« Histoire d’un ruisseau/XII » : différence entre les versions

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Version du 31 août 2011 à 13:25

CHAPITRE XII : LA PROMENADE

Déjà si charmant et si varié pour le Robinson étendu sur son îlot ou perché sur un tronc d’arbre, l’aspect du ruisseau est bien plus gracieux encore pour le promeneur qui suit le rivage de méandre en méandre, cheminant tantôt sur les rochers enguirlandés de ronces, tantôt dans l’herbe épaisse des prairies, ou bien sous l’ombre mobile des rameaux agités. Tous cependant ne savent pas jouir de cette beauté des eaux courantes. Le malheureux qui se promène par fainéantise et pour « tuer » ses heures qu’il n’a pas la force d’employer, voit partout des objets d’ennui, même dans la cascade et le remous, dans les tourbillons d’écume et les herbes serpentines du fond. Pour savourer tout ce qu’offre de délicieux une promenade le long du ruisseau, il faut que le droit à la flânerie ait été conquis par le travail, il faut que l’esprit fatigué ait besoin de reprendre son ressort à la vue de la nature. Le labeur est indispensable à qui veut jouir du repos, de même que le loisir journalier est nécessaire à chaque travailleur pour renouveler ses forces. La société ne cessera de souffrir, elle sera toujours dans un été d’équilibre instable, aussi longtemps que les hommes, voués en si grand nombre à la misère, n’auront pas tous, après la tâche quotidienne, une période de répit pour régénérer leur vigueur et se maintenir ainsi dans leur dignité d’êtres libres et pensants.

Ah ! baguenauder sur le bord de l’eau, quel repos agréable et quel puissant moyen pour ne pas retomber au niveau de la brute ! Depuis que j’ai lu, je ne sais où, que Scipion le jeune et son ami Lœlius aimaient à muser sur le bord de l’eau, je me sens porté de sympathie pour eux. Il est vrai que Scipion était un homme de guerre, il a fait tuer et tué lui-même bien des honnêtes gens qui défendaient leur patrie contre l’envahissante Rome, il a fait brûler et saccager bien des villes ; mais en dépit de ses crimes, qui sont ceux de tous les chasseurs d’hommes, ce n’était point un conquérant vulgaire : au lieu de mettre tout son orgueil à passer dans une attitude majestueuse devant ses concitoyens, il ne craignait pas de s’amuser comme un enfant des faubourgs, il jetait des bâtons dans le courant et d’un tour de bras faisait glisser les pierres plates en longs ricochets sur le fleuve. Les graves historiens n’ont pas l’habitude de rappeler ce titre de gloire du grand guerrier, mais c’est là certainement ce qui le recommande le mieux à la bienveillance de la postérité.

Toutefois il n’est pas nécessaire d’aller chercher des exemples dans l’antiquité romaine pour qu’il nous soit permis de savourer naïvement les jouissances de la nature. Inutile de compulser des bouquins poudreux pour nous convaincre qu’il est doux et bon de suivre le bord des ruisseaux et d’en contempler l’aspect changeant. Toutes ces images gracieuses que nous offrent les chutes, les rides entre-croisées, les broderies d’écume nous reposent promptement des ennuis du métier ou des lassitudes du travail ; elles nous relèvent l’esprit, même quand le regard fatigué vague au hasard sur les eaux sans s’arrêter à aucun objet précis. D’ailleurs, la vue du ruisseau nous restaure et nous renouvelle d’autant mieux que le spectacle lui-même se modifie de saison en saison, de mois en mois, de jour en jour. Grâce au paysage qui change autour de nous, nos idées rajeunissent aussi ; la vie ambiante qui nous pénètre nous empêche de nous momifier avant le temps.

