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Traduction par É*** A*****.
chez l’Ouvrier, libraire (p. 40-61).


CHAPITRE II.


Le comte de Wilmington étoit, par sa naissance et par sa fortune, un des seigneurs les plus considérables de la province, où il avoit extrêmement à cœur de se ménager la faveur publique, pour être porté au parlement ; nulle autre considération n’eût pu le déterminer à passer plusieurs mois chaque année dans un séjour qu’il détestoit.

Il avoit coutume de quitter Londres à la fin d’août ; alors suivi d’un train nombreux et entouré de tout l’appareil du rang et de l’opulence, le comte et sa famille se rendoient à Wilmington-Park pour y végéter, comme ils avoient habitude de dire. Le comte durant quatre mortels mois qu’il sacrifioit à l’ambition, ce mobile premier de son existence, recherchoit la popularité, et étaloit une hospitalité fastueuse dont la progression ou le déclin devenoient sensibles, selon que les élections étoient plus ou moins prochaines.

Mais à travers cette pompe, cette magnificence et cette profusion intéressée, il ne manquoit jamais de percer quelques petites lésineries, et la cordialité, ce premier assaisonnement des mets, manquoit toujours à ses festins. Personne ne reconnut jamais en lui une libéralité franche, et lorsqu’il accordoit une grâce, c’étoit évidemment à son intérêt personnel qu’il la rapportoit. Un jour vous l’eussiez vu régaler toute une communauté d’habitans avec des pâtés et du vin de Bourgogne, et un autre jour suivre de l’œil à sa table mesquine le décroissement graduel d’une bouteille solitaire. Aujourd’hui il affectoit d’accueillir avec la plus profonde sensibilité les plaintes du pauvre contre l’opulent ; et demain il grondoit secrètement son cuisinier pour avoir donné à des malheureux quelques restes des mets de la veille. Ainsi sa parcimonie contrarioit ses vues ambitieuses, et rarement il réussissoit à lier sincèrement à ses intérêts ceux qu’il cherchoit à gagner.

Il n’étoit pas plus heureux dans ses efforts pour paroître gracieux et affable ; car quoiqu’il poussât au plus haut degré de perfection le talent de sourire à ceux qu’il détestoit, et qu’il eût pris l’habitude de donner à ses lèvres une contraction qui cherchoit à exprimer la bienveillance, sa hauteur naturelle se laissoit toujours plus ou moins apercevoir en dépit de ses efforts pour la cacher. Il évitoit avec soin de fixer ceux auxquels il adressoit la parole, de peur que ses regards sombres et durs ne trahissent ses pensées qui souvent étoient précisément l’opposé de ses discours affectueux. Cependant rien n’étoit plus ridicule que les phrases bannales dont il se servoit indifféremment pour arriver à son but ; car elles exprimoient non-seulement la plus haute considération pour les autres, mais encore la plus modeste opinion de lui-même.

À la ville, tout le temps qu’il ne consacroit pas à la politique, il l’employoit dans de basses et obscures intrigues. Mais à la campagne, il ne se permettoit pas ces écarts, par la difficulté de jeter un voile sur les actions d’un aussi grand personnage ; beaucoup de choses qui à Londres étoient sans conséquence et même de mode, pouvoient dans la province porter atteinte à sa popularité. C’étoit là un des motifs qui lui faisoient haïr le séjour de Wilmington ; un autre qui n’avoit pas un moindre poids à ses yeux, étoit l’énorme dépense qu’il étoit obligé d’y faire quelque peu de temps qu’il y demeurât.

Lady Wilmington, encore plus haute que son mari, mais qui du moins avoit un caractère un peu plus ouvert, n’affecta jamais les dehors de l’humilité. C’étoit, sous tous les rapports, une femme du plus grand ton, et il ne pouvoit lui être imposé de tâche plus pénible que de faire les honneurs des repas qu’elle étoit obligée de donner aux personnes du voisinage, qui la considéroient comme une espèce d’être aussi distinct d’elle et de sa famille, que des chats, des chiens et des singes. Assise au haut bout de sa table avec un air de nonchalance et de langueur, elle prétextoit une indisposition pour s’épargner l’ennui de parler à ses hôtes dont elle se donnoit rarement la peine de retenir les noms ; ou s’il étoit de nécessité absolue qu’elle leur adressât la parole, elle avoit un talent inimaginable pour confondre une personne avec une autre, et aussi souvent que cette méprise lui arrivoit ; son excuse étoit de dire : Eh bien ! monsieur tel, ou madame telle, n’est-ce pas la même, chose ? S’il lui passoit par la tête quelqu’idée qu’elle ne voulût pas différer de communiquer à sa famille, elle établissoit entr’elle et les siens une sorte de jargon inintelligible pour le reste de la compagnie : elle abandonnoit ses convives à ses filles, en permettant à celles-ci de les mistifier ; mais elle ne se mêloit jamais dans aucune de leurs plaisanteries : elle eût cru déroger à sa dignité.

