux vertueux, sage, aimable par son caractère et même par sa personne, et rempli pour moi d’un respect et d’un attachement si peu mérités ? Qui me permet enfin d’aspirer encore au titre d’honnête femme, et me rend le courage d’en être digne ? Je le vois, je le sens ; la main secourable qui m’a conduite à travers les ténèbres est celle qui lève à mes yeux le voile de l’erreur, et me rend à moi malgré moi-même. La voix secrète qui ne cessait de murmurer au fond de mon coeur s’élève et tonne avec plus de force au moment où j’étais prête à périr. L’auteur de toute vérité n’a point souffert que je sortisse de sa présence, coupable d’un vil parjure ; et, prévenant mon crime par mes remords, il m’a montré l’abîme où j’allais me précipiter. Providence éternelle, qui fais ramper l’insecte et rouler les cieux, tu veilles sur la moindre de tes oeuvres ! Tu me rappelles au bien que tu m’as fait aimer ! Daigne accepter d’un coeur épuré par tes soins l’hommage que toi seule rends digne de t’être offert.

A l’instant, pénétrée d’un vif sentiment du danger dont j’étais délivrée, et de l’état d’honneur et de sûreté où je me sentais rétablie, je me prosternai contre terre, j’élevai vers le ciel mes mains suppliantes, j’invoquai l’Etre dont il est le trône, et qui soutient ou détruit quand il lui plaît par nos propres forces la liberté qu’il nous donne. « Je veux, lui dis-je, le bien que tu veux, et dont toi seul es la source. Je veux aimer l’époux que tu m’as donné. Je veux être fidèle, parce que c’est le premier devoir qui lie la famille et toute la société. Je veux être chaste, parce que c’est la première vertu qui nourrit toutes les autres. Je veux tout ce qui se rapporte à l’ordre de la nature que tu as établi, et aux règles de la raison que je tiens de toi. Je remets mon coeur sous ta garde et mes désirs en ta main. Rends toutes mes actions conformes à ma volonté constante, qui est la tienne ; et ne permets plus que l’erreur d’un moment l’emporte sur le choix de toute ma vie. »

Après cette courte prière, la première que j’eusse faite avec un vrai zèle, je me sentis tellement affermie dans mes résolutions, il me parut si facile et si doux de les suivre, que je vis clairement où je devais chercher désormais la force dont j’avais besoin pour résister à mon propre coeur, et que je ne pouvais trouver en moi-même. Je tirai de cette seule découverte une confiance nouvelle, et je déplorai le triste aveuglement qui me l’avait fait manquer si longtemps. Je n’avais jamais été tout à fait sans religion ; mais peut-être vaudrait-il mieux n’en point avoir du tout que d’en avoir une extérieure et maniérée, qui sans toucher le coeur rassure la conscience ; de se borner à des formules, et de croire exactement en Dieu à certaines heures pour n’y plus penser le reste du temps. Scrupuleusement attachée au culte public, je n’en savais rien tirer pour la pratique de ma vie. Je me sentais bien née, et me livrais à mes penchants ; j’aimais à réfléchir et me fiais à ma raison ; ne pouvant accorder l’esprit de l’Evangile avec celui du monde, ni la foi avec les oeuvres, j’avais pris un milieu qui contentait ma vaine sagesse ; j’avais des maximes pour croire et d’autres pour agir ; j’oubliais dans un lieu ce que j’avais pensé dans l’autre ; j’étais dévote à l’église et philosophe au logis. Hélas ! je n’étais rien nulle part ; mes prières n’étaient que des mots, mes raisonnements des sophismes, et je suivais pour toute lumière la fausse lueur des feux errants qui me guidaient pour me perdre.

Je ne puis vous dire combien ce principe intérieur qui m’avait manqué jusqu’ici m’a donné de mépris pour ceux qui m’ont si mal conduite. Quelle était, je vous prie, leur raison première, et sur quelle base étaient-ils fondés ? Un heureux instinct me porte au bien : une violente passion s’élève ; elle a sa racine dans le même instinct ; que ferai-je pour la détruire ? De la considération de l’ordre je tire la beauté de la vertu, et sa bonté de l’utilité commune. Mais que fait tout cela contre mon intérêt particulier, et lequel au fond m’importe le plus, de mon bonheur aux dépens du reste des hommes, ou du bonheur des autres aux dépens du mien ? Si la crainte de la honte ou du châtiment m’empêche de mal faire pour mon profit, je n’ai qu’à mal faire en secret, la vertu n’a plus rien à me dire, et si je suis surprise en faute, on punira, comme à Sparte, non le délit, mais la maladresse. Enfin, que le caractère et l’amour du beau soit empreint par la nature au fond de mon âme, j’aurai ma règle aussi longtemps qu’il ne sera point défiguré. Mais comment m’assurer de conserver toujours dans sa pureté cette effigie intérieure qui n’a point, parmi les êtres sensibles, de modèle auquel on puisse la comparer ? Ne sait-on pas que les affections désordonnées corrompent le jugement ainsi que la volonté, et que la conscience s’altère et se modifie insensiblement dans chaque siècle, dans chaque peuple, dans chaque individu, selon l’inconstance et la variété des préjugés ?