Même dans la saison où la nature est le plus avare de ses richesses, le ruisseau nous charme par une physionomie nouvelle. Pendant les grands froids, ceux d’entre nous qui ne sont pas frileux peuvent assister à la lutte charmante qui se livre la glace envahissante et l’eau restée mobile. De chaque petit caillou, de chaque racine avancée, une aiguille de cristal, puis une deuxième, une troisième et d’autres encore s’allongent à la surface de l’eau, et de toutes ces lames rayonnent à droite et à gauche mille flèches transparentes : un réseau de glace, formé d’innombrables lamelles, se tisse sur la nappe frémissante. Bientôt une sorte de collerette gracieusement découpée oscille autour de toutes les pointes de la berge, de tous les bouquets de joncs, de toutes les rondeurs des souches qui baignent dans le flot, et chacune de ces franges de glace prend tour à tour le ton mat du verre dépoli et l’éclat du diamant, suivant le mouvement des vaguelettes qui l’agitent et la font reposer tantôt sur un coussin d’air, tantôt sur la masse même de l’eau. Gagnant peu à peu vers le large, la simple collerette de cristal s’agrandit, et recouvre à une grande distance du bord la partie tranquille du ruisseau. Seulement un étroit chemin, où passe le courant le plus rapide, reste ouverte entre les minces lames par lesquelles se terminent les pellicules glacées. Sur les parois des rochers qui bordent les cascades, les gouttelettes brisées s’étalent en couches de verglas, et l’eau qui s’épanche lentement des fissures du roc se durcit en longs pendentifs transparents, plus beaux que les stalactites des cavernes. Enfin, si la température continuer de baisser, le ruisseau s’arrête de l’un à l’autre bord ; parfois même, il se congèle jusqu’au fond : il s’est changé en une chaussée d’un marbre verdâtre, moucheté de blanc par les bulles d’air enfermées. Les cascades devenues immobiles sont remplacées par une masse solide, semblable de loin à un rideau de soie dont les plis ont cessé de flotter.

Mais sous nos climats tempérés, il est rare que les hivers soient assez froids pour congeler ainsi les ruisseaux et les transformer en pierre ; il est même des années pendant lesquelles on ne voit à la surface de l’eau que de simples aiguilles de glace. Dans les hivers ordinaires, les couches solides ne se rejoignent pas d’un bord à l’autre, et dès la moindre hausse du thermomètre elles se brisent sous l’effort du courant, s’émiettent en entre-choquant leurs fragments rompus et se fondent dans le flot qui les roule. La glace ne joue donc qu’un faible rôle dans l’histoire hivernale du ruisseau de nos contrées ; la véritable physionomie du cours d’eau lui vient alors de la neige qui recouvre les campagnes de la plaine.

L’effet de neige est remarquable surtout pendant les journées sans rayons, alors que le bleu du ciel est entièrement voilé par les vapeurs et devient même presque noirâtre par son contraste avec la surface de la terre éclatante. Le ruisseau a la couleur d’un gris de fer ; les herbes du fond ondulent tristement ; l’eau, si gaie, si doucement gazouillante pendant la saison des fleurs et des fruits, a quelque chose de dolent dans son cours. Quelques vieilles souches situées près du bord portent toutes leur turban de neige. sur les berges, les touffes d’herbe jaillissent d’un fourreau de flocons blancs, si ce n’est immédiatement au bord de l’eau, où l’humidité qui suinte d’en bas a fait çà et là s’écrouler de petites avalanches. Des arbustes, les uns déjà secs depuis l’automne, les autres encore verts, se balancent faiblement au-dessus du mol édredon qui les entoure et du bout de leurs rameaux y tracent des courbes concentriques. Un sapin solitaire retient la neige sur ses rameaux étalés, grands éventails horizontaux, blancs à la surface, verts en dessous. Les autres arbres à l’écorce rugueuse qui dressent leurs troncs sur la rive en sont blancs de neige que du côté tourné vers le vent ; le reste de leur fût garde encore la couleur jaune ou brune, et leurs branches sont parsemées de quelques flocons à peine. Plus beaux peut-être qu’au printemps parce que leur fine ramure n’est pas voilée par la multitude des feuilles, ces arbres tout entiers se profilent dans le ciel avec leurs branches et leurs branchilles nuancées d’un violet délicat, et ces ramifications innombrables semblent d’autant plus élégantes que le reste de la nature est ensevelie sous la couche monotone des neiges. Dans la plaine, les champs sont partout recouverts du tapis uniforme : on n’aperçoit de verdure que sur les rares prairies encore mouillées de l’eau des irrigations. Au loin, sur les hautes collines, les arbres pressés de la forêt laissent entrevoir à travers le fouillis de leurs branches, déjà rouges de boutons et de sève, quelque chose de doux à l’œil, comme le duvet d’un oiseau : c’est la neige tamisée qui saupoudre les broussailles et les fougères du sous-bois.

