« Les Contemplations/Le Revenant » : différence entre les versions

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{{TitrePoeme|[[Les Contemplations]]|Victor Hugo|Le Revenant}}
==__MATCH__:[[Page:Hugo - Les Contemplations, Nelson, 1856.djvu/189]]==


<poem>
<div class="verse">
<pre>


XXIII
XXIII


Mères en deuil, vos cris là-haut sont entendus.
Mères en deuil, vos cris là-haut sont entendus.
Dieu, qui tient dans sa main tous les oiseaux perdus,
Dieu, qui tient dans sa main tous les oiseaux perdus,
Parfois au même nid rend la même colombe.
Parfois au même nid rend la même colombe.
O mères! le berceau communique à la tombe.
O mères ! le berceau communique à la tombe.
L'éternité contient plus d'un divin secret.
L’éternité contient plus d’un divin secret.


La mère dont je vais vous parler demeurait
La mère dont je vais vous parler demeurait
A Blois; je l'ai connue en un temps plus prospère;
A Blois ; je l’ai connue en un temps plus prospère ;
Et sa maison touchait à celle de mon père.
Et sa maison touchait à celle de mon père.
Elle avait tous les biens que Dieu donne ou permet.
Elle avait tous les biens que Dieu donne ou permet.
On l'avait mariée à l'homme qu'elle aimait.
On l’avait mariée à l’homme qu’elle aimait.
Elle eut un fils; ce fut une ineffable joie.
Elle eut un fils ; ce fut une ineffable joie.


Ce premier-né couchait dans un berceau de soie;
Ce premier-né couchait dans un berceau de soie ;
Sa mère l'allaitait; il faisait un doux bruit
Sa mère l’allaitait ; il faisait un doux bruit
A côté du chevet nuptial; et, la nuit,
A côté du chevet nuptial ; et, la nuit,
La mère ouvrait son âme aux chimères sans nombre,
La mère ouvrait son âme aux chimères sans nombre,
Pauvre mère, et ses yeux resplendissaient dans l'ombre,
Pauvre mère, et ses yeux resplendissaient dans l’ombre,
Quand, sans souffle, sans voix, renonçant au sommeil,
Quand, sans souffle, sans voix, renonçant au sommeil,
Penchée, elle écoutait dormir l'enfant vermeil.
Penchée, elle écoutait dormir l’enfant vermeil.
Dès l'aube, elle chantait, ravie et toute fière.
Dès l’aube, elle chantait, ravie et toute fière.


Elle se renversait sur sa chaise en arrière,
Elle se renversait sur sa chaise en arrière,
Son fichu laissant voir son sein gonflé de lait,
Son fichu laissant voir son sein gonflé de lait,
Et souriait au faible enfant, et l'appelait
Et souriait au faible enfant, et l’appelait
Ange, trésor, amour; et mille folles choses.
Ange, trésor, amour ; et mille folles choses.
Oh! comme elle baisait ces beaux petits pieds roses!
Oh ! comme elle baisait ces beaux petits pieds roses !
Comme elle leur parlait! l'enfant, charmant et nu,
Comme elle leur parlait ! l’enfant, charmant et nu,
Riait, et par ses mains sous les bras soutenu,
Riait, et par ses mains sous les bras soutenu,
Joyeux, de ses genoux montait jusqu'à sa bouche.
Joyeux, de ses genoux montait jusqu’à sa bouche.


Tremblant comme le daim qu'une feuille effarouche,
Tremblant comme le daim qu’une feuille effarouche,
Il grandit. Pour l'enfant, grandir, c'est chanceler.
Il grandit. Pour l’enfant, grandir, c’est chanceler.
Il se mit à marcher, il se mit à parler,
Il se mit à marcher, il se mit à parler,
Il eut trois ans; doux âge, où déjà la parole,
Il eut trois ans ; doux âge, où déjà la parole,
Comme le jeune oiseau, bat de l'aile et s'envole.
Comme le jeune oiseau, bat de l’aile et s’envole.
Et la mère disait: -Mon fils!- et reprenait:
Et la mère disait : —Mon fils ! et reprenait :
-Voyez comme il est grand! il apprend; il connaît
-Voyez comme il est grand ! il apprend ; il connaît
Ses lettres. C'est un diable! Il veut que je l'habille
Ses lettres. C’est un diable ! Il veut que je l’habille
En homme; il ne veut plus de ses robes de fille;
En homme ; il ne veut plus de ses robes de fille ;
C'est déjà très-méchant, ces petits hommes-là!
C’est déjà très-méchant, ces petits hommes-là !
C'est égal, il lit bien; il ira loin; il a
C’est égal, il lit bien ; il ira loin ; il a
De l'esprit; je lui fais épeler l'Évangile.- --
De l’esprit ; je lui fais épeler l’Évangile. -
Et ses yeux adoraient cette tête fragile,
Et ses yeux adoraient cette tête fragile,
Et, femme heureuse, et mère au regard triomphant,
Et, femme heureuse, et mère au regard triomphant,
Elle sentait son coeur battre dans son enfant.
Elle sentait son cœur battre dans son enfant.