Adorez l’Etre éternel, mon digne et sage ami ; d’un souffle vous détruirez ces fantômes de raison qui n’ont qu’une vaine apparence, et fuient comme une ombre devant l’immuable vérité. Rien n’existe que par celui qui est. C’est lui qui donne un but à la justice, une base à la vertu, un prix à cette courte vie employée à lui plaire ; c’est lui qui ne cesse de crier aux coupables que leurs crimes secrets ont été vus, et qui sait dire au juste oublié : « Tes vertus ont un témoin. » C’est lui, c’est sa substance inaltérable qui est le vrai modèle des perfections dont nous portons tous une image en nous-mêmes. Nos passions ont beau la défigurer, tous ses traits liés à l’essence infinie se représentent toujours à la raison, et lui servent à rétablir ce que l’imposture et l’erreur en ont altéré. Ces distinctions me semblent faciles, le sens commun suffit pour les faire. Tout ce qu’on ne peut séparer de l’idée de cette essence est Dieu : tout le reste est l’ouvrage des hommes. C’est à la contemplation de ce divin modèle que l’âme s’épure et s’élève, qu’elle apprend à mépriser ses inclinations basses et à surmonter ses vils penchants. Un coeur pénétré de ces sublimes vérités se refuse aux petites passions des hommes ; cette grandeur infinie le dégoûte de leur orgueil ; le charme de la méditation l’arrache aux désirs terrestres : et quand l’Etre immense dont il s’occupe n’existerait pas, il serait encore bon qu’il s’en occupât sans cesse pour être plus maître de lui-même, plus fort, plus heureux et plus sage.

Cherchez-vous un exemple sensible des vains sophismes d’une raison qui ne s’appuie que sur elle-même ? Considérons de sang-froid les discours de vos philosophes, dignes apologistes du crime, qui ne séduisirent jamais que des coeurs déjà corrompus. Ne dirait-on pas qu’en s’attaquant directement au plus saint et au plus solennel des engagements, ces dangereux raisonneurs ont résolu d’anéantir d’un seul coup la société humaine, qui n’est fondée que sur la foi des conventions ? Mais voyez, je vous prie, comme ils disculpent un adultère secret. C’est, disent-ils, qu’il n’en résulte aucun mal, pas même pour l’époux qui l’ignore : comme s’ils pouvaient être sûrs qu’il l’ignorera toujours ! comme s’il suffisait, pour autoriser le parjure et l’infidélité, qu’ils ne nuisissent pas à autrui ! comme si ce n’était pas assez, pour abhorrer le crime, du mal qu’il fait à ceux qui le commettent ! Quoi donc ! ce n’est pas un mal de manquer de foi, d’anéantir autant qu’il est en soi la force du serment et des contrats les plus inviolables ? Ce n’est pas un mal de se forcer soi-même à devenir fourbe et menteur ? Ce n’est pas un mal de former des liens qui vous font désirer le mal et la mort d’autrui, la mort de celui même qu’on doit le plus aimer et avec qui l’on a juré de vivre ? Ce n’est pas un mal qu’un état dont mille autre crimes sont toujours le fruit ? Un bien qui produirait tant de maux serait par cela seul un mal lui-même.

L’un des deux penserait-il être innocent, parce qu’il est libre peut-être de son côté et ne manque de foi à personne ? Il se trompe grossièrement. Ce n’est pas seulement l’intérêt des époux, mais la cause commune de tous les hommes, que la pureté du mariage ne soit point altérée. Chaque fois que deux époux s’unissent par un noeud solennel, il intervient un engagement tacite de tout le genre humain de respecter ce lien sacré, d’honorer en eux l’union conjugale ; et c’est, ce me semble, une raison très forte contre les mariages clandestins, qui, n’offrant nul signe de cette union, exposent des coeurs innocents à brûler d’une flamme adultère. Le public est en quelque sorte garant d’une convention passée en sa présence, et l’on peut dire que l’honneur d’une femme pudique est sous la protection spéciale de tous les gens de bien. Ainsi, quiconque ose la corrompre pèche, premièrement parce qu’il la fait pécher, et qu’on partage toujours les crimes qu’on fait commettre ; il pèche encore directement lui-même, parce qu’il viole la foi publique et sacrée du mariage, sans lequel rien ne peut subsister dans l’ordre légitime des choses humaines.

Le crime est secret, disent-ils, et il n’en résulte aucun mal pour personne. Si ces philosophes croient l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme, peuvent-ils appeler un crime secret celui qui a pour témoin le premier offensé et le seul vrai juge ? Etrange secret que celui qu’on dérobe à tous les yeux, hors ceux à qui l’on a le plus d’intérêt à le cacher ! Quand même ils ne reconnaîtraient pas la présence de la Divinité, comment osent-ils soutenir qu’ils ne font de mal à personne ? Comment prouvent-ils qu’il est indifférent à un père d’avoir des héritiers qui ne soient pas de son sang ; d’être chargé peut-être de plus d’enfants qu’il n’en aurait eu, et forcé de partager ses biens aux gages de son déshonneur sans sentir pour eux des entrailles de père ? Supposons ces raisonneurs matérialistes ; on n’en est que mieux fondé à leur opposer la douce voix de la nature, qui réclame au fond de tous les coeurs contre une orgueilleuse philosophie, et qu’on n’attaqua jamais par de bonnes raisons. En effet, si le corps seul produit la pensée, et que le sentiment dépende uniquement des organes, deux êtres formés d’un même sang ne doivent-ils pas avoir entre eux une plus étroite analogie, un attachement plus fort l’un pour l’autre, et se ressembler d’âme comme de visage, ce qui est une grande raison de s’aimer ?

N’est-ce donc faire aucun mal, à votre avis, que d’anéantir ou troubler par un sang étranger cette union naturelle, et d’altérer dans son principe l’affection mutuelle qui doit lier entre eux tous les membres d’une famille ? Y a-t-il au monde un honnête homme qui n’eût horreur de changer l’enfant d’un autre en nourrice, et le crime est-il moindre de le changer dans le sein de la mère ?