Toute fantasque et toute désagréable qu’elle avoit pris à tâche de se rendre, elle n’avoit pas absolument un mauvais naturel, et dans un accès de bonne humeur, elle auroit volontiers rendu service aux personnes même qu’elle traitoit ainsi. Elle joignoit à un esprit vif un degré de jugement qui sembloit incompatible avec un orgueil si démesuré, et lorqu’elle le vouloit, (ce qui lui arrivoit souvent quand elle se trouvoit dans son élément, c’est-à-dire dans le grand monde,) elle étoit extrêmement aimable ; on y rendoit universellement justice à ses principes de rigide vertu, d’honneur et d’intégrité. Elle détestoit la bassesse de son époux, et ne manquoit pas d’y opposer, toutes les fois qu’elle le pouvoir, une conduite contraire ; mais l’avarice du comte déconcertoit souvent ses moyens. S’ils avoient été plus étendus, elle eut été probablement généreuse, car la munificence étoit, selon elle, un des attributs d’une naissance illustre.

Il subsistoit entr’elle et son époux la plus parfaite indifférence, que sa sincérité ne lui permettoit pas même de déguiser ; cependant, comme il étoit le chef de la famille, elle s’étoit fait un plan invariable de vivre avec lui sur un ton décent, par égard pour ses enfans, et pour maintenir la dignité de son propre caractère.

D’un autre coté, le comte qui excelloit dans l’art de la dissimulation, se montroit en public un mari aussi attentif et aussi complaisant qu’il l’étoit peu dans le particulier ; quoique les principes sévères de sa femme fussent pour lui en tout temps un épouvantail secret et qu’il apportât la plus soigneuse attention à soustraire à sa connoissance des actions qu’il savait très-bien devoir lui attirer son animadversion.

Lord et lady Wilmington avoient un fils et deux filles. Lord Fontelieu, leur fils, quoique dans sa vingt-troisième année, étoit peu connu dans le monde, ayant reçu son éducation en pays étrangers, et n’ayant pas fini le cours de ses voyages ; mais ceux qui l’avoient vu dans son enfance, en concevoient une idée avantageuse.

Les filles, lady Elisabeth et lady Isabella Fontelieu, étoient beaucoup plus connues ; toutes les deux passoient dans leur famille pour des beautés du premier ordre. L’aînée, qui touchoit à ses vingt ans, avoit été déjà depuis plusieurs années, introduite dans le monde. Ses prétentions à la beauté étoient fondées sur une longue, étroite et maigre figure, dénuée de grâce et d’élégance : deux grands yeux d’un bleu luisant, une peau d’un blanc mat, et des cheveux d’une couleur presque aussi fade, complétoient l’assemblage de ses charmes. Cependant quand elle étoit parée à son avantage, et qu’elle avoit du rouge, elle faisoit de loin quelque effet.

Quant à son caractère, c’étoient tous les défauts de sa mère renforcés, mais avec beaucoup moins de jugement et sans aucune de ses bonnes et agréables qualités. Grave et réservée, elle dérogeoit rarement, même en famille, à la dignité de ses manières. Quoiqu’elle aimât peu sa mère, elle la prenoit aveuglément pour modèle de sa conduite, parce qu’elle savoit que lady Wilmington étoit admirée de beaucoup de personnes. Mais elle ne possédoit pas le talent de l’imitation, et quand elle s’étudioit à copier la comtesse, elle ne réussissoit pas mieux à saisir les airs de grandeur, que les manières agréables. Elle n’étoit donc en faveur ni à la ville, ni à la campagne ; ni auprès des jeunes, ni auprès des vieux. Son père seul l’aimoit, parce qu’il s’imaginoit qu’elle avoit de la ressemblance avec lui, et parce qu’il démêloit sous l’apparente réserve de sa fille, une portion de sa propre subtilité qu’ail décoroit du nom de prudence. La foible part qu’avoit lady Elisabeth dans l’affection de lady Wilmington, elle la devoit au noble sang qui couloit dans ses veines, et qui portait la mère à respecter ses enfans comme étant d’un degré plus noble qu’elle-même. La jeune personne et ses parens étoient étonnés qu’elle n’eût encore reçu aucune proposition de mariage.

