« Portraits littéraires, Tome III/M. de Rémusat » : différence entre les versions

La bibliothèque libre.
Contenu supprimé Contenu ajouté
mAucun résumé des modifications
Ligne 1 : Ligne 1 :
{{TextQuality|25%}}
{{TextQuality|100%}}
<pages index="Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t3, nouv. éd.djvu" from=316 to=340 header=1 />
<pages index="Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t3, nouv. éd.djvu" from=340 to=369 header=1 />

Version du 31 octobre 2017 à 16:13

Garnier frères, libraires-éditeurs (IIIp. 332-361).

cours des passions violentes, force l’esprit à se replier sur lui-même, à scruter ses propres conceptions, et remet ainsi les croyances sous le contrôle du raisonnement ; la liberté de penser, gênée par la double barrière que lui opposaient le pouvoir et l’usage, cherchait de toutes parts une issue, impatiente de se produire au dehors. Comme elle aspirait à la notoriété, elle ne tarda pas à regretter l’absence de la liberté d’écrire et s’efforça de la rejoindre partout où elle eut l’espoir de la trouver. Quoique celle-ci ne fût nulle part établie, chaque État cependant la recélait par rapport aux États voisins. Il suffisait, pour en jouir, de passer deux fois la frontière ; la pensée qui sortait manuscrite revenait imprimée dans son pays natal. Un livre hardi était alors poursuivi comme contrebande, et les auteurs cherchaient moins à éluder les tribunaux que la douane. »

« La prohibition produisit son effet ordinaire ; elle encouragea la fraude. La France fut couverte d’ouvrages, dont le plus grand mérite était d’être défendus. L’impossibilité de les saisir tous amena quelque tolérance, et les exceptions se multiplièrent, malgré les édits et les arrêts ; car les ministres, qui se piquaient d’être à la mode, se montrèrent moins rigoureux que le parlement. La prohibition ne servait, en effet, que l’ordre établi, dont on commençait à se soucier très-peu ; la liberté plaisait à la bonne compagnie, la première puissance de cette époque. Les livres qui flattaient son esprit furent donc accueillis avec empressement. Tel qui en requérait la lacération eût rougi de ne pas les avoir dans sa bibliothèque, et plus d’un lisait par goût les pages qu’il faisait brûler par convenance. »

On ne saurait mieux dire ni rendre plus fidèlement l’esprit d’un siècle. L’auteur rapporte à M. Turgot l’honneur d’avoir l’un des premiers, le premier peut-être, fait entrer la publicité dans ce qu’on avait jusqu’alors assez singulièrement nommé les affaires publiques. L’abbé Morellet, un écrivain que l’on a toujours rencontré, disait M. de Rémusat, dans la route de la vérité et de la justice[1], avait composé, en 1764, des réflexions sur les avantages de la liberté d’écrire et d’imprimer sur les matières de l’administration ; son livre ne put être imprimé que dix ans après, sous le ministère de M. Turgot. Depuis lors, et malgré les efforts restrictifs, la liberté politique de la presse ne cessa de gagner du terrain : elle existait de fait au moment de la convocation des États-généraux. Proclamée alors plutôt que constituée, elle partagea, sous les régimes qui suivirent, le sort de toutes les autres libertés ; la faction dominante se l’adjugea, et elle devint, un des privilèges du plus fort.

« Toujours est-il vrai de dire, ajoutait l’auteur, que, même alors, en qualité d’instrument de publicité, la presse fut regardée comme un moyen de gouvernement, et le dernier maître qui a possédé la France le reconnut lui-même à son tour. Dans le grand nombre des nécessités politiques qu’impose le temps où nous vivons, il n’y en a guère qui aient échappé à sa pénétration, hors la nécessité d’être juste. Véritable usurpateur des forces de la société, il s’en arrogea l’emploi pour s’en approprier le bénéfice, espèce de grand monopole qu’il voulut étendre sur l’Europe entière. C’est ainsi que, remarquant la puissance actuelle de la presse, il la confisqua au profit de son empire, et la contraignit à devenir complice de son système de déception ; mais cet abus même indique qu’en cela, comme en tout, il comprit son siècle ; et la preuve qu’il le comprit, c’est qu’il ne chercha pas moins à le corrompre qu’à le comprimer. Non content d’effrayer par la force, d’entraîner par le succès, d’éblouir par la gloire, il jugea qu’il fallait encore s’adresser à l’esprit des hommes et le séduire ; il se mit à plaider lui-même, dans le Moniteur, la cause qu’il gagnait avec son épée. Je ne sache pas de signe plus frappant de la nature du temps où nous sommes, que cette obligation où se crut un conquérant de se faire sophiste ; singulière combinaison, qui semble à la fois une insulte et un hommage à la raison humaine ! »

Poursuivant ses déductions, l’auteur s’appliquait à montrer que la liberté reconnue aux citoyens de communiquer entre eux et de prendre acte de leurs opinions (ce qui, dans un grand empire, ne peut se faire que par la presse) était le seul moyen de créer une pensée commune fondée sur un commun intérêt, de hâter la formation des masses, et, en dissipant les fantômes nés du conflit des souvenirs, d’éclairer la société entière sur son état réel, sur les forces qui avaient grandi et s’étaient développées chez elle en silence ; pour les faire tout aussitôt apparaître, il ne fallait qu’un gouvernement libre : la Restauration, disait-il vivement, a mis la France au grand jour.

Et repoussant les évocations du passé qui défigurent le présent et qui empêchent de le reconnaître dans ce qu’il a d’essentiel et de nouveau, il signalait cet autre genre d’illusion tournée vers l’avenir, et qui consiste à rêver toujours au delà, à chercher plus loin vaguement ce que déjà l’on possède si l’on sait bien en user : « Est-il donc si difficile, concluait-il, de voir ce qui est, et de sentir qu’il n’y a plus lieu d’appréhender des événements qui sont aujourd’hui consommés, ni de désirer des résultats qui maintenant sont obtenus ? »

C’est ainsi qu’il cherchait à convaincre la Restauration du bienfait qu’elle recélait et à le lui faire rendre sans contrainte. Le publiciste éclairé dégageait à merveille les idées et les intérêts ; mais alors on avait à compter avec les passions. Toujours et partout on a plus ou moins à compter avec elles, avec les entêtements ou avec les rêves, avec un faux imprévu qui déjoue. Lorsqu’on est jeune, qu’on a l’esprit élevé comme le cœur, et qu’on croit à la raison universelle, si clairvoyant et si avisé d’ailleurs qu’on puisse être, on est d’abord tenté de se dire que la sottise humaine a fait son temps et que le règne du vrai commence, tandis qu’en réalité cette sottise ne fait que changer de costume avec les âges, et que, sous une forme ou sous une autre, elle est notre contemporaine toujours.

M. de Rémusat, jeune, luttait contre de semblables idées, et, toutes les fois que l’occasion s’en représente, nous le retrouvons qui lutte encore. Il n’admet pas que l’humanité soit dupe. Qui mieux que lui, avec sa finesse, sait pénétrer les préjugés et les travers de son temps, ceux de l’espèce même ? Il se fait assurément toutes les objections. Et pourtant il a foi, il se confie volontiers en l’instinct public, en la raison croissante des masses. Ce n’est pas pour la forme, c’est en conscience que cet esprit d’élite fait appel au vœu des majorités, qu’il leur accorde non-seulement une puissance de fait, mais comme une faculté de justesse. Il est bien peu d’hommes, depuis vingt-cinq ans, dont le libéralisme ne se soit usé, découragé ou perverti ; le sien a tenu bon et a gardé de sa flamme. Chez un esprit de cette qualité, c’est une sorte de phénomène. On peut dire de lui qu’il a une religion politique.