Si je considère mon sexe en particulier, que de maux j’aperçois dans ce désordre qu’ils prétendent ne faire aucun mal ! Ne fût-ce que l’avilissement d’une femme coupable à qui la perte de l’honneur ôte bientôt toutes les autres vertus. Que d’indices trop sûrs pour un tendre époux d’une intelligence qu’ils pensent justifier par le secret, ne fût-ce que de n’être plus aimé de sa femme ! Que fera-t-elle avec ses soins artificieux, que mieux prouver son indifférence ? Est-ce l’oeil de l’amour qu’on abuse par de feintes caresses ? Et quel supplice, auprès d’un objet chéri, de sentir que la main nous embrasse et que le coeur nous repousse ! Je veux que la fortune seconde une prudence qu’elle a si souvent trompée ; je compte un moment pour rien la témérité de confier sa prétendue innocence et le repos d’autrui à des précautions que le ciel se plaît à confondre : que de faussetés, que de mensonges, que de fourberies pour couvrir un mauvais commerce, pour tromper un mari, pour corrompre des domestiques, pour en imposer au public ! Quel scandale pour des complices ! Quel exemple pour des enfants ! Que devient leur éducation parmi tant de soins pour satisfaire impunément de coupables feux ? Que devient la paix de la maison et l’union des chefs ? Quoi ! dans tout cela l’époux n’est point lésé ? Mais qui le dédommagera d’un coeur qui lui était dû ? Qui lui pourra rendre une femme estimable ? Qui lui donnera le repos et la sûreté ? Qui le guérira de ses justes soupçons ? Qui fera confier un père au sentiment de la nature en embrassant son propre enfant ?

A l’égard des liaisons prétendues que l’adultère et l’infidélité peuvent former entre les familles, c’est moins une raison sérieuse qu’une plaisanterie absurde et brutale qui ne mérite pour toute réponse que le mépris et l’indignation. Les trahisons, les querelles, les combats, les meurtres, les empoisonnements, dont ce désordre a couvert la terre dans tous les temps, montrent assez ce qu’on doit attendre pour le repos et l’union des hommes d’un attachement formé par le crime. S’il résulte quelque sorte de société de ce vil et méprisable commerce, elle est semblable à celle des brigands, qu’il faut détruire et anéantir pour assurer les sociétés légitimes.

J’ai tâché de suspendre l’indignation que m’inspirent ces maximes pour les discuter paisiblement avec vous. Plus je les trouve insensées, moins je dois dédaigner de les réfuter, pour me faire honte à moi-même de les avoir peut-être écoutées avec trop peu d’éloignement. Vous voyez combien elles supportent mal l’examen de la saine raison. Mais où chercher la saine raison, sinon dans celui qui en est la source, et que penser de ceux qui consacrent à perdre les hommes ce flambeau divin qu’il leur donna pour les guider ? Défions-nous d’une philosophie en paroles ; défions-nous d’une fausse vertu qui sape toutes les vertus, et s’applique à justifier tous les vices pour s’autoriser à les avoir tous. Le meilleur moyen de trouver ce qui est bien est de le chercher sincèrement ; et l’on ne peut longtemps le chercher ainsi sans remonter à l’auteur de tout bien. C’est ce qu’il me semble avoir fait depuis que je m’occupe à rectifier mes sentiments et ma raison ; c’est ce que vous ferez mieux que moi quand vous voudrez suivre la même route. Il m’est consolant de songer que vous avez souvent nourri mon esprit des grandes idées de la religion ; et vous, dont le coeur n’a rien de caché pour moi, ne m’en eussiez pas ainsi parlé si vous aviez eu d’autres sentiments. Il me semble même que ces conversations avaient pour nous des charmes. La présence de l’Etre suprême ne nous fut jamais importune ; elle nous donnait plus d’espoir que d’épouvante ; elle n’effraya jamais que l’âme du méchant : nous aimions à l’avoir pour témoin de nos entretiens, à nous révéler conjointement jusqu’à lui. Si quelquefois nous étions humiliés par la honte, nous nous disions en déplorant nos faiblesses : au moins il voit le fond de nos coeurs, et nous en étions plus tranquilles.

Si cette sécurité nous égara, c’est au principe sur lequel elle était fondée à nous ramener. N’est-il pas bien indigne d’un homme de ne pouvoir jamais s’accorder avec lui-même ; d’avoir une règle pour ses actions, une autre pour ses sentiments ; de penser comme s’il était sans corps, d’agir comme s’il était sans âme, et de ne jamais approprier à soi tout entier rien de ce qu’il fait en toute sa vie ? Pour moi, je trouve qu’on est bien fort avec nos anciennes maximes, quand on ne les borne pas à de vaines spéculations. La faiblesse est de l’homme, et le Dieu clément qui le fit la lui pardonnera sans doute ; mais le crime est du méchant, et ne restera point impuni devant l’auteur de toute justice. Un incrédule, d’ailleurs heureusement né, se livre aux vertus qu’il aime ; il fait le bien par goût et non par choix. Si tous ses désirs sont droits, il les suit sans contrainte ; il les suivrait de même s’ils ne l’étaient pas, car pourquoi se gênerait-il ? Mais celui qui reconnaît et sert le père commun des hommes se croit une plus haute destination ; l’ardeur de la remplir anime son zèle ; et, suivant une règle plus sûre que ses penchants, il sait faire le bien qui lui coûte, et sacrifier les désirs de son coeur à la loi du devoir. Tel est, mon ami, le sacrifice héroïque auquel nous sommes tous deux appelés. L’amour qui nous unissait eût fait le charme de notre vie. Il survéquit à l’espérance ; il brava le temps et l’éloignement ; il supporta toutes les épreuves. Un sentiment si parfait ne devait point périr de lui-même ; il était digne de n’être immolé qu’à la vertu.