Un jour, -- nous avons tous de ces dates funèbres! --
Un jour, nous avons tous de ces dates funèbres ! -
Le croup, monstre hideux, épervier des ténèbres,
Le croup, monstre hideux, épervier des ténèbres,
Sur la blanche maison brusquement s'abattit,
Sur la blanche maison brusquement s’abattit,
Horrible, et, se ruant sur le pauvre petit,
Horrible, et, se ruant sur le pauvre petit,
Le saisit à la gorge; ô noire maladie!
Le saisit à la gorge ; ô noire maladie !
De l'air par qui l'on vit sinistre perfidie!
De l’air par qui l’on vit sinistre perfidie !
Qui n'a vu se débattre, hélas! ces doux enfants
Qui n’a vu se débattre, hélas ! ces doux enfants
Qu'étreint le croup féroce en ses doigts étouffants!
Qu’étreint le croup féroce en ses doigts étouffants !
Ils luttent; l'ombre emplit lentement leurs yeux d'ange,
Ils luttent ; l’ombre emplit lentement leurs yeux d’ange,
Et de leur bouche froide il sort un râle étrange,
Et de leur bouche froide il sort un râle étrange,
Et si mystérieux, qu'il semble qu'on entend,
Et si mystérieux, qu’il semble qu’on entend,
Dans leur poitrine, où meurt le souffle haletant,
Dans leur poitrine, où meurt le souffle haletant,
L'affreux coq du tombeau chanter son aube obscure.
L’affreux coq du tombeau chanter son aube obscure.
Tel qu'un fruit qui du givre a senti la piqûre,
Tel qu’un fruit qui du givre a senti la piqûre,
L'enfant mourut. La mort entra comme un voleur
L’enfant mourut. La mort entra comme un voleur
Et le prit. -- Une mère, un père, la douleur,
Et le prit. Une mère, un père, la douleur,
Le noir cercueil, le front qui se heurte aux murailles,
Le noir cercueil, le front qui se heurte aux murailles,
Les lugubres sanglots qui sortent des entrailles,
Les lugubres sanglots qui sortent des entrailles,
Oh! la parole expire où commence le cri;
Oh ! la parole expire où commence le cri ;
Silence aux mots humains!
Silence aux mots humains !


La mère au coeur meurtri,
La mère au cœur meurtri,
Pendant qu'à ses côtés pleurait le père sombre,
Pendant qu’à ses côtés pleurait le père sombre,
Resta trois mois sinistre, immobile dans l'ombre,
Resta trois mois sinistre, immobile dans l’ombre,
L'oeil fixe, murmurant on ne sait quoi d'obscur,
L’oeil fixe, murmurant on ne sait quoi d’obscur,
Et regardant toujours le même angle du mur.
Et regardant toujours le même angle du mur.
Elle ne mangeait pas; sa vie était sa fièvre;
Elle ne mangeait pas ; sa vie était sa fièvre ;
Elle ne répondait à personne; sa lèvre
Elle ne répondait à personne ; sa lèvre
Tremblait; on l'entendait, avec un morne effroi,
Tremblait ; on l’entendait, avec un morne effroi,
Qui disait à voix basse à quelqu'un: -- Rends-le moi!
Qui disait à voix basse à quelqu’un : Rends-le moi !
Et le médecin dit au père: -- Il faut distraire
Et le médecin dit au père : Il faut distraire
Ce coeur triste, et donner à l'enfant mort un frère. --
Ce cœur triste, et donner à l’enfant mort un frère. -
Le temps passa; les jours, les semaines, les mois.
Le temps passa ; les jours, les semaines, les mois.


Elle se sentit mère une seconde fois.
Elle se sentit mère une seconde fois.