Nous en retrouverions l’idée et presque le dogme proclamé dans une brochure, la première à laquelle il ait mis son nom, et qu’il publia en 1820 sous le titre : De la Procédure par jurés en matière criminelle. Le ministère de 1819 préparait sur cette matière une loi, dont M. de Broglie, déjà le plus savant des légistes politiques, était l’inspirateur. Une commission avait été nommée ; M. de Rémusat, qui en faisait partie comme secrétaire, évoqua à lui la question et composa une espèce d’ouvrage, de traité, qui avait pour but d’éclairer et de sonder l’opinion, mais qui ne parut qu’au lendemain de la circonstance et d’un air de théorie.

Dans les premières pages, l’auteur trace à la politique, à la science de la société (comme il la définit), une sorte de voie moyenne entre l’utopie et l’empirisme, entre l’idée pure et la pratique trop réelle :

« Si la politique, disait-il, ne voit dans les événements que de vaines formes, dans les noms propres que de vains signes, elle ne sait qu’inventer des lois chimériques pour un monde supposé ; si elle n’aperçoit ici-bas que des accidents et des individus, elle gouverne le monde par des expédients : placée entre la République de Platon et le Prince de Machiavel, elle rêve comme Harrington ou règne comme Charles-Quint. »

S’attachant à dégager le droit sous le fait et à maintenir la part de la raison à travers le hasard, il estime qu’à toutes les époques de la civilisation il est possible et il serait utile de revendiquer la vérité, mais cela lui paraît surtout vrai du temps présent :

« On peut juger diversement le passé, dit-il, mais on doit du moins reconnaître que le temps présent a cet avantage que nulle idée n’a la certitude d’être inutile : la raison n’est plus sans espérance ; comme une autre, elle a ses chances de fortune. Si elle n’est pas sûre de vaincre, toujours peut-elle se présenter dans la lice. Comme le berger de Virgile, la liberté l’a regardée tard, mais enfin la liberté est venue et ne l’a point trouvée oisive comme lui. »

Libertas, quae sera tamen respexit inertem.

On reconnaît là une de ces allusions classiques comme les aime la plume de M. de Rémusat. L’ingénieuse finesse du talent littéraire se décèle jusque dans ces matières un peu sombres[2].

Continuant de plaider la cause de la raison émancipée et des conséquences toutes nouvelles qui en découlent, il pose d’une façon absolue certains principes, il se complaît à dérouler certaines maximes générales qu’il est piquant, après tant d’années, de pouvoir confronter avec les résultats et de contrôler :

« Les événements, écrivait-il, semblent avoir préparé la France pour l’application des théories, et les faits ont en quelque sorte travaillé pour les principes. Jamais société ne s’est trouvée, pour ainsi dire, dans une disposition plus rationnelle. Les opinions ne demandent aujourd’hui qu’à devenir des lois, et ces lois n’ont point à briser des habitudes, des préjugés, des intérêts, toutes ces entraves inévitables et souvent légitimes qui gênent presque en tous lieux l’essor de la vérité. Telle est notre situation, que ce qui exposerait d’autres peuples nous rassure : nous attendons comme une garantie ce qu’ils ambitionneraient comme une conquête ; l’esprit de conservation sollicite chez nous ce que réclame ailleurs l’esprit de nouveauté. La liberté politique n’est plus pour nous une affaire de goût, mais de calcul… Loin d’exposer aucune existence, elle les tranquillise toutes ; loin d’irriter les passions, elle les pacifie… Encouragée par cette disposition générale des esprits, la pensée individuelle se sent à l’aise et ne craint plus de se livrer à elle-même ; … sur quelque point de l’ordre politique qu’elle se porte, elle trouve presque toujours qu’elle a été prévenue par l’opinion, disons mieux, par l’instinct public, qui d’avance signale les abus, dénonce les besoins, demande les réformes. La tâche des publicistes en devient plus facile ; il ne s’agit plus pour eux de deviner, mais d’entendre ; ils ne provoquent plus, ils répondent. »

Il fallait être doué à la fois d’une grande puissance de discernement et d’abstraction pour voir ainsi à la fin de 1819. Le fait est que si l’on peut se figurer le corps social d’alors sans les accidents et les symptômes qui masquaient sa disposition fondamentale, il demandait plutôt à être traité dans ce sens ; mais ces accidents, ces symptômes ne faisaient-ils pas une complication grave, qui devenait par moments l’objet principal et qui contrariait la méthode pure ? En essayant d’appliquer directement leurs principes sous le ministère Dessoles, en se préoccupant plus des choses que des hommes, et en se persuadant trop que le rôle de l’homme d’État se réduisait désormais à celui de législateur, des esprits éclairés tinrent-ils assez de compte de toute cette situation réelle, et n’eurent-ils pas trop de confiance en un malade qui n’était pas assez calmé ? Ils discernaient avec une rare supériorité de coup d’œil le fond du tempérament du malade, qui était excellent, mais ils faisaient abstraction de la fièvre qui lui restait, et dont les accès allaient redoubler. Ils se flattaient d’interroger le pays indépendamment des partis ; les partis s’en mêlèrent et répondirent. L’élection de l’abbé Grégoire, par exemple, ne nous effraie pas aujourd’hui, mais elle ne pouvait point ne pas effrayer les régnants d’alors, et elle semblait un défi que devaient exploiter avec fureur ceux qui avaient pour cri : la Charte et les honnêtes gens. La division se mit dans le cabinet et au sein du groupe doctrinaire lui-même. L’assassinat du duc de Berry trancha le nœud et rejeta loin la mise en œuvre des théories. Le second ministère de M. de Richelieu, en essayant de s’interposer dans cette crise, et en le faisant avec une sincérité, avec un dévouement incontestables de la part de plusieurs d’entre ses membres, ne put que retarder par des biais et mitiger par des palliatifs un résultat prévu. La santé de Louis XVIII, qui s’affaissait à vue d’œil et entraînait sa volonté, la fixité étroite et opiniâtre du comte d’Artois, qui convoitait cette fin de règne, c’étaient là des données matérielles et presque fatales dans la politique du moment, et tout l’art humain n’y pouvait rien. Il arriva donc en définitive ce qui arrive si souvent dans les choses humaines : la raison n’eut pas tout à fait tort, elle ne fut qu’en partie déjouée. Elle eut, comme une autre, ses chances de fortune, selon que le remarquait spirituellement M. de Rémusat, c’est-à-dire qu’elle obtint dix ans plus tard, et par l’auxiliaire d’un fait instantané, un régime dont la société eût réclamé l’application graduelle et ménagée dix ans plus tôt. Mais, le jour où les réformes furent conquises, la société, de nouveau remuée, n’y répondit pas comme elle aurait fait en temps plus utile. Des passions nouvelles se dessinèrent ; des désirs confus, un vague malaise ont succédé, qui, chez une nation mobile, sont peut-être pires que les passions mêmes. Ces ennuis et ces désirs compliquent la situation présente, tout comme les passions d’alors compliquaient cette disposition rationnelle d’autrefois ; et si l’on voulait prêter l’oreille aujourd’hui à l’instinct public pour savoir au juste ce qu’il demande, on serait vraiment fort embarrassé de le dire et de lui répondre. Et c’est ainsi que le règne de la raison s’ajourne toujours.

Ces réflexions s’adressent bien plutôt à la théorie doctrinaire primitive qu’à M. de Rémusat lui-même, dont j’ai indique les diversités particulières ; mais, dans cet écrit de 1820, il a payé un plus large tribut que partout ailleurs au pur doctrinarisme pour le fond comme pour la forme. Si l’ensemble de l’ouvrage prouve une grande force d’analyse, le style, par son caractère abstrait et scientifique, y jure un peu avec ce que cet élégant esprit a naturellement de souple et de dispos jusque dans sa fermeté.