Je vous dirai plus. Tout est changé entre nous ; il faut nécessairement que votre coeur change. Julie de Wolmar n’est plus votre ancienne Julie ; la révolution de vos sentiments pour elle est inévitable, et il ne vous reste que le choix de faire honneur de ce changement au vice ou à la vertu. J’ai dans la mémoire un passage d’un auteur que vous ne récuserez pas : « L’amour, dit-il, est privé de son plus grand charme quand l’honnêteté l’abandonne. Pour en sentir tout le prix, il faut que le coeur s’y complaise, et qu’il nous élève en élevant l’objet aimé. Otez l’idée de la perfection, vous ôtez l’enthousiasme ; ôtez l’estime, et l’amour n’est plus rien. Comment une femme honorera-t-elle un homme qu’elle doit mépriser ? Comment pourra-t-il honorer lui-même celle qui n’a pas craint de s’abandonner à un vil corrupteur ? Ainsi bientôt ils se mépriseront mutuellement. L’amour, ce sentiment céleste, ne sera plus pour eux qu’un honteux commerce. Ils auront perdu l’honneur, et n’auront point trouvé la félicité. » Voilà notre leçon, mon ami ; c’est vous qui l’avez dictée. Jamais nos coeurs s’aimèrent-ils plus délicieusement, et jamais l’honnêteté leur fut-elle aussi chère que dans le temps heureux où cette lettre fut écrite ? Voyez donc à quoi nous mèneraient aujourd’hui de coupables feux nourris aux dépens des plus doux transports qui ravissent l’âme ! L’horreur du vice qui nous est si naturelle à tous deux s’étendrait bientôt sur le complice de nos fautes ; nous nous haïrions pour nous être trop aimés, et l’amour s’éteindrait dans les remords. Ne vaut-il pas mieux épurer un sentiment si cher pour le rendre durable ? Ne vaut-il pas mieux en conserver au moins ce qui peut s’accorder avec l’innocence ? N’est-ce pas conserver tout ce qu’il eut de plus charmant ? Oui, mon bon et digne ami, pour nous aimer toujours il faut renoncer l’un à l’autre. Oublions tout le reste, et soyez l’amant de mon âme. Cette idée est si douce qu’elle console de tout.

Voilà le fidèle tableau de ma vie, et l’histoire naïve de tout ce qui s’est passé dans mon coeur. Je vous aime toujours, n’en doutez pas. Le sentiment qui m’attache à vous est si tendre et si vif encore, qu’une autre en serait peut-être alarmée ; pour moi, j’en connus un trop différent pour me défier de celui-ci. Je sens qu’il a changé de nature ; et du moins en cela mes fautes passées fondent ma sécurité présente. Je sais que l’exacte bienséance et la vertu de parade exigeraient davantage encore, et ne seraient pas contentes que vous ne fussiez tout à fait oublié. Je crois avoir une règle plus sûre et je m’y tiens. J’écoute en secret ma conscience ; elle ne me reproche rien, et jamais elle ne trompe une âme qui la consulte sincèrement. Si cela ne suffit pas pour me justifier dans le monde, cela suffit pour ma propre tranquillité. Comment s’est fait cet heureux changement ? Je l’ignore. Ce que je sais, c’est que je l’ai vivement désiré. Dieu seul a fait le reste. Je penserais qu’une âme une fois corrompue l’est pour toujours, et ne revient plus au bien d’elle-même, à moins que quelque révolution subite, quelque brusque changement de fortune et de situation ne change tout à coup ses rapports, et par un violent ébranlement ne l’aide à retrouver une bonne assiette. Toutes ses habitudes étant rompues et toutes ses passions modifiées, dans ce bouleversement général, on reprend quelquefois son caractère primitif, et l’on devient comme un nouvel être sorti récemment des mains de la nature. Alors le souvenir de sa précédente bassesse peut servir de préservatif contre une rechute. Hier on était abject et faible ; aujourd’hui l’on est fort et magnanime. En se contemplant de si près dans deux états si différents, on en sent mieux le prix de celui où l’on est remonté, et l’on en devient plus attentif à s’y soutenir. Mon mariage m’a fait éprouver quelque chose de semblable à ce que je tâche de vous expliquer. Ce lien si redouté me délivre d’une servitude beaucoup plus redoutable, et mon époux m’en devient plus cher pour m’avoir rendue à moi-même.

Nous étions trop unis vous et moi pour qu’en changeant d’espèce notre union se détruise. Si vous perdez une tendre amante, vous gagnez une fidèle amie ; et, quoi que nous en ayons pu dire durant nos illusions, je doute que ce changement vous soit désavantageux. Tirez-en le même parti que moi, je vous en conjure, pour devenir meilleur et plus sage, et pour épurer par des moeurs chrétiennes les leçons de la philosophie. Je ne serai jamais heureuse que vous ne soyez heureux aussi, et je sens plus que jamais qu’il n’y a point de bonheur sans la vertu. Si vous m’aimez véritablement, donnez-moi la douce consolation de voir que nos coeurs ne s’accordent pas moins dans leur retour au bien qu’ils s’accordèrent dans leur égarement.

Je ne crois pas avoir besoin d’apologie pour cette longue lettre. Si vous m’étiez moins cher, elle serait plus courte. Avant de la finir, il me reste une grâce à vous demander. Un cruel fardeau me pèse sur le coeur. Ma conduite passée est ignorée de M. de Wolmar ; mais une sincérité sans réserve fait partie de la fidélité que je lui dois. J’aurais déjà cent fois tout avoué, vous seul m’avez retenue. Quoique je connaisse la sagesse et la modération de M. de Wolmar, c’est toujours vous compromettre que de vous nommer, et je n’ai point voulu le faire sans votre consentement. Serait-ce vous déplaire que de vous le demander, et aurais-je trop présumé de vous ou de moi en me flattant de l’obtenir ? Songez, je vous supplie, que cette réserve ne saurait être innocente, qu’elle m’est chaque jour plus cruelle, et que, jusqu’à la réception de votre réponse, je n’aurai pas un instant de tranquillité.