Tôt ou tard, vers la fin de l’hiver, de petites fleurs percent la neige et se montrent à nous, modestes et timides, comme la douce promesse d’un prochain renouveau. C’est qu’il vient, en effet ; la neige se fond sous l’air attiédi et se filtre dans le sol, ou bien, mêlée à la boue, s’écoule dans le ruisseau par toutes les fosses et les rigoles ; la végétation, arrêtée pendant les froidures, reprend son élan. Tout semble renaître. Un souffle venu du midi a renouvelé la vie de l’arbre, celle du ruisseau et la nôtre elle-même. Le pâle hiver s’est enfui vers le nord, poursuivi dans l’espace par les rayons joyeux, et de l’homme à l’insecte, du brin d’herbe à la goutte d’eau, nous nous réjouissons tous de cette chaleur et de cette lumière que nous verse le soleil du printemps. Les bourgeons, si bien calfeutrés pendant l’hiver, si mollement entourés de laine, si solidement enveloppés d’écailles gommées, entr’ouvrent avec bonheur leur prison et dardent dans l’air libre leur folioles vertes ; les oiseaux s’élancent en chantant du nid que la feuillée commence à voiler déjà ; des moucherons, des libellules, sortis de leurs larves, tourbillonnent gaiement au soleil, et le long de l’eau, qui rit et scintille, s’épanouissent les fleurs jaunes des renoncules et des jacinthes ; même les ruines croulantes, toutes revêtus de giroflées fleuries, semblent rajeunies, comme si le printemps, non moins que l’hiver, ne travaillait pas à les démolir. C’est avec ravissement que nous contemplons la beauté du ciel, de la verdure et de l’eau courante. Dans ce renouveau de l’année, nous nous sentons comme transportés vers la jeunesse du monde, à la naissance de l’humanité. Malgré le poids des siècles écoulés, nous nous sentons aussi jeunes que les premiers mortels s’éveillant à l’existence sur le sein de la mère bienfaisante ; nous sommes même plus jeunes qu’eux, puisque nous avons pleinement conscience de notre vie. La terre est aussi belle que le jour où elle nourrissait les Centaures, et nous, de plus que ces monstres, nous avons un cœur d’homme dans la poitrine.

Ce qui nous enchante surtout, c’est le jeu de la lumière qui pénètre dans les profondeurs de l’eau et nous y montre de si charmants spectacles incessamment modifiés par les rides et les ondulations de la surface. En nous penchant au-dessus du courant où l’ombre des arbres se tord en spirales et se dédouble en courbes serpentines, nous apercevons le fond avec ses cailloux qui semblent frémir, son sable qui frétille et ses herbes ondoyantes. Des branchilles, des feuilles se suivent sur la nappe rayonnante de l’eau, et leurs ombres, déformées par la réfraction, glissent au-dessus du sable et des plantes couchées, dont les racines et les tiges brillent comme des fils d’argent. Quels que soient les contours de l’objet flottant, ils apparaissent toujours fortement modifiés par la lumière : la feuille, déployée en cœur ou prolongée en fer de lance, prend sur le fond l’aspect d’un disque ou d’un ovale ; la paille ou le jonc devient une rangée de petits cercles pareille à un collier dénoué ; l’araignée d’eau, patineur insubmersible qui remonte le courant par des élans soudains, est représenté sur le lit de sable ou de vase par cinq rondelles, dont l’une, la plus petite, figure les deux pattes de devant, tandis que les quatre autres, groupées deux par deux, se rapprochent ou s’éloignent suivant les mouvements de l’animal. Autour de chaque disque noir ou grisâtre un cercle de lumière s’arrondit comme un cercle d’or pur : ombres et rayons, changés ainsi par le milieu qu’ils traversent, se suivent sur le fond et en varient incessamment l’aspect.