Ajoutons pour mémoire un écrit sans nom d’auteur, composé pendant les orages de la loi des élections, en juin 1820[3], et distribué aux Chambres, et l’on aura idée de la part très-active que prit M. de Rémusat à la politique dans cette première période de la Restauration. Une chanson de lui, pleine de sentiment, intitulée le Retour ou le mois de juin 1820, nous le montrerait abandonnant, abjurant à cette heure une querelle qu’il jugeait désespérée, et se retournant vers des dieux-plus indulgents :

Je le sens trop, les jours de mon jeune âge
À de faux dieux étaient sacrifiés ;
Deux ans d’erreur m’ont enfin rendu sage,
Et la raison me ramène à tes pieds.

Mais c’est dans la littérature que nous devons suivre seulement et saluer son retour.

Un mot pourtant encore, avant de prendre congé avec lui de cette première époque. M. de Rémusat a beaucoup de projets pour l’avenir ; de ce nombre il en est un très-simple, très-facile à réaliser, et qui mérite bien d’occuper sa plume quelque matin : c’est de tracer un portrait de M. de Serre, de cette figure si élevée, si intéressante, de cet orateur à la voix noble et pure, et qui, même lorsqu’il se trompait, ne cédait qu’à des illusions généreuses. En revenant sur un sujet si bien connu de lui, M. de Rémusat retrouverait ses jeunes impressions, ses premières flammes, et il les saurait tempérer de cette lumière plus adoucie qui naît de la perspective. Ce serait une occasion heureuse de résumer et de concentrer autour d’une figure brillante tant de souvenirs personnels devenus sitôt de l’histoire[4].

Même en 1819, et dans le moment où il se livrait le plus à l’entraînement politique, M. de Rémusat n’avait pas tout à fait laissé la littérature. C’est en cette année que fut fondé le Lycée, où Charles Loyson et M. Villemain l’appelèrent. Les opinions exprimées dans ce recueil étaient en général classiques, mais modérées, ouvertes, conciliantes ; elles avaient une couleur de centre droit littéraire. M. de Rémusat y forma une sorte de côté gauche. Les deux articles qu’il a recueillis dans ses Mélanges (sur Jacopo Ortis et sur la Révolution du théâtre[5]) nous le montrent, dès l’entrée, critique aguerri et résolu novateur. Les pages dans lesquelles il compare ensemble Werther et René, à l’occasion du héros très-secondaire de Foscolo, sont d’un voisin de cette famille et qui s’est autrefois assez inoculé de ces maladies pour ne plus s’arrêter au coloris littéraire et pour ne s’attacher qu’au germe caché. Le passage sur René pourtant doit sembler sévère, en ce que, pour la juger, il commence par dépouiller une nature poétique de tous ses rayons. Quant aux pages de pronostic sur la révolution du théâtre, on y sent, à travers toutes les politesses, un témoin hardi et ennuyé qui, pour peu que cela traîne, est tout prêt à se mettre de la partie, et qui, en attendant, harcèle avec grâce les retardataires. Quelle plus fine et plus piquante raillerie que celle qu’il fait de ces honnêtes bourgeois de la république des lettres, gens à idées rangées, bornés d’ambition et de désirs, satisfaits du fonds acquis, et trouvant d’avance téméraire qu’on prétende y rien ajouter : « Ce sont, dit-il en demandant pardon de l’expression, des esprits retirés, qui ne produisent et n’acquièrent plus ; mais ils ont cela de remarquable qu’ils ne peuvent souffrir que d’autres fassent fortune. » Relevant le besoin de nouveauté qui partout se faisait sourdement sentir, et qui s’annonçait par le dégoût du factice et du commun, ces deux grands défauts de notre scène : « Qu’il paraisse, s’écriait-il, une imagination indépendante et féconde, dont la puissance corresponde à ce besoin et qui trouve en elle-même les moyens de le satisfaire, et les obstacles, les opinions, les habitudes ne pourront l’arrêter. » Bien des années se sont écoulées depuis, non pas sans toutes sortes de tentatives, et le génie, le génie complet, évoqué par la critique, n’a point répondu : de guerre lasse, un jour de loisir, M. de Rémusat s’est mis, vers 1836, à faire un drame d’Abélard, qui, lorsqu’il sera publié (car il le sera, nous l’espérons bien), paraîtra probablement ce que la tentative moderne, à la lecture, aura produit de plus considérable, de plus vrai et de plus attachant. Avoir su trouver l’intérêt, l’émotion, la bonne plaisanterie, l’action enfin, dans la dialectique, dans les catégories, dans la scolastique, le détour assurément doit sembler original et neuf. Il est curieux de suivre tout ce dont est capable un grand esprit piqué au jeu, et de voir, en désespoir de cause, la  philosophie se faisant drame, la critique, à ce degré de puissance, devenue créatrice. Mais n’anticipons point le moment.

Les doctrinaires disgraciés, après s’être donné la satisfaction de voir tomber le second ministère Richelieu et d’y aider pour leur part, revinrent à la littérature, à la philosophie, à l’histoire ; ils reportèrent leur mouvement d’idées dans ces champs féconds où ils étaient maîtres, et où les défauts de leur politique devenaient presque des qualités de leur étude. Dans toutes les branches, excepté la poésie, ils laissèrent des traces profondes, et contribuèrent plus que personne à fertiliser la dernière moitié de la Restauration, de même que leur rentrée en masse aux affaires après juillet 1830, en voulant doter le régime actuel de sa politique, l’a trop déshérité de la haute culture intellectuelle.

M. de Rémusat suivit ou devança ces divers mouvements du groupe avec activité, avec aisance et à son plaisir. On vient de le voir préludant au mouvement romantique dans le Lycée. Il apprenait l’allemand pour lire Kant, et il s’en servit pour traduire avec son ami, M. de Guizard, le théâtre presque entier de Gœthe[6], dans la collection des Théâtres étrangers. On trouverait dans ce même recueil des notices de lui sur quelques-unes des pièces de Gœthe, ainsi que sur le 24 Février de Werner, sur l’Emilia Galotti de Lessing (1821-1822). – C’était le moment où il faisait pour l’édition de Cicéron, publiée par M. Victor Le Clerc, la traduction du De Legibus dont nous avons parlé. La remarquable préface qu’il mit en tête, à côté du cachet métaphysique moderne dont elle est empreinte, offre des traces de sa préoccupation politique récente. En montrant le parti aristocratique dont était Cicéron, il songe évidemment au côté droit arrivant aux affaires, et il peint l’un dans l’autre, trait pour trait[7]. Cependant, à la fin de 1821, M. de Rémusat avait perdu sa mère ; un des premiers actes du ministère Villèle fut de destituer son père : le jeune homme se trouva tout à fait libre. Si dans les trois dernières années, en effet, il s’était émancipé politiquement, il ne l’avait fait encore que dans une certaine mesure et avec des égards pour les désirs respectés. Il put désormais se jeter sans balancer dans l’opposition militante. Tout en conservant des liens intimes avec les doctrinaires, il suivit plus hardiment la pente de son âge et de ses opinions qui l’inclinaient vers la gauche.

Les Tablettes se fondèrent (1823) ; il a raconté, dans l’article sur M. Jouffroy, comment ce recueil périodique devint le point de réunion des trois groupes, des trois pelotons, comme il les appelle, qui formaient le corps de la jeune milice : 1° M. Thiers et son ami Mignet, ne faisant qu’un à eux deux et semblant plusieurs ; 2° M. Jouffroy et les proscrits de l’École normale ; 3° enfin, les volontaires sortis des salons, et Parisiens pour la plupart. Dans le portrait qu’il a tracé de ces derniers[8], il s’est peint lui-même avec une grande vérité, sauf un point seulement : quand il dit de la troisième classe de combattants, qu’ils étaient moins populaires que les uns, que les jeunes historiens de la Révolution française, il a raison ; mais quand il ajoute qu’ils étaient moins originaux que les autres, c’est-à-dire que l’élite universitaire, il fait trop bon marché de ce qu’il possède. Et qu’est-ce donc que cette fusion de qualités et de nuances sans nombre, sinon la plus rare et la plus distinguée des originalités ?