Devant le berceau froid de son ange éphémère,
Devant le berceau froid de son ange éphémère,
Se rappelant l'accent dont il disait: -- Ma mère, --
Se rappelant l’accent dont il disait : Ma mère, -
Elle songeait, muette, assise sur son lit.
Elle songeait, muette, assise sur son lit.
Le jour où, tout à coup, dans son flanc tressaillit
Le jour où, tout à coup, dans son flanc tressaillit
L'être inconnu promis à notre aube mortelle,
L’être inconnu promis à notre aube mortelle,
Elle pâlit. -- Quel est cet étranger? dit-elle.
Elle pâlit. Quel est cet étranger ? dit-elle.
Puis elle cria, sombre et tombant à genoux:
Puis elle cria, sombre et tombant à genoux :
-- Non, non, je ne veux pas! non! tu serais jaloux!
- Non, non, je ne veux pas ! non ! tu serais jaloux !
O mon doux endormi, toi que la terre glace,
O mon doux endormi, toi que la terre glace,
Tu dirais: -On m'oublie; un autre a pris ma place;
Tu dirais : —On m’oublie ; un autre a pris ma place ;
-Ma mère l'aime, et rit; elle le trouve beau,
-Ma mère l’aime, et rit ; elle le trouve beau,
-Elle l'embrasse, et, moi, je suis dans mon tombeau!-
-Elle l’embrasse, et, moi, je suis dans mon tombeau ! -
Non, non! --
Non, non ! -


Ainsi pleurait cette douleur profonde.
Ainsi pleurait cette douleur profonde.


Le jour vint; elle mit un autre enfant au monde,
Le jour vint ; elle mit un autre enfant au monde,
Et le père joyeux cria: -- C'est un garçon.
Et le père joyeux cria : C’est un garçon.
Mais le père était seul joyeux dans la maison;
Mais le père était seul joyeux dans la maison ;
La mère restait morne, et la pâle accouchée,
La mère restait morne, et la pâle accouchée,
Sur l'ancien souvenir tout entière penchée,
Sur l’ancien souvenir tout entière penchée,
Rêvait; on lui porta l'enfant sur un coussin;
Rêvait ; on lui porta l’enfant sur un coussin ;
Elle se laissa faire et lui donna le sein;
Elle se laissa faire et lui donna le sein ;
Et tout à coup, pendant que, farouche, accablée,
Et tout à coup, pendant que, farouche, accablée,
Pensant au fils nouveau moins qu'à l'âme envolée,
Pensant au fils nouveau moins qu’à l’âme envolée,
Hélas! et songeant moins au langes qu'au linceul,
Hélas ! et songeant moins au langes qu’au linceul,
Elle disait: -- Cet ange en son sépulcre est seul!
Elle disait : Cet ange en son sépulcre est seul !
-- O doux miracle! ô mère au bonheur revenue! --
- O doux miracle ! ô mère au bonheur revenue ! -
Elle entendit, avec une voix bien connue,
Elle entendit, avec une voix bien connue,
Le nouveau-né parler dans l'ombre entre ses bras,
Le nouveau-né parler dans l’ombre entre ses bras,
Et tout bas murmurer: -- C'est moi. Ne le dis pas.
Et tout bas murmurer : C’est moi. Ne le dis pas.

</pre>


Août 1843.
Août 1843.
</div>
</poem>

[[Catégorie:Victor Hugo]]

Version du 5 juin 2010 à 14:05

__MATCH__:Page:Hugo - Les Contemplations, Nelson, 1856.djvu/189


XXIII

Mères en deuil, vos cris là-haut sont entendus.
Dieu, qui tient dans sa main tous les oiseaux perdus,
Parfois au même nid rend la même colombe.
O mères ! le berceau communique à la tombe.
L’éternité contient plus d’un divin secret.

La mère dont je vais vous parler demeurait
A Blois ; je l’ai connue en un temps plus prospère ;
Et sa maison touchait à celle de mon père.
Elle avait tous les biens que Dieu donne ou permet.
On l’avait mariée à l’homme qu’elle aimait.
Elle eut un fils ; ce fut une ineffable joie.

Ce premier-né couchait dans un berceau de soie ;
Sa mère l’allaitait ; il faisait un doux bruit
A côté du chevet nuptial ; et, la nuit,
La mère ouvrait son âme aux chimères sans nombre,
Pauvre mère, et ses yeux resplendissaient dans l’ombre,
Quand, sans souffle, sans voix, renonçant au sommeil,
Penchée, elle écoutait dormir l’enfant vermeil.
Dès l’aube, elle chantait, ravie et toute fière.

Elle se renversait sur sa chaise en arrière,
Son fichu laissant voir son sein gonflé de lait,
Et souriait au faible enfant, et l’appelait
Ange, trésor, amour ; et mille folles choses.
Oh ! comme elle baisait ces beaux petits pieds roses !
Comme elle leur parlait ! l’enfant, charmant et nu,
Riait, et par ses mains sous les bras soutenu,
Joyeux, de ses genoux montait jusqu’à sa bouche.

