« Le second Hamlet (trad. Hugo) » : différence entre les versions

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=== IV, I - La salle d’État dans le château ===


Entrent LE ROI, LA REINE,ROSENCRANTZ et GUILDENSTERN


=== V, I - Un cimetière ===
LE ROI
Entrent DEUX PAYSANS, avec des bêches


PREMIER PAYSAN
Il y a une cause à ces soupirs, à ces palpitations profondes : il faut que vous l’expliquiez ; il convient que nous la connaissions. Où est votre fils ?


Doit-elle être ensevelie en sépulture chrétienne, celle qui volontairement devance l’heure de son salut ?
LA REINE, à Rosencrantz et à Guildenstern


DEUXIÈME PAYSAN
Laissez-nous ici un moment.
(Rosencrantz et Guildenstern sortent.)
Ah ! mon bon seigneur, qu’ai-je vu cette nuit !


Je te dis que oui. Donc creuse sa tombe sur-le-champ. Le coroner a tenu enquête sur elle, et conclu à la sépulture chrétienne.
LE ROI


PREMIER PAYSAN
Quoi donc, Gertrude ?… Comment est Hamlet ?


Comment est-ce possible, à moins qu’elle ne soit noyée à son corps défendant ?
LA REINE


DEUXIÈME PAYSAN
Fou comme la mer et comme la tempête, quand elles luttent à qui sera la plus forte. Dans un de ses accès effrénés, entendant remuer quelque chose derrière la tapisserie, il a fait siffler son épée en criant : « Un rat ! un rat ! » et, dans le trouble de sa cervelle, il a tué sans le voir le bon vieillard.


Eh bien ! la chose a été jugée ainsi.
LE ROI


PREMIER PAYSAN
O accablante action ! Nous aurions eu le même sort, si nous avions été là. Sa liberté est pleine de menaces pour tous, pour vous-même, pour nous, pour le premier venu. Hélas ! qui répondra de cette action sanglante ? C’est sur nous qu’elle retombera, sur nous dont la prévoyance aurait dû tenir de près et isoler du monde ce jeune fou. Mais telle était notre tendresse, que nous n’avons pas voulu comprendre la chose la plus raisonnable. Nous avons fait comme l’homme atteint d’une maladie hideuse, qui, par crainte de la divulguer, lui laisse dévorer sa vie jusqu’à la moelle. Où est-il allé ?


Il est évident qu’elle est morte se offendendo, cela ne peut être autrement. Ici est le point de droit : si je me noie de propos délibéré, cela dénote un acte, et un acte a trois branches : le mouvement, l’action et l’exécution : argo, elle s’est noyée de propos délibéré.
LA REINE


DEUXIÈME PAYSAN
Mettre à l’écart le corps qu’il a tué. Dans sa folie même, comme l’or dans un gisement de vils métaux, son âme reste pure. Il pleure sur ce qu’il a fait.


Certainement ; mais écoutez-moi, bonhomme piocheur.
LE ROI


PREMIER PAYSAN
Ô Gertrude, sortons ! Dès que le soleil aura touché les montagnes, nous le ferons embarquer. Quant à cette odieuse action, il nous faudra toute notre majesté et notre habileté pour la couvrir et l’excuser. Holà ! Guildenstern !


Permets. Ici est l’eau : bon ! ici se tient l’homme : bon ! Si l’homme va à l’eau et se noie, c’est, en dépit de tout, parce qu’il y est allé : remarque bien ça. Mais si l’eau vient à l’homme et le noie, ce n’est pas lui qui se noie : argo, celui qui n’est pas coupable de sa mort n’abrège pas sa vie.
(Rentrent Rosencrantz et Guildenstern.)


DEUXIÈME PAYSAN
Mes amis, prenez du renfort. Hamlet, dans sa folie, a tué Polonius, et l’a traîné hors du cabinet de sa mère. Allez le trouver, parlez-lui nettement, et transportez le corps dans la chapelle. Je vous en prie, hâtez-vous. (Sortent Rosencrantz et Guildenstern.)


Mais est-ce la loi ?
Viens, Gertrude. Nous allons convoquer nos amis les plus sages pour leur faire savoir ce que nous comptons faire, et l’imprudence qui a été commise. Ainsi la calomnie qui traverse le monde, comme un canon atteint la cible de son boulet empoisonné, pourra manquer notre nom, et ne frapper que l’air invulnérable. Oh ! partons… Mon âme est pleine de discorde et d’épouvante. (Ils sortent.)


PREMIER PAYSAN
=== IV, II - Un appartement dans le château ===


Oui, pardieu, ça l’est : la loi sur l’enquête du coroner.
Entre HAMLET


DEUXIÈME PAYSAN
HAMLET


Veux-tu avoir la vérité sur ceci ? Si la morte n’avait pas été une femme de qualité, elle n’aurait pas été ensevelie en sépulture chrétienne.
Déposé en lieu sûr !


PREMIER PAYSAN
VOIX, derrière le théâtre


Oui, tu l’as dit : et c’est tant pis pour les grands qu’ils soient encouragés en ce monde à se noyer ou à se pendre, plus que leurs égaux chrétiens. Allons, ma bêche ! il n’y a de vieux gentilshommes que les jardiniers, les terrassiers et les fossoyeurs : ils continuent le métier d’Adam.
Hamlet ! seigneur Hamlet !


DEUXIÈME PAYSAN
HAMLET


Adam était-il gentilhomme ?
Quel est ce bruit ? Qui appelle Hamlet ? Oh ! on vient ici ! (Entrent Rosencrantz et Guildenstern.)


PREMIER PAYSAN
ROSENCRANTZ


Il est le premier qui ait jamais porté des armes.
Qu’avez-vous fait du cadavre, monseigneur ?

DEUXIÈME PAYSAN

Comment ! il n’en avait pas.

PREMIER PAYSAN

Quoi ! es-tu païen ? Comment comprends-tu l’Écriture ? L’Écriture dit : Adam bêchait. Pouvait-il bêcher sans bras ? Je vais te poser une autre question : si tu ne réponds pas péremptoirement, avoue-toi…

DEUXIÈME PAYSAN

Va toujours.

PREMIER PAYSAN

Quel est celui qui bâtit plus solidement que le maçon, le constructeur de navires et le charpentier ?

DEUXIÈME PAYSAN

Le faiseur de potences ; car cette construction-là survit à des milliers d’occupants.

PREMIER PAYSAN

Ton esprit me plaît, ma foi ! La potence fait bien. Mais comment fait-elle bien ? Elle fait bien pour ceux qui font mal : or tu fais mal de dire que la potence est plus solidement bâtie que l’Église : argo, la potence ferait bien ton affaire. Cherche encore, allons !

DEUXIÈME PAYSAN

Qui bâtit plus solidement qu’un maçon, un constructeur de navires ou un charpentier ?

PREMIER PAYSAN

Oui, dis-le-moi, et tu peux débâter.

DEUXIÈME PAYSAN

Parbleu ! je peux te le dire à présent.

PREMIER PAYSAN

Voyons.

DEUXIÈME PAYSAN

Par la messe ! je ne peux pas.

Entrent HAMLET et HORATIO, à distance

PREMIER PAYSAN

Ne fouette pas ta cervelle plus longtemps ; car l’âne rétif ne hâte point le pas sous les coups. Et la prochaine fois qu’on te fera cette question, réponds : C’est un fossoyeur. Les maisons qu’il bâtit durent jusqu’au jugement dernier. Allons ! va chez Vaughan me chercher une chopine de liqueur. (Sort le deuxième paysan.) (Il chante en bêchant.)
:Dans ma jeunesse, quand j’aimais, quand j’aimais,
:Il me semblait qu’il était bien doux,
:Oh ! bien doux d’abréger le temps. Ah ! pour mon usage
:Il me semblait, oh ! que rien n’était trop bon.


HAMLET
HAMLET


Ce gaillard-là n’a donc pas le sentiment de ce qu’il fait ? Il chante en creusant une fosse.
Confondu avec la poussière dont il est parent.


HORATIO
ROSENCRANTZ


L’habitude lui a fait de cela un exercice aisé.
Dites-nous où il est, que nous puissions le retirer et le porter à la chapelle.


HAMLET
HAMLET


C’est juste : la main qui travaille peu a le tact plus délicat.
N’allez pas croire cela.


PREMIER PAYSAN, chantant
ROSENCRANTZ
:Mais l’âge, venu à pas furtifs,
:M’a empoigné dans sa griffe,
:Et embarqué sous terre,
:En dépit de mes goûts.


(Il fait sauter un crâne.)
Quoi ?


HAMLET
HAMLET


Ce crâne contenait une langue et pouvait chanter jadis. Comme ce drôle le heurte à terre ! comme si c’était la mâchoire de Caïn, qui fit le premier meurtre ! Ce que cet âne écrase ainsi était peut-être la caboche d’un homme d’État qui croyait pouvoir circonvenir Dieu ! Pourquoi pas ?
Que je puisse garder votre secret, et pas le mien. Et puis, être questionné par une éponge ! Quelle réponse peut lui faire le fils d’un roi ?


HORATIO
ROSENCRANTZ


Me prenez-vous pour une éponge, monseigneur ?
C’est possible, monseigneur.


HAMLET
HAMLET


Ou celle d’un courtisan qui savait dire : Bonjour, doux seigneur ! Comment vas-tu, bon seigneur ? Peut-être celle de monseigneur un tel qui vantait le cheval de monseigneur un tel, quand il prétendait l’obtenir ! Pourquoi pas ?
Oui, monsieur, une éponge qui absorbe les grâces du roi, ses récompenses, son autorité. Du reste, de tels officiers finissent par rendre au roi les plus grands services. Il les garde comme un singe garde des noix, dans le coin de sa mâchoire, pour les mâcher avant de les avaler. Quand il aura besoin de ce que vous aurez glané, il n’aura qu’à vous presser, éponges, et vous redeviendrez à sec.


HORATIO
ROSENCRANTZ


Je ne vous comprends pas, monseigneur.
Sans doute, monseigneur.


HAMLET
HAMLET


Oui, vraiment ! Et maintenant cette tête est à Milady Vermine ; elle n’a plus de lèvres, et la bêche d’un fossoyeur lui brise la mâchoire. Révolution bien édifiante pour ceux qui sauraient l’observer ! Ces os n’ont-ils tant coûté à nourrir que pour servir un jour de jeu de quilles ? Les miens me font mal rien que d’y penser.
J’en suis bien aise. Un méchant propos se niche dans une sotte oreille.

PREMIER PAYSAN, chantant


:Une pioche et une bêche, une bêche !
ROSENCRANTZ
:Et un linceul pour drap,
:Puis, hélas ! un trou à faire dans la boue,
:C’est tout ce qu’il faut pour un tel hôte !


(Il fait sauter un autre crâne.)
Monseigneur, vous devez nous dire où est le corps, et venir avec nous chez le roi.


HAMLET
HAMLET


En voici un autre ! Qui sait Si ce n’est pas le crâne d’un homme de loi ? Où sont donc maintenant ses distinctions, ses subtilités, ses arguties, ses clauses, ses passe-droits ? Pourquoi souffre-t-il que ce grossier manant lui cogne la tête avec sa sale pelle, et ne lui intente-t-il pas une action pour voie de fait ? Humph ! ce gaillard-là pouvait être en son temps un grand acquéreur de terres, avec ses hypothèques, ses reconnaissances, ses amendes, ses doubles garanties, ses recouvrements. Est-ce donc pour lui l’amende de ses amendes et le recouvrement de ses recouvrements que d’avoir sa belle caboche pleine de belle boue ? Est-ce que toutes ses acquisitions, ses garanties, toutes doubles qu’elles sont, ne lui garantiront rien de plus qu’une place longue et large comme deux grimoires ? C’est à peine si ses seuls titres de propriété tiendraient dans ce coffre ; faut-il que le propriétaire lui-même n’en ait pas davantage ? Ha !
Le corps est avec le roi, mais le roi n’est pas avec le corps. Le roi est une créature…


HORATIO
GUILDENSTERN


Une créature, monseigneur ?
Pas une ligne de plus, monseigneur.


HAMLET
HAMLET


Est-ce que le parchemin n’est pas fait de peau de mouton ?
De rien. Conduisez-moi vers lui. Nous allons jouer à cache-cache.


HORATIO
=== IV, III - La salle d’État dans le château ===


Si, monseigneur, et de peau de veau aussi.
Entre LE ROI avec sa suite


HAMLET
LE ROI


Ce sont des moutons et des veaux, ceux qui recherchent une assurance sur un titre pareil… Je vais parler à ce garçon-là… Qui occupe cette fosse, drôle ?
J’ai envoyé à sa recherche et à la découverte du corps.


PREMIER PAYSAN
(A part.)


:Moi, monsieur. (Chantant.)
Combien il est dangereux que cet homme soit libre ! Pourtant ne le soumettons pas à la loi rigoureuse il est adoré de la multitude en délire, qui aime, non par le jugement, mais par les yeux ; et, dans ce cas-là, c’est le châtiment du criminel qu’elle pèse, jamais le crime. Pour que tout se passe doucement et sans bruit, il faut que cet embarquement soudain paraisse une décision réfléchie. Aux maux désespérés il faut des remèdes désespérés,
:Hélas ! un trou à faire dans la boue,
:C’est tout ce qu’il faut pour un tel hôte !


HAMLET
Entre ROSENCRANTZ


Vraiment, je crois que tu l’occupes, en ce sens que tu es dedans.
ou il n’en faut pas du tout. Eh bien ! que s’est-il passé ?


PREMIER PAYSAN
ROSENCRANTZ


Vous êtes dehors, et aussi vous ne l’occupez pas ; pour ma part, je ne suis pas dedans et cependant je l’occupe.
Où le cadavre est déposé, monseigneur, c’est ce que nous n’avons pu savoir de lui.


HAMLET
LE ROI


Tu veux me mettre dedans en me disant que tu l’occupes. Cette fosse n’est pas faite pour un vivant, mais pour un mort. Tu vois ! tu veux me mettre dedans.
Mais où est-il lui-même ?


PREMIER PAYSAN
ROSENCRANTZ


Démenti pour démenti. Vous voulez me mettre dedans en me disant que je suis dedans.
Ici près, monseigneur ; gardé, en attendant votre bon plaisir.


HAMLET
LE ROI


Pour quel homme creuses-tu ici ?
Amenez-le devant nous.


PREMIER PAYSAN
ROSENCRANTZ


Ce n’est pas pour un homme.
Holà ! Guildenstem, amenez monseigneur.


Entrent HAMLET et GUILDENSTERNI
HAMLET


Pour quelle femme, alors ?
LE ROI


PREMIER PAYSAN
Eh bien ! Hamlet, où est Polonius ?

Ce n’est ni pour un homme ni pour une femme.


HAMLET
HAMLET


Qui va-t-on enterrer là ?
A souper.


PREMIER PAYSAN
LE ROI


Une créature qui était une femme, monsieur ; mais, que son âme soit en paix ! elle est morte.
A souper ! Où donc ?


HAMLET
HAMLET


Comme ce maraud est rigoureux ! Il faut lui parler la carte à la main : sans cela, la moindre équivoque nous perd. Par le ciel ! Horatio, voilà trois ans que j’en fais la remarque : le siècle devient singulièrement pointu, et l’orteil du paysan touche de si près le talon de l’homme de cour qu’il l’écorche… Combien de temps as-tu été fossoyeur ?
Quelque part où il ne mange pas, mais où il est mangé : une certaine réunion de vers politiques est attablée autour de lui. Le ver, voyez-vous, est votre empereur pour la bonne chère. Nous engraissons toutes les autres créatures pour nous engraisser ; et nous nous engraissons nous-mêmes pour les infusoires. Le roi gras et le mendiant maigre ne sont qu’un service différent, deux plats pour la même table. Voilà la fin.


PREMIER PAYSAN
LE ROI


Je me suis mis au métier, le jour, fameux entre tous les jours, où feu notre roi Hamlet vainquit Fortinbras.
Hélas ! hélas !


HAMLET
HAMLET


Combien y a-t-il de cela ?
Un homme peut pêcher avec un ver qui a mangé d’un roi, et manger du poisson qui s’est nourri de ce ver.