En prenant décidément la plume comme une épée, pour ne la plus quitter qu’au lendemain de la victoire, celui qui se faisait franchement journaliste crut devoir justifier de ses motifs auprès de ses amis du monde, toujours prompts à se scandaliser. L’article intitulé Du choix d’une opinion, qui contient une véritable profession de principes, s’adressait aux salons bien plus qu’au public. C’est en ce sens qu’il le faut lire et comprendre aujourd’hui. Ces Mélanges, ainsi interprétés, sont une suite de chapitres composant des mémoires intellectuels.

« Qu’on cesse donc de s’étonner, écrivait M. de Rémusat en terminant, si ceux que tourmente l’amour de ce qu’ils croient la justice ont consacré publiquement, leur voix à répandre dans tous les cœurs le sentiment qui les anime. Ni les injures de la malveillance, ni le blâme des indifférents, ni les anxiétés de l’amitié timide, ne sauraient leur persuader qu’ils n’aient point choisi la meilleure part. Et de quel prix serait la vie, avec les passions qui la corrompent et les chagrins qui la désolent, de quel intérêt serait la société que l’erreur égare et que la force ravage, sans le besoin de chercher la vérité et le devoir de la dire ? De quoi serviraient à l’homme ces notions ineffaçables, qu’il trouve en lui-même, de son origine et de sa fin, si elles ne donnaient à sa destinée les caractères d’une mission ?…La liberté, la dignité nationale, cette conséquence de la liberté, de la dignité de l’espèce humaine, est une croyance assez grande et assez belle pour remplir un cœur et relever toute une vie… »

Voilà des accents. Ils trouvaient alors écho dans toutes les jeunes âmes. C’était un moment plein de solennité que celui où l’on consacrait ainsi à une juste cause un feu et un talent qu’on croyait inépuisables comme elle. Cela était vrai en politique, en littérature, en art, en tout.

Le temps a marché, et il s’est trouvé (chose remarquable !) que les causes que l’on épousait ont moins duré que la vie des hommes, moins que leur jeunesse même, moins que leur talent ! Si l’on prenait des noms propres parmi les plus éminents de nos jours en religion, en poésie comme en politique, on serait frappé de cette rapidité avec laquelle les sujets et les trains d’idées se sont usés en peu d’espace. Il a fallu de la sorte, pour les esprits infatigables, comme une suite de relais successifs, et tel, sa vie durant, se trouve avoir eu deux ou trois idées tuées sous lui. Autrefois les choses allaient moins vite ; les régimes politiques, aussi bien que les restaurations morales, moins battus en brèche, se maintenaient d’ordinaire au delà d’une vie ; il n’y avait pas tant de ces changements à vue sur la scène du monde. Les grandes intelligences avaient devant elles de longues carrières où se développer. Elles s’y enfermaient bien souvent ; dans tout ce qui les entourait, elles trouvaient plutôt alors trop de garanties contre elles-mêmes. Nous sommes tombés aujourd’hui dans l’inconvénient contraire. Les barrières ayant été renversées et les hauteurs rasées, tout le monde est en plaine, l’air du dehors excite, l’examen pénètre partout ; le pour et le contre sollicitent chaque matin ; à ce jeu, l’esprit s’aiguise vite, en même temps que les convictions s’épuisent. Les grands talents surtout sont comme aux abois et ne savent que devenir ; à bout de leurs premiers motifs, et depuis que les grandes causes ont fait défaut, ils cherchent des thèmes. Ils en trouvent d’étranges parfois, car ils en prennent partout, et chez le voisin et jusque chez l’ancien adversaire. Il en résulte les plus singuliers mélanges[9]. A ne voir que certaine surface, on pourrait se croire arrivé, dans l’ordre des esprits, à un carnaval de Venise universel.

Non pas tout à fait universel ; Il est des intelligences qui résistent, qui protestent contre cette défaillance ou cette mobilité d’alentour, et ne se laissent pas volontiers entamer.

M. de Rémusat est de ceux du moins qui ne sauraient se faire à l’indifférence en matière de vérité ; c’est sous cette forme plutôt philosophique qu’il combat le mal présent. Lui qui comprend tout et qui est tenté d’excuser beaucoup, lui dont souvent le goût s’amuse et qui, à ce prix, deviendrait peut-être trop indulgent, il a ses points fixes, ses hauteurs naturelles où il se reprend en idée. Il continue, en toute rencontre, de porter respect aux pensées et aux vœux de sa jeunesse.

En ce temps-là, on était loin de la promiscuité d’opinions ; les camps restaient tranchés ; chacun combattait sous son drapeau et savait que l’adversaire en avait un qu’il fallait ravir. C’était l’heure aussi des nobles amitiés, des intimes alliances. Dans cette collaboration des Tablettes, M. de Rémusat connut M. Thiers, et se trouva aussitôt lié avec lui d’un lien beaucoup plus étroit qu’il ne semblait. Quand les Tablettes disparurent, M. Thiers essaya de fonder avec M. Mignet un autre recueil périodique, et il vint trouver d’abord M. de Rémusat en lui disant : « Sachez que je ne ferai jamais rien sans vous demander d’en être. » Et il a tenu parole depuis en toute occasion. Cette sorte d’avance et d’attention honore celui de qui elle partait et qui ne la prodigue pas. C’est ici le goût vif de l’esprit pour l’esprit, qui se déclare, car on peut certes avoir de l’esprit autrement, et sous bien des formes différentes, et justes et fines ; mais en prenant le mot comme jet, comme source, comme fertilité continuelle, il n’est pas d’homme en France qui, d’emblée et à tout propos, ait plus d’esprit que ces deux-là. Joignez-y M. Cousin.

Dans cette prompte alliance pourtant, ainsi formée, de M. Thiers à M. de Rémusat, indépendamment du seul esprit, il y avait encore un sentiment public élevé, une chaleur de bonne intelligence politique qui s’y joignait et qui scella le lien.

Je n’énumérerai pas les divers articles que M. de Rémusat donna aux Tablettes et qu’il n’a pas recueillis. J’y relève seulement une sorte de manifeste romantique sous le nom de Revue des théâtres qui fit du bruit. De tels articles d’initiative, à cette date, eurent beaucoup d’effet. Bien des lettrés alors plus en vue, et qui occupaient le devant de la scène, s’en tinrent pour avertis et se mirent au pas. Combien de gens distingués de ce temps-ci qui se croient les chefs du mouvement, qui le sont jusqu’à un certain point, et qui ont été traînés à la remorque depuis vingt-cinq ans dans leurs jugements littéraires ! M. de Rémusat, par sa critique hardie et inventive, ou par sa conversation qui en tenait lieu, a été un de ces constants remorqueurs, et que le plus souvent le public n’apercevait pas.

Très-partagé encore au commencement de 1824 par l’activité politique, secrétaire du comité directeur des élections générales et se multipliant sous l’influence de ce comité dans les divers journaux de la gauche, il se retrouva tout d’un coup disponible après les élections de cette année qui laissèrent sur le carreau le parti libéral, déjà bien blessé par la guerre d’Espagne et par l’éclat du carbonarisme. Il fallut cesser de s’occuper de politique active ; il revint à la philosophie et à la littérature. C’est alors (dans l’automne de 1824) que le Globe fut fondé. Il s’y porta avec sa richesse d’idées, avec son expérience et son tact qui corrigeait l’âpreté de certaines autres plumes vaillantes. Une partie de la contribution littéraire et philosophique qu’il y fournit, mais un simple choix seulement et qu’il aurait pu beaucoup étendre, remplit la seconde moitié du premier volume des Mélanges.

