Costal l’Indien (Gabriel Ferry)/II/IX

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Costal l’Indien ou le Dragon de la reine
Librairie Hachette et Cie (p. 245-258).

CHAPITRE IX

VALERIO TRUJANO.


L’ancien muletier qu’on a vu ne pas vouloir s’exposer aux chances de la guerre avant d’avoir religieusement payé ses dettes, aujourd’hui le colonel don Valerio Trujano, n’était qu’un guerillero comme il y en avait tant alors. Le renom dont il jouissait néanmoins dans les limites étroites de sa sphère était un sujet continuel d’inquiétudes pour les chefs royalistes de la ville de Oajaca. Ils pensèrent que le moment était venu d’écraser ce redoutable ennemi qui se trouvait privé de l’appui de deux de ses compagnons, don Miguel et don Nicolas Bravo, guerilleros comme lui, que Morelos venait de rappeler à Cuautla.

Telle était l’importance qu’on attachait à la défaite du religieux insurgé, que le gouvernement fit marcher contre lui presque toutes les forces de la province. Trujano se trouvait alors dans le bourg de Huajapam, où nous l’avons déjà vu, et c’est là qu’il eut l’occasion de s’immortaliser par la belle défense qu’il fit de cette petite ville ouverte de tous côtés ; heureusement pour lui, Huajapam était abondamment pourvu de vivres.

La résistance ne devenait possible qu’en changeant les règles ordinaires ; c’est ce que fit Trujano.

Il commença par faire emmagasiner tous les vivres, dont il se réserva chaque matin la distribution exclusive à chaque soldat et à chaque famille ; puis il établit une sévère discipline monastique que, depuis le premier jusqu’au dernier jour, au milieu des péripéties sanglantes d’un siège de cent quatorze jours, la force de sa volonté, son ascendant irrésistible sur le soldat comme sur le bourgeois sut maintenir exempte de la plus légère infraction.

Le temps avait été distribué comme dans un couvent, et les oraisons absorbaient la plus grande partie de celui que laissaient libre les devoirs militaires et les attaques des assiégeants. Ces oraisons se faisaient en commun, et, dans cette bourgade privée de toute communication au dehors, au milieu d’une population ignorante des joies de la vie, toujours en face de la mort, elles s’accomplissaient avec cette ferveur du matelot qui implore la miséricorde de Dieu, son seul refuge contre les fureurs de la tempête.

Grâce à ces dispositions étranges, mais sages, le découragement n’avait pas de prise sur des âmes continuellement occupées. Quand les vivres devinrent plus rares, aucun regard scrutateur ne pouvait sonder le vide des magasins, aucune bouche indiscrète ne pouvait annoncer une prochaine disette, et il était évident que l’entreprise des Espagnols sur Huajapam ne pouvait avoir que deux issues : écraser jusqu’au dernier des assiégés ou abandonner le siège.

Depuis cent jours et plus cet état de choses existait, et, pendant ce long espace de temps, une seule tentative de secours avait été faite par le colonel Sanchez et le padre Tapia ; elle avait échoué, mais la constance de Trujano n’était pas à bout. Le découragement était seulement du côté des Espagnols.

Parmi les assiégés, tout pliait sous l’ascendant sans bornes de cet homme vraiment extraordinaire, chez qui étaient réunies les plus brillantes qualités, même celles qui sont le plus faites pour s’exclure mutuellement.

Jamais la fougue de son esprit ne diminua la prudence de ses plans, et jamais elle ne chercha à devancer l’époque de leur maturité. Brave jusqu’à la témérité, il n’en était pas moins exact à calculer minutieusement toutes les chances du combat. Sa physionomie ouverte et prévenante commandait la franchise et forçait chacun à lui livrer son secret, tandis que personne ne pouvait pénétrer le sien ; sa bonté, sa douceur envers ses troupes, loin de dégénérer en faiblesse, le faisaient craindre autant qu’elles le faisaient aimer ; un charme indéfinissable enfin émanait de toute sa personne et excluait jusqu’à la pensée de lui désobéir.