PREMIER PAYSAN
LE ROI


Ne pouvez-vous pas le dire ? Il n’est pas d’imbécile qui ne le puisse. C’était le jour même où est né le jeune Hamlet, celui qui est fou et qui a été envoyé en Angleterre.
Que veux-tu dire par là ?


HAMLET
HAMLET


Oui-da ! Et pourquoi a-t-il été envoyé en Angleterre ?
Rien. Je veux seulement vous montrer comment un roi peut faire un voyage à travers les boyaux d’un mendiant.


PREMIER PAYSAN
LE ROI


Eh bien ! parce qu’il était fou : il retrouvera sa raison là-bas ; ou, s’il ne la retrouve pas, il n’y aura pas grand mal.
Où est Polonius ?


HAMLET
HAMLET


Pourquoi ?
Au ciel. Envoyez-y voir : si votre messager ne l’y trouve pas, cherchez-le vous-même dans l’endroit opposé. Mais, ma foi ! Si vous ne le trouvez pas d’ici à un mois, vous le flairerez en montant l’escalier de la galerie.


PREMIER PAYSAN
LE ROI, à des gens de sa suite


Ça ne se verra pas : là-bas tous les hommes sont aussi fous que lui.
Allez l’y chercher.


HAMLET
HAMLET


Comment est-il devenu fou ?
Il attendra que vous veniez. (Les gens sortent.)


PREMIER PAYSAN
LE ROI


Très étrangement, à ce qu’on dit.
Hamlet, dans l’intérêt de ta santé, qui nous est aussi chère que nous est douloureux ce que tu as fait, ton action exige que tu partes d’ici avec la rapidité de l’éclair. Va donc te préparer. Le navire est prêt, et le vent vient à l’aide ; tes compagnons t’attendent, et tout est disposé pour ton voyage en Angleterre.


HAMLET
HAMLET


Comment cela ?
En Angleterre ?


PREMIER PAYSAN
LE ROI


Eh bien ! en perdant la raison.
Oui, Hamlet.


HAMLET
HAMLET


Sous l’empire de quelle cause ?
C’est bien.


PREMIER PAYSAN
LE ROI


Tiens ! sous l’empire de notre roi en Danemark. J’ai été fossoyeur ici, enfant et homme, pendant trente ans.
Tu parles comme si tu connaissais nos projets.


HAMLET
HAMLET


Combien de temps un homme peut-il être en terre avant de pourrir ?
Je vois un chérubin qui les voit. Mais, allons en Angleterre ! Adieu, chère mère !


PREMIER PAYSAN
LE ROI


Ma foi ! s’il n’est pas pourri avant de mourir (et nous avons tous les jours des corps vérolés qui peuvent à peine supporter l’inhumation), il peut vous durer huit ou neuf ans. Un tanneur vous durera neuf ans.
Et ton père qui t’aime, Hamlet ?


HAMLET
HAMLET


Pourquoi lui plus qu’un autre ?
Ma mère ! Père et mère, c’est mari et femme ; mari et femme, c’est même chair. Donc, ma mère ! En Angleterre, allons ! (Il sort.)


PREMIER PAYSAN
LE ROI, à Rosencrantz et à Guildenstern


Ah ! sa peau est tellement tannée par le métier qu’il a fait, qu’elle ne prend pas l’eau avant longtemps ; et vous savez que l’eau est le pire destructeur de votre corps mort, né de putain. Tenez ! voici un crâne : ce crâne-là a été en terre vingt-trois ans.
Suivez-le pas à pas ; attirez-le vite à bord. Pas de délai ! Je le veux parti ce soir. Allez ! J’ai expédié et scellé tout ce qui se rapporte à l’affaire. Hâtez-vous, je vous prie. (Sortent Rosencrantz et Guildenstern.) Et maintenant, frère d’Angleterre, si tu estimes mon amitié autant que te le conseille ma grande puissance, s’il est vrai que tu portes encore, vive et rouge, la cicatrice faite par l’épée danoise, et que tes libres terreurs nous rendent hommage… tu n’accueilleras pas froidement notre message souverain, qui exige formellement, par lettres pressantes, la mort immédiate d’Hamlet. Obéis, Angleterre ! car il me brûle le sang comme la fièvre, et il faut que tu me guérisses. Jusqu’à ce que je sache la chose faite, quoi qu’il m’arrive, la joie ne me reviendra jamais. (Il sort.)


HAMLET
=== IV, IV - Une plaine en Danemark ===


A qui était-il ?
Entre FORTINBRAS, suivi d’une armée


PREMIER PAYSAN
FORTINBRAS


A un fou né d’une de ces filles-là. À qui croyez-vous ?
Allez, capitaine, saluer de ma part le roi danois. Dites-lui qu’avec son agrément, Fortinbras réclame l’autorisation promise pour passer à travers son royaume. Vous savez où est le rendez-vous. Si Sa Majesté veut quelque chose de nous, nous irons lui rendre hommage en personne ; faites-le-lui savoir.


HAMLET
LE CAPITAINE


Ma foi ! je ne sais pas.
J’obéirai, monseigneur.


PREMIER PAYSAN
FORTINBRAS


Peste soit de l’enragé farceur ! Un jour, il m’a versé un flacon de vin sur la tête ! Ce même crâne, monsieur, était le crâne de Yorick, le bouffon du roi.
Avancez avec précaution.


HAMLET, prenant le crâne
(Fortinbras et son armée sortent.)


Celui-ci ?
Entrent HAMLET, ROSENCRANTZ, GUILDENSTERN

PREMIER PAYSAN

Celui-là même.


HAMLET
HAMLET


Hélas ! pauvre Yorick !… Je l’ai connu, Horatio ! C’était un garçon d’une verve infinie, d’une fantaisie exquise ; il m’a porté sur son dos mille fois. Et maintenant quelle horreur il cause à mon imagination ! Le cœur m’en lève. Ici pendaient ces lèvres que j’ai baisées, je ne sais combien de fois. Où sont vos plaisanteries maintenant ? vos escapades ? vos chansons ? et ces éclairs de gaieté qui faisaient rugir la table de rires ? Quoi ! plus un mot à présent pour vous moquer de votre propre grimace ? plus de lèvres ?… Allez maintenant trouver madame dans sa chambre, et dites-lui qu’elle a beau se mettre un pouce de fard, il faudra qu’elle en vienne à cette figure-là ! Faites-la bien rire avec ça… Je t’en prie, Horatio, dis-moi une chose.
A qui sont ces forces, mon bon monsieur ?


HORATIO
LE CAPITAINE


Quoi, monseigneur ?
À la Norvège, monsieur.


HAMLET
HAMLET


Crois-tu qu’Alexandre ait eu cette mine-là dans la terre ?
Où sont-elles dirigées, monsieur, je vous prie ?


HORATIO
LE CAPITAINE


Oui, sans doute.
Contre certain point de la Pologne.


HAMLET
HAMLET


Et cette odeur-là ?… Pouah ! (Il jette le crâne.)
Qui les commande, monsieur ?


HORATIO
LE CAPITAINE


Oui, sans doute, monseigneur.
Le neveu du vieux roi de Norvège, Fortinbras.


HAMLET
HAMLET


À quels vils usages nous pouvons être ravalés, Horatio ! Qui empêche l’imagination de suivre la noble poussière d’Alexandre jusqu’à la retrouver bouchant le trou d’un tonneau ?
Marche-t-il au cœur de la Pologne, monsieur, ou sur quelque frontière ?


HORATIO
LE CAPITAINE


Ce serait une recherche un peu forcée que celle-là.
A parler vrai, et sans exagération, nous allons conquérir un petit morceau de terre qui a un revenu purement nominal. Pour cinq ducats, cinq, je ne le prendrais pas à ferme ; et ni la Norvège, ni la Pologne, n’en retireraient un profit plus beau, s’il était vendu en toute propriété.


HAMLET
HAMLET


Non, ma foi ! pas le moins du monde : nous pourrions, sans nous égarer, suivre ses restes avec grande chance de les mener jusque-là. Par exemple, écoute : Alexandre est mort, Alexandre a été enterré, Alexandre est retourné en poussière ; la poussière, c’est de la terre ; avec la terre, nous faisons de l’argile, et avec cette argile, en laquelle Alexandre s’est enfin changé, qui empêche de fermer un baril de bière ?
Eh bien ! alors, les Polonais ne le défendront jamais.
:L’impérial César, une fois mort et changé en boue,
:Pourrait boucher un trou et arrêter le vent du dehors.
:Oh ! que cette argile, qui a tenu le monde en effroi,
:Serve à calfeutrer un mur et à repousser la rafale d’hiver !


Mais chut ! chut !…écartons-nous !… Voici le roi.
LE CAPITAINE


Entrent en procession des prêtres, etc. Le corps d’ OPHÉLIA, LAERTES et les pleureuses suivent ; puis LE ROI, LA REINE et leur suite
Si ; il y a déjà une garnison.


HAMLET
HAMLET, continuant


La reine ! les courtisans ! De qui suivent-ils le convoi ? Pourquoi ces rites tronqués ? Ceci annonce que le corps qu’ils suivent a, d’une main désespérée, attenté à sa propre vie. C’était quelqu’un de qualité. Cachons-nous un moment, et observons. (Il se retire avec Horatio.)
Deux mille âmes et vingt mille ducats ne suffiront pas à décider la question de ce fétu. Voilà un abcès causé par trop d’abondance et de paix, qui crève intérieurement, et qui, sans montrer de cause apparente, va faire mourir son homme… Je vous remercie humblement ; monsieur.


LAERTES
LE CAPITAINE


Quelle cérémonie reste-t-il encore ?
Dieu soit avec vous, monsieur !


HAMLET, à part
(Sort le capitaine.)


C’est Laertes, un bien noble jeune homme ! Attention !
ROSENCRANTZ

LAERTES

Quelle cérémonie encore ?

PREMIER PRÊTRE

Ses obsèques ont été célébrées avec toute la latitude qui nous était permise. Sa mort était suspecte ; et, si un ordre souverain n’avait dominé la règle, elle eût été placée dans une terre non bénite jusqu’à la dernière trompette. Au lieu de prières charitables, des tessons, des cailloux, des pierres, eussent été jetés sur elle. Et pourtant on lui a accordé les couronnes virginales, l’ensevelissement des jeunes filles, et la translation en terre sainte au son des cloches.

LAERTES

N’y a-t-il plus rien à faire ?

PREMIER PRÊTRE

Plus rien à faire : nous profanerions le service des morts en chantant le grave requiem, en implorant pour elle le même repos que pour les âmes parties en paix.

LAERTES


Mettez-la dans la terre ; et puisse-t-il de sa belle chair immaculée éclore des violettes ! Je te le dis, prêtre brutal, ma sœur sera un ange gardien, quand toi, tu hurleras dans l’abîme.
Vous plaît-il de repartir, monseigneur ?


HAMLET
HAMLET


Quoi ! la belle Ophélia !
Je serai avec vous dans un instant. Marchez un peu en avant. (Sortent Rosencrantz et Guildenstern.) Comme toutes les circonstances déposent contre moi ! Comme elles éperonnent ma vengeance rétive ! Qu’est-ce que l’homme, si le bien suprême, l’aubaine de sa vie est uniquement de dormir et de manger ?… Une bête, rien de plus. Certes celui qui nous a faits avec cette vaste intelligence, avec ce regard dans le passé et dans l’avenir, ne nous a pas donné cette capacité, cette raison divine, pour qu’elles moisissent en nous inactives. Eh bien ! est-ce l’effet d’un oubli bestial ou d’un scrupule poltron qui me fait réfléchir trop précisément aux conséquences, réflexion qui, mise en quatre, contient un quart de sagesse et trois quarts de lâcheté ?… Je ne sais pas pourquoi j’en suis encore à me dire : Ceci est à faire ; puisque j’ai motif, volonté, force et moyen de le faire. Des exemples, gros comme la terre, m’exhortent : témoin cette armée aux masses imposantes, conduite par un prince délicat et adolescent, dont le courage, enflé d’une ambition divine, fait la grimace à l’invisible événement, et qui expose une existence mortelle et fragile à tout ce que peuvent oser la fortune, la mort et le danger, pour une coquille d’œuf !… Pour être vraiment grand, il faut ne pas s’émouvoir sans de grands motifs ; mais il faut aussi trouver grandement une querelle dans un brin de paille, quand l’honneur est en jeu. Que suis-je donc moi qui ai l’assassinat d’un père, le déshonneur d’une mère, pour exciter ma raison et mon sang, et qui laisse tout dormir ? Tandis qu’à ma honte je vois vingt mille hommes marcher à une mort imminente, et, pour une fantaisie, pour une gloriole, aller au sépulcre comme au lit, se battant pour un champ, où il leur est impossible de se mesurer tous et qui est une tombe trop étroite pour couvrir les tués ! Oh ! que désormais mes pensées soient sanglantes, pour n’être pas dignes du néant ! (Il sort.)


LA REINE, jetant des fleurs sur le cadavre Fleurs sur fleur ! Adieu ! J’espérais te voir la femme de mon Hamlet. Je comptais, douce fille, décorer ton lit nuptial et non joncher ta tombe.
=== IV, V - La salle d’armes dans le château ===


LAERTES
Entrent LA REINE, HORATIO et UN GENTILHOMME


Oh ! qu’un triple malheur tombe dix fois triplé sur la tête maudite de celui dont la cruelle conduite t’a privée de ta noble intelligence ! Retenez la terre un moment, que je la prenne encore une fois dans mes bras.
LA REINE


(Il saute dans la fosse.) Maintenant entassez votre poussière sur le vivant et sur la morte, jusqu’à ce que vous ayez fait de cette surface une montagne qui dépasse le vieux Pélion ou la tête céleste de l’Olympe azuré.
Je ne veux pas lui parler.


HAMLET, s’avançant
LE GENTILHOMME


Quel est celui dont la douleur montre une telle emphase ? dont le cri de désespoir conjure les astres errants et les force à s’arrêter, auditeurs blessés d’étonnement ? Me voici, moi, Hamlet le Danois ! (Il saute dans la fosse.)
Elle est exigeante ; pour sûr, elle divague ; elle est dans un état à faire pitié.


LAERTES, l’empoignant
LA REINE


Que le démon prenne ton âme !
Que veut-elle ?


HAMLET
LE GENTILHOMME


Tu ne pries pas bien. Ôte tes doigts de ma gorge, je te prie. Car, bien que je ne sois ni hargneux ni violent, j’ai cependant en moi quelque chose de
Elle parle beaucoup de son père ; elle dit qu’elle sait qu’il n’y a que fourberies en ce monde ; elle soupire et se bat la poitrine ; elle frappe du pied avec rage pour un fétu ; elle dit des choses vagues qui n’ont de sens qu’à moitié. Son langage ne signifie rien ; et cependant, dans son incohérence, il fait réfléchir ceux qui l’écoutent : on en cherche la suite, et on relie par la pensée les mots décousus. Les clignements d’yeux, les hochements de tête, les gestes qui l’accompagnent, feraient croire vraiment qu’il y a là une pensée bien douloureuse, quoique non arrêtée.
dangereux que tu feras sagement de craindre. A bas la main !

LE ROI

Arrachez-les l’un à l’autre.

LA REINE

Hamlet ! Hamlet !


HORATIO
HORATIO


Mon bon seigneur, calmez-vous. (Les assistants les séparent, et ils sortent
Il serait bon de lui parler ; car elle pourrait semer de dangereuses conjectures dans les esprits féconds en mal.
de la fosse.)

HAMLET

Oui, je veux lutter avec lui pour cette cause, jusqu’à ce que mes paupières aient cessé de remuer.


LA REINE
LA REINE


O mon fils, pour quelle cause ?
Qu’elle entre ! (Sort Horatio.) Telle est la vraie nature du péché : à mon âme malade la moindre niaiserie semble le prologue d’un grand malheur. Le crime est si plein de maladroite méfiance, qu’il se divulgue lui-même par crainte d’être divulgué.


HAMLET
HORATIO rentre avec OPHÉLIA


J’aimais Ophélia. Quarante mille frères ne pourraient pas, avec tous leurs amours réunis, parfaire la somme du mien. (A Laertes.) Qu’es-tu prêt à faire pour elle ?
OPHÉLIA


LE ROI
Où est la belle Majesté du Danemark ?

Oh ! il est fou, Laertes.