Ce qui caractérise la critique littéraire de M. de Rémusat, c’est à la fois la finesse et l’étendue. Pour être un parfait critique sans prédilection ni prévention exclusive, le plus sûr serait, je crois l’avoir dit ailleurs[10], de n’avoir en soi que la faculté judiciaire, avec absence de tout talent spécial qui vous constituerait juge et partie : ainsi se réaliserait la souveraine balance. Ou bien, si le critique se mêle une fois d’avoir ses talents d’auteur, oh ! alors il n’a guère qu’une manière de s’en tirer : qu’il n’ait pas un talent seul, mais qu’il les ait tous, au moins en germe. C’est le vrai moyen de comprendre tout ce qu’on juge, presque en homme du métier et sans les inconvénients du métier. Le parfait critique, ainsi considéré, serait, donc celui qui aurait la faculté d’être tour à tour, ne fût-ce qu’un moment, artiste dans tous les genres, et de nous offrir en lui l’amateur universel. Tel est aussi M. de Rémusat. Voyez plutôt : s’il se prend à la chanson, il n’a qu’à se ressouvenir pour nous raconter comment elle naît ; s’il parle d’élégie, il a tout bas soupiré la sienne ; s’il apprécie le drame, il l’a pratiqué et a eu ses répétitions à son usage ; en philosophie, il est expert. Ainsi nous le trouvons le critique le plus ouvert et le plus sympathique, pénétrant les objets et s’en détachant, d’une impartialité qui n’est pas de l’indifférence, et qui n’est qu’une sensibilité très-étendue et rapidement diverse.

Sur les hommes en particulier, sur les auteurs, il se prononce peu et ne tranche pas. Sa politesse, son goût d’homme du monde, lui ont de tout temps interdit les jugements trop directs et qui entrent dans le vif ; mais, sous forme abstraite, il jette bien des choses. Sur l’auteur des Méditations, par exemple, il en a dit qui étaient fort justes et dont toutes ne sont pas si démenties qu’on le pourrait croire ; il ne s’agirait que de les prolonger et de les poursuivre, sans se laisser arrêter à la superficie des métamorphoses.

Quand le Globe se fit politique, la collaboration de M. de Rémusat devint très-active ; quand ce fut un journal quotidien, il en écrivit peut-être les deux tiers. La chute du ministère Villèle avait rouvert le champ à la presse libre ; l’avènement du ministère Polignac l’arma tout entière. À la première idée qu’il eut de fonder le National, M. Thiers, docile à cette sympathie secrète que nous avons dite, fit part de son projet à M. de Rémusat, en lui offrant d’être sur le même pied que lui-même. M. de Rémusat se croyait lié au Globe. On essaya un moment de voir si l’on ne pourrait pas réunir les deux entreprises ; mais, sans parler des questions de personnes, il y avait des divergences de principes sur quelques points, notamment en économie politique. Il fut donc convenu qu’on irait chacun de conserve, sans se nuire et comme pouvant se réunir un jour. Je ne m’attacherai pas à suivre M. de Rémusat dans cette polémique de 1829-1830 ; sa vie de journaliste, il en convient, a été excessivement active, et il est des instants où il le regrette, se disant que ce qu’il a peut-être donné de mieux est perdu et oublié dans ces catacombes. C’est à lui de voir s’il ne pourrait pas faire un jour pour sa critique politique ce qu’il a fait pour sa critique littéraire dans ces deux volumes, c’est-à-dire sauver et rassembler les principales pages en les éclairant. Au reste, si l’homme littéraire en lui a des regrets, l’homme politique n’en doit point avoir ; car ses articles d’alors ont eu tout leur effet, ils ont été des actes. Dans les manifestations de presse qui donnèrent le signal à la révolution de juillet, M. de Rémusat compta de la façon la plus marquée, la plus directe. Il prêta résolument la main à M. Thiers dans la réunion des journalistes du 26, et poussa aux décisions irrévocables. Le Globe du mardi 27, qui publiait les ordonnances avec la protestation, commençait par ces mots : Le crime est consommé ; … tout ce numéro du Globe est de lui. Il a fait encore en partie un Globe-affiche publié et placardé le jeudi. Si l’on ajoute un article du lendemain, où le nom du duc d’Orléans est présenté comme offrant (moyennant garanties) une solution possible, on aura son dernier mot de ce côté. Depuis lors il n’a plus écrit dans le Globe, ni dans aucun journal quotidien politique.

La vie publique de M. de Rémusat, depuis 1830, ne nous appartient plus ; elle tient à un ordre de choses qui n’a pas atteint son développement et qui est, si l’on peut ainsi parler, en cours d’exécution. Allié de Casimir Périer et de La Fayette, tour à tour il paya tribut à ces deux alliances ; mais par doctrine, par goût, il semble qu’il penche plutôt du côté de la dernière. Toute son ambition, après juillet, était de devenir député. Ce point obtenu, placé au cœur du mouvement politique, ami personnel de tous les hommes dirigeants, il fut longtemps avant de se décider aux fonctions officielles ; même quand il appuie et quand il conseille le pouvoir, c’est encore le rôle libre qui lui va le mieux. Une première fois sous-secrétaire d’État à l’intérieur dans le ministère du 6 septembre (1836), puis ministre avec M. Thiers dans le cabinet du 1er mars (1840), il est sorti de là de cet air de bonne grâce et d’aisance qui ne surprend personne, et on n’a pas même l’idée de louer en lui le désintéressement, tant cette élévation de cœur lui semble facile. C’est depuis ces cinq années seulement, et dans son loisir très-animé, qu’il a publié les ouvrages préparés ou composés auparavant :1o ses Essais de philosophie (1842) ; 2o Abélard(1845) ; 3o un Rapport lu à l’Académie des sciences morales sur la philosophie allemande, qui forme tout un volume (1845) ; 4o enfin les mélanges sous le titre de Passé et présent (1847). Nous dirons quelque chose de ceux de ces ouvrages dont nous n’avons point parlé.

On voit combien la philosophie est allée prenant chaque jour plus de place dans ses études ; ce qui avait été longtemps un culte secret a fini par éclater. Il s’y était fort remis durant la trêve de 1824 à 1828 ; mais sa philosophie alors était surtout de la métaphysique politique. Il rêvait, soit par manière d’examen critique, soit sous forme de traité dogmatique, une réfutation de M. de Bonald, de M. de La Mennais, surtout de l’Essai sur l’Indifférence. Ce qu’il a écrit, nous dit-il, de notes, de plans d’ouvrages ou de projets de chapitres, en ce sens, est considérable. Il a même fait, 1° un examen suivi et page à page, avec critique et discussion, du livre de M. de La Mennais, travail qui ne fournirait pas moins de deux-volumes ; 2° un Essai sur la nature du Pouvoir, qui est un livre terminé. En même temps, il traduisait et extrayait Kant. – En 1832, au lendemain du ministère Périer et pendant les ravages du choléra, sentant le besoin d’une occupation forte, il se remit à Kant, comme on se mettrait à la géométrie. Il fut conduit par cette étude à faire plusieurs mémoires détachés, qui pouvaient cependant se ranger dans un certain ordre, et il songea à rallier le tout au moyen d’une introduction. C’est ainsi que se formèrent ses deux volumes d’Essais, qui, souvent repris ou quittés, selon le mouvement des affaires publiques, parurent enfin dans l’hiver de 1842, et ouvrirent à l’auteur les portes de l’Académie des sciences morales en remplacement de Jouffroy.