Maintenant, si l’on réfléchit qu’en 1812 les Espagnols étaient encore maîtres de toutes les ressources de l’administration, des courriers, des voies de communication ; que l’insurrection était isolée, traquée de tous côtés, on ne trouvera pas étonnant que, à la même époque où Trujano était bloqué dans Huajapam, Morelos, assiégé à deux ou trois journées de là, dans Cuautla, ignorât la position de l’ancien muletier.

Depuis un mois déjà Morelos, retiré à Isucar après avoir évacué Cuautla, n’était pas plus instruit qu’auparavant du sort des assiégés de Huajapam. Heureusement pour eux, Trujano connaissait le lieu de la retraite de Morelos, et il avait résolu de lui expédier un courrier pour lui demander du secours.

Cernée comme l’était la place, l’entreprise était presque impraticable, et, pour en assurer le succès, Trujano faisait une neuvaine afin d’implorer la protection du ciel.

Le jour où du camp espagnol nous pénétrons dans la ville assiégée, la neuvaine s’achevait, et c’était le soir de la surveille de la délibération du conseil de guerre dont nous venons de rendre compte.

Il était déjà nuit close. Toute la population de Huajapam se trouvait réunie pour l’heure de la prière sur une place éclairée par la lueur de torche d’ocote, quoique la lune brillât au haut du ciel.

Une église dont les bombes avaient éventré le dôme et des maisons en ruine entouraient la place.

Le temple des assiégés était la place elle-même, la voûte étoilée du ciel lui servait de dais. Partout, à la rouge clarté des torches, on distinguait les assistants silencieux et recueillis : les femmes, les enfants et les vieillards sur le seuil des maisons ; au milieu de la place, les soldats avec leurs uniformes et leurs vêtements en lambeaux et leurs armes à leur côté. Plus loin, des blessés, aux linges ensanglantés, se traînaient pour prendre part à la prière commune.

À l’aspect d’un homme qui, le front calme, l’air inspiré, s’avançait au milieu de la place comme jadis les juges d’Israël, toutes les têtes se découvrirent ou s’inclinèrent.

Cet homme était le colonel Trujano. Il fit signe qu’il allait parler, et le silence devint plus profond encore.

« Enfants, commença-t-il d’une voix sonore, l’Écriture a dit : « Ceux qui gardent la ville veilleront en vain si le Seigneur ne veille avec eux ; » supplions donc le Dieu des armées de veiller avec nous. »

Tous s’agenouillèrent, et, dans l’espace resté vide autour de lui, Trujano s’agenouilla aussi.

« C’est ce soir, reprit-il, que s’achève la neuvaine commencée pour l’heureux retour de notre messager ; prions aussi pour lui et chantons les louanges de Dieu, qui jusqu’ici a préservé ses enfants qui ont eu confiance en lui. ».

Alors il entonna le verset du psaume qui dit :

« Sa vérité vous servira de bouclier, vous ne craindrez ni les terreurs de la nuit, ni la flèche qui vole durant le jour, ni la contagion qui se glisse dans les ténèbres, ni les attaques du démon de midi. »

Après chacun des versets du psaume, les assistants répétaient :

« Seigneur, ayez pitié de nous. Seigneur, prenez-nous en miséricorde. »

Les sentinelles espagnoles, veillant autour de la tranchée ouverte par les assiégeants, prêtaient mélancoliquement l’oreille à ces pieux cantiques, qui seuls troublaient le profond silence des ténèbres.

En face du factionnaire le plus rapproché de la ville, quelques cadavres mexicains, que leurs frères n’avaient pu emporter ; gisaient à peu de distance.

La nuit ajoutait encore à l’horreur de ce lugubre spectacle.

Tous avaient été plus ou moins mutilés, nous l’avons dit, par des ennemis qui se vengeaient souvent sur les morts de leur impuissance contre les vivants.

Le soldat allait et venait dans un espace restreint, tournant alternativement le dos aux corps étendus sous ses yeux, et les comptant comme un homme désœuvré, tout en conservant entre eux et lui un espace raisonnable.

Puis, cherchant à se procurer une distraction un peu moins triste, la sentinelle essayait de distinguer les paroles qu’on chantait non loin d’elle.