Lettre XIX. Réponse

Et vous ne seriez plus ma Julie ? Ah ! ne dites pas cela, digne et respectable femme. Vous l’êtes plus que jamais. Vous êtes celle qui méritez les hommages de tout l’univers ; vous êtes celle que j’adorai en commençant d’être sensible à la véritable beauté ; vous êtes celle que je ne cesserai d’adorer, même après ma mort, s’il reste encore en mon âme quelque souvenir des attraits vraiment célestes qui l’enchantèrent durant ma vie. Cet effort de courage qui vous ramène à tout votre vertu ne vous rend que plus semblable à vous-même. Non, non, quelque supplice que j’éprouve à le sentir et le dire, jamais vous ne fûtes mieux ma Julie qu’au moment que vous renoncez à moi. Hélas ! c’est en vous perdant que je vous ai retrouvée. Mais moi dont le coeur frémit au seul projet de vous imiter, moi tourmenté d’une passion criminelle que je ne puis ni supporter ni vaincre, suis-je celui que je pensais être ? Etais-je digne de vous plaire ? Quel droit avais-je de vous importuner de mes plaintes et de mon désespoir ! C’était bien à moi d’oser soupirer pour vous ! Eh ! qu’étais-je pour vous aimer ?

Insensé ! comme si je n’éprouvais pas assez d’humiliations sans en rechercher de nouvelles ! Pourquoi compter des différences que l’amour fit disparaître ? Il m’élevait, il m’égalait à vous, sa flamme me soutenait ; nos coeurs s’étaient confondus ; tous leurs sentiments nous étaient communs, et les miens partageaient la grandeur des vôtres. Me voilà donc retombé dans toute ma bassesse ! Doux espoir, qui nourrissais mon âme et m’abusas si longtemps, te voilà donc éteint sans retour ! Elle ne sera point à moi ! Je la perds pour toujours ! Elle fait le bonheur d’un autre !... O rage ! ô tourment de l’enfer !...Infidèle ! ah ! devais-tu jamais... Pardon, pardon, Madame ; ayez pitié de mes fureurs. O Dieu ! vous l’avez trop bien dit, elle n’est plus... elle n’est plus, cette tendre Julie à qui je pouvais montrer tous les mouvements de mon coeur ! Quoi ! je me trouvais malheureux, et je pouvais me plaindre !... elle pouvait m’écouter ! J’étais malheureux ?... que suis-je donc aujourd’hui ?... Non, je ne vous ferai plus rougir de vous ni de moi. C’en est fait, il faut renoncer l’un à l’autre, il faut nous quitter ; la vertu même en a dicté l’arrêt ; votre main l’a pu tracer. Oublions-nous... oubliez-moi du moins. Je l’ai résolu, je le jure ; je ne vous parlerai plus de moi.

Oserai-je vous parler de vous encore, et conserver le seul intérêt qui me reste au monde, celui de votre bonheur ? En m’exposant l’état de votre âme, vous ne m’avez rien dit de votre sort. Ah ! pour prix d’un sacrifice qui doit être senti de vous, daignez me tirer de ce doute insupportable. Julie, êtes-vous heureuse ? Si vous l’êtes, donnez-moi dans mon désespoir la seule consolation dont je sois susceptible ; si vous ne l’êtes pas, par pitié daignez me le dire, j’en serai moins longtemps malheureux.

Plus je réfléchis sur l’aveu que vous méditez, moins j’y puis consentir ; et le même motif qui m’ôta toujours le courage de vous faire un refus me doit rendre inexorable sur celui-ci. Le sujet est de la dernière importance, et je vous exhorte à bien peser mes raisons. Premièrement, il me semble que votre extrême délicatesse vous jette à cet égard dans l’erreur, et je ne vois point sur quel fondement la plus austère vertu pourrait exiger une pareille confession. Nul engagement au monde ne peut avoir un effet rétroactif. On ne saurait s’obliger pour le passé, ni promettre ce qu’on n’a plus le pouvoir de tenir : pourquoi devrait-on compte à celui à qui l’on s’engage de l’usage antérieur qu’on a fait de sa liberté et d’une fidélité qu’on ne lui a point promise ? Ne vous y trompez pas, Julie ; ce n’est pas à votre époux, c’est à votre ami que vous avez manqué de foi. Avant la tyrannie de votre père, le ciel et la nature nous avaient unis l’un à l’autre. Vous avez fait, en formant d’autres noeuds, un crime que l’amour ni l’honneur peut-être ne pardonne point, et c’est à moi seul de réclamer le bien que M. de Wolmar m’a ravi.

S’il est des cas où le devoir puisse exiger un pareil aveu, c’est quand le danger d’une rechute oblige une femme prudente à prendre des précautions pour s’en garantir. Mais votre lettre m’a plus éclairé que vous ne pensez sur vos vrais sentiments. En la lisant, j’ai senti dans mon propre coeur combien le vôtre eût abhorré de près, même au sein de l’amour, un engagement criminel dont l’éloignement nous ôtait l’horreur.