Dans cette suite d’Essais qui s’enchaînent assez exactement, M. de Rémusat s’applique à démontrer que la philosophie existe ; qu’elle est une science ayant pour objet les idées essentielles de l’intelligence humaine ; qu’une critique attentive et sévère des grands systèmes philosophiques modernes fournit déjà la méthode et les principales données ; qu’une conciliation raisonnée entre Descartes, Reid et Kant, constitue, à proprement parler, l’éclectisme moderne. Puis, après avoir réfuté quelques systèmes exclusifs sortis du dernier siècle, l’auteur aborde sur deux ou trois questions, tant spéciales que générales, l’analyse du fond, et nous montre à l’œuvre cette science à laquelle il voudrait nous convertir. Enfin, rassemblant dans un dernier Essai toutes ses forces contre le scepticisme, contre cet ennemi intime dont il peut dire : Nous nous sommes vus de près, le poursuivant dans ses divers genres et à travers ses plus récents déguisements, sous sa forme pratique et positive comme dans son raffinement mystique, il cherche à le convaincre de contradiction, d’inconséquence, et à maintenir jusqu’au sein du grand inconnu qui nous assiège quelques vérités fondamentales. Toute cette tentative est noble, grave, prudemment menée et pas à pas ; M. de Rémusat, en instituant le rôle de la raison, prêche d’exemple ; et j’ai entendu remarquer sans ironie que ce livre d’Essais est peut-être le seul livre de philosophie et de métaphysique où l’on ne rencontre jamais rien qui effarouche le bon sens.

Un grand talent littéraire recommande l’ensemble de l’ouvrage ; l’Introduction, les Essais I et XI, sont des morceaux d’un travail achevé et où l’on peut admirer ce mélange de l’abstraction et de l’imagination dans le style, originalité singulière de M. de Rémusat. Une foule de vues justes, indépendantes de la philosophie même, portent sur l’époque présente et ouvrent des jours sur l’état des esprits. Dans son Introduction, comme dans son Essai final, l’auteur se montre avec raison très-préoccupé de ce sensualisme pratique qui envahit la société française, disposition fort différente du système dit sensualiste, lequel s’alliait très-bien, chez les philosophes du dernier siècle, avec de hautes qualités morales et avec des vertus. Aujourd’hui on étale moins ses vrais principes ; au besoin on en a même de solennels pour les jours de montre ; l’époque est à la fois épicurienne de fait et ampoulée de langage. La postérité aura fort à faire pour y démêler le réel. Elle trouvera de bons indices dans cette fin des Essais de M. de Rémusat.

L’Essai VIII, qui traite du jugement considéré à la fois comme opération et comme faculté de l’esprit, est bien technique, mais je dois dire qu’il a paru à des juges excellents un parfait modèle de la saine méthode analytique fortement appliquée. Ajouterai-je que ces mêmes juges, qui estiment cet Essai la perfection même, trouvent que tout à côté, dans les deux morceaux suivants, l’auteur s’est trop ingénié à toutes sortes de démonstrations et de questions concernant la matière et l’esprit ? M. de Rémusat a beau faire, sa curiosité se porte aisément aux limites, et lorsqu’elle signale les écueils, elle aime pourtant à s’y pencher. Il est de ceux qui, même s’ils avaient saisi la vérité, ne sauraient ni ne voudraient peut-être pas uniquement s’y tenir, et qui regarderaient encore derrière pour voir s’il n’y a pas autre chose de caché. Benjamin Constant disait qu’il avait sur chaque sujet une idée de plus qui faisait déborder le reste. M. de Rémusat, lui aussi, de quoi qu’il s’agisse, n’est jamais sans cette idée de plus ; mais, bien autrement sérieux et soucieux du vrai, il tient bon ; il combine les principes et le caractère ; la digue est ferme, élevée ; qu’importe ? l’esprit trouve encore moyen de passer par-dessus.

L’ouvrage sur Abélard, qui contient une admirable vie de ce philosophe et un exposé définitif de son épineuse doctrine, exige quelque explication préalable et nous oblige à revenir un peu sur le passé. M. de Rémusat, avons-nous dit, eut toujours un goût vif pour les drames, et il en a écrit plusieurs qui n’ont été ni représentés ni imprimés. C’est en 1824, si je ne me trompe, dans l’été qui suivit la défaite électorale, qu’étant seul à la campagne, assez ennuyé, il se mit à improviser ses deux coups d’essai en ce genre ; le premier, le Croisé ou le Fief, dont la scène était au moyen âge, se ressentait d’Ivanhoè et un peu de Gœtz de Berlichingen. L’autre, intitulé l’Habitation de Saint-Domingue ou l’Insurrection, lui avait été suggéré par des recueils sur la traite qu’il compulsait pour M. de Broglie ; l’idée philanthropique prit tout d’un coup la forme de son Toussaint-Louverture. Tout cela s’exécuta très-vite, très-lestement ; chaque drame avait cinq actes ; les dix actes furent enlevés en douze jours : ce qui fait un acte par jour, et, après chaque drame, un jour pour se relire. On ne saurait entrer d’un pied plus léger dans la rapidité romantique. Pendant l’hiver de 1824-1825, ces drames, lus dans le salon de Mme de Broglie, de Mme de Catelan, eurent beaucoup de succès et furent des espèces de lions de la saison. L’auteur ne se laissa pourtant pas entraîner à la tentation de les livrer au grand jour. Facile de talent, difficile de goût, il se disait que, pour les œuvres d’imagination, il ne faut produire que de l’excellent. Et puis la pensée politique le retint aussi ; il avait droit de pressentir son avenir, il pouvait être ministre un jour ; c’était inutile de rien publier que ce qui serait compatible avec cette carrière-là. Il jouit donc de son succès de société et remit ses drames en portefeuille. Cependant, ayant pris goût au jeu, il se passa encore la fantaisie de faire une Saint-Barthélemy (1826), dans le genre des scènes publiées cette même année par M. Vitet[11].

Maintenant on comprend sans peine comment, en 1836, l’auteur, se retrouvant de loisir, médita d’aborder le vrai drame et d’y développer une sérieuse pensée philosophique. Il agitait en lui une question très-familière à quiconque réfléchit, et qu’il était appelé plus que tout autre à se poser : « Que devient la nature morale de l’homme dans un temps où l’intelligence prévaut sur tout le reste ? » Seulement, pour traduire en action cette lutte et lui donner tout son relief, il s’agissait de la rejeter dans le passé et de la personnifier dans quelque figure historique connue, dans un homme célèbre en qui l’esprit, supérieur au caractère, aurait eu à lutter et contre lui-même et contre le monde d’alentour. Il s’agissait, en un mot, de trouver un grand précurseur à cette disposition générale d’aujourd’hui. C’est dans cette veine d’idées que M. de Rémusat, jetant un jour les yeux, à un coin de rue, sur une affiche de spectacle, vit l’annonce d’une pièce d’Héloïse et Abélard, qu’on donnait à l’Ambigu-Comique ; il se dit à l’instant : Voilà l’homme que je cherchais, et il se mit au drame d’Abélard.

Le drame fait et achevé, il devint ministre, et ce ne fut qu’au sortir de là qu’il put essayer des lectures, vers le temps précisément où il publiait ses Essais de philosophie. Il ne hait pas ces sortes de diversions qui donnent le change à la curiosité oisive et qui déjouent la louange banale. A cause de sa publication, on allait se croire obligé dans le monde de lui parler philosophie à tout propos, et, par égard pour les gens, il se mit à lire son Abélard. Le succès fut grand, prodigieux ; durant deux hivers l’intérêt se soutint, et la conversation vécut presque uniquement là-dessus ; mais, cette fois, ce n’était pas un intérêt passager dû à la nouveauté du genre, à la vivacité de quelques tableaux ; le sérieux du fond, l’amusant du détail, l’ampleur et la variété du développement, le caractère passionné et dramatique qui pénétrait jusque dans les portions les plus élevées du sujet, tout attestait une œuvre durable. L’auteur fut mis en demeure de publier.