Tremblant comme le daim qu’une feuille effarouche,
Il grandit. Pour l’enfant, grandir, c’est chanceler.
Il se mit à marcher, il se mit à parler,
Il eut trois ans ; doux âge, où déjà la parole,
Comme le jeune oiseau, bat de l’aile et s’envole.
Et la mère disait : —Mon fils ! — et reprenait :
-Voyez comme il est grand ! il apprend ; il connaît
Ses lettres. C’est un diable ! Il veut que je l’habille
En homme ; il ne veut plus de ses robes de fille ;
C’est déjà très-méchant, ces petits hommes-là !
C’est égal, il lit bien ; il ira loin ; il a
De l’esprit ; je lui fais épeler l’Évangile.— —-
Et ses yeux adoraient cette tête fragile,
Et, femme heureuse, et mère au regard triomphant,
Elle sentait son cœur battre dans son enfant.

Un jour, — nous avons tous de ces dates funèbres ! —-
Le croup, monstre hideux, épervier des ténèbres,
Sur la blanche maison brusquement s’abattit,
Horrible, et, se ruant sur le pauvre petit,
Le saisit à la gorge ; ô noire maladie !
De l’air par qui l’on vit sinistre perfidie !
Qui n’a vu se débattre, hélas ! ces doux enfants
Qu’étreint le croup féroce en ses doigts étouffants !
Ils luttent ; l’ombre emplit lentement leurs yeux d’ange,
Et de leur bouche froide il sort un râle étrange,
Et si mystérieux, qu’il semble qu’on entend,
Dans leur poitrine, où meurt le souffle haletant,
L’affreux coq du tombeau chanter son aube obscure.
Tel qu’un fruit qui du givre a senti la piqûre,
L’enfant mourut. La mort entra comme un voleur
Et le prit. — Une mère, un père, la douleur,
Le noir cercueil, le front qui se heurte aux murailles,
Les lugubres sanglots qui sortent des entrailles,
Oh ! la parole expire où commence le cri ;
Silence aux mots humains !

La mère au cœur meurtri,
Pendant qu’à ses côtés pleurait le père sombre,
Resta trois mois sinistre, immobile dans l’ombre,
L’oeil fixe, murmurant on ne sait quoi d’obscur,
Et regardant toujours le même angle du mur.
Elle ne mangeait pas ; sa vie était sa fièvre ;
Elle ne répondait à personne ; sa lèvre
Tremblait ; on l’entendait, avec un morne effroi,
Qui disait à voix basse à quelqu’un : — Rends-le moi !
Et le médecin dit au père : — Il faut distraire
Ce cœur triste, et donner à l’enfant mort un frère. —-
Le temps passa ; les jours, les semaines, les mois.

Elle se sentit mère une seconde fois.

Devant le berceau froid de son ange éphémère,
Se rappelant l’accent dont il disait : — Ma mère, —-
Elle songeait, muette, assise sur son lit.
Le jour où, tout à coup, dans son flanc tressaillit
L’être inconnu promis à notre aube mortelle,
Elle pâlit. — Quel est cet étranger ? dit-elle.
Puis elle cria, sombre et tombant à genoux :
-— Non, non, je ne veux pas ! non ! tu serais jaloux !
O mon doux endormi, toi que la terre glace,
Tu dirais : —On m’oublie ; un autre a pris ma place ;
-Ma mère l’aime, et rit ; elle le trouve beau,
-Elle l’embrasse, et, moi, je suis dans mon tombeau ! -
Non, non ! —-

Ainsi pleurait cette douleur profonde.

Le jour vint ; elle mit un autre enfant au monde,
Et le père joyeux cria : — C’est un garçon.
Mais le père était seul joyeux dans la maison ;
La mère restait morne, et la pâle accouchée,
Sur l’ancien souvenir tout entière penchée,
Rêvait ; on lui porta l’enfant sur un coussin ;
Elle se laissa faire et lui donna le sein ;
Et tout à coup, pendant que, farouche, accablée,
Pensant au fils nouveau moins qu’à l’âme envolée,
Hélas ! et songeant moins au langes qu’au linceul,
Elle disait : — Cet ange en son sépulcre est seul !
-— O doux miracle ! ô mère au bonheur revenue ! —-
Elle entendit, avec une voix bien connue,
Le nouveau-né parler dans l’ombre entre ses bras,
Et tout bas murmurer : — C’est moi. Ne le dis pas.

Août 1843.