LA REINE
LA REINE


Pour l’amour de Dieu, laissez-le dire !
Qu’y a-t-il, Ophélia ?


HAMLET
OPHÉLIA, chantant


Morbleu ! montre-moi ce que tu veux faire. Veuxtu pleurer ? Veux-tu te battre ? Veux-tu jeûner ? Veux-tu te déchirer ? Veux-tu avaler l’Issel ? manger un crocodile ? Je ferai tout cela… Viens-tu ici pour geindre ? Pour me défier en sautant dans sa fosse ? Sois enterré vif avec elle, je le serai aussi, moi ! Et puisque tu bavardes de montagnes, qu’on les entasse sur nous par millions d’acres, jusqu’à ce que notre tertre ait le sommet roussi par la zone brûlante et fasse l’Ossa comme une verrue ! Ah ! si tu brailles, je rugirai aussi bien que toi.
:Comment puis-je reconnaître votre amoureux
:D’un autre ?
:À son chapeau de coquillages, à son bâton,
:À ses sandales.


LA REINE
LA REINE


Ceci est pure folie ! et son accès va le travailler ainsi pendant quelque temps. Puis, aussi patient que la colombe, dont la couvée dorée vient d’éclore, il tombera dans un silencieux abattement.
Hélas ! dame bien-aimée, que signifie cette chanson ?


HAMLET, à Laertes
OPHÉLIA


Écoutez, monsieur ! Pour quelle raison me traitez-vous ainsi ? Je vous ai toujours aimé. Mais n’importe ! Hercule lui-même aurait beau faire !… Le chat peut miauler, le chien aura sa revanche. (Il sort.)
Vous dites ? Eh bien ! attention, je vous prie !


LE ROI
(Elle chante.)
:Il est mort et parti, madame,
:Il est mort et parti.
:À sa tête une motte de gazon vert,
:À ses talons une pierre.


Je vous en prie, bon Horatio, accompagnez-le.
LA REINE


(Horatio sort.) (A Laertes.) Fortifiez votre patience dans nos paroles d’hier soir. Nous allons sur-le-champ amener l’affaire au dénouement.
Mais voyons, Ophélia !


(A la reine.) Bonne Gertrude, faites surveiller votre fils. (À part.) Il faut à cette fosse un monument vivant. L’heure du repos viendra bientôt pour nous. Jusque-là, procédons avec patience.
OPHÉLIA


(Ils sortent.)
Attention, je vous prie ! (Elle chante.)
:Son linceul blanc comme la neige des monts…


=== V, II - Dans le château ===
Entre LE ROI


Entrent HAMLET et HORATIO
LA REINE, au roi


HAMLET
Hélas ! regardez, seigneur.


Assez sur ce point, mon cher ! Maintenant, venons à l’autre. Vous rappelez-vous toutes les circonstances ?
OPHELIA, continuant


HORATIO
:Est tout garni de suaves fleurs.
:Il est allé au tombeau sans recevoir l’averse
:Des larmes de l’amour.


Je me les rappelle, monseigneur.
LE ROI


HAMLET
Comment allez-vous, jolie dame ?


Mon cher, il y avait dans mon cœur une sorte de combat qui m’empêchait de dormir je me sentais plus mal à l’aise que des mutins mis aux fers. Je payai d’audace, et bénie soit l’audace en ce cas !… Sachons que notre imprudence nous sert quelquefois bien, quand nos calculs les plus profonds avortent. Et cela doit nous apprendre qu’il est une divinité qui donne la forme à nos destinées, de quelque façon que nous les ébauchions.
OPHÉLIA


HORATIO
Bien. Dieu vous récompense ! On dit que la chouette a été jadis la fille d’un boulanger. Seigneur, nous savons ce que nous sommes, mais nous ne savons pas ce que nous pouvons être. Que Dieu soit à votre table !


Voilà qui est bien certain.
LE ROI


HAMLET
Quelque allusion à son père !


Évadé de ma cabine, ma robe de voyage en écharpe autour de moi, je marchai à tâtons dans les ténèbres pour les trouver ; j’y réussis. J’empoignai le paquet, et puis je me retirai de nouveau dans ma chambre. Je m’enhardis, mes frayeurs oubliant les scrupules, jusqu’à décacheter leurs messages officiels. Et qu’y découvris-je, Horatio ? une scélératesse royale un ordre formel (lardé d’une foule de raisons diverses, le Danemark à sauver, et l’Angleterre aussi… ah ! et le danger de laisser vivre un tel loupgarou, un tel croque-mitaine !), un ordre qu’au reçu de la dépêche, sans délai, non, sans même prendre le temps d’aiguiser la hache, on me tranchât la tête.
OPHÉLIA


HORATIO
Ne parlons plus de cela, je vous prie ; mais quand on vous demandera ce que cela signifie, répondez :
(elle chante)
:Bonjour ! c’est la Saint-Valentin.
:Tous sont levés de grand matin.
:Me voici, vierge, à votre fenêtre,
:Pour être votre Valentine.


Est-il possible
:Alors, il se leva et mit ses habits,
:Et ouvrit la porte de sa chambre ;
:Et vierge elle y entra, et puis oncques vierge
:Elle n’en sortit.


HAMLET
LE ROI


Voici le message tu le liras plus à loisir. Mais veux-tu savoir maintenant ce que je fis ?
Jolie Ophélia !


HORATIO
OPHÉLIA


Parlez, je vous supplie.
:En vérité, je finirai sans blasphème.
:Par Jésus ! par sainte Charité !
:Au secours ! Ah ! fi ! quelle honte !
:Tous les jeunes gens font ça, quand ils en viennent là.
:Par Priape, ils sont à blâmer !


HAMLET
:Avant de me chiffonner, dit-elle,
:Vous me promîtes de m’épouser.
:C’est ce que j’aurais fait, par ce beau soleil là-bas,
:Si tu n’étais venue dans mon lit.


Ainsi empêtré dans leur guet-apens, je n’aurais pas eu le temps de deviner le prologue qu’ils auraient déjà commencé la pièce ! Je m’assis ; j’imaginai un autre message ; je l’écrivis de mon mieux. Je croyais jadis, comme nos hommes d’État, que c’est un avilissement de bien écrire, et je me suis donné beaucoup de peine pour oublier ce talent-là. Mais alors, mon cher, il me rendit le service d’un greffier. Veux-tu savoir la teneur de ce que j’écrivis ?
LE ROI


HORATIO
Depuis combien de temps est-elle ainsi ?


Oui, mon bon seigneur.
OPHÉLIA


HAMLET
J’espère que tout ira bien. Il faut avoir de la patience ; mais je ne puis m’empêcher de pleurer, en pensant qu’ils l’ont mis dans une froide terre. Mon frère le saura ; et sur ce, je vous remercie de votre bon conseil.


Une requête pressante adressée par le roi à son cousin d’Angleterre, comme à un tributaire fidèle si celui-ci voulait que la palme de l’affection pût fleurir entre eux deux, que la paix gardât toujours sa couronne d’épis et restât comme un trait d’union entre leurs amitiés, et par beaucoup d’autres considérations de grand poids, il devait, aussitôt la dépêche vue et lue, sans autre forme de procès, sans leur laisser le temps de se confesser, faire mettre à mort surle-champ les porteurs.
Allons, mon coche ! Bonne nuit, mes dames ; bonne nuit, mes douces dames ; bonne nuit, bonne nuit !


HORATIO
(Elle sort.)


Comment avez-vous scellé cette dépêche ?
LE ROI, à Horatio


HAMLET
Suivez-la de près ; veillez bien sur elle, je vous prie. (Horatio sort.) Oh ! c’est le poison d’une profonde douleur ; il jaillit tout entier de la mort de son père. O Gertrude, Gertrude, quand les malheurs arrivent, ils ne viennent pas en éclaireurs solitaires, mais en bataillons. D’abord, c’était le meurtre de son père ; puis, le départ de votre fils, auteur par sa propre violence de son juste exil. Maintenant, voici le peuple boueux qui s’ameute, plein de pensées et de rumeurs dangereuses, à propos de la mort du bon Polonius. Nous avons étourdiment agi en l’enterrant secrètement… Puis, voici la pauvre Ophélia séparée d’elle-même et de ce noble jugement sans lequel nous sommes des effigies, ou de simples bêtes. Enfin, ce qui est aussi gros de troubles que tout le reste, voici son frère, secrètement revenu de France, qui se repaît de sa stupeur, s’enferme dans des nuages, et trouve partout des êtres bourdonnants qui lui empoisonnent l’oreille des récits envenimés de la mort de son père, où leur misérable argumentation n’hésite pas, pour ses besoins, à nous accuser d’oreille en oreille. O ma chère Gertrude, tout cela tombe sur moi comme une mitraille meurtrière, et me donne mille morts superflues. (Bruit derrière le théâtre.)


Eh bien, ici encore s’est montrée la Providence céleste. J’avais dans ma bourse le cachet de mon père, qui a servi de modèle au sceau de Danemark. Je pliai cette lettre dans la même forme que l’autre, j’y mis l’adresse, je la cachetai, je la mis soigneusement en place, et l’on ne s’aperçut pas de l’enfant substitué. Le lendemain, eut lieu notre combat sur mer ; et ce qui s’ensuivit, tu le sais déjà.
LA REINE


HORATIO
Dieu ! quel est ce bruit ?


Ainsi, Guildenstern et Rosencrantz vont tout droit à
Entre UN GENTILHOMME
la chose.


HAMLET
LE ROI


Ma foi, l’ami ! ce sont eux qui ont recherché cette commission ; ils ne gênent pas ma conscience ; leur ruine vient de leur propre imprudence. Il est dangereux pour des créatures inférieures de se trouver, au milieu d’une passe, entre les épées terribles et flamboyantes de deux puissants adversaires.
Où sont mes Suisses ? Qu’ils gardent la porte ! De quoi s’agit-il ?


HORATIO
LE GENTILHOMME


Ah ! quel roi !
Sauvez-vous, monsieur. L’Océan, franchissant ses limites, ne dévore pas la plaine avec une rapidité plus impitoyable que le jeune Laertes, porté sur le flot de l’émeute, ne renverse vos officiers. La populace l’acclame roi ; et comme si le monde ne faisait que commencer, comme si l’Antiquité qui ratifie tous les titres, la coutume qui les soutient, étaient oubliées et inconnues, elle crie : A nous de choisir ! Laertes sera roi ! Les chapeaux, les mains, les voix applaudissent jusqu’aux nuages à ce cri : Laertes sera roi ! Laertes roi !


HAMLET
LA REINE


Ne crois-tu pas que quelque chose m’est imposé maintenant ? Celui qui a tué mon père et fait de ma mère une putain, qui s’est fourré entre la volonté du peuple et mes espérances, qui a jeté son hameçon à ma propre vie, et avec une telle perfidie ! ne dois-je pas, en toute conscience, le châtier avec ce bras. Et n’est-ce pas une action damnable de laisser ce chancre de l’humanité continuer ses ravages ?
Avec quelle joie ils jappent sur une piste menteuse ! Oh ! vous faites fausse route, infidèles chiens danois.


HORATIO
LE ROI


Il apprendra bientôt d’Angleterre quelle est l’issue de l’affaire.
Les portes sont enfoncées ! (Bruit derrière le théâtre.)


HAMLET
Entre LAERTES, suivi d’une foule de Danois


Cela ne tardera pas. L’intérim est à moi ; la vie d’un homme, ce n’est que le temps de dire un. Pourtant je suis bien fâché, mon cher Horatio, de m’être oublié vis-à-vis de Laertes. Car dans ma propre cause je vois l’image de la sienne. Je tiens à son amitié mais, vraiment, la jactance de sa douleur avait exalté ma rage jusqu’au vertige.
LAERTES


HORATIO
Où est ce roi ?… Messieurs, tenez-vous tous dehors.


Silence ! Qui vient là ?
LES DANOIS


Entre OSRIC
Non, entrons.


OSRIC, se découvrant
LAERTES


Votre Seigneurie est la bienvenue à son retour en Danemark.
Je vous en prie, laissez-moi faire.


HAMLET
LES DANOIS


Je vous remercie humblement, monsieur. (À Horatio.) Connais-tu ce moucheron ?
Oui ! oui ! (Ils se retirent dehors.)


HORATIO
LAERTES


Non, mon bon seigneur.
Je vous remercie… Gardez la porte… Ô toi, roi vil, rends-moi mon père.


HAMLET
LA REINE


Tu n’en es que mieux en état de grâce ; car c’est un vice de le connaître. Il a beaucoup de terres, et de fertiles. Qu’un animal soit le seigneur d’autres animaux, il aura sa mangeoire à la table du roi. C’est un perroquet ; mais, comme je te le dis, vaste propriétaire de boue.
Du calme, mon bon Laertes !


OSRIC
LAERTES


Doux seigneur, si Votre Seigneurie en a le loisir, j’ai une communication à lui faire de la part de Sa Majesté.
Chaque goutte de sang qui se calme en moi me proclame bâtard, crie à mon père : Cocu ! et marque du mot : Prostituée ! le front chaste et immaculé de ma vertueuse mère.


HAMLET
LE ROI


Je la recevrai, monsieur, avec tout empressement d’esprit. Faites de votre chapeau son véritable usage il est pour la tête.
Par quel motif, Laertes, ta rébellion prend-elle ces airs de géant ? Lâchez-le, Gertrude ; ne craignez rien pour notre personne : une telle divinité fait la haie autour d’un roi que la trahison ne fait qu’entrevoir ses projets et reste impuissante… Dis-moi, Laertes, pourquoi tu es si furieux. Lâchez-le, Gertrude. Parle, l’ami !


OSRIC
LAERTES


Je remercie Votre Seigneurie il fait très chaud.
Où est mon père ?


HAMLET
LE ROI


Non, croyez-moi, il fait très froid, le vent est au nord.
Mort.


OSRIC
LA REINE


En effet, monseigneur, Il fait passablement froid.
Mais pas par la faute du roi.


HAMLET
LE ROI


Mais pourtant, il me semble qu’il fait une chaleur étouffante pour mon tempérament.
Laissez-le faire toutes ses questions.


OSRIC
LAERTES


Excessive, monseigneur ! une chaleur étouffante, à un point.., que je ne saurais dire… Mais, monseigneur, Sa Majesté m’a chargé de vous signifier qu’elle avait tenu sur vous un grand pari… Voici, monsieur, ce dont il s’agit.
Comment se fait-il qu’il soit mort ? Je ne veux pas qu’on jongle avec moi. Aux enfers, l’allégeance ! Au plus noir démon, la foi jurée ! Conscience, religion, au fond de l’abîme ! J’ose la damnation… Je suis résolu à sacrifier ma vie dans les deux mondes ; advienne que pourra ! je ne veux qu’une chose, venger jusqu’au bout mon père.


HAMLET, lui faisant signe de se couvrir
LE ROI


De grâce, souvenez-vous…
Qui donc vous arrêtera ?


OSRIC
LAERTES


Non, sur ma foi ! je suis plus à l’aise, sur ma foi ! Monsieur, nous avons un nouveau venu à la cour, Laertes : croyez-moi, c’est un gentilhomme accompli, doué des perfections les plus variées, de très douces manières et de grande mine. En vérité, pour parler de lui avec tact, il est le calendrier, la carte de la gentry ; vous trouverez en lui le meilleur monde qu’un gentilhomme puisse connaître.
Ma volonté, non celle du monde entier. Quant à mes moyens, je les ménagerai si bien que j’irai loin avec peu.


HAMLET
LE ROI


Monsieur, son signalement ne perd rien dans votre bouche, et pourtant, je le sais, s’il fallait faire son inventaire détaillé, la mémoire y embrouillerait son arithmétique : elle ne pourrait jamais qu’évaluer en gros une cargaison emportée sur un si fin voilier. Quant à moi, pour rester dans la vérité de l’enthousiasme, je le tiens pour une âme de grand article : il y a en lui un tel mélange de raretés et de curiosités, que, à parler vrai de lui, il n’a de semblable que son miroir, et tout autre portrait ne serait qu’une ombre, rien de plus.
Bon Laertes, parce que vous désirez savoir la vérité sur la mort de votre cher père, est-il écrit dans votre vengeance que vous ruinerez par un coup suprême amis et ennemis, ceux qui perdent et ceux qui gagnent à cette mort ?