Il s’y préparait ou en avait l’air, et, pour s’en donner le prétexte, il se mit à faire des recherches plus particulières sur les ouvrages et sur les doctrines d’Abélard. Il voulait adjoindre cette introduction au drame, comme s’il y avait eu besoin d’un passe-port auprès des érudits et des personnes graves ainsi ; se disait-il, Raynouard avait annexé aux Templiers une dissertation sur le procès de l’Ordre ; mais peu à peu il se trouva avoir fait un nouvel ouvrage qui ne cadrait plus de tout point avec le premier, et qui surtout ne pouvait lui servir d’accompagnement. Il fallait les deux à part et à la fois, ou bien il fallait choisir entre les deux. L’auteur se trouvait placé dans une perplexité piquante : d’un côté, tous ses talents secrets et son culte le plus cher, la philosophie, résumés dans une œuvre étendue, attachante, et où il donnait enfin son entière mesure ; de l’autre, sa philosophie encore, mais toute nue et appliquée dans sa mâle austérité à une investigation difficile. Il fut sévère ; entre ses amis, il alla consulter et il écouta le plus sévère, le seul rigoureux peut-être[12] ; il sacrifia l’œuvre de l’imagination. Mais non ; il ne peut l’avoir sacrifiée, il l’a seulement dérobée. Isaac n’est pas mort ; Iphigénie tôt ou tard reparaîtra.

Lorsque M. Mérimée publia son théâtre de Clara Gazul, il n’avait pas encore vu l’Espagne, et je crois qu’il lui est depuis échappé de dire que s’il l’avait vue auparavant, il n’aurait pas imprimé son ouvrage. Il aurait eu grand tort, et nous y aurions tous perdu. Il est de ces premières inspirations que l’observation elle-même ne remplace pas. Quand M. de Rémusat se fut mis à étudier de près la scolastique et à lire au long les traités originaux, il a pu ainsi se dégoûter un moment de son premier Abélard et le trouver moins ressemblant que celui qu’il restaurait de point en point. Le premier Abélard, en effet, était surtout deviné, et c’est bien pour cela qu’il a la vie.

Au reste, l’auteur n’est pas précisément dégoûté de cet Abélard premier-né ; il en rougirait plutôt comme d’un brillant délit romanesque et comme d’une licence heureuse, car il ne peut ignorer au fond que c’est ce qu’il a fait de mieux, et il a raison s’il le pense. Je remarquerai pourtant que le premier livre de l’ouvrage imprimé, celui qui contient la vie d’Abélard, est peut-être supérieur au drame comme perfection. M. de Rémusat n’a rien travaillé autant que cette vie, et pour le style, et pour l’exactitude. La rigueur érudite s’y combine avec la pensée, avec l’imagination, avec l’émotion même, et le style, expression et résultat de tant d’alliances, forme une sorte de métal de Corinthe, dans lequel on n’est guère habitué à voir resplendir les statues redressées du Moyen-Age ; mais rien n’est de trop pour l’incomparable Héloïse. Après cela, le drame d’Abélard est plus complet, plus vaste, et donne seul l’idée entière de M. de Rémusat, auteur et homme. L’artiste enhardi (car il y est devenu artiste) a pris en quelque sorte des portions, des démembrements de lui-même, et les a personnifiés dans des êtres distincts ; il leur a prêté non-seulement ses facultés, mais ses désirs, ses rêves. Tout cela vit et se meut sous des costumes tranchés, dans des physionomies originales, où le ton de l’époque est suffisamment observé. La nôtre pourtant se reconnaît au travers. Le dernier mot d’Abélard mourant qu’on entend à peine, est : Je ne sais. Le dogmatique, comme le sceptique, en revient à ce suprême Que sais-je ? C’est sur ce fatal et sincère aveu que finit ce drame, où s’agite la raison humaine. Les diverses solutions du mystérieux problème y sont tour à tour comprises et mises en présence, mais aucune n’y apparaît la meilleure ni la vraie. Ce qui en ressort, c’est le besoin qu’a cette raison humaine d’aller en avant toujours et d’aspirer vers la vérité, coûte que coûte, dût-elle ne jamais l’atteindre et rencontrer pour tout prix le martyre. Ce moderne Abélard, en ses heures d’angoisse, a de l’antique Prométhée.

Mais, à côté d’Abélard, il y a les écoliers ; à côté du maître, de celui qui cherche l’émancipation sérieuse de l’esprit, il y a ceux qui préludent à la légère et en gaussant. On rencontre surtout au premier rang et l’on ne peut s’empêcher d’aimer un certain Manegold, un charmant et vaillant écolier, qui par gageure, au sortir d’une nuit passée à la taverne, est le premier à entrer dans la classe en criant : En avant et du nouveau ! qui, narguant l’anachronisme, fait des chansons déjà, comme, trois siècles plus tard, en fera Villon, et dont l’esprit, même aux instants sérieux, a l’air (passez-moi le mot) de polissonner toujours. Imaginez un drôle spirituel et dévoué tel qu’il s’en présente en France à chaque insurrection intellectuelle ou autre, un enfant de Paris malgré son nom alsacien, aide-de-camp prédestiné pour toutes les journées de barricades. Manegold précède Abélard en chantant. En France, la chanson précède volontiers le raisonnement. Elle l’a aussi précédé, si nous nous en souvenons bien, au sein de l’esprit de M. de Rémusat.

Et tandis que l’écolier libertin chante tout plein d’ivresse et de folie, le maître se lève, jeune aussi et beau, mais au front pâle : « Folâtre jeune homme, est-ce que tu ne sais pas que tout est sérieux ?…» Écoutez ! c’est l’Abélard éternel, la voix triste et grave que toute haute intelligence porte en soi. Ce Manegold traverse et anime heureusement tout le drame ; il est tout à fait absent-dans la vie imprimée d’Abélard. L’érudition n’a point de prise sur ces évocations-là, et la fantaisie qui les crée se retrouve plus vraie que la science. Mais je m’aperçois que, si je n’y prends garde, je me laisse aller à parler de ce qui n’est point connu du public. Je coupe court et je me résume en répétant que si l’Abélard qu’on a (la vie imprimée) est plus parfait comme ouvrage, l’Abélard-drame, qu’on aura un jour, paraîtra une plus vraie et plus entière expression du talent que nous nous sommes ici efforcé de peindre.

Le Rapport lu à l’Académie des sciences morales sur la philosophie allemande, et qui forme tout un volume, sort de notre compétence. La préface, où l’auteur a rassemblé les points principaux de l’examen et a présenté la génération des divers systèmes, de Kant à Hégel, est fort appréciée des gens du métier. C’est dans le temps de ce travail et des discussions approfondies d’où il est né, que M. de Rémusat a passé définitivement lui-même à l’état de maître et d’homme du métier, au lieu d’amateur très-distingué qu’il était auparavant. Est-ce donc qu’en philosophie, comme en bien des choses, il n’y aurait pas moyen, avec quelque avantage, de rester amateur toujours,

Ami de la vertu, plutôt que vertueux ?