Lady Isabella, de deux ans plus jeune que sa sœur, fit son début dans le monde avec beaucoup plus de succès. On l’accusoit à la vérité d’être trop légère et trop inconséquente, mais elle montroit un naturel bon et obligeant. On étoit loin de se douter que sous cette apparence d’étourderie, elle cachoit beaucoup de finesse, et quoique souvent elle offensât par quelques airs insolens et par l’impertinence de ses manières, on étoit disposé à l’indulgence pour une très-jolie personne d’i^n rang élevé, gâtée par la flatterie, et d’aune pétulance à laquelle on supposoit qu’elle n’étoit pas toujours maîtresse de commander. On se sentoit donc entraîné par une disposition toute particulière, à lui pardonner ses torts, tant sa personne avoit l’art de séduire et de captiver. Plusieurs hommes furent épris d’elle, mais deux seulement s’aventurèrent à la demander en mariage ; leur proposition la fit rire dans le fond de son cœur, cependant son refus n’eut rien de désobligeant.

Dans une maison dont le ton habituel étoit une réserve hautaine, il est aisé d’imaginer que sa vive affabilité, ses manières engageantes et son sourire enchanteur lui avoient fait de nombreux partisans ; elle seule faisoit briller un rayon de gaîté à travers les brouillards nébuleux qui couvroient le reste de la famille, et les campagnards du voisinage ne se doutoient pas, dans leur simplicité, que tandis qu’elle les combloit de politesses, et écoutoit avec l’air du plus vif intérêt leurs longues histoires et leurs insipides détails domestiques, il lui arrivoit intérieurement, suivant l’expression de la province, de se gausser d’eux.

Il falloit l’examiner bien attentivement pour s’apercevoir qu’elle n’a voit aucun trait régulier, parce que sa physionomie étoit extrêmement agréable, pleine de feu et en général de gaîté ; le rire lui séioit d’autant mieux, qu’elle laissoit voir de fort belles dents, Un teint charmant, de beaux cheveux, une figure mignonne et distinguée, faisoient d’elle un objet d’admiration.

Elle étoit la favorite de sa mère qui cependant avoit trop de pénétration pour ne pas reconnoître en elle un penchant décidé pour la coquetterie ; elle savoir aussi qu’elle souffroit impatiement toute contrainte ; mais elle voyoit ses défauts avec beaucoup d’indulgence, parce qu’elle admiroit sa personne et que son humeur lui plaisoit.

Lord Wilmington ne la jugeoit pas de même ; accoutumé à fréquenter des femmes de mauvaise compagnie, il pensoit mal du sexe en général, et le caractère de lady Isabella lui inspiroit de telles défiances, qu’il insista pour lui donner une gouvernante, attendu que la mauvaise santé (réelle ou prétendue) de sa mère, ne lui permettoit pas d’être toujours avec ses filles. La gouvernante fut une française vivement recommandée pour la rigidité de ses principes. Elle n’avoit pas de grands talens, et le comte ne l’en aimait que mieux, parce qu’il la supposoit moins portée à l’intrigue ; et comme il jugeoit d’elle par lui-même, il tâchoit de se rendre certain de sa fidélité par de magnifiques promesses d’une libéralité future. Ce qui peut sembler étrange, c’est que l’adresse et la curiosité de lady Isabella lui inspiroient souvent des allarmes ; car il savoit que si, par un hasard malheureux, elle venoit un jour à découvrir quelqu’une des actions qui n’étoieat pas de nature à lui faire honneur, elle se feroit un plaisir infini de les révéler.

Durant l’espace de temps assigné pour la résidence de la famille à Wilmington, ils invitoient rarement leurs amis de Londres à venir les voir, le comte trouvoit toujours quelque prétexte pour s’en dispenser ; il savoir qu’une maison de campagne où l’on reçoit des citadins est à la vérité fort agréable, mais exige de grandes dépenses, et c’étoit déjà bien assez de celles qu’il s’imposoit lui-même, pour acheter la faveur de sa province. L’avarice et l’ambition se livroient sans cesse des combats au-dedans de lui, de sorte qu’il arrivoit rarement que l’une de ces deux passions triomphât sans causer à l’autre de violentes angoisses.

Lady Wilmington qui, à la ville, étoit très-répandue dans le monde, n’étoit pas fâchée, pendant quelques mois, de jouir du repos de la campagne : les jeunes ladys à la vérité murmuroient en secret d’être séparées de leurs concoissances ; mais ce n’étoient pas elles que l’on consultoit.