OSRIC
LAERTES


Votre Seigneurie parle de lui en juge infaillible.
Je n’en veux qu’à ses ennemis.


HAMLET
LE ROI


A quoi bon tout ceci, monsieur ? Pourquoi affublons-nous ce gentilhomme de nos phrases grossières ?
Eh bien ! voulez-vous les connaître ?


OSRIC
LAERTES


Monsieur ?
Quant à ses bons amis, je les recevrai à bras tout grands ouverts ; et, comme le pélican qui s’arrache la vie par bonté, je les nourrirai de mon sang.


HORATIO, à Hamlet
LE ROI


On peut donc parler à n’importe qui sa langue ? Vraiment, vous auriez ce talent-là, seigneur ?
Ah ! voilà que vous parlez comme un bon enfant, comme un vrai gentilhomme. Que je suis innocent de la mort de votre père et que j’en éprouve une douleur bien profonde, c’est ce qui apparaîtra à votre raison aussi clairement que le jour à vos yeux.


HAMLET
LES DANOIS, derrière le théâtre


Que fait à la question le nom de ce gentilhomme ?
Laissez-la entrer.


OSRIC
LAERTES


De Laertes ?
Qu’y a-t-il ? Quel est ce bruit ?


HORATIO, à part, à Hamlet


Sa bourse est déjà vide : toutes ses paroles d’or sont dépensées.
Entre OPHÉLIA, bizarrement coiffée de fleurs et de brins de paille


HAMLET
Ô incendie, dessèche ma cervelle ! Larmes sept fois salées, brûlez mes yeux jusqu’à les rendre insensibles et impuissants ! Par le ciel, ta folie sera payée si cher que le poids de la vengeance retournera le fléau. Ô rose de mai ! chère fille, bonne sœur, suave Ophélia ! O cieux ! est-il possible que la raison d’une jeune fille soit aussi mortelle que la vie d’un vieillard ? Sa nature s’est dissoute en amour ; et, devenue subtile, elle envoie les plus précieuses émanations de son essence vers l’être aimé.


De lui, monsieur.
OPHÉLIA, chantant
:Ils l’ont porté tête nue sur la civière.
:Hey no nonny ! nonny hey nonny !
:Et sur son tombeau il a plu bien des larmes.
:Adieu, mon tourtereau !


OSRIC
LAERTES


Je pense que vous n’êtes pas sans savoir…
Tu aurais ta raison et tu me prêcherais la vengeance, que je serais moins ému.


HAMLET
OPHÉLIA


Tant mieux si vous avez de moi cette opinion ; mais quand vous l’auriez, cela ne prouverait rien en ma faveur… Eh bien, monsieur ?
Il faut que vous chantiez :


OSRIC
À bas ! à bas ! jetez-le à bas !


Vous n’êtes pas sans savoir de quelle supériorité Laertes est à…
Oh ! comme ce refrain est à propos. Il s’agit de l’intendant perfide qui a volé la fille de son maître.


HAMLET
LAERTES


Je n’ose faire cet aveu, de peur de me comparer à lui : pour bien connaître un homme, il faut le connaître par soi-même.
Ces riens-là en disent plus que bien des choses.


OSRIC
OPHÉLIA, à Laertes


Je ne parle, monsieur, que de sa supériorité aux armes ; d’après la réputation qu’on lui a faite, il a un talent sans égal.
Voici du romarin ; c’est comme souvenir : de grâce, amour, souvenez-vous ; et voici des pensées, en guise de pensées.


HAMLET
LAERTES


Quelle est son arme ?
Leçon donnée par la folie ! Les pensées et les souvenirs
réunis.


OSRIC
OPHÉLIA, au roi


L’épée et la dague.
Voici pour vous du fenouil et des colombines. (À la reine.) Voilà de la rue pour vous, et en voici un peu pour moi ; nous pouvons bien toutes deux l’appeler herbe de grâce, mais elle doit avoir à votre main un autre sens qu’à la mienne… Voici une pâquerette. Je vous aurais bien donné des violettes, mais elles se sont toutes fanées, quand mon père est mort… On dit qu’il a fait une bonne fin. (Elle chante.)


HAMLET
Car le bon cher Robin est toute ma joie.


Ce sont deux de ses armes ! Eh bien ! après ?
LAERTES


OSRIC
Mélancolie, affliction, frénésie, enfer même, elle donne à tout je ne sais quel charme et quelle grâce.


Le roi, monsieur, a parié six chevaux barbes, contre lesquels, m’a-t-on dit, Laertes risque six rapières et six poignards de France avec leurs montures, ceinturon, bandoulière, et ainsi de suite. Trois des trains sont vraiment d’une invention rare, parfaitement adaptés aux poignées, d’un travail très délicat et très somptueux.
OPHÉLIA, chantant


HAMLET
:Et ne reviendra-t-il pas ?
:Et ne reviendra-t-il pas ?
:Non ! Non ! il est mort.
:Va à ton lit de mort.
! Il ne reviendra jamais.


Qu’appelez-vous les trains ?
:Sa barbe était blanche comme neige,
:Toute blonde était sa tête.
:Il est parti ! il est parti !
:Et nous perdons nos cris.
:Dieu ait pitié de son âme !
:Et de toutes les âmes chrétiennes ! Je prie Dieu. Dieu
soit avec vous !


HORATIO, à Hamlet
(Sort Ophélia.)


Vous ne le lâcherez pas, je sais bien, avant que ses explications ne vous aient édifié.
LAERTES


OSRIC
Voyez-vous ceci, ô Dieu ?


Les trains, monsieur, ce sont les étuis à suspendre les épées.
LE ROI


HAMLET
Laertes, il faut que je raisonne avec votre douleur ; sinon, c’est un droit que vous me refusez. Retirons-nous un moment ; faites choix de vos amis les plus sages ; ils nous entendront et jugeront entre vous et moi. Si directement ou indirectement ils nous trouvent compromis, nous vous abandonnerons notre royaume, notre couronne, notre vie et tout ce que nous appelons nôtre, en réparation. Sinon, résignez-vous à nous accorder votre patience, et nous travaillerons d’accord avec votre ressentiment, pour lui donner une juste satisfaction.


L’expression serait plus juste si nous portions une pièce de canon au côté ; en attendant, contentons-nous de les appeler des pendants de ceinturon. Six chevaux barbes contre six épées de France, leurs accessoires, avec trois ceinturons très élégants voilà l’enjeu danois contre l’enjeu français. Et sur quoi ce pari ?
LAERTES


OSRIC
Soit ! L’étrange mort de mon père, ses mystérieuses funérailles, où tout a manqué : trophée, panoplie, écusson au-dessus du corps, rite nobiliaire, apparat d’usage, me crient, comme une voix que le ciel ferait entendre à la terre, que je dois faire une enquête.


Le roi a parié, monsieur, que, sur douze bottes échangées entre vous et Laertes, celui-ci n’en porterait pas trois de plus que vous ; Laertes a parié vous toucher neuf fois sur douze. Et la question serait soumise à une épreuve immédiate, si Votre Seigneurie daignait répondre.
LE ROI


HAMLET
Faites-la, et que la grande hache tombe là où est le crime ! Venez avec moi, je vous prie. (Ils sortent.)


Comment ? Si je réponds non ?
=== IV, VI - Une chambre chez Horatio ===


OSRIC
UNE CHAMBRE CHEZ HORATIO


Je veux dire, monseigneur, si vous daigniez opposer votre personne à cette épreuve.
Entrent HORATIO et UN SERVITEUR


HAMLET
HORATIO


Monsieur, je vais me promener ici dans cette salle : si cela convient à Sa Majesté, voici pour moi l’heure de la récréation. Qu’on apporte les fleurets, si ce gentilhomme y consent ; et pour peu que le roi persiste dans sa gageure, je le ferai gagner, si je peux ; sinon, j’en serai quitte pour la honte et les bottes de trop.
Qui sont ceux qui voudraient me parler ?


OSRIC
LE SERVITEUR


Rapporterai-je ainsi votre réponse ?
Des matelots, monsieur ; ils disent qu’ils ont des lettres pour vous.

HAMLET

Dans ce sens-là, monsieur ; ajoutez-y toutes les fleurs à votre goût.

OSRIC

Je recommande mon dévouement à Votre Seigneurie.
(Il sort.)

HAMLET

Son dévouement ! son dévouement !… Il fait bien de le recommander lui-même : il n’y a pas d’autres langues pour s’en charger.


HORATIO
HORATIO


On dirait un vanneau qui fuit ayant sur la tête la coque de son œuf.
Qu’ils entrent ! (Sort le serviteur.) J’ignore de quelle partie du monde ce salut peut me venir, si ce n’est du seigneur Hamlet.


HAMLET
(Entrent les matelots.)


Il faisait des compliments à la mamelle de sa nourrice avant de la téter. Comme beaucoup d’autres de la même volée dont je vois raffoler le monde superficiel, il se borne à prendre le ton du jour et les usages extérieurs de la société. Sorte d’écume que la fermentation fait monter au sommet de l’opinion ardente et agitée : soufflez seulement sur ces bulles pour en faire l’épreuve, elles crèvent !
PREMIER MATELOT

(Entre un seigneur.)


LE SEIGNEUR

Monseigneur, le roi vous a fait complimenter par le jeune Osric qui lui a rapporté que vous l’attendiez dans cette salle. Il m’envoie savoir si c’est votre bon plaisir de commencer la partie avec Laertes, ou de l’ajourner.

HAMLET

Je suis constant dans mes résolutions, elles suivent le bon plaisir du roi. Si Laertes est prêt, je le suis ; sur-le-champ, ou n’importe quand, pourvu que je sois aussi dispos qu’à présent.

LE SEIGNEUR

Le roi, la reine et toute la cour vont descendre.

HAMLET

Ils seront les bienvenus.

LE SEIGNEUR

La reine vous demande de faire un accueil cordial à Laertes avant de vous mettre à la partie.

HAMLET


Dieu vous bénisse, seigneur !
Elle me donne un bon conseil. (Sort le seigneur.)


HORATIO
HORATIO


Vous perdrez ce pari, monseigneur.
Qu’il te bénisse aussi !


HAMLET
PREMIER MATELOT


Je ne crois pas : depuis qu’il est parti pour la France, je me suis continuellement exercé : avec l’avantage qui m’est fait, je gagnerai. Mais tu ne saurais croire quel mal j’éprouve ici, du côté du cœur. N’importe !
Il le fera, monsieur, si ça lui plaît. Voici une lettre pour vous, monsieur ; elle est de l’ambassadeur qui s’était embarqué pour l’Angleterre ; si toutefois votre nom est Horatio, ainsi qu’on me l’a fait savoir.


HORATIO, lisant
HORATIO


Pourtant, monseigneur…
"Horatio, quand tu auras parcouru ces lignes, donne à ces gens les moyens d’arriver jusqu’au roi : ils ont des lettres pour lui. A peine étions-nous vieux de deux jours en mer, qu’un pirate, armé en guerre, nous a donné la chasse. Voyant que nous étions moins bons voiliers que lui, nous avons déployé la hardiesse du désespoir. Le grappin a été jeté et je suis monté à l’abordage ; tout à coup leur navire s’est dégagé du nôtre, et seul, ainsi, je suis resté leur prisonnier. Ils ont agi avec moi en bandits miséricordieux, mais ils savaient ce qu’ils faisaient : je suis destiné à leur être d’un bon rapport. Fais parvenir au roi les lettres que je lui envoie, et viens me rejoindre aussi vite que si tu fuyais la mort. J’ai à te dire à l’oreille des paroles qui te rendront muet ; pourtant elles seront encore trop faibles pour le calibre de la vérité. Ces braves gens te conduiront où je suis. Rosencrantz et Guildenstern continuent leur route vers l’Angleterre. J’ai beaucoup à te parler sur leur compte. Adieu ! Celui que tu sais être à toi."


HAMLET
HORATIO


C’est une niaiserie : une sorte de pressentiment qui suffirait peut-être à troubler une femme.
Venez, je vais vous donner le moyen de remettre ces lettres, et dépêchez-vous, pour que vous puissiez me conduire plus vite vers celui de qui vous les tenez. (Ils sortent.)


HORATIO
=== IV, VII - Dans le château ===


Si vous avez dans l’esprit quelque répugnance, obéissez-y. Je vais les prévenir de ne pas se rendre ici, en leur disant que vous êtes indisposé.
Entrent LE ROI et LAERTES

HAMLET

Pas du tout. Nous bravons le présage : il y a une providence spéciale pour la chute d’un moineau. Si mon heure est venue, elle n’est pas à venir ; si elle n’est pas à venir, elle est venue : que ce soit à présent ou pour plus tard, soyons prêts. Voilà tout. Puisque l’homme n’est pas maître de ce qu’il quitte, qu’importe qu’il le quitte de bonne heure !

Entrent LE ROI, LA REINE, LAERTES, OSRIC,

des seigneurs, des serviteurs portant des fleurets, des gantelets, une table et des flacons de vin


LE ROI
LE ROI


Venez, Hamlet, venez, et prenez cette main que je vous présente.
Maintenant il faut que votre conscience scelle mon acquittement, et que vous m’inscriviez dans votre cœur comme ami, puisque vous savez par des renseignements certains que celui qui a tué votre noble père en voulait à ma vie.
(Le roi met la main de Laertes dans celle d’Hamlet.)

HAMLET

Pardonnez-moi, monsieur, je vous ai offensé, mais pardonnez-moi en gentilhomme. Ceux qui sont ici présents savent et vous devez avoir appris de quel cruel égarement j’ai été affligé. Si j’ai fait quelque chose qui ait pu irriter votre caractere, votre honneur, votre rancune, je le proclame ici acte de folie. Est-ce Hamlet qui a offensé Laertes ? Ce n’a jamais été Hamlet. Si Hamlet est enlevé à lui-même, et si, n’étant plus lui-même, il offense Laertes, alors, ce n’est pas Hamlet qui agit : Hamlet renie l’acte. Qui agit donc ? sa folie. S’il en est ainsi, Hamlet est du parti des offensés, le pauvre Hamlet a sa folie pour ennemi. Monsieur, après ce désaveu de toute intention mauvaise fait devant cet auditoire, puissé-je n’être condamné dans votre généreuse pensée que comme si, lançant une flèche par-dessus la maison, j’avais blessé mon frère !


LAERTES
LAERTES


Mon cœur est satisfait, et ce sont ses inspirations qui, dans ce cas, me poussaient le plus à la vengeance ; mais sur le terrain de l’honneur, je reste à l’écart et je ne veux pas de réconciliation, jusqu’à ce que des arbitres plus âgés, d’une loyauté connue, m’aient imposé, d’après les précédents, une sentence de paix qui sauvegarde mon nom. Jusque-là j’accepte comme bonne amitié l’amitié que vous m’offrez, et je ne ferai rien pour la blesser.
Cela paraît évident. Mais dites-moi pourquoi vous n’avez pas fait de poursuite contre des actes d’une nature si criminelle et si grave, ainsi que votre sûreté, votre sagesse, tout enfin devait vous y exciter ?


HAMLET
LE ROI


J’embrasse franchement cette assurance, et je m’engage loyalement dans cette joute fraternelle. Donnez-nous les fleurets, allons !
Oh ! pour deux raisons spéciales qui peut-être vous sembleront puériles, mais qui pour moi sont fortes. La reine, sa mère, ne vit presque que par ses yeux ; et quant à moi, est-ce une vertu ? est-ce une calamité ? elle est tellement liée à ma vie et à mon âme que, comme l’astre qui ne peut se mouvoir que dans sa sphère, je ne puis me mouvoir que par elle. L’autre motif pour lequel j’ai évité une accusation publique, c’est la grande affection que le peuple lui porte. Celui-ci plongerait toutes les fautes d’Hamlet dans son amour, et, comme la source qui change le bois en pierre, ferait de ses chaînes des reliques ; si bien que mes flèches, faites d’un bois trop léger pour un vent si violent, retourneraient vers mon arc au lieu d’atteindre le but.


LAERTES
LAERTES


Voyons ! qu’on m’en donne un !
J’ai perdu un noble père ; ma sœur est réduite à un état désespéré, elle dont le mérite, si elle pouvait recouvrer ses facultés, se porterait à la face du siècle entier le champion de son incomparable perfection. Ah ! je serai vengé !