Dès là que le devoir et l’honnêteté n’exigent pas cette confidence, la sagesse et la raison la défendent ; car c’est risquer sans nécessité ce qu’il y a de plus précieux dans le mariage, l’attachement d’un époux, la mutuelle confiance, la paix de la maison. Avez-vous assez réfléchi sur une pareille démarche ? Connaissez-vous assez votre mari pour être sûre de l’effet qu’elle produira sur lui ? Savez-vous combien il y a d’hommes au monde auxquels il n’en faudrait pas davantage pour concevoir une jalousie effrénée, un mépris invincible, et peut-être attenter aux jours d’une femme ? Il faut pour ce délicat examen avoir égard au temps, aux lieux, aux caractères. Dans le pays où je suis, de pareilles confidences sont sans aucun danger et ceux qui traitent si légèrement la foi conjugale ne sont pas gens à faire une si grande affaire des fautes qui précédèrent l’engagement. Sans parler des raisons qui rendent quelquefois ces aveux indispensables, et qui n’ont pas eu lieu pour vous, je connais des femmes assez médiocrement estimables qui se sont fait à peu de risques un mérite de cette sincérité, peut-être pour obtenir à ce prix une confiance dont elles puissent abuser au besoin. Mais dans des lieux où la sainteté du mariage est plus respectée, dans des lieux où ce lien sacré forme une union solide, et où les maris ont un véritable attachement pour leurs femmes, ils leur demandent un compte plus sévère d’elles-mêmes ; ils veulent que leurs coeurs n’aient connu que pour eux un sentiment tendre ; usurpant un droit qu’ils n’ont pas, ils exigent qu’elles soient à eux seuls avant de leur appartenir, et ne pardonnent pas plus l’abus de la liberté qu’une infidélité réelle.

Croyez-moi, vertueuse Julie, défiez-vous d’un zèle sans fruit et sans nécessité. Gardez un secret dangereux que rien ne vous oblige à révéler, dont la communication peut vous perdre et n’est d’aucun usage à votre époux. S’il est digne de cet aveu, son âme en sera contristée, et vous l’aurez affligé sans raison. S’il n’en est pas digne, pourquoi voulez-vous donner un prétexte à ses torts envers vous ? Que savez-vous si votre vertu, qui vous a soutenue contre les attaques de votre coeur, vous soutiendrait encore contre des chagrins domestiques toujours renaissants ? N’empirez point volontairement vos maux, de peur qu’ils ne deviennent plus forts que votre courage, et que vous ne retombiez à force de scrupules dans un état pire que celui dont vous avez eu peine à sortir. La sagesse est la base de toute vertu : consultez-la, je vous en conjure, dans la plus importante occasion de votre vie ; et si ce fatal secret vous pèse si cruellement, attendez du moins pour vous en décharger que le temps, les années, vous donnent une connaissance plus parfaite de votre époux, et ajoutent dans son coeur, à l’effet de votre beauté, l’effet plus sûr encore des charmes de votre caractère, et la douce habitude de les sentir. Enfin quand ces raisons, toutes solides qu’elles sont, ne vous persuaderaient pas, ne fermez point l’oreille à la voix qui vous les expose. O Julie, écoutez un homme capable de quelque vertu, et qui mérite au moins de vous quelque sacrifice par celui qu’il vous fait aujourd’hui.

Il faut finir cette lettre. Je ne pourrais, je le sens, m’empêcher d’y reprendre un ton que vous ne devez plus entendre. Julie, il faut vous quitter ! Si jeune encore, il faut déjà renoncer au bonheur ! O temps qui ne dois plus revenir ! temps passé pour toujours, source de regrets éternels ! plaisirs, transports, douces extases, moments délicieux, ravissements célestes ! mes amours, mes uniques amours, honneur et charme de ma vie ! adieu pour jamais.

Lettre XX de Julie

Vous me demandez si je suis heureuse. Cette question me touche, et en la faisant vous m’aidez à y répondre ; car, bien loin de chercher l’oubli dont vous parlez, j’avoue que je ne saurais être heureuse si vous cessiez de m’aimer ; mais je le suis à tous égards, et rien ne manque à mon bonheur que le vôtre. Si j’ai évité dans ma lettre précédente de parler de M. de Wolmar, je l’ai fait par ménagement pour vous. Je connaissais trop votre sensibilité pour ne pas craindre d’aigrir vos peines ; mais votre inquiétude sur mon sort m’obligeant à vous parler de celui dont il dépend, je ne puis vous en parler que d’une manière digne de lui, comme il convient à son épouse et à une amie de la vérité.

M. de Wolmar a près de cinquante ans ; sa vie unie, réglée, et le calme des passions, lui ont conservé une constitution si saine et un air si frais, qu’il paraît à peine en avoir quarante ; et il n’a rien d’un âge avancé que l’expérience et la sagesse. Sa physionomie est noble et prévenante, son abord simple et ouvert ; ses manières sont plus honnêtes qu’empressées ; il parle peu et d’un grand sens, mais sans affecter ni précision ni sentences. Il est le même pour tout le monde, ne cherche et ne fuit personne, et n’a jamais d’autres préférences que celles de la raison.

Malgré sa froideur naturelle, son coeur, secondant les intentions de mon père, crut sentir que je lui convenais, et pour la première fois de sa vie il prit un attachement. Ce goût modéré, mais durable, s’est si bien réglé sur les bienséances, et s’est maintenu dans une telle égalité, qu’il n’a pas eu besoin de changer de ton en changeant d’état, et que, sans blesser la gravité conjugale, il conserve avec moi depuis son mariage les mêmes manières qu’il avait auparavant. Je ne l’ai jamais vu ni gai ni triste, mais toujours content ; jamais il ne me parle de lui, rarement de moi ; il ne me cherche pas, mais il n’est pas fâché que je le cherche, et me quitte peu volontiers. Il ne rit point ; il est sérieux sans donner envie de l’être ; au contraire, son abord serein semble m’inviter à l’enjouement ; et comme les plaisirs que je goûte sont les seuls auxquels il paraît sensible, une des attentions que je lui dois est de chercher à m’amuser. En un mot, il veut que je sois heureuse : il ne me le dit pas, mais je le vois, et vouloir le bonheur de sa femme, n’est-ce pas l’avoir obtenu ?