Il est temps d’arriver au succès public le plus brillant, au jour de triomphe et de soleil de M. de Rémusat ; je veux parler de son discours de réception à l’Académie française. Dès que M. Royer-Collard eut disparu, une sorte de suffrage rapide et de murmure universel désigna à l’instant M. de Rémusat pour lui succéder et pour le célébrer. Dans un temps où chacun se croit des titres à toute espèce d’héritage, il ne s’éleva pas un seul concurrent. N’est-ce pas là un unique hommage rendu à la mémoire du mort et aussi au talent approprié du vivant ? M. de Rémusat répondit hautement à cette attente. La séance du 7 janvier 1847 restera mémorable entre celles du même genre. Le successeur de Royer-Collard fut éloquent, égal à son sujet, le dominant presque, et s’y mouvant avec aisance et grandeur. Il eut, tant qu’il le fallut, de l’élévation, il eut de la grâce. On a remarqué que tout est bien touché dans ce discours, hormis peut-être l’éloquence parlementaire de M. Royer-Collard, qui aurait pu être caractérisée plus sensiblement. A côté de l’orateur grave et presque auguste[13], pourquoi n’aurait-on pas dessiné, par exemple, M. de Serre, son grand ami, l’orateur passionné, qui faisait naturellement pendant ? Dans une circonstance autre qu’une solennité académique, il y aurait eu sans doute manière de prendre autrement le sujet, une manière plus expressive et plus réelle ; c’eût été de ne pas donner tant de place et de saillie aux considérations historiques, aux diverses époques de la Révolution, et de s’attacher plus uniquement d’abord à la figure de M. Royer-Collard, à ce personnage original, mordant, élevé, mais abrupt, en un mot d’éteindre les fonds historiques et d’accuser à tout moment d’avantage le profil singulier. Ce que M. de Rémusat a si bien fait vers la fin, on aurait pu le faire durant tout le morceau, et c’eût été, biographiquement, plus vivant. Mais l’éloge oratoire a sa loi, sa convenance, son choix à faire entre les divers traits, et M. de Rémusat a su, en les indiquant, les adoucir, les idéaliser avec finesse, les subordonner à la majesté. Et puis l’orateur était dans son élément et dans son droit en ne négligeant pas une occasion si naturelle de juger les époques successives de notre histoire contemporaine. Il a parlé de toutes, et de la Restauration en particulier, avec impartialité, avec générosité même. Après les charmantes définitions qu’il avait données de M. Royer-Collard comme homme et comme écrivain, je ne sais si je me trompe, mais j’aurais préféré qu’il terminât sans rentrer dans cette thèse générale, plus que douteuse, de l’alliance de la philosophie et de la politique, sans se croire tenu de faire la péroraison obligée. Voilà (pour varier la monotonie de la louange) les seules observations du lendemain sur un discours dont l’ensemble et toutes les parties ont constamment réussi auprès de l’assemblée la plus choisie et la plus attentive. Ç’a été là un de ces beaux jours où le talent, au moment où il la reçoit, justifie magnifiquement sa Couronne.

Une étude du genre de celle-ci a ses limites, et un portrait n’est pas un tableau. C’est encore moins une description à l’infini et un catalogue détaillé des moindres productions. Nous nous arrêtons sans avoir épuisé notre sujet. M. de Rémusat en est un des plus fertiles, on l’a vu, et qui sait trop bien se multiplier pour qu’on n’ait pas l’occasion de le retrouver maintes fois en avançant. Il a plusieurs plans d’ouvrages pour l’avenir, et ceux qu’il ne prévoit pas seront peut-être les principaux. Mais, quoi qu’il publie ou de tout nouveau ou de composé déjà, il ne fera certainement par ses écrits qu’entrer en possession de la place qui lui est dès longtemps reconnue dans l’opinion. Le lieu qu’il tient est au premier rang parmi les esprits de cet âge ; il l’étend chaque jour, et, pour l’agrandir encore, il n’a qu’à le faire tout à fait égal à son mérite. Au reste, il aura beau se soustraire par portions et vouloir se dérober, il est de ceux qui laisseront plus de trace qu’ils ne se l’imaginent et que les contemporains eux-mêmes ne le pensent. La vraie supériorité, jointe à la finesse, survit à bien des renommées bruyantes. On se remet à l’écouter, à lui découvrir des grâces nouvelles, quand on est las du convenu ou du trop connu. Son autorité gagne à n’être point de profession. Et pour ceux mêmes qui se mêlent ici de juger M. de Rémusat et de l’expliquer aux autres, un de leurs précieux titres pourrait bien être un jour s’ils avaient eu, à leur début, l’honneur d’être remarqués et publiquement recommandés par lui[14].

1er octobre 1847.

  1. Notez ces traces directes du xviiie siècle, plus marquées que ne les admet en général l’école doctrinaire.
  2. C’est ainsi qu’au début de sa brochure sur la Liberté de la Presse il montrait cette liberté invoquée tour à tour de chaque parti dans la disgrâce, mais le plus souvent repoussée des mêmes gens sitôt qu’ils la voient paraître : « Au triste accueil qu’elle reçoit d’eux, disait-il, on serait tenté de penser qu’ils l’invoquaient comme le bûcheron de la fable invoquait la Mort ; elle ne les aide qu’à recharger leur fardeau, et ils la prient de repartir. » Ce genre d’agrément détourné est un des cachets de sa manière.
  3. Sous ce titre : Amendements à la loi des élections.
  4. M. Royer-Collard me fit l’honneur une fois de me parler de M. de Serre, son ami, « le seul homme, disait-il, avec qui il ait vécu durant des années en intimité et en communication parfaite, profonde. Camille Jordan n’était pas un esprit aussi sérieux, c’était plutôt un homme charmant et du monde. Mais M. de Serre ! sérieux, imagination, éloquence, il avait tout ; il y joignait seulement la faculté de se faire des illusions. C’est ce qui l’a perdu à la fin. Il a cru sincèrement qu’il allait sauver la monarchie, et il a rompu avec ses antécédents. – Il s’étonnait que je ne le suivisse pas, ajoutait M. Royer-Collard : Moi, lui ai-je dit, je ne suis pas, je reste. Mais je ne lui en ai jamais voulu. Il y avait-entre nous de l’ineffaçable. »
  5. J’en note un troisième, qui n’a pas été recueilli, sur les œuvres de madame de Staël (Lycée, tome III, page 156).
  6. Tout le théâtre, – hors le Faust, traduit par M. de Sainte-Aulaire.
  7. « Point de nouveauté si nécessaire et si légitime, écrivait-il, qu’ils ne crussent de leur devoir de repousser ; point d’usage reçu, point d’abus infime, pourvu qu’il fût ancien, qu’on ne les vît s’efforcer à tout prix de conserver ou de restaurer. L’antiquité, la sagesse de leurs pères, étaient pour eux la règle infaillible. Ils ne négligeaient aucune occasion d’assurer le moindre droit, le moindre privilège à l’ordre sénatorial et au corps des patriciens, comme aux défenseurs des mœurs et des lois du passé. Le maintien ou le rétablissement du gouvernement aristocratique, le retour à ce qu’ils regardaient comme l’ancien régime, était leur seul effort et leur unique doctrine. Elle aurait pu se réduire à ces deux mots : les douze Tables et les honnêtes gens. » (Préface du De Legibus, page 15.) Pour bien entendre l’allusion, il faut se rappeler la devise royaliste du Conservateur et de la Monarchie selon la Charte.
  8. « Dans une région sociale différente, des hommes du même âge, etc., etc. » (Voir au tome II des Mélanges, page 204.) C’est de même qu’à la page 202, sous figure collective, il a peint expressément M. Thiers.
  9. « De, nos jours ; disait un railleur, Jurieu aurait fini par souper à la guinguette avec Chaulieu, et Fénelon n’aurait pas manqué de filer un système humanitaire avec Ninon. »
  10. Dans l’article sur M. Magnin, Portraits contemporains (1846), tome II, page 314.
  11. Dans un article du Globe (6 juin 1829), M. de Rémusat appréciait la Mort d’Henri III de M. Vitet : là encore le critique Savait d’original le secret du genre, et il en avait causé très au long avec lui-même auparavant.
  12. M. de Broglie.
  13. « Respondit Cornélius Tacitus eloquensissime et, quod eximium orationi ejus inest, [Grec : semnôz]. » Ce que Pline dit là de Tacite avocat et orateur, on le pourrait appliquer à M. Boyer-Collard, excepté le respondit. M. Royer-Collard à la tribune ne parlait qu’en premier et ne répondait pas.
  14. M. de Rémusat voulut bien parler dans le Globe, en 1828, de mon premier ouvrage, le Tableau de la Poésie française au xvie siècle.