HAMLET
LE ROI


Je vais être votre plastron, Laertes auprès de mon inexpérience, comme un astre dans la nuit la plus noire, votre talent va ressortir avec éclat.
Ne troublez pas vos sommeils pour cela. Ne nous croyez pas d’une étoffe si plate et si moutonnière que nous puissions nous laisser tirer la barbe par le danger et regarder cela comme un passe-temps. Vous en saurez bientôt davantage. J’aimais votre père, et nous nous aimons nous-mêmes, et cela, j’espère, peut vous faire imaginer…


LAERTES
(Entre un messager.)


Vous vous moquez de moi, monseigneur.
Qu’est-ce ? Quelle nouvelle ?


HAMLET
LE MESSAGER


Non, je le jure.
Monseigneur, des lettres d’Hamlet celle-ci pour Votre Majesté ; celle-là pour la reine.


LE ROI
LE ROI


Donnez-leur les fleurets, jeune Osric. Cousin Hamlet, vous connaissez la gageure ?
D’Hamlet ! Qui les a apportées ?


HAMLET
LE MESSAGER


Parfaitement, monseigneur. Votre Grâce a parié bien gros pour le côté le plus faible.
Des matelots, à ce qu’on dit, monseigneur je ne les ai pas vus. Elles m’ont été transmises par Claudio qui les a reçues le premier.


LE ROI
LE ROI


Je n’en suis pas inquiet je vous ai vus tous deux… D’ailleurs, puisque Hamlet est avantagé, la chance est pour nous.
Laertes, vous allez les entendre. Laissez-nous.


LAERTES, essayant un fleuret
(Sort le messager.)


Celui-ci est trop lourd, voyons-en un autre.
LE ROI, lisant


HAMLET
"Haut et puissant Seigneur, vous saurez que j’ai été déposé nu sur la terre de votre royaume. Demain je demanderai la faveur de voir votre royale personne, et alors, après avoir réclamé votre indulgence, je vous raconterai ce qui a occasionné mon retour soudain et plus étrange encore."


Celui-ci me va. Ces fleurets ont tous la même longueur ?
"HAMLET"


OSRIC
Qu’est-ce que cela signifie ? Est-ce que tous les autres sont de retour ? Ou est-ce une plaisanterie, et n’y a-t-il rien de vrai ?


Oui, mon bon seigneur. (Ils se mettent en garde.)
LAERTES

Reconnaissez-vous la main ?


LE ROI
LE ROI


Posez-moi les flacons de vin sur cette table si Hamlet porte la première ou la seconde botte, ou s’il riposte à la troisième, que les batteries fassent feu de toutes leurs pièces ! Le roi boira à la santé d’Hamlet, et jettera dans la coupe une perle plus précieuse que celles que les quatre rois nos prédécesseurs ont portées sur la couronne de Danemark. Donnez-moi les coupes. Que les timbales disent aux trompettes, les trompettes aux canons du dehors, les canons aux cieux, les cieux à la terre, que le roi boit à Hamlet ! Allons, commencez ! Et vous, juges, ayez l’œil attentif !
C’est l’écriture d’Hamlet. Nu ! Et en post-scriptum, ici, il ajoute : Seul ! Pouvez-vous m’expliquer cela ?

HAMLET

En garde, monsieur !


LAERTES
LAERTES


En garde, monseigneur ! (Ils commencent l’assaut.)
Je m’y perds, monseigneur. Mais qu’il vienne ! Je sens se réchauffer mon cœur malade, à l’idée de vivre et de lui dire en face : Voilà ce que tu as fait !


HAMLET
LE ROI


Une !
S’il en est ainsi, Laertes… comment peut-il en être ainsi ?… Comment peut-il en être autrement ?… Laissez-vous mener par moi, voulez-vous ?


LAERTES
LAERTES


Non.
Oui, monseigneur, pourvu que vous ne me meniez pas à faire la paix.


HAMLET
LE ROI


Jugement !
Si fait, la paix avec toi-même. S’il est vrai qu’il soit de retour, et que, reculant devant ce voyage, il soit résolu à ne plus l’entreprendre… je le soumettrai à une épreuve, maintenant mûre dans ma pensée, a laquelle il ne peut manquer de succomber. Sa mort ne fera pas murmurer un souffle de blâme, et sa mère elle-même en absoudra la cause et n’y verra qu’un accident.

OSRIC

Touché ! très positivement touché !


LAERTES
LAERTES


Soit ! Recommençons.
Monseigneur, je me laisse mener ; d’autant plus volontiers, si vous faites en sorte que je sois l’instrument.


LE ROI
LE ROI


Attendez qu’on me donne à boire. Hamlet, cette perle est à toi ; je bois à ta santé. Donnez-lui la coupe. (Les trompettes sonnent ; bruit du canon au-dehors.)
Voilà qui tombe bien. Depuis votre voyage, on vous a beaucoup vanté, et cela en présence d’Hamlet, pour un talent où vous brillez, dit-on ; toutes vos qualités réunies ont arraché de lui moins de jalousie que celle-là seule qui, à mon avis, est de l’ordre le plus insignifiant.

HAMLET

Je veux auparavant terminer cet assaut : mettez-la de côté un moment. Allons ! (L’assaut recommence.) Encore une ! Qu’en dites-vous ?


LAERTES
LAERTES


Touché, touché ! je l’avoue.
Quelle est cette qualité, monseigneur ?


LE ROI
LE ROI


Notre fils gagnera.
Un simple ruban au chapeau de la jeunesse, mais nécessaire pourtant ; car un costume frivole et débraillé ne sied pas moins à la jeunesse qu’à l’âge mûr les sombres fourrures qui sauvegardent la santé et la gravité. Il y a quelque deux mois, se trouvait ici un gentilhomme de Normandie ; j’ai vu moi-même les Français, j’ai servi contre eux, et je sais qu’ils montent bien à cheval.., mais celui-ci était un cavalier magique : il prenait racine en selle, et il faisait exécuter à son cheval des choses si merveilleuses qu’il semblait faire corps et se confondre à moitié avec la noble bête ; il dépassait tellement mes idées, que tout ce que je pouvais imaginer d’exercices et de tours d’adresse, était au-dessous de ce qu’il faisait.


LA REINE
LAERTES


Il est gras et de courte haleine… Tiens, Hamlet, prends mon mouchoir et frotte-toi le front. La reine boit à ton succès, Hamlet.
Un Normand, dites-vous ?

HAMLET

Bonne madame !


LE ROI
LE ROI


Gertrude, ne buvez pas !
Un Normand.


LA REINE, prenant la coupe
LAERTES


Je boirai, monseigneur ; excusez-moi, je vous prie.
Sur ma vie, c’est Lamond.

LE ROI, à part

C’est la coupe empoisonnée ! Il est trop tard.

HAMLET

Je n’ose pas boire encore, madame ; tout à l’heure.

LA REINE

Viens, laisse-moi essuyer ton visage.

LAERTES, au roi

Monseigneur, je vais le toucher cette fois.


LE ROI
LE ROI


Je ne le crois pas.
Lui-même.

LAERTES, à part

Et pourtant c’est presque contre ma conscience.

HAMLET

Allons, la troisième, Laertes ! Vous ne faites que vous amuser ; je vous en prie, tirez de votre plus belle force ; j’ai peur que vous ne me traitiez en enfant.


LAERTES
LAERTES


Vous dites cela ? En garde ! (Ils recommencent.)
Je le connais bien : vraiment, il est le joyau, la perle de son pays.


OSRIC
LE ROI


Rien des deux parts.
C’est lui qui vous rendait hommage : il vous déclarait maître dans la pratique de l’art de la défense, à l’épée spécialement ; il s’écriait que ce serait un vrai miracle si quelqu’un vous pouvait tenir tête. Il jurait que les escrimeurs de son pays n’auraient ni élan, ni parade, ni coup d’œil, si vous étiez leur adversaire. Ces propos, mon cher, avaient tellement envenimé la jalousie d’Hamlet qu’il ne faisait que désirer et demander votre prompt retour, pour faire assaut avec vous. Eh bien ! en tirant parti de ceci…


LAERTES
LAERTES


À vous, maintenant ! (Laertes blesse Hamlet. Puis, en ferraillant, ils échangent leurs fleurets, et Hamlet blesse Laertes.)
Quel parti, monseigneur ?


LE ROI
LE ROI


Séparez-les ; ils sont enflammés.
Laertes, votre père vous était-il cher ? Ou n’êtes-vous que la douleur en effigie, un visage sans cœur ?

HAMLET

Non. Recommençons ! (La reine tombe.)

OSRIC

Secourez la reine ! là ! ho !

HORATIO

Ils saignent tous les deux. Comment cela se fait-il, monseigneur ?

OSRIC

Comment êtes-vous, Laertes ?


LAERTES
LAERTES


Ah ! comme une buse prise à son propre piège, Osric ! je suis tué justement par mon guet-apens.
Pourquoi me demandez-vous cela ?

HAMLET

Comment est la reine ?


LE ROI
LE ROI


Elle s’est évanouie à la vue de leur sang.
Ce n’est pas que je pense que vous n’aimiez pas votre père ; mais je sais que l’amour est l’œuvre du temps, et j’ai vu, par les exemples de l’expérience, que le temps amoindrit l’étincelle et la chaleur. Il y a à la flamme même de l’amour une sorte de mèche, de lumignon, qui finit par s’éteindre. Rien ne garde jamais la même perfection. La perfection, poussée à l’excès, meurt de pléthore. Ce que nous voulons faire, faisons-le quand nous le voulons, car la volonté change ; elle a autant de défaillances et d’entraves qu’il y a de langues, de bras, d’accidents ; et alors le devoir à faire n’est plus qu’un soupir épuisant, qui fait du mal à exhaler… Mais allons au vif de l’ulcère : Hamlet revient. Qu’êtes-vous prêt à entreprendre pour vous montrer le fils de votre père en action plus qu’en paroles ?

LA REINE

Non ! non ! le breuvage ! le breuvage ! Ô mon Hamlet chéri ! le breuvage ! le breuvage ! Je suis empoisonnée. (Elle meurt.)

HAMLET

Ô infamie !… Holà ! qu’on ferme la porte ! Il y a une trahison : qu’on la découvre !


LAERTES
LAERTES


La voici, Hamlet : Hamlet, tu es assassiné ; nul remède au monde ne peut te sauver ; en toi il n’y a plus une demi-heure de vie ; l’arme traîtresse est dans ta main, démouchetée et venimeuse ; le coup hideux s’est retourné contre moi. Tiens ! je tombe ici, pour ne jamais me relever ; ta mère est empoisonnée… Je n’en puis plus… Le roi… le roi est le coupable.
À lui couper la gorge à l’église.

HAMLET

La pointe empoisonnée aussi ! Alors, venin, à ton œuvre !
(Il frappe le roi.)

OSRIC et LES SEIGNEURS

Trahison ! trahison !


LE ROI
LE ROI


Oh ! défendez-moi encore, mes amis ; je ne suis que blessé !
Il n’est pas, en effet, de sanctuaire pour le meurtre ; il n’y a pas de barrière pour la vengeance. Eh bien ! mon bon Laertes, faites ceci : tenez-vous renfermé dans votre chambre. Hamlet, en revenant, apprendra que vous êtes de retour. Nous lui enverrons des gens qui vanteront votre supériorité et mettront un double vernis à la renommée que ce Français vous a faite ; enfin, nous vous mettrons face à face, et nous ferons des paris sur vos têtes. Lui, qui est confiant, très généreux et dénué de tout calcul, n’examinera pas les fleurets : vous pourrez donc aisément, avec un peu de prestesse, choisir une épée non mouchetée, et, par une passe à vous connue, venger sur lui votre père.

HAMLET

Tiens ! toi, incestueux, meurtrier, damné Danois ! Bois le reste de cette potion !… Ta perle y est-elle ? Suis ma mère. (Le roi meurt.)


LAERTES
LAERTES


Il a ce qu’il mérite : c’est un poison préparé par lui-même. Échange ton pardon avec le mien, noble Hamlet. Que ma mort et celle de mon père ne retombent pas sur toi, ni la tienne sur moi ! (Il meurt.)
Je ferai cela. Et, dans ce dessein, j’empoisonnerai mon épée. J’ai acheté à un charlatan une drogue si meurtrière que, pour peu qu’on y trempe un couteau, une fois que le sang a coulé, le cataplasme le plus rare, composé de tous les simples qui ont quelque vertu sous la lune, ne pourrait pas sauver de la mort l’être le plus légèrement égratigné. Je tremperai ma pointe dans ce poison ; et, pour peu que je l’écorche, c’est la mort.


HAMLET
LE ROI


Que le ciel t’en absolve ! Je vais te suivre… Je meurs, Horatio… Reine misérable, adieu !… Vous qui pâlissez et tremblez devant cette catastrophe, muets auditeurs de ce drame, si j’en avais le temps, si la mort, ce recors farouche, ne m’arrêtait si strictement, oh ! je pourrais vous dire… Mais résignonsnous… Horatio, je meurs ; tu vis, toi ! justifie-moi, explique ma cause à ceux qui l’ignorent.
Réfléchissons-y encore ; pesons bien, et quant au temps et quant aux moyens, ce qui peut convenir le plus à notre plan. Si celui-ci devait échouer, et qu’une mauvaise exécution laissât voir notre dessein, mieux vaudrait n’avoir rien tenté. Il faut donc que nous ayons un projet de rechange qui puisse servir au cas où le premier ferait long feu. Doucement ! Voyons ! Nous établirons un pari solennel sur les coups portés. J’y suis ! Quand l’exercice vous aura échauffés et altérés, et dans ce but vous ferez vos attaques les plus violentes, il demandera à boire ; j’aurai préparé un calice tout exprès : une gorgée seulement, et si, par hasard, il a échappé à votre lame empoisonnée, notre but est encore atteint.


HORATIO
Entre la REINE


Ne l’espérez pas. Je suis plus un Romain qu’un Danois. Il reste encore ici de la liqueur.
Qu’est-ce donc, ma douce reine ?


HAMLET
LA REINE


Si tu es un homme, donne-moi cette coupe, lâche-la ;… par le ciel, je l’aurai ! Dieu ! quel nom blessé, Horatio, si les choses restent ainsi inconnues, vivra après moi ! Si jamais tu m’as porté dans ton cœur, absente-toi quelque temps encore de la félicité céleste, et exhale ton souffle pénible dans ce monde rigoureux, pour raconter mon histoire. (Marche militaire au loin ; bruit de mousqueterie derrière le théâtre.) Quel est
Un malheur marche sur les talons d’un autre, tant ils se suivent de près : votre sœur est noyée, Laertes.
ce bruit martial ?


OSRIC
LAERTES


C’est le jeune Fortinbras qui arrive vainqueur de Pologne, et qui salue les ambassadeurs d’Angleterre de cette salve guerrière.
Noyée ! Oh ! Où donc ?


HAMLET
LA REINE


Oh ! je meurs, Horatio ; le poison puissant étreint mon souffle ; je ne pourrai vivre assez pour savoir les nouvelles d’Angleterre ; mais je prédis que l’élection s’abattra sur Fortinbras ; il a ma voix mourante ; raconte-lui, avec plus ou moins de détails, ce qui a provoqué… Le reste… c’est silence… (Il meurt.)
Il y a en travers d’un ruisseau un saule qui mire ses feuilles grises dans la glace du courant. C’est là qu’elle est venue, portant de fantasques guirlandes de renoncules, d’orties, de marguerites et de ces longues fleurs pourpres que les bergers licencieux nomment d’un nom plus grossier, mais que nos froides vierges appellent doigts d’hommes morts. Là, tandis qu’elle grimpait pour suspendre sa sauvage couronne aux rameaux inclinés, une branche envieuse s’est cassée, et tous ses trophées champêtres sont, comme elle, tombés dans le ruisseau en pleurs. Ses vêtements se sont étalés et l’ont soutenue un moment, nouvelle sirène, pendant qu’elle chantait des bribes de vieilles chansons, comme insensible à sa propre détresse, ou comme une créature naturellement formée pour cet élément. Mais cela n’a pu durer longtemps : ses vêtements, alourdis par ce qu’ils avaient bu, ont entraîné la pauvre malheureuse de son chant mélodieux à une mort fangeuse.