La voix lointaine disait :

« Il en tombera mille à votre droite et dix mille à votre gauche, mais le mal n’approchera point de vous. »

« Ah, diable ! serait-ce du latin ? se dit la sentinelle. Ce doit être quelque prière pour les morts. »

Tout à coup il lui sembla qu’en parlant de morts le nombre s’en était augmenté sous ses yeux.

« Je me serai trompé, » continua l’Espagnol dans son monologue.

Il compta de nouveau ses cadavres ; cette fois il se rappela bien qu’il y en avait dix.

Puis il continua à écouter le cantique et ce verset :

« Vous marcherez sur l’aspic et le basilic, et vous foulerez aux pieds le lion et le dragon. »

« Ah ! ils parlent de dragon, des dragons de la reine, peut-être ? »

L’Espagnol s’interrompit. Il crut s’apercevoir que, bien que dans ses promenades il mesurât très-exactement ses pas à la distance convenable qu’il voulait maintenir entre lui et les cadavres, cette distance s’amoindrissait à chaque tour.

Il se mit alors à compter ses pas, et, quoiqu’il en fît exactement le même nombre à chaque allée et venue, il se trouvait toujours plus près de l’un des cadavres qu’il ne croyait l’être. Il fallait que le cadavre eût marché ou que la sentinelle se trompât. Le dernier cas était le plus probable. Cependant l’Espagnol s’approcha du mort pour l’examiner. Il était étendu sur le côté, et une plaie sanglante marquait seule la place qu’avait occupée son oreille. Cet examen rassura le soldat devenu tout à fait certain que, puisque le mort (c’était un Indien) n’avait pu s’avancer tout seul, il devait s’être trompé lui-même, il avait bien eu la tentation de lui passer sa baïonnette à travers le corps ; mais un cadavre acquiert dans l’ombre de la nuit une certaine solennité imposante qui repousse la profanation, et la sentinelle reprit sa promenade dans le même sens qu’auparavant, sans avoir cédé à sa tentation.

« Si des cadavres pouvaient aller, pensa l’Espagnol, je dirais presque que ceux-ci ont des allures suspectes j’en avais compté neuf, j’en trouve dix, et on penserait, le diable m’emporte ! que ce gaillard-là, le factionnaire faisait allusion au mort suspect, a envie de causer avec moi pour se distraire. Corbleu ! les chansons de ces vivants là-bas ne sont pas gaies, mais je les préfère encore au silence de ces carcasses. Écoutons. »

Le cantique continuait :

« Élevez vos mains pendant la nuit vers le sanctuaire et bénissez le Seigneur. Sa vérité sera votre bouclier, vous ne craindrez pas les terreurs de la nuit. »

Quoique ces psaumes parussent au factionnaire plus joyeux que des chansons à boire, comparativement au silence des morts, ces chants mélancoliques des assiégés, cette compagnie de cadavres étranges lui rendaient le temps bien long, et il tourna le visage vers le camp où il regrettait sa tente ; puis il reprit sa promenade.

Cette fois il faisait si exactement le même nombre de pas, que la distance entre l’Indien et lui se conserva constamment la même jusqu’au moment où il s’aperçut que le cadavre un instant suspect avait disparu.

Le premier moment de terreur passé, la sentinelle espagnole comprit qu’il avait été dupe d’une ruse indienne, et, pour ne pas se laisser accuser de négligence, il s’abstint prudemment de donner l’alarme et laissa l’Indien bien vivant courir à son but.

Pour expliquer la méprise du soldat entretenue par l’absence des oreilles du cadavre vivant, il est nécessaire de dire qu’avant de venir mettre le siège devant Huajapam, le commandant Regules s’était donné la triste satisfaction d’essoriller près de Yanguitlan une vingtaine de pauvres Indiens faits prisonniers. Nous rappelons à dessein ce vieux mot pour flétrir l’usage, tombé en désuétude comme lui, de couper les oreilles aux prisonniers. Ceux d’entre eux à qui on ne les avait pas tranchées de trop près, car plusieurs étaient morts d’une hémorragie, s’étaient réfugiés à Huajapam.

L’Indien était un de ces derniers, et il ne lui avait coûté, pour donner à la cicatrice l’aspect d’une blessure fraîche, que la peine de la teindre du sang de l’un des cadavres voisins.