Avec quelque soin que j’aie pu l’observer, je n’ai su lui trouver de passion d’aucune espèce que celle qu’il a pour moi. Encore cette passion est-elle si égale et si tempérée, qu’on dirait qu’il n’aime qu’autant qu’il veut aimer, et qu’il ne le veut qu’autant que la raison le permet. Il est réellement ce que milord Edouard croit être ; en quoi je le trouve bien supérieur à tous nous autres gens à sentiment, qui nous admirons tant nous-mêmes ; car le coeur nous trompe en mille manières, et n’agit que par un principe toujours suspect ; mais la raison n’a d’autre fin que ce qui est bien ; ses règles sont sûres, claires, faciles dans la conduite de la vie ; et jamais elle ne s’égare que dans d’inutiles spéculations qui ne sont pas faites pour elle.

Le plus grand goût de M. de Wolmar est d’observer. Il aime à juger des caractères des hommes et des actions qu’il voit faire. Il en juge avec une profonde sagesse et la plus parfaite impartialité. Si un ennemi lui faisait du mal, il en discuterait les motifs et les moyens aussi paisiblement que s’il s’agissait d’une chose indifférente. Je ne sais comment il a entendu parler de vous ; mais il m’en a parlé plusieurs fois lui-même avec beaucoup d’estime, et je le connais incapable de déguisement. J’ai cru remarquer quelquefois qu’il m’observait durant ces entretiens ; mais il y a grande apparence que cette prétendue remarque n’est que le secret reproche d’une conscience alarmée. Quoi qu’il en soit, j’ai fait en cela mon devoir ; la crainte ni la honte ne m’ont point inspiré de réserve injuste, et je vous ai rendu justice auprès de lui, comme je la lui rends auprès de vous.

J’oubliais de vous parler de nos revenus et de leur administration. Le débris des biens de M. de Wolmar, joint à celui de mon père, qui ne s’est réservé qu’une pension, lui fait une fortune honnête et modérée, dont il use noblement et sagement, en maintenant chez lui non l’incommode et vain appareil du luxe, mais l’abondance, les véritables commodités de la vie, et le nécessaire chez ses voisins indigents. L’ordre qu’il a mis dans sa maison est l’image de celui qui règne au fond de son âme, et semble imiter dans un petit ménage l’ordre établi dans le gouvernement du monde. On n’y voit ni cette inflexible régularité qui donne plus de gêne que d’avantage, et n’est supportable qu’à celui qui l’impose, ni cette confusion mal entendue qui pour trop avoir ôte l’usage de tout. On y reconnaît toujours la main du maître et l’on ne la sent jamais ; il a si bien ordonné le premier arrangement qu’à présent tout va tout seul, et qu’on jouit à la fois de la règle et de la liberté.

Voilà, mon bon ami, une idée abrégée, mais fidèle, du caractère de M. de Wolmar, autant que je l’ai pu connaître depuis que je vis avec lui. Tel il m’a paru le premier jour, tel il me paraît le dernier sans aucune altération ; ce qui me fait espérer que je l’ai bien vu, et qu’il ne me reste plus rien à découvrir ; car je n’imagine pas qu’il pût se montrer autrement sans y perdre.

Sur ce tableau, vous pouvez d’avance vous répondre à vous-même ; et il faudrait me mépriser beaucoup pour ne pas me croire heureuse avec tant de sujet de l’être. Ce qui m’a longtemps abusée, et qui peut-être vous abuse encore, c’est la pensée que l’amour est nécessaire pour former un heureux mariage. Mon ami, c’est une erreur ; l’honnêteté, la vertu, de certaines convenances, moins de conditions et d’âges que de caractères et d’humeurs, suffisent entre deux époux ; ce qui n’empêche point qu’il ne résulte de cette union un attachement très tendre qui, pour n’être pas précisément de l’amour, n’en est pas moins doux et n’en est que plus durable. L’amour est accompagné d’une inquiétude continuelle de jalousie ou de privation, peu convenable au mariage, qui est un état de jouissance et de paix. On ne s’épouse point pour penser uniquement l’un à l’autre, mais pour remplir conjointement les devoirs de la vie civile, gouverner prudemment la maison, bien élever ses enfants. Les amants ne voient jamais qu’eux, ne s’occupent incessamment que d’eux, et la seule chose qu’ils sachent faire est de s’aimer. Ce n’est pas assez pour des époux, qui ont tant d’autres soins à remplir. Il n’y a point de passion qui nous fasse une si forte illusion que l’amour : on prend sa violence pour un signe de sa durée ; le coeur surchargé d’un sentiment si doux l’étend pour ainsi dire sur l’avenir, et tant que cet amour dure on croit qu’il ne finira point. Mais, au contraire, c’est son ardeur même qui le consume ; il s’use avec la jeunesse, il s’efface avec la beauté, il s’éteint sous les glaces de l’âge ; et depuis que le monde existe on n’a jamais vu deux amants en cheveux blancs soupirer l’un pour l’autre. On doit donc compter qu’on cessera de s’adorer tôt ou tard ; alors, l’idole qu’on servait détruite, on se voit réciproquement tels qu’on est. On cherche avec étonnement l’objet qu’on aima ; ne le trouvant plus, on se dépite contre celui qui reste, et souvent l’imagination le défigure autant qu’elle l’avait paré. Il y a peu de gens, dit La Rochefoucauld, qui ne soient honteux de s’être aimés, quand ils ne s’aiment plus. Combien alors il est à craindre que l’ennui ne succède à des sentiments trop vifs ; que leur déclin, sans s’arrêter à l’indifférence, ne passe jusqu’au dégoût ; qu’on ne se trouve enfin tout à fait rassasiés l’un de l’autre ; et que, pour s’être trop aimés amants, on n’en vienne à se haïr époux ! Mon cher ami, vous m’avez toujours paru bien aimable, beaucoup trop pour mon innocence et pour mon repos ; mais je ne vous ai jamais vu qu’amoureux : que sais-je ce que vous seriez devenu cessant de l’être ? L’amour éteint vous eût toujours laissé la vertu, je l’avoue ; mais en est-ce assez pour être heureux dans un lien que le coeur doit serrer, et combien d’hommes vertueux ne laissent pas d’être des maris insupportables ! Sur tout cela vous en pouvez dire autant de moi.