HORATIO
LAERTES


Voici un noble cœur qui se brise. Bonne nuit, doux prince ! que des essaims d’anges te bercent de leurs chants !… Pour quoi ce bruit de tambours ici ?
Hélas ! elle est donc noyée ?
(Marche militaire derrière la scène.)


Entrent FORTINBRAS, LES AMBASSADEURSd’Angleterre et autres
LA REINE


FORTINBRAS
Noyée, noyée.


Où est ce spectacle ?
LAERTES


HORATIO
Tu n’as déjà que trop d’eau, pauvre Ophélia ; je retiendrai donc mes larmes… Et pourtant… (Il sanglote,) c’est un tic chez nous : la nature garde ses habitudes, quoi qu’en dise la honte. Quand ces pleurs auront coulé, plus de femmelette en moi ! Adieu, monseigneur ! j’ai des paroles de feu qui flamboieraient, si cette folle douleur ne les éteignait pas. (Il sort.)


Qu’est-ce que vous voulez voir ? Si c’est un malheur ou un prodige, ne cherchez pas plus loin.
LE ROI

FORTINBRAS

Ce monceau crie : Carnage !… Ô fière mort ! quel festin prépares-tu dans ton antre éternel, que tu as, d’un seul coup, abattu dans le sang tant de princes ?

PREMIER AMBASSADEUR

Ce spectacle est effrayant ; et nos dépêches arrivent trop tard d’Angleterre. Il a l’oreille insensible celui qui devait nous écouter, à qui nous devions dire que ses ordres sont remplis, que Rosencrantz et Guildenstern sont morts. D’où recevrons-nous nos remerciements ?

HORATIO

Pas de sa bouche, lors même qu’il aurait le vivant pouvoir de vous remercier : il n’a jamais commandé leur mort. Mais puisque vous êtes venus si brusquement au milieu de cette crise sanglante, vous, de la guerre de Pologne, et vous, d’Angleterre, donnez ordre que ces corps soient placés sur une haute estrade à la vue de tous, et laissez-moi dire au monde qui l’ignore encore, comment ceci est arrivé. Alors vous entendrez parler d’actes charnels, sanglants, contre nature ; d’accidents expiatoires ; de meurtres involontaires ; de morts causées par la perfidie ou par une force majeure ; et, pour dénouement, de complots retombés par méprise sur la tête des auteurs. Voilà tout ce que je puis vous raconter sans mentir.

FORTINBRAS

Hâtons-nous de l’entendre, et convoquons les plus nobles à l’auditoire. Pour moi, c’est avec douleur que j’accepte ma fortune : j’ai sur ce royaume des droits non oubliés, que mon intérêt m’invite à revendiquer.

HORATIO

J’ai mission de parler sur ce point, au nom de quelqu’un dont la voix en entraînera bien d’autres. Mais agissons immédiatement, tandis que les esprits sont encore étonnés, de peur qu’un complot ou une méprise ne cause de nouveaux malheurs.

FORTINBRAS

Que quatre capitaines portent Hamlet, comme un combattant, sur l’estrade ; car, probablement s’il eût été mis à l’épreuve, c’eût été un grand roi ! et que, sur son passage, la musique militaire et les salves guerrières retentissent hautement en son honneur ! Enlevez les corps : un tel spectacle ne sied qu’au champ de bataille ; ici, il fait mal. Allez ! dites aux soldats de faire feu. (Marche funèbre. Ils sortent en portant les cadavres ; après quoi, on entend une décharge d’artillerie.)


Suivons-le, Gertrude. Quelle peine j’ai eue à calmer sa rage ! Je crains bien que ceci ne lui donne un nouvel élan. Suivons-le donc. (Ils sortent.)
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[[de:Hamlet/Vierter Aufzug]]
[[de:Hamlet/Fünfter Aufzug]]
[[en:The Tragedy of Hamlet, Prince of Denmark/Act 4]]
[[en:The Tragedy of Hamlet, Prince of Denmark/Act 5]]
[[es:Hamlet: Cuarto Acto]]
[[es:Hamlet: Quinto Acto]]
[[pl:Hamlet/Akt IV]]
[[pl:Hamlet/Akt V]]

Version du 11 janvier 2012 à 19:28

- Acte quatrième Hamlet




V, I - Un cimetière

Entrent DEUX PAYSANS, avec des bêches

PREMIER PAYSAN

Doit-elle être ensevelie en sépulture chrétienne, celle qui volontairement devance l’heure de son salut ?

DEUXIÈME PAYSAN

Je te dis que oui. Donc creuse sa tombe sur-le-champ. Le coroner a tenu enquête sur elle, et conclu à la sépulture chrétienne.

PREMIER PAYSAN

Comment est-ce possible, à moins qu’elle ne soit noyée à son corps défendant ?

DEUXIÈME PAYSAN

Eh bien ! la chose a été jugée ainsi.

PREMIER PAYSAN

Il est évident qu’elle est morte se offendendo, cela ne peut être autrement. Ici est le point de droit : si je me noie de propos délibéré, cela dénote un acte, et un acte a trois branches : le mouvement, l’action et l’exécution : argo, elle s’est noyée de propos délibéré.

DEUXIÈME PAYSAN

Certainement ; mais écoutez-moi, bonhomme piocheur.

PREMIER PAYSAN

Permets. Ici est l’eau : bon ! ici se tient l’homme : bon ! Si l’homme va à l’eau et se noie, c’est, en dépit de tout, parce qu’il y est allé : remarque bien ça. Mais si l’eau vient à l’homme et le noie, ce n’est pas lui qui se noie : argo, celui qui n’est pas coupable de sa mort n’abrège pas sa vie.

DEUXIÈME PAYSAN

Mais est-ce la loi ?

PREMIER PAYSAN

Oui, pardieu, ça l’est : la loi sur l’enquête du coroner.

DEUXIÈME PAYSAN

Veux-tu avoir la vérité sur ceci ? Si la morte n’avait pas été une femme de qualité, elle n’aurait pas été ensevelie en sépulture chrétienne.

PREMIER PAYSAN

Oui, tu l’as dit : et c’est tant pis pour les grands qu’ils soient encouragés en ce monde à se noyer ou à se pendre, plus que leurs égaux chrétiens. Allons, ma bêche ! il n’y a de vieux gentilshommes que les jardiniers, les terrassiers et les fossoyeurs : ils continuent le métier d’Adam.

DEUXIÈME PAYSAN

Adam était-il gentilhomme ?

PREMIER PAYSAN

Il est le premier qui ait jamais porté des armes.

DEUXIÈME PAYSAN

Comment ! il n’en avait pas.

PREMIER PAYSAN

Quoi ! es-tu païen ? Comment comprends-tu l’Écriture ? L’Écriture dit : Adam bêchait. Pouvait-il bêcher sans bras ? Je vais te poser une autre question : si tu ne réponds pas péremptoirement, avoue-toi…

DEUXIÈME PAYSAN

Va toujours.

PREMIER PAYSAN

Quel est celui qui bâtit plus solidement que le maçon, le constructeur de navires et le charpentier ?

DEUXIÈME PAYSAN

Le faiseur de potences ; car cette construction-là survit à des milliers d’occupants.

PREMIER PAYSAN

Ton esprit me plaît, ma foi ! La potence fait bien. Mais comment fait-elle bien ? Elle fait bien pour ceux qui font mal : or tu fais mal de dire que la potence est plus solidement bâtie que l’Église : argo, la potence ferait bien ton affaire. Cherche encore, allons !

DEUXIÈME PAYSAN

Qui bâtit plus solidement qu’un maçon, un constructeur de navires ou un charpentier ?

PREMIER PAYSAN

Oui, dis-le-moi, et tu peux débâter.

DEUXIÈME PAYSAN

Parbleu ! je peux te le dire à présent.

PREMIER PAYSAN

Voyons.

DEUXIÈME PAYSAN

Par la messe ! je ne peux pas.

Entrent HAMLET et HORATIO, à distance

PREMIER PAYSAN

Ne fouette pas ta cervelle plus longtemps ; car l’âne rétif ne hâte point le pas sous les coups. Et la prochaine fois qu’on te fera cette question, réponds : C’est un fossoyeur. Les maisons qu’il bâtit durent jusqu’au jugement dernier. Allons ! va chez Vaughan me chercher une chopine de liqueur. (Sort le deuxième paysan.) (Il chante en bêchant.)

Dans ma jeunesse, quand j’aimais, quand j’aimais,
Il me semblait qu’il était bien doux,
Oh ! bien doux d’abréger le temps. Ah ! pour mon usage
Il me semblait, oh ! que rien n’était trop bon.

HAMLET

Ce gaillard-là n’a donc pas le sentiment de ce qu’il fait ? Il chante en creusant une fosse.

HORATIO

L’habitude lui a fait de cela un exercice aisé.

HAMLET

C’est juste : la main qui travaille peu a le tact plus délicat.

PREMIER PAYSAN, chantant

Mais l’âge, venu à pas furtifs,
M’a empoigné dans sa griffe,
Et embarqué sous terre,
En dépit de mes goûts.

(Il fait sauter un crâne.)

HAMLET

Ce crâne contenait une langue et pouvait chanter jadis. Comme ce drôle le heurte à terre ! comme si c’était la mâchoire de Caïn, qui fit le premier meurtre ! Ce que cet âne écrase ainsi était peut-être la caboche d’un homme d’État qui croyait pouvoir circonvenir Dieu ! Pourquoi pas ?

HORATIO

C’est possible, monseigneur.

HAMLET

Ou celle d’un courtisan qui savait dire : Bonjour, doux seigneur ! Comment vas-tu, bon seigneur ? Peut-être celle de monseigneur un tel qui vantait le cheval de monseigneur un tel, quand il prétendait l’obtenir ! Pourquoi pas ?

HORATIO

Sans doute, monseigneur.

HAMLET

Oui, vraiment ! Et maintenant cette tête est à Milady Vermine ; elle n’a plus de lèvres, et la bêche d’un fossoyeur lui brise la mâchoire. Révolution bien édifiante pour ceux qui sauraient l’observer ! Ces os n’ont-ils tant coûté à nourrir que pour servir un jour de jeu de quilles ? Les miens me font mal rien que d’y penser.

PREMIER PAYSAN, chantant

Une pioche et une bêche, une bêche !
Et un linceul pour drap,
Puis, hélas ! un trou à faire dans la boue,
C’est tout ce qu’il faut pour un tel hôte !

(Il fait sauter un autre crâne.)

HAMLET

En voici un autre ! Qui sait Si ce n’est pas le crâne d’un homme de loi ? Où sont donc maintenant ses distinctions, ses subtilités, ses arguties, ses clauses, ses passe-droits ? Pourquoi souffre-t-il que ce grossier manant lui cogne la tête avec sa sale pelle, et ne lui intente-t-il pas une action pour voie de fait ? Humph ! ce gaillard-là pouvait être en son temps un grand acquéreur de terres, avec ses hypothèques, ses reconnaissances, ses amendes, ses doubles garanties, ses recouvrements. Est-ce donc pour lui l’amende de ses amendes et le recouvrement de ses recouvrements que d’avoir sa belle caboche pleine de belle boue ? Est-ce que toutes ses acquisitions, ses garanties, toutes doubles qu’elles sont, ne lui garantiront rien de plus qu’une place longue et large comme deux grimoires ? C’est à peine si ses seuls titres de propriété tiendraient dans ce coffre ; faut-il que le propriétaire lui-même n’en ait pas davantage ? Ha !

HORATIO

Pas une ligne de plus, monseigneur.

HAMLET

Est-ce que le parchemin n’est pas fait de peau de mouton ?

HORATIO

Si, monseigneur, et de peau de veau aussi.

HAMLET

Ce sont des moutons et des veaux, ceux qui recherchent une assurance sur un titre pareil… Je vais parler à ce garçon-là… Qui occupe cette fosse, drôle ?

PREMIER PAYSAN

Moi, monsieur. (Chantant.)
Hélas ! un trou à faire dans la boue,
C’est tout ce qu’il faut pour un tel hôte !

HAMLET

Vraiment, je crois que tu l’occupes, en ce sens que tu es dedans.

PREMIER PAYSAN

Vous êtes dehors, et aussi vous ne l’occupez pas ; pour ma part, je ne suis pas dedans et cependant je l’occupe.

HAMLET

Tu veux me mettre dedans en me disant que tu l’occupes. Cette fosse n’est pas faite pour un vivant, mais pour un mort. Tu vois ! tu veux me mettre dedans.

PREMIER PAYSAN

Démenti pour démenti. Vous voulez me mettre dedans en me disant que je suis dedans.

HAMLET

Pour quel homme creuses-tu ici ?

PREMIER PAYSAN

Ce n’est pas pour un homme.

HAMLET

Pour quelle femme, alors ?

PREMIER PAYSAN

Ce n’est ni pour un homme ni pour une femme.

HAMLET

Qui va-t-on enterrer là ?

PREMIER PAYSAN

Une créature qui était une femme, monsieur ; mais, que son âme soit en paix ! elle est morte.

HAMLET

Comme ce maraud est rigoureux ! Il faut lui parler la carte à la main : sans cela, la moindre équivoque nous perd. Par le ciel ! Horatio, voilà trois ans que j’en fais la remarque : le siècle devient singulièrement pointu, et l’orteil du paysan touche de si près le talon de l’homme de cour qu’il l’écorche… Combien de temps as-tu été fossoyeur ?

PREMIER PAYSAN

Je me suis mis au métier, le jour, fameux entre tous les jours, où feu notre roi Hamlet vainquit Fortinbras.

HAMLET

Combien y a-t-il de cela ?

PREMIER PAYSAN

Ne pouvez-vous pas le dire ? Il n’est pas d’imbécile qui ne le puisse. C’était le jour même où est né le jeune Hamlet, celui qui est fou et qui a été envoyé en Angleterre.

HAMLET

Oui-da ! Et pourquoi a-t-il été envoyé en Angleterre ?

PREMIER PAYSAN

Eh bien ! parce qu’il était fou : il retrouvera sa raison là-bas ; ou, s’il ne la retrouve pas, il n’y aura pas grand mal.

HAMLET

Pourquoi ?

PREMIER PAYSAN

Ça ne se verra pas : là-bas tous les hommes sont aussi fous que lui.

HAMLET

Comment est-il devenu fou ?

PREMIER PAYSAN

Très étrangement, à ce qu’on dit.

HAMLET

Comment cela ?

PREMIER PAYSAN

Eh bien ! en perdant la raison.

HAMLET

Sous l’empire de quelle cause ?

PREMIER PAYSAN

Tiens ! sous l’empire de notre roi en Danemark. J’ai été fossoyeur ici, enfant et homme, pendant trente ans.

HAMLET

Combien de temps un homme peut-il être en terre avant de pourrir ?

PREMIER PAYSAN

Ma foi ! s’il n’est pas pourri avant de mourir (et nous avons tous les jours des corps vérolés qui peuvent à peine supporter l’inhumation), il peut vous durer huit ou neuf ans. Un tanneur vous durera neuf ans.

HAMLET

Pourquoi lui plus qu’un autre ?

PREMIER PAYSAN

Ah ! sa peau est tellement tannée par le métier qu’il a fait, qu’elle ne prend pas l’eau avant longtemps ; et vous savez que l’eau est le pire destructeur de votre corps mort, né de putain. Tenez ! voici un crâne : ce crâne-là a été en terre vingt-trois ans.

HAMLET

A qui était-il ?

PREMIER PAYSAN

A un fou né d’une de ces filles-là. À qui croyez-vous ?

HAMLET

Ma foi ! je ne sais pas.

PREMIER PAYSAN

Peste soit de l’enragé farceur ! Un jour, il m’a versé un flacon de vin sur la tête ! Ce même crâne, monsieur, était le crâne de Yorick, le bouffon du roi.

HAMLET, prenant le crâne

Celui-ci ?

PREMIER PAYSAN

Celui-là même.