C’était à cet exploit du commandant Regules qu’avait fait allusion son collègue Caldelas dans la séance du conseil de guerre que nous avons rapportée.

« Mil rayos ! s’écria le soldat espagnol dans un accès de rage, dans le cas où ces chiens-là ne soient pas plus morts que celui qui court si bien, ils ne courront plus. »

En disant ces mots, la fureur l’emportant sur l’espèce de terreur religieuse à laquelle l’Indien avait dû la vie, le factionnaire ne laissa pas un cadavre sans le percer de deux ou trois coups de baïonnette.

Aucun de ces corps insensibles ne fit un mouvement, et les seuls bruits qui troublèrent la tranquillité de la nuit ne furent plus que des soupirs de fureur du soldat et la voix lointaine qui chantait les psaumes aux assiégés.

« Oui, oui, chantez maintenant, coquins, dit l’Espagnol, vous avez raison, ne fût-ce que pour vous moquer de ceux qui font si bonne garde autour de vous. »

Pendant ce temps, l’Indien se faisait reconnaître aux sentinelles de Trujano.

Au moment où il arrivait sur la place, la population et la garnison, agenouillées à la clarté des torches, continuaient leur ferventes oraisons.

Le religieux colonel, comme s’il eût pensé que le Dieu qu’il invoquait voulait lui donner une marque éclatante de sa protection, chantait le verset :

« Je le délivrerai parce qu’il a mis en moi toute sa confiance :

« Je le protégerai parce qu’il a invoqué mon nom. »

Quand la dernière prière de cette neuvaine si efficace fut terminée, l’Indien rendit compte de son message.

Il avait vu Morelos et il apportait la promesse du général de se mettre à l’instant en marche pour venir au secours des assiégés.

Alors Trujano, levant les yeux au ciel, s’écria :

« Bénissez maintenant le Seigneur, ô vous tous qui êtes ses serviteurs ! »

Puis, après la distribution du souper faite par le colonel lui-même, les torches s’éteignirent et les assiégés se livrèrent au sommeil, pleins de confiance dans celui qui ne dort jamais et dont la protection leur servait de bouclier.

Le lendemain soir, à la même heure, pendant que les assiégés étaient réunis sur la place pour la prière en commun qui terminait invariablement chaque journée, d’autres scènes se passaient à quelques lieues du camp des assiégeants.

Fidèle à sa promesse, Morelos s’était mis en marche pour Huajapam ; il n’avait pu disposer que de mille hommes de troupes régulières pour ne pas dégarnir la ville de Chilapa, qu’il venait de prendre ; mais pour faire nombre, il y avait joint un millier d’Indiens, armés de flèches et de frondes.

À quelque distance derrière le général en chef, le mariscal Galeana et le capitaine Lantejas chevauchaient de compagnie.

Le front de l’ex-étudiant était soucieux.

« Le général a raison de vous refuser votre congé disait Galeana ; un officier instruit et brave comme vous l’êtes est toujours précieux ; et, quant au mécontentement que lui cause votre insistance et qu’il vous a un peu brusquement témoigné, ne vous en affligez pas trop, mon cher Lantejas, comptez sur moi ; je serai bien malheureux si je ne vous fournis pas l’occasion de quelque bon coup de lance pour vous réhabiliter dans son opinion. Pourvu que vous tuiez de votre main trois ou quatre Espagnols, ou un seul officier supérieur.

— J’aime mieux un officier supérieur ; j’y penserai, » répondit le capitaine avec distraction.

Il pensait si bien, que cette obligation de se distinguer avec préméditation, lui qui jusqu’alors n’avait été qu’un héros de hasard, amassait ces nuages sur son front.

Pendant que la troupe insurgée faisait halte pour ce jour-là, on s’occupa des moyens de porter un coup décisif aux assiégeants, et, pour y parvenir, il fut résolu qu’on les prendrait entre deux feux, c’est-à-dire qu’on les attaquerait en même temps que les assiégés feraient une sortie contre eux.

Le plus difficile était de leur faire connaître cette résolution, tant l’armée espagnole faisait bonne garde autour de la place.

