« Page:Le Tour du monde - 03.djvu/175 » : différence entre les versions
→Page non corrigée : Page créée avec « les montagnes sont moins boisées et plus sévères d’aspect, les pays cultivés plus rares, les habitants moins heureux ; les costumes sont à l’unisson ; tout y port... » |
(Aucune différence)
|
Version du 3 mai 2019 à 08:41
les montagnes sont moins boisées et plus sévères d’aspect,
les pays cultivés plus rares, les habitants moins
heureux ; les costumes sont à l’unisson ; tout y porte un
cachet plus pauvre et plus mélancolique. Chaque détour
du golfe couvre un horizon nouveau, quoique toujours
assez resserré et terminé par les parois de montagnes escarpées
qui se mirent dans la mer, tandis qu’au-dessus
de toutes se dressent les cimes du Jostedalsbrae couvertes
d’une neige éternelle. Cette âpre et rude région doit à la
poésie un lustre impérissable ; elle a été chantée par
Tegner, le barde moderne de la Suède. Nous sommes
dans la patrie de Frithiof et d’Ingeborg, dont la légende
a inspiré au poëte ses plus beaux vers. L’histoire de ces
blonds fiancés rappelle à son début celle de Paul et Virginie.
C’est sur ces pics sauvages que Frithiof allait dénicher
les aiglons qu’il offrait à Ingeborg ; c’est à travers
ces torrents furieux qu’il la portait dans ses bras ; c’est
enfin dans ces forêts qu’il allait combattre l’ours qui décimait
le troupeau de sa bien-aimée. C’est ici à Framaes
que se balançait Elida,
la nacelle qui transportait
Frithiof de l’autre côté du
golfe où le père d’Ingeborg
avait son manoir, près du
temple de Balder où l’on enferma
la jeune fille pour la
séparer de son amant. Ces
poétiques souvenirs nous suivent
jusque devant l’église
de Vangsnaes, modeste petite
chapelle en bois grisâtre
et vermoulu, à laquelle le
grave murmure de Quindefoss
tient lieu d’orgue et de
plain-chant. Son intérieur
est décoré de figures d’animaux
et d’arabesques fort
anciens et remarquables au
point de vue archéologique.
Son demi-jour mystérieux, son humilité touchante et ses
minimes proportions ont certainement un caractère plus
chrétien que mainte cathédrale de marbre. Plusieurs
grands tumuli antiques contenant les restes de héros
scandinaves aujourd’hui oubliés de l’insouciante postérité,
s’élèvent près du temple chrétien. Les habitants du
Sognefjord ont peu de communications avec le reste du
monde et leurs mœurs ont conservé une simplicité primitive.
Ainsi, celles de leurs jeunes filles, dont la réputation
est excellente, jouissent du privilége d’aller tête
nue. D’autres portent une coiffure blanche qui n’est cependant
pas la même que celle des femmes mariées. Le
même soir nous descendîmes à Nornaes, pauvre village
de pêcheurs perdu dans une anse du fjord et dominé
par une colline sur laquelle se dressent majestueusement
trois immenses pierres druidiques. L’un d’elles n’a pas
moins de onze mètres de hauteur sur un mètre de largeur
et environ onze décimètres d’épaisseur. Lorsque le
vent souffle avec violence, la pierre se balance comme un
sapin. On se demande par quel moyen on a pu la fixer
au sol. Il était neuf heures du soir et la lune, projetant
sa lueur blanchâtre sur ces mystérieux monuments, les
faisait paraître encore plus imposants. Tous rangés en
silence autour d’eux, nous évoquions les souvenirs historiques
et les traditions maintenant inconnues qu’ils
pouvaient avoir pour mission de retracer, quand tout
à coup nous vîmes sortir de derrière une des pierres
géantes la forme svelte d’une jeune fille vêtue de blanc.
Notre première impression, je l’avoue, fut celle qu’on
doit éprouver à la vue d’une apparition fantastique. Cette
ombre vaporeuse semblait arriver à propos pour
compléter l’effet du tableau. Immobile au milieu des
trois pierres, elle nous regardait en silence ; en m’approchant
de cette nymphe druidique, je vis avec horreur,
aux rayons de la lune, un visage à moitié rongé
par une plaie hideuse, et une chétive créature de seize
à dix-huit ans vêtue dune simple chemise ; d’un accent
nasal elle me demandait l’aumône. Notre guide s’approcha d’elle en lui ordonnant
tristement de rentrer au logis.
« C’est ma fille, nous
dit-il ; elle à la maladie (la
lèpre), et je viens d’obtenir
pour elle une place à l’hospice
Saint-Georges. »
Il était impossible de retomber plus lourdement et plus bas de la sphère idéale où nous avait entraînés l’aspect grandiose des monuments de l’âge de pierre.
Comme nous regagnions le bord, nous vîmes tous les habitants du pauvre hameau de Nornaes autour de notre bâtiment qu”ils contemplaient, de leurs petits bateaux, avec étonnement et admiration ; nous leur jetâmes des biscuits et des cigares. « Est-ce bon à manger ? » nous demandaient-ils en flairant ces derniers. Leur ignorance et leur étonnement à la vue des objets les plus simples étaient saisissants ; leur longue chevelure en désordre et leurs haillons leur donnaient un aspect sauvage, parfaitement en harmonie avec les rochers perpendiculaires qui surplombaient sur notre petit yacht. Deux coups de nos petits canons donnèrent le signal de la retraite à tous ces braves gens, et nous nous retirâmes chacun dans notre hamac.
À notre réveil, le jour suivant, nous étions à Kaupanger, dans le Hystrefjord, dont les bords sont boisés et riants ; ils sont semés de plusieurs riches habitations ; en descendant sur la rive nous trouvons des habitants plus aisés et plus propres que la veille ; leurs manières sont affectueuses ; ainsi ils n’abordent l’étranger qu’en lui disant : « Dieu vous bénisse ! » ou : « Soyez le bienvenu ! » Avant de vous serrer la main, ils ne manquent jamais de déposer un respectueux baiser sur le revers de la