Lord Wilmington ayant été empêché pendant trois ans, par ses affaires d’Irlande, et par d’autres causes, de faire son voyage annuel dans ses possessions du nord, jugea prudent de dédommager ses voisins de sa longue absence, en les recevant plus fréquemment chez lui. Il avoit alors différentes vues secrettes, et il jugea que rien ne seroit plus propre à les favoriser que de donner quelques bals. D’abord il espéroit que cet amusement chéri des femmes, lui gagneroit les cœurs de toutes les épouses, de toutes les mères et de toutes les hlles des environs, et il s’attachoit surtout à elles à cause de la grande influence qu’il leur supposoit 5ur l’esprit des hommes. En second lieu, il souhaitoit extrêmement de marier sa fille aînée à un riche baronet ; majeur depuis peu, dont les ancêtres avoient toujours été en possession de nommer, pour le bourg voisin, un député au parlement, tandis que la famille de Wilmington nommoit l’autre ; mais le comte, durant la minorité de sir William EUiston (c’étoit le nom du jeune baronet), étoit parvenu par ses manœuvres à circonvenir ses tuteurs et à élire les deux membres. Ayant appris non-seulement que sir William étoit blessé de cette usurpation ; mais qu’il témoignoit publiquement la résolution de faire valoir ses droits aux prochaines élections, et qu’il avoit déjà commencé de cabaler avec succès, il se flatta, s’il pouvoit l’attirer à ses bals, de réussir, par ses cajoleries, à lui faire abandonner son dessein, et dans le cas où il échoueroit, il ne douta point que s’il lui faisoit épouser lady Elisabeth, (ayant des vues plus hautes pour sa sœur), il ne dirigeât à sa volonté les dispositions de son gendre.

Il n’eut pas plutôt arrêté le plan de ces fêtes, que sans révéler ses motifs, il se hâta de le communiquer à sa famille qu’il chargea de tous les préparatifs nécessaires, en recommandant bien d’allier, autant qu’il seroit possible, l’éclat le plus fastueux à la plus sévère économie.

Les jeunes ladys Fontelieu ne se possédèrent pas de joie à cette agréable nouvelle, et ce fut alors qu’elles se ressouvinrent d’Emma, qui leur seroit d’un grand secours dans toutes les petites décorations qu’elles vouloient sur-le-champ disposer.

La comtesse qui approuvoit qu’elles s’associassent Emma dans cette tâche, et qui d’ailleurs a voit quelque curiosité de la voir, envoya sa voiture avec un billet poli à mistriss Mourtray, pour la prier de permettre que sa fille passât quelques jours à Wilmington.

La permission fut donnée, à la grande satisfaction d’Emma, qui n’attribua plus l’indifférence passée de ses amies qu’à l’embarras et au désordre dans lequel elle présumoit qu’elles s’étoient trouvées pendant les premiers momens de leur retour ; elle fut confirmée dans cette opinion par l’accueil flatteur qu’elle reçut, particulièrement de lady Isabella, qui sembloit vouloir l’étouffer de caresses.

Lady Wilmington, en voyant Emma, put à peine en croire ses yeux ; elle savoit bien qu’elle étoit jolie, mais elle ne s’étoit pas figuré qu’elle dût la trouver une beauté parfaite, et elle ne put s’empêcher de regretter que tant de charmes fussent le partage d’une jeune campagnarde.

Le comte étoit allé à la ville, parce qu’il ne vouloir pas, disoit-il, être détourné de ses importantes occupations par les préparatifs des fêtes, et il ne comptoit revenir que la veille du premier bal.

Les jeunes ladys trouvèrent, ainsi qu’elles se l’étoient imaginé, des secours précieux dans le goût et dans l’adresse d’Emma : elle composa mille jolies devises pour orner la salle du bal et celle du festin ; elle fit servir à ce travail, avec une extrême patience, son aiguille et son pinceau. Les préparatifs de sa toilette lui donnèrent très-peu de distractions : elle n’avoir, à la vérité, que des habits extrêmement simples, mais sa jolie figure embellissoit tout ce qu’elle portoit, et son goût naturel lui avoit appris à arranger artistement ses beaux cheveux autour de sa tête, de la manière la plus agréable, à l’imitation des bustes antiques et des médailles.

Cependant la comtesse décida que, dans cette circonstance, toutes les jeunes personnes seroient parées uniformément, et sous le prétexte qu’Emma ne pourroit pas se procurer exactement les mêmes choses que ses filles, elle lui présenta un habillement complet qui fut accepté avec des remercimens, et délivra mistriss Mourtray d’une inquiétude qui Tavoit vivement agitée pendant quelque temps ; celle-ci, du reste, fut très-peu satisfaite du peu d’égards de lady Wilmington pour elle ; mais elle ne voulut pas pour cela se punir elle-même en refusant l’invitation circulaire qu’elle reçut en même temps que le reste du voisinage, pour se rendre à la fête qui se préparoit.