Les Indiens étaient sous les ordres du capitaine Lantejas, et, quand il s’agit d’envoyer un exprès à Trujano, l’un d’eux assura qu’il connaissait, derrière le village, un passage secret, par lequel il se chargeait de parvenir jusqu’à lui. Don Cornelio en fit donner avis à Morelos, qui, en réponse, lui envoya l’ordre d’accompagner l’Indien avec quelques hommes de son choix. Cette commission était aussi dangereuse qu’honorable, et Lantejas aurait bien décliné l’honneur qui lui en revenait, s’il avait été libre de la refuser ; mais comme, à tout prendre, elle pouvait lui éviter le plus dangereux honneur encore de tuer trois ou quatre Espagnols, ou tout au moins un officier supérieur, et qu’il n’était pas libre de se soustraire à un ordre du général en chef, il accepta.

Il choisit pour compagnons d’aventures Clara et Costal, outre une douzaine de soldats sur lesquels il pouvait compter, et, la nuit venue, on se mit en route.

Au bout de deux heures environ, le détachement aperçut les feux des bivouacs espagnols ; puis, bientôt après, les maisons silencieuses de Huajapam, où les assiégés calculaient les heures et les minutes, en attendant le secours promis.

De l’emplacement où le guide indien fit faire halte aux hommes du capitaine (c’était derrière les murs de clôture d’un champ), un chemin creux conduisait jusqu’à l’endroit où la sentinelle espagnole allait et venait avec une certaine inquiétude, comme si elle eût senti les dangers de son poste.

C’était le même que celui qu’occupait la veille le factionnaire qui s’était embrouillé dans le compte de ses cadavres, et c’était encore par ce chemin creux que le premier Indien était venu en augmenter le nombre.

Plusieurs causes semblaient se réunir pour donner à la sentinelle ces allures inquiètes qui menaçaient de tout gâter : à la fraîcheur désagréable de la nuit se joignait l’odeur infecte des cadavres, qui blessait horriblement son odorat ; puis, l’aspect de ces mornes compagnons de faction n’était pas moins lugubre pour lui que pour son prédécesseur de la veille, et l’image de la mort, constamment sous ses yeux, ne laissait pas que de lui inspirer une certaine terreur secrète.

La sentinelle allait et venait avec une rapidité de marche indispensable pour chasser le double frisson qui l’agitait. D’ailleurs, soit qu’on eût eu vent de la résurrection de l’Indien de la veille, soit par tout autre motif, la surveillance était devenue plus active et les sentinelles avaient été plus rapprochées entre elles et devaient s’observer réciproquement.

Les seuls moment où le factionnaire s’arrêtait ne duraient que le temps nécessaire pour répéter le cri :

« Alerta ! centinela !

— J’en suis fâché pour lui, dit Costal ; mais il faut l’envoyer monter la garde chez le Père éternel.

— Chut, païen ! » s’écria don Cornelio scandalisé.

Le mur de clôture qui servait de halte au capitaine, quoique presque entièrement abattu, présentait encore, derrière ses décombres entassés, un abri passable contre la curiosité de la sentinelle ; puis il y avait dans la campagne, en grand nombre, de hauts aloès et des absinthes touffues.

« Expédions d’abord la sentinelle, dit Costal ; cela fait, vous vous disséminerez derrière ces buissons et vous me laisserez faire. »

Le Zapotèque emprunta la fronde de l’un des Indiens, dans laquelle il mit un caillou de choix, et ordonna à deux autres Indiens d’encocher leurs flèches, et tous trois se tinrent prêts.

« Vous allez frapper deux cailloux l’un contre l’autre et à deux reprises, dit Costal au capitaine ; vous autres, vous lâcherez votre flèche à la seconde. »

C’était une des rares occasions où l’arc et la fronde sont supérieurs à la carabine.

Lantejas frappa ses deux cailloux avec bruit.

Ce bruit sec arriva aux oreilles de l’Espagnol. Il s’arrêta, prêta l’oreille et fit résonner son fusil dans sa main.

Le capitaine frappa pour la seconde fois. La pierre et les flèches sifflèrent dans l’air, et, atteint d’un triple coup, le factionnaire tomba sans jeter un soupir.

« Allons ! dispersez-vous, dit vivement Costal ; le reste me regarde. »

Le capitaine et les deux Indiens se glissèrent de leur mieux derrière les absinthes et les aloès ; puis, tout à coup, don Cornelio tressaillit d’effroi.