HAMLET

Hélas ! pauvre Yorick !… Je l’ai connu, Horatio ! C’était un garçon d’une verve infinie, d’une fantaisie exquise ; il m’a porté sur son dos mille fois. Et maintenant quelle horreur il cause à mon imagination ! Le cœur m’en lève. Ici pendaient ces lèvres que j’ai baisées, je ne sais combien de fois. Où sont vos plaisanteries maintenant ? vos escapades ? vos chansons ? et ces éclairs de gaieté qui faisaient rugir la table de rires ? Quoi ! plus un mot à présent pour vous moquer de votre propre grimace ? plus de lèvres ?… Allez maintenant trouver madame dans sa chambre, et dites-lui qu’elle a beau se mettre un pouce de fard, il faudra qu’elle en vienne à cette figure-là ! Faites-la bien rire avec ça… Je t’en prie, Horatio, dis-moi une chose.

HORATIO

Quoi, monseigneur ?

HAMLET

Crois-tu qu’Alexandre ait eu cette mine-là dans la terre ?

HORATIO

Oui, sans doute.

HAMLET

Et cette odeur-là ?… Pouah ! (Il jette le crâne.)

HORATIO

Oui, sans doute, monseigneur.

HAMLET

À quels vils usages nous pouvons être ravalés, Horatio ! Qui empêche l’imagination de suivre la noble poussière d’Alexandre jusqu’à la retrouver bouchant le trou d’un tonneau ?

HORATIO

Ce serait une recherche un peu forcée que celle-là.

HAMLET

Non, ma foi ! pas le moins du monde : nous pourrions, sans nous égarer, suivre ses restes avec grande chance de les mener jusque-là. Par exemple, écoute : Alexandre est mort, Alexandre a été enterré, Alexandre est retourné en poussière ; la poussière, c’est de la terre ; avec la terre, nous faisons de l’argile, et avec cette argile, en laquelle Alexandre s’est enfin changé, qui empêche de fermer un baril de bière ?

L’impérial César, une fois mort et changé en boue,
Pourrait boucher un trou et arrêter le vent du dehors.
Oh ! que cette argile, qui a tenu le monde en effroi,
Serve à calfeutrer un mur et à repousser la rafale d’hiver !

Mais chut ! chut !…écartons-nous !… Voici le roi.

Entrent en procession des prêtres, etc. Le corps d’ OPHÉLIA, LAERTES et les pleureuses suivent ; puis LE ROI, LA REINE et leur suite

HAMLET, continuant

La reine ! les courtisans ! De qui suivent-ils le convoi ? Pourquoi ces rites tronqués ? Ceci annonce que le corps qu’ils suivent a, d’une main désespérée, attenté à sa propre vie. C’était quelqu’un de qualité. Cachons-nous un moment, et observons. (Il se retire avec Horatio.)

LAERTES

Quelle cérémonie reste-t-il encore ?

HAMLET, à part

C’est Laertes, un bien noble jeune homme ! Attention !

LAERTES

Quelle cérémonie encore ?

PREMIER PRÊTRE

Ses obsèques ont été célébrées avec toute la latitude qui nous était permise. Sa mort était suspecte ; et, si un ordre souverain n’avait dominé la règle, elle eût été placée dans une terre non bénite jusqu’à la dernière trompette. Au lieu de prières charitables, des tessons, des cailloux, des pierres, eussent été jetés sur elle. Et pourtant on lui a accordé les couronnes virginales, l’ensevelissement des jeunes filles, et la translation en terre sainte au son des cloches.

LAERTES

N’y a-t-il plus rien à faire ?

PREMIER PRÊTRE

Plus rien à faire : nous profanerions le service des morts en chantant le grave requiem, en implorant pour elle le même repos que pour les âmes parties en paix.

LAERTES

Mettez-la dans la terre ; et puisse-t-il de sa belle chair immaculée éclore des violettes ! Je te le dis, prêtre brutal, ma sœur sera un ange gardien, quand toi, tu hurleras dans l’abîme.

HAMLET

Quoi ! la belle Ophélia !

LA REINE, jetant des fleurs sur le cadavre Fleurs sur fleur ! Adieu ! J’espérais te voir la femme de mon Hamlet. Je comptais, douce fille, décorer ton lit nuptial et non joncher ta tombe.

LAERTES

Oh ! qu’un triple malheur tombe dix fois triplé sur la tête maudite de celui dont la cruelle conduite t’a privée de ta noble intelligence ! Retenez la terre un moment, que je la prenne encore une fois dans mes bras.

(Il saute dans la fosse.) Maintenant entassez votre poussière sur le vivant et sur la morte, jusqu’à ce que vous ayez fait de cette surface une montagne qui dépasse le vieux Pélion ou la tête céleste de l’Olympe azuré.

HAMLET, s’avançant

Quel est celui dont la douleur montre une telle emphase ? dont le cri de désespoir conjure les astres errants et les force à s’arrêter, auditeurs blessés d’étonnement ? Me voici, moi, Hamlet le Danois ! (Il saute dans la fosse.)

LAERTES, l’empoignant

Que le démon prenne ton âme !

HAMLET

Tu ne pries pas bien. Ôte tes doigts de ma gorge, je te prie. Car, bien que je ne sois ni hargneux ni violent, j’ai cependant en moi quelque chose de dangereux que tu feras sagement de craindre. A bas la main !

LE ROI

Arrachez-les l’un à l’autre.

LA REINE

Hamlet ! Hamlet !

HORATIO

Mon bon seigneur, calmez-vous. (Les assistants les séparent, et ils sortent de la fosse.)

HAMLET

Oui, je veux lutter avec lui pour cette cause, jusqu’à ce que mes paupières aient cessé de remuer.

LA REINE

O mon fils, pour quelle cause ?

HAMLET

J’aimais Ophélia. Quarante mille frères ne pourraient pas, avec tous leurs amours réunis, parfaire la somme du mien. (A Laertes.) Qu’es-tu prêt à faire pour elle ?

LE ROI

Oh ! il est fou, Laertes.

LA REINE

Pour l’amour de Dieu, laissez-le dire !

HAMLET

Morbleu ! montre-moi ce que tu veux faire. Veuxtu pleurer ? Veux-tu te battre ? Veux-tu jeûner ? Veux-tu te déchirer ? Veux-tu avaler l’Issel ? manger un crocodile ? Je ferai tout cela… Viens-tu ici pour geindre ? Pour me défier en sautant dans sa fosse ? Sois enterré vif avec elle, je le serai aussi, moi ! Et puisque tu bavardes de montagnes, qu’on les entasse sur nous par millions d’acres, jusqu’à ce que notre tertre ait le sommet roussi par la zone brûlante et fasse l’Ossa comme une verrue ! Ah ! si tu brailles, je rugirai aussi bien que toi.

LA REINE

Ceci est pure folie ! et son accès va le travailler ainsi pendant quelque temps. Puis, aussi patient que la colombe, dont la couvée dorée vient d’éclore, il tombera dans un silencieux abattement.

HAMLET, à Laertes

Écoutez, monsieur ! Pour quelle raison me traitez-vous ainsi ? Je vous ai toujours aimé. Mais n’importe ! Hercule lui-même aurait beau faire !… Le chat peut miauler, le chien aura sa revanche. (Il sort.)

LE ROI

Je vous en prie, bon Horatio, accompagnez-le.

(Horatio sort.) (A Laertes.) Fortifiez votre patience dans nos paroles d’hier soir. Nous allons sur-le-champ amener l’affaire au dénouement.

(A la reine.) Bonne Gertrude, faites surveiller votre fils. (À part.) Il faut à cette fosse un monument vivant. L’heure du repos viendra bientôt pour nous. Jusque-là, procédons avec patience.

(Ils sortent.)

V, II - Dans le château

Entrent HAMLET et HORATIO

HAMLET

Assez sur ce point, mon cher ! Maintenant, venons à l’autre. Vous rappelez-vous toutes les circonstances ?

HORATIO

Je me les rappelle, monseigneur.

HAMLET

Mon cher, il y avait dans mon cœur une sorte de combat qui m’empêchait de dormir je me sentais plus mal à l’aise que des mutins mis aux fers. Je payai d’audace, et bénie soit l’audace en ce cas !… Sachons que notre imprudence nous sert quelquefois bien, quand nos calculs les plus profonds avortent. Et cela doit nous apprendre qu’il est une divinité qui donne la forme à nos destinées, de quelque façon que nous les ébauchions.

HORATIO

Voilà qui est bien certain.

HAMLET

Évadé de ma cabine, ma robe de voyage en écharpe autour de moi, je marchai à tâtons dans les ténèbres pour les trouver ; j’y réussis. J’empoignai le paquet, et puis je me retirai de nouveau dans ma chambre. Je m’enhardis, mes frayeurs oubliant les scrupules, jusqu’à décacheter leurs messages officiels. Et qu’y découvris-je, Horatio ? une scélératesse royale un ordre formel (lardé d’une foule de raisons diverses, le Danemark à sauver, et l’Angleterre aussi… ah ! et le danger de laisser vivre un tel loupgarou, un tel croque-mitaine !), un ordre qu’au reçu de la dépêche, sans délai, non, sans même prendre le temps d’aiguiser la hache, on me tranchât la tête.

HORATIO

Est-il possible

HAMLET

Voici le message tu le liras plus à loisir. Mais veux-tu savoir maintenant ce que je fis ?

HORATIO

Parlez, je vous supplie.

HAMLET

Ainsi empêtré dans leur guet-apens, je n’aurais pas eu le temps de deviner le prologue qu’ils auraient déjà commencé la pièce ! Je m’assis ; j’imaginai un autre message ; je l’écrivis de mon mieux. Je croyais jadis, comme nos hommes d’État, que c’est un avilissement de bien écrire, et je me suis donné beaucoup de peine pour oublier ce talent-là. Mais alors, mon cher, il me rendit le service d’un greffier. Veux-tu savoir la teneur de ce que j’écrivis ?

HORATIO

Oui, mon bon seigneur.

HAMLET

Une requête pressante adressée par le roi à son cousin d’Angleterre, comme à un tributaire fidèle si celui-ci voulait que la palme de l’affection pût fleurir entre eux deux, que la paix gardât toujours sa couronne d’épis et restât comme un trait d’union entre leurs amitiés, et par beaucoup d’autres considérations de grand poids, il devait, aussitôt la dépêche vue et lue, sans autre forme de procès, sans leur laisser le temps de se confesser, faire mettre à mort surle-champ les porteurs.

HORATIO

Comment avez-vous scellé cette dépêche ?

HAMLET

Eh bien, ici encore s’est montrée la Providence céleste. J’avais dans ma bourse le cachet de mon père, qui a servi de modèle au sceau de Danemark. Je pliai cette lettre dans la même forme que l’autre, j’y mis l’adresse, je la cachetai, je la mis soigneusement en place, et l’on ne s’aperçut pas de l’enfant substitué. Le lendemain, eut lieu notre combat sur mer ; et ce qui s’ensuivit, tu le sais déjà.

HORATIO

Ainsi, Guildenstern et Rosencrantz vont tout droit à la chose.

HAMLET

Ma foi, l’ami ! ce sont eux qui ont recherché cette commission ; ils ne gênent pas ma conscience ; leur ruine vient de leur propre imprudence. Il est dangereux pour des créatures inférieures de se trouver, au milieu d’une passe, entre les épées terribles et flamboyantes de deux puissants adversaires.

HORATIO

Ah ! quel roi !

HAMLET

Ne crois-tu pas que quelque chose m’est imposé maintenant ? Celui qui a tué mon père et fait de ma mère une putain, qui s’est fourré entre la volonté du peuple et mes espérances, qui a jeté son hameçon à ma propre vie, et avec une telle perfidie ! ne dois-je pas, en toute conscience, le châtier avec ce bras. Et n’est-ce pas une action damnable de laisser ce chancre de l’humanité continuer ses ravages ?

HORATIO

Il apprendra bientôt d’Angleterre quelle est l’issue de l’affaire.

HAMLET

Cela ne tardera pas. L’intérim est à moi ; la vie d’un homme, ce n’est que le temps de dire un. Pourtant je suis bien fâché, mon cher Horatio, de m’être oublié vis-à-vis de Laertes. Car dans ma propre cause je vois l’image de la sienne. Je tiens à son amitié mais, vraiment, la jactance de sa douleur avait exalté ma rage jusqu’au vertige.

HORATIO

Silence ! Qui vient là ?

Entre OSRIC

OSRIC, se découvrant

Votre Seigneurie est la bienvenue à son retour en Danemark.

HAMLET

Je vous remercie humblement, monsieur. (À Horatio.) Connais-tu ce moucheron ?

HORATIO

Non, mon bon seigneur.

HAMLET

Tu n’en es que mieux en état de grâce ; car c’est un vice de le connaître. Il a beaucoup de terres, et de fertiles. Qu’un animal soit le seigneur d’autres animaux, il aura sa mangeoire à la table du roi. C’est un perroquet ; mais, comme je te le dis, vaste propriétaire de boue.

OSRIC

Doux seigneur, si Votre Seigneurie en a le loisir, j’ai une communication à lui faire de la part de Sa Majesté.

HAMLET

Je la recevrai, monsieur, avec tout empressement d’esprit. Faites de votre chapeau son véritable usage il est pour la tête.

OSRIC

Je remercie Votre Seigneurie il fait très chaud.

HAMLET

Non, croyez-moi, il fait très froid, le vent est au nord.

OSRIC

En effet, monseigneur, Il fait passablement froid.

HAMLET

Mais pourtant, il me semble qu’il fait une chaleur étouffante pour mon tempérament.

OSRIC

Excessive, monseigneur ! une chaleur étouffante, à un point.., que je ne saurais dire… Mais, monseigneur, Sa Majesté m’a chargé de vous signifier qu’elle avait tenu sur vous un grand pari… Voici, monsieur, ce dont il s’agit.

HAMLET, lui faisant signe de se couvrir

De grâce, souvenez-vous…

OSRIC

Non, sur ma foi ! je suis plus à l’aise, sur ma foi ! Monsieur, nous avons un nouveau venu à la cour, Laertes : croyez-moi, c’est un gentilhomme accompli, doué des perfections les plus variées, de très douces manières et de grande mine. En vérité, pour parler de lui avec tact, il est le calendrier, la carte de la gentry ; vous trouverez en lui le meilleur monde qu’un gentilhomme puisse connaître.

HAMLET

Monsieur, son signalement ne perd rien dans votre bouche, et pourtant, je le sais, s’il fallait faire son inventaire détaillé, la mémoire y embrouillerait son arithmétique : elle ne pourrait jamais qu’évaluer en gros une cargaison emportée sur un si fin voilier. Quant à moi, pour rester dans la vérité de l’enthousiasme, je le tiens pour une âme de grand article : il y a en lui un tel mélange de raretés et de curiosités, que, à parler vrai de lui, il n’a de semblable que son miroir, et tout autre portrait ne serait qu’une ombre, rien de plus.

OSRIC

Votre Seigneurie parle de lui en juge infaillible.

HAMLET

A quoi bon tout ceci, monsieur ? Pourquoi affublons-nous ce gentilhomme de nos phrases grossières ?

OSRIC

Monsieur ?

HORATIO, à Hamlet

On peut donc parler à n’importe qui sa langue ? Vraiment, vous auriez ce talent-là, seigneur ?

HAMLET

Que fait à la question le nom de ce gentilhomme ?

OSRIC

De Laertes ?

HORATIO, à part, à Hamlet

Sa bourse est déjà vide : toutes ses paroles d’or sont dépensées.

HAMLET

De lui, monsieur.

OSRIC

Je pense que vous n’êtes pas sans savoir…

HAMLET

Tant mieux si vous avez de moi cette opinion ; mais quand vous l’auriez, cela ne prouverait rien en ma faveur… Eh bien, monsieur ?

OSRIC

Vous n’êtes pas sans savoir de quelle supériorité Laertes est à…

HAMLET

Je n’ose faire cet aveu, de peur de me comparer à lui : pour bien connaître un homme, il faut le connaître par soi-même.

OSRIC

Je ne parle, monsieur, que de sa supériorité aux armes ; d’après la réputation qu’on lui a faite, il a un talent sans égal.

HAMLET

Quelle est son arme ?

OSRIC

L’épée et la dague.

HAMLET

Ce sont deux de ses armes ! Eh bien ! après ?

OSRIC

Le roi, monsieur, a parié six chevaux barbes, contre lesquels, m’a-t-on dit, Laertes risque six rapières et six poignards de France avec leurs montures, ceinturon, bandoulière, et ainsi de suite. Trois des trains sont vraiment d’une invention rare, parfaitement adaptés aux poignées, d’un travail très délicat et très somptueux.