Le ruissellement de la lumière, déjà si charmant sur les pierres nues qui pavent le lit du ruisseau, l’est bien davantage encore là où le fond est caché par la multitude des plantes aquatiques. Les roches, recouvertes par l’eau, sont tapissées de mousses d’un vert sombre aux reflets d’argent ; les algues délicates qui forment le limon sont soulevées en pyramides par les bulles d’air qui se dégagent des sables et qui, semblables à des ballons enveloppés d’immenses cordages, brillent comme des perles sous le réseau frémissant des fibres soyeuses. Des faisceaux d’herbes, déployés en longues chevelures, ondulent en courbes serpentines sous l’effort du courant : avec le flot rapide, elles frétillent d’impatience ; avec les nappes d’eau presque immobiles, elles se déroulent majestueusement ; mais, lentes ou pressées dans leurs ondulations, elles fuient sous le regard à cause de leurs nuances variées, changeant incessamment de la blancheur mate au vert foncé. Ailleurs, des feuilles, ovales, lancéolées, triangulaires, s’élèvent en multitudes au-dessus d’un fouillis de plantes si bien entremêlées qu’elles semblent jaillir d’une même racine, et qu’une seule ride du ruisseau les agite toutes à la fois. Dans une anse, au fond de laquelle les remous ont déposé une couche de vase, les nénufars étalent leur larges disques, où l’eau scintille en perles, et leurs belles fleurs blanches qui, pour nos ancêtres les Égyptiens et les Indous, étaient le symbole même de la vie. Plus loin, des joncs poussent en rangs pressés au milieu du ruisseau sur un banc qui se transformera tôt ou tard en îlot : les tiges inclinées vibrent sous la pression du courant comme par des mouvements convulsifs, et chacune d’elles s’entourent de vaguelettes où la lumière et l’ombre s’entre-croisent en un réseau sans cesse agité. Même certains arbres du bord contribuent à la richesse de la végétation aquatique par d’innombrables radicelles flottantes qui se déploient sur les racines en longues nattes roses.

Au milieu de ce monde des plantes frémit le monde sans fin des animaux. Des poissons, gris, bleuâtres, rouges ou blancs, glissent comme des éclairs dans l’eau pure, ou passent sous les sous les guirlandes des forêts aquatiques comme sous des arcades triomphales. La vie est partout, sur le fond où des formes bizarres et indistinctes s’agitent dans le sable et la vase, au milieu du fourré des plantes frissonnant toujours des secousses que leur imprime une population cachée, à la surface où tournoient les gyrins, où s’élancent les patineurs, parmi les joncs où brille l’aile diaprée des libellules, sous les arbustes de la rive où resplendit comme un saphir le plumage du martin-pêcheur. A qui donc est ce ruisseau dont nous nous disons les propriétaires, comme si nous étions seuls à en jouir ? N’appartient-il pas aussi bien, et mieux encore à tous les êtres qui le peuplent et qui en tirent leur substance et leur vie ? Il est aux poissons et aux nénufars, aux moucherons qui volent en tourbillons au-dessus des remous, aux grands arbres que l’eau et les alluvions du ruisseau gonflent de sève. Entre tous ces êtres, qui cherchent à se faire la plus large part, sévit une guerre implacable ; chacun, dans sa lutte pour l’existence, vit aux dépens de ses voisins. Quant à moi, je voudrais bien faire avec tous bon ménage, je tâche de respecter la fleur et l’insecte, et pourtant que de massacres je fais sans m’en apercevoir ! Je détruis des mondes d’infiniment petit lorsque j’entends sur l’herbe ma lourde masse ; je ravage des forêts, j’opère des cataclysmes dans l’histoire d’une peuplade imperceptible lorsque je grimpe sur un arbres pour balancer mes jambes au-dessus du ruisseau. Barbare, que d’atrocités j’ai commises, sans le vouloir, lorsque, dans mon jeune âge, je faisais l’école buissonnière, et m’installais dans le tronc caverneux des saules pour y lire à mon aise quelque roman ou pour y déclamer des vers d’une voix retentissante !

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