La sentinelle qu’il avait vue tomber se promenait comme auparavant ; c’était sa même allure, et Lantejas ne nota aucune différence dans la voix qui cria d’un ton formidable :

« Alerta ! centinela !

— Où diable est Costal ? » se dit don Cornelio en cherchant vainement le Zapotèque.

Pendant ce temps, les deux autres Indiens, blottis d’abord à quelque distance du capitaine, s’avançaient vers la ville, sans paraître prendre beaucoup de souci de la sentinelle.

Ce fut un trait de lumière pour le naïf don Cornelio.

« Ce factionnaire, c’est Costal, parbleu ! » se dit-il.

En effet, le mort avait été remplacé par le vivant, et, de cette façon, le factionnaire étant toujours au même poste et répétant les mêmes cris que lui, les autres sentinelles ne pouvaient avoir aucun soupçon de ce qui venait de se passer.

Don Cornelio s’élança le plus rapidement, qu’il put vers la ville assiégée.

Déjà les deux autres Indiens avaient disparu, et quand Costal vit que le capitaine allait bientôt en faire autant, il s’empressa de jeter loin de lui le shako et le fusil du factionnaire.

« Plus vite ! plus vite ! s’écria Costal ; les drôles vont donner l’alerte en ne voyant plus leur camarade. »

En disant ces mots, il rejoignit le capitaine qu’il prit par la main, et l’entraîna si rapidement que don Cornelio en perdait haleine,

Ils ne tardèrent pas l’un et l’autre à gagner la place, où les sentinelles mexicaines, prévenues d’avance par les deux Indiens arrivés sains et saufs, les laissèrent entrer sans difficulté.

« Entendez-vous ? dit Costal ; les drôles là-bas se sont aperçus de l’accident arrivé à leur camarade et ils donnent l’alarme ; mais il n’est plus temps. »

Des cris et des coups de fusil retentissaient en effet dans la direction du camp royaliste.

Trujano, le flanc ceint de son épée, inspectait la place de Huajapam, devenue déserte, avant de se retirer à son tour, quand le capitaine et Costal arrivèrent.

Pendant que don Cornelio lui rendait compte de sa mission, le colonel l’examinait attentivement, ainsi que l’Indien. Un vague ressouvenir lui rappelait ces deux figures un instant entrevues, et, quand le capitaine eut achevé :

« Je cherche dans quel songe j’ai déjà vu vos traits, dit Trujano. Ah ! n’êtes-vous pas ce jeune étudiant si croyant au mandement de l’évêque de Oajaca et qui anathématisait à las Palmas l’insurrection comme un péché mortel ?

— Précisément, répondit Lantejas en soupirant.

— Et vous, continua Trujano, n’êtes-vous pas le tigrero de don Mariano Silva ?

— Le descendant des caciques de Tehuantepec, répondit fièrement Costal.

— Dieu est grand et ses voies sont impénétrables ! » s’écria le colonel de l’air inspiré d’un prophète de Juda.

Et il emmena le capitaine avec lui.

Après s’être acquitté de son message et avoir écouté avec admiration, lui qui avait assisté au siège de Cuautla, le récit de celui de Huajapam, il ne restait plus au capitaine qu’à aller se reposer pendant le peu d’heures qui devaient s’écouler avant la bataille décisive du lendemain. Il se jeta, enveloppé de son manteau, sur un banc, où il ne put trouver le sommeil qu’en se promettant bien de ne faire de prouesses que celles qu’il serait rigoureusement forcé d’accomplir à son corps défendant.

Ce ne fut qu’au jour, après la messe qu’il fit célébrer, que Trujano apprit aux assiégés que le lendemain au lever du soleil ils devaient faire une sortie pour attaquer les Espagnols d’un côté, tandis que Morelos les combattrait de l’autre.

Puis, après avoir chanté le Te Deum avec sa religieuse ferveur, le colonel permit à la garnison de se réjouir au son des trompettes, au bruit des fusées, de cette marque signalée de la protection divine, et le tumulte des réjouissances venait d’arriver jusqu’au camp des royalistes.