Pour M. de Wolmar, nulle illusion ne nous prévient l’un pour l’autre : nous nous voyons tels que nous sommes ; le sentiment qui nous joint n’est point l’aveugle transport des coeurs passionnés, mais l’immuable et constant attachement de deux personnes honnêtes et raisonnables, qui, destinées à passer ensemble le reste de leurs jours, sont contentes de leur sort, et tâchent de se le rendre doux l’une à l’autre. Il semble que, quand on nous eût formés exprès pour nous unir, on n’aurait pu réussir mieux. S’il avait le coeur aussi tendre que moi, il serait impossible que tant de sensibilité de part et d’autre ne se heurtât quelquefois, et qu’il n’en résultât des querelles. Si j’étais aussi tranquille que lui, trop de froideur régnerait entre nous, et rendrait la société moins agréable et moins douce. S’il ne m’aimait point, nous vivrions mal ensemble ; s’il m’eût trop aimée, il m’eût été importun. Chacun des deux est précisément ce qu’il faut à l’autre ; il m’éclaire et je l’anime ; nous en valons mieux réunis, et il semble que nous soyons destinés à ne faire entre nous qu’une seule âme, dont il est l’entendement et moi la volonté. Il n’y a pas jusqu’à son âge un peu avancé qui ne tourne au commun avantage : car, avec la passion dont j’étais tourmentée, il est certain que s’il eût été plus jeune je l’aurais épousé avec plus de peine encore, et cet excès de répugnance eût peut-être empêché l’heureuse révolution qui s’est faite en moi.

Mon ami, le ciel éclaire la bonne intention des pères, et récompense la docilité des enfants. A Dieu ne plaise que je veuille insulter à vos déplaisirs. Le seul désir de vous rassurer pleinement sur mon sort me fait ajouter ce que je vais vous dire. Quand avec les sentiments que j’eus ci-devant pour vous, et les connaissances que j’ai maintenant, je serais libre encore et maîtresse de me choisir un mari, je prends à témoin de ma sincérité ce Dieu qui daigne m’éclairer et qui lit au fond de mon coeur, ce n’est pas vous que je choisirais, c’est M. de Wolmar.

Il importe peut-être à votre entière guérison que j’achève de vous dire ce qui me reste sur le coeur. M. de Wolmar est plus âgé que moi. Si pour me punir de mes fautes, le ciel m’ôtait le digne époux que j’ai si peu mérité, ma ferme résolution est de n’en prendre jamais un autre. S’il n’a pas eu le bonheur de trouver une fille chaste, il laissera du moins une chaste veuve. Vous me connaissez trop bien pour croire qu’après vous avoir fait cette déclaration je sois femme, à m’en rétracter jamais.

Ce que j’ai dit pour lever vos doutes peut servir encore à résoudre en partie vos objections contre l’aveu que je crois devoir faire à mon mari. Il est trop sage pour me punir d’une démarche humiliante que le repentir seul peut m’arracher, et je ne suis pas plus incapable d’user de la ruse des dames dont vous parlez, qu’il l’est de m’en soupçonner. Quant à la raison sur laquelle vous prétendez que cet aveu n’est pas nécessaire, elle est certainement un sophisme : car quoiqu’on ne soit tenue à rien envers un époux qu’on n’a pas encore, cela n’autorise point à se donner à lui pour autre chose que ce qu’on est. Je l’avais senti, même avant de me marier, et si le serment extorqué par mon père m’empêcha de faire à cet égard mon devoir, je n’en fus que plus coupable, puisque c’est un crime de faire un serment injuste, et un second de le tenir. Mais j’avais une autre raison que mon coeur n’osait s’avouer, et qui me rendait beaucoup plus coupable encore. Grâce au ciel, elle ne subsiste plus.

Une considération plus légitime et d’un plus grand poids est le danger de troubler inutilement le repos d’un honnête homme, qui tire son bonheur de l’estime qu’il a pour sa femme. Il est sûr qu’il ne dépend plus de lui de rompre le noeud qui nous unit, ni de moi d’en avoir été plus digne. Ainsi je risque par une confidence indiscrète de l’affliger à pure perte, sans tirer d’autre avantage de ma sincérité que de décharger mon coeur d’un secret funeste qui me pèse cruellement. J’en serai plus tranquille, je le sens, après le lui avoir déclaré ; mais lui, peut-être le sera-t-il moins, et ce serait bien mal réparer mes torts que de préférer mon repos au sien.

Que ferais-je donc dans le doute où je suis ? En attendant que le ciel m’éclaire mieux sur mes devoirs, je suivrai le conseil de votre amitié ; je garderai le silence, je tairai mes fautes à mon époux, et je tâcherai de les effacer par une conduite qui puisse un jour en mériter le pardon.