HAMLET

Qu’appelez-vous les trains ?

HORATIO, à Hamlet

Vous ne le lâcherez pas, je sais bien, avant que ses explications ne vous aient édifié.

OSRIC

Les trains, monsieur, ce sont les étuis à suspendre les épées.

HAMLET

L’expression serait plus juste si nous portions une pièce de canon au côté ; en attendant, contentons-nous de les appeler des pendants de ceinturon. Six chevaux barbes contre six épées de France, leurs accessoires, avec trois ceinturons très élégants voilà l’enjeu danois contre l’enjeu français. Et sur quoi ce pari ?

OSRIC

Le roi a parié, monsieur, que, sur douze bottes échangées entre vous et Laertes, celui-ci n’en porterait pas trois de plus que vous ; Laertes a parié vous toucher neuf fois sur douze. Et la question serait soumise à une épreuve immédiate, si Votre Seigneurie daignait répondre.

HAMLET

Comment ? Si je réponds non ?

OSRIC

Je veux dire, monseigneur, si vous daigniez opposer votre personne à cette épreuve.

HAMLET

Monsieur, je vais me promener ici dans cette salle : si cela convient à Sa Majesté, voici pour moi l’heure de la récréation. Qu’on apporte les fleurets, si ce gentilhomme y consent ; et pour peu que le roi persiste dans sa gageure, je le ferai gagner, si je peux ; sinon, j’en serai quitte pour la honte et les bottes de trop.

OSRIC

Rapporterai-je ainsi votre réponse ?

HAMLET

Dans ce sens-là, monsieur ; ajoutez-y toutes les fleurs à votre goût.

OSRIC

Je recommande mon dévouement à Votre Seigneurie. (Il sort.)

HAMLET

Son dévouement ! son dévouement !… Il fait bien de le recommander lui-même : il n’y a pas d’autres langues pour s’en charger.

HORATIO

On dirait un vanneau qui fuit ayant sur la tête la coque de son œuf.

HAMLET

Il faisait des compliments à la mamelle de sa nourrice avant de la téter. Comme beaucoup d’autres de la même volée dont je vois raffoler le monde superficiel, il se borne à prendre le ton du jour et les usages extérieurs de la société. Sorte d’écume que la fermentation fait monter au sommet de l’opinion ardente et agitée : soufflez seulement sur ces bulles pour en faire l’épreuve, elles crèvent !

(Entre un seigneur.)


LE SEIGNEUR

Monseigneur, le roi vous a fait complimenter par le jeune Osric qui lui a rapporté que vous l’attendiez dans cette salle. Il m’envoie savoir si c’est votre bon plaisir de commencer la partie avec Laertes, ou de l’ajourner.

HAMLET

Je suis constant dans mes résolutions, elles suivent le bon plaisir du roi. Si Laertes est prêt, je le suis ; sur-le-champ, ou n’importe quand, pourvu que je sois aussi dispos qu’à présent.

LE SEIGNEUR

Le roi, la reine et toute la cour vont descendre.

HAMLET

Ils seront les bienvenus.

LE SEIGNEUR

La reine vous demande de faire un accueil cordial à Laertes avant de vous mettre à la partie.

HAMLET

Elle me donne un bon conseil. (Sort le seigneur.)

HORATIO

Vous perdrez ce pari, monseigneur.

HAMLET

Je ne crois pas : depuis qu’il est parti pour la France, je me suis continuellement exercé : avec l’avantage qui m’est fait, je gagnerai. Mais tu ne saurais croire quel mal j’éprouve ici, du côté du cœur. N’importe !

HORATIO

Pourtant, monseigneur…

HAMLET

C’est une niaiserie : une sorte de pressentiment qui suffirait peut-être à troubler une femme.

HORATIO

Si vous avez dans l’esprit quelque répugnance, obéissez-y. Je vais les prévenir de ne pas se rendre ici, en leur disant que vous êtes indisposé.

HAMLET

Pas du tout. Nous bravons le présage : il y a une providence spéciale pour la chute d’un moineau. Si mon heure est venue, elle n’est pas à venir ; si elle n’est pas à venir, elle est venue : que ce soit à présent ou pour plus tard, soyons prêts. Voilà tout. Puisque l’homme n’est pas maître de ce qu’il quitte, qu’importe qu’il le quitte de bonne heure !

Entrent LE ROI, LA REINE, LAERTES, OSRIC,

des seigneurs, des serviteurs portant des fleurets, des gantelets, une table et des flacons de vin

LE ROI

Venez, Hamlet, venez, et prenez cette main que je vous présente. (Le roi met la main de Laertes dans celle d’Hamlet.)

HAMLET

Pardonnez-moi, monsieur, je vous ai offensé, mais pardonnez-moi en gentilhomme. Ceux qui sont ici présents savent et vous devez avoir appris de quel cruel égarement j’ai été affligé. Si j’ai fait quelque chose qui ait pu irriter votre caractere, votre honneur, votre rancune, je le proclame ici acte de folie. Est-ce Hamlet qui a offensé Laertes ? Ce n’a jamais été Hamlet. Si Hamlet est enlevé à lui-même, et si, n’étant plus lui-même, il offense Laertes, alors, ce n’est pas Hamlet qui agit : Hamlet renie l’acte. Qui agit donc ? sa folie. S’il en est ainsi, Hamlet est du parti des offensés, le pauvre Hamlet a sa folie pour ennemi. Monsieur, après ce désaveu de toute intention mauvaise fait devant cet auditoire, puissé-je n’être condamné dans votre généreuse pensée que comme si, lançant une flèche par-dessus la maison, j’avais blessé mon frère !

LAERTES

Mon cœur est satisfait, et ce sont ses inspirations qui, dans ce cas, me poussaient le plus à la vengeance ; mais sur le terrain de l’honneur, je reste à l’écart et je ne veux pas de réconciliation, jusqu’à ce que des arbitres plus âgés, d’une loyauté connue, m’aient imposé, d’après les précédents, une sentence de paix qui sauvegarde mon nom. Jusque-là j’accepte comme bonne amitié l’amitié que vous m’offrez, et je ne ferai rien pour la blesser.

HAMLET

J’embrasse franchement cette assurance, et je m’engage loyalement dans cette joute fraternelle. Donnez-nous les fleurets, allons !

LAERTES

Voyons ! qu’on m’en donne un !

HAMLET

Je vais être votre plastron, Laertes auprès de mon inexpérience, comme un astre dans la nuit la plus noire, votre talent va ressortir avec éclat.

LAERTES

Vous vous moquez de moi, monseigneur.

HAMLET

Non, je le jure.

LE ROI

Donnez-leur les fleurets, jeune Osric. Cousin Hamlet, vous connaissez la gageure ?

HAMLET

Parfaitement, monseigneur. Votre Grâce a parié bien gros pour le côté le plus faible.

LE ROI

Je n’en suis pas inquiet je vous ai vus tous deux… D’ailleurs, puisque Hamlet est avantagé, la chance est pour nous.

LAERTES, essayant un fleuret

Celui-ci est trop lourd, voyons-en un autre.

HAMLET

Celui-ci me va. Ces fleurets ont tous la même longueur ?

OSRIC

Oui, mon bon seigneur. (Ils se mettent en garde.)

LE ROI

Posez-moi les flacons de vin sur cette table si Hamlet porte la première ou la seconde botte, ou s’il riposte à la troisième, que les batteries fassent feu de toutes leurs pièces ! Le roi boira à la santé d’Hamlet, et jettera dans la coupe une perle plus précieuse que celles que les quatre rois nos prédécesseurs ont portées sur la couronne de Danemark. Donnez-moi les coupes. Que les timbales disent aux trompettes, les trompettes aux canons du dehors, les canons aux cieux, les cieux à la terre, que le roi boit à Hamlet ! Allons, commencez ! Et vous, juges, ayez l’œil attentif !

HAMLET

En garde, monsieur !

LAERTES

En garde, monseigneur ! (Ils commencent l’assaut.)

HAMLET

Une !

LAERTES

Non.

HAMLET

Jugement !

OSRIC

Touché ! très positivement touché !

LAERTES

Soit ! Recommençons.

LE ROI

Attendez qu’on me donne à boire. Hamlet, cette perle est à toi ; je bois à ta santé. Donnez-lui la coupe. (Les trompettes sonnent ; bruit du canon au-dehors.)

HAMLET

Je veux auparavant terminer cet assaut : mettez-la de côté un moment. Allons ! (L’assaut recommence.) Encore une ! Qu’en dites-vous ?

LAERTES

Touché, touché ! je l’avoue.

LE ROI

Notre fils gagnera.

LA REINE

Il est gras et de courte haleine… Tiens, Hamlet, prends mon mouchoir et frotte-toi le front. La reine boit à ton succès, Hamlet.

HAMLET

Bonne madame !

LE ROI

Gertrude, ne buvez pas !

LA REINE, prenant la coupe

Je boirai, monseigneur ; excusez-moi, je vous prie.

LE ROI, à part

C’est la coupe empoisonnée ! Il est trop tard.

HAMLET

Je n’ose pas boire encore, madame ; tout à l’heure.

LA REINE

Viens, laisse-moi essuyer ton visage.

LAERTES, au roi

Monseigneur, je vais le toucher cette fois.

LE ROI

Je ne le crois pas.

LAERTES, à part

Et pourtant c’est presque contre ma conscience.

HAMLET

Allons, la troisième, Laertes ! Vous ne faites que vous amuser ; je vous en prie, tirez de votre plus belle force ; j’ai peur que vous ne me traitiez en enfant.

LAERTES

Vous dites cela ? En garde ! (Ils recommencent.)

OSRIC

Rien des deux parts.

LAERTES

À vous, maintenant ! (Laertes blesse Hamlet. Puis, en ferraillant, ils échangent leurs fleurets, et Hamlet blesse Laertes.)

LE ROI

Séparez-les ; ils sont enflammés.

HAMLET

Non. Recommençons ! (La reine tombe.)

OSRIC

Secourez la reine ! là ! ho !

HORATIO

Ils saignent tous les deux. Comment cela se fait-il, monseigneur ?

OSRIC

Comment êtes-vous, Laertes ?

LAERTES

Ah ! comme une buse prise à son propre piège, Osric ! je suis tué justement par mon guet-apens.

HAMLET

Comment est la reine ?

LE ROI

Elle s’est évanouie à la vue de leur sang.

LA REINE

Non ! non ! le breuvage ! le breuvage ! Ô mon Hamlet chéri ! le breuvage ! le breuvage ! Je suis empoisonnée. (Elle meurt.)

HAMLET

Ô infamie !… Holà ! qu’on ferme la porte ! Il y a une trahison : qu’on la découvre !

LAERTES

La voici, Hamlet : Hamlet, tu es assassiné ; nul remède au monde ne peut te sauver ; en toi il n’y a plus une demi-heure de vie ; l’arme traîtresse est dans ta main, démouchetée et venimeuse ; le coup hideux s’est retourné contre moi. Tiens ! je tombe ici, pour ne jamais me relever ; ta mère est empoisonnée… Je n’en puis plus… Le roi… le roi est le coupable.

HAMLET

La pointe empoisonnée aussi ! Alors, venin, à ton œuvre ! (Il frappe le roi.)

OSRIC et LES SEIGNEURS

Trahison ! trahison !

LE ROI

Oh ! défendez-moi encore, mes amis ; je ne suis que blessé !

HAMLET

Tiens ! toi, incestueux, meurtrier, damné Danois ! Bois le reste de cette potion !… Ta perle y est-elle ? Suis ma mère. (Le roi meurt.)

LAERTES

Il a ce qu’il mérite : c’est un poison préparé par lui-même. Échange ton pardon avec le mien, noble Hamlet. Que ma mort et celle de mon père ne retombent pas sur toi, ni la tienne sur moi ! (Il meurt.)

HAMLET

Que le ciel t’en absolve ! Je vais te suivre… Je meurs, Horatio… Reine misérable, adieu !… Vous qui pâlissez et tremblez devant cette catastrophe, muets auditeurs de ce drame, si j’en avais le temps, si la mort, ce recors farouche, ne m’arrêtait si strictement, oh ! je pourrais vous dire… Mais résignonsnous… Horatio, je meurs ; tu vis, toi ! justifie-moi, explique ma cause à ceux qui l’ignorent.

HORATIO

Ne l’espérez pas. Je suis plus un Romain qu’un Danois. Il reste encore ici de la liqueur.

HAMLET

Si tu es un homme, donne-moi cette coupe, lâche-la ;… par le ciel, je l’aurai ! Dieu ! quel nom blessé, Horatio, si les choses restent ainsi inconnues, vivra après moi ! Si jamais tu m’as porté dans ton cœur, absente-toi quelque temps encore de la félicité céleste, et exhale ton souffle pénible dans ce monde rigoureux, pour raconter mon histoire. (Marche militaire au loin ; bruit de mousqueterie derrière le théâtre.) Quel est ce bruit martial ?

OSRIC

C’est le jeune Fortinbras qui arrive vainqueur de Pologne, et qui salue les ambassadeurs d’Angleterre de cette salve guerrière.

HAMLET

Oh ! je meurs, Horatio ; le poison puissant étreint mon souffle ; je ne pourrai vivre assez pour savoir les nouvelles d’Angleterre ; mais je prédis que l’élection s’abattra sur Fortinbras ; il a ma voix mourante ; raconte-lui, avec plus ou moins de détails, ce qui a provoqué… Le reste… c’est silence… (Il meurt.)

HORATIO

Voici un noble cœur qui se brise. Bonne nuit, doux prince ! que des essaims d’anges te bercent de leurs chants !… Pour quoi ce bruit de tambours ici ? (Marche militaire derrière la scène.)

Entrent FORTINBRAS, LES AMBASSADEURSd’Angleterre et autres

FORTINBRAS

Où est ce spectacle ?

HORATIO

Qu’est-ce que vous voulez voir ? Si c’est un malheur ou un prodige, ne cherchez pas plus loin.

FORTINBRAS

Ce monceau crie : Carnage !… Ô fière mort ! quel festin prépares-tu dans ton antre éternel, que tu as, d’un seul coup, abattu dans le sang tant de princes ?

PREMIER AMBASSADEUR

Ce spectacle est effrayant ; et nos dépêches arrivent trop tard d’Angleterre. Il a l’oreille insensible celui qui devait nous écouter, à qui nous devions dire que ses ordres sont remplis, que Rosencrantz et Guildenstern sont morts. D’où recevrons-nous nos remerciements ?

HORATIO

Pas de sa bouche, lors même qu’il aurait le vivant pouvoir de vous remercier : il n’a jamais commandé leur mort. Mais puisque vous êtes venus si brusquement au milieu de cette crise sanglante, vous, de la guerre de Pologne, et vous, d’Angleterre, donnez ordre que ces corps soient placés sur une haute estrade à la vue de tous, et laissez-moi dire au monde qui l’ignore encore, comment ceci est arrivé. Alors vous entendrez parler d’actes charnels, sanglants, contre nature ; d’accidents expiatoires ; de meurtres involontaires ; de morts causées par la perfidie ou par une force majeure ; et, pour dénouement, de complots retombés par méprise sur la tête des auteurs. Voilà tout ce que je puis vous raconter sans mentir.

FORTINBRAS

Hâtons-nous de l’entendre, et convoquons les plus nobles à l’auditoire. Pour moi, c’est avec douleur que j’accepte ma fortune : j’ai sur ce royaume des droits non oubliés, que mon intérêt m’invite à revendiquer.

HORATIO

J’ai mission de parler sur ce point, au nom de quelqu’un dont la voix en entraînera bien d’autres. Mais agissons immédiatement, tandis que les esprits sont encore étonnés, de peur qu’un complot ou une méprise ne cause de nouveaux malheurs.

FORTINBRAS

Que quatre capitaines portent Hamlet, comme un combattant, sur l’estrade ; car, probablement s’il eût été mis à l’épreuve, c’eût été un grand roi ! et que, sur son passage, la musique militaire et les salves guerrières retentissent hautement en son honneur ! Enlevez les corps : un tel spectacle ne sied qu’au champ de bataille ; ici, il fait mal. Allez ! dites aux soldats de faire feu. (Marche funèbre. Ils sortent en portant les cadavres ; après quoi, on entend une décharge d’artillerie.)