Les Cinq Filles de Mrs Bennet/33

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Les Cinq Filles de Mrs Bennet (Pride and Prejudice) (1813)
Traduction par V. Leconte et Ch. Pressoir.
Librairie Plon (p. 163-168).
XXXIII


Plus d’une fois Elizabeth, en se promenant dans le parc, rencontra Mr. Darcy à l’improviste. Elle trouvait assez étrange la malchance qui l’amenait dans un endroit ordinairement si solitaire, et elle eut soin de l’informer que ce coin du parc était sa retraite favorite. Une seconde rencontre après cet avertissement était plutôt singulière ; elle eut lieu cependant, et une autre encore. Était-ce pour l’ennuyer ou pour s’imposer à lui-même une pénitence ? Car il ne se contentait point dans ces occasions de lui dire quelques mots de politesse et de poursuivre son chemin, mais paraissait croire nécessaire de l’accompagner dans sa promenade. Il ne se montrait jamais très bavard, et, de son côté, Elizabeth ne faisait guère de frais. Au cours de la troisième rencontre, cependant, elle fut frappée des questions bizarres et sans lien qu’il lui posait sur l’agrément de son séjour à Hunsford ; sur son goût pour les promenades solitaires ; sur ce qu’elle pensait de la félicité du ménage Collins ; enfin, comme il était question de Rosings et de la disposition intérieure des appartements qu’elle disait ne pas bien connaître, Darcy avait eu l’air de penser que lorsqu’elle reviendrait dans le Kent, elle séjournerait cette fois au château. Voilà du moins ce qu’Elizabeth crut comprendre. Était-ce possible qu’en parlant ainsi il pensât au colonel Fitzwilliam ? Si ces paroles avaient un sens, il voulait sans doute faire allusion à ce qui pourrait se produire de ce côté. Cette pensée troubla quelque peu Elizabeth qui fut heureuse de se retrouver seule à l’entrée du presbytère.

Un jour qu’en promenade elle relisait une lettre de Jane et méditait certains passages qui laissaient deviner la mélancolie de sa sœur, Elizabeth, en levant les yeux, se trouva face à face, non point cette fois avec Mr. Darcy, mais avec le colonel Fitzwilliam.

— Je ne savais pas que vous vous promeniez jamais de ce côté, dit-elle avec un sourire en repliant sa lettre.

— Je viens de faire le tour complet du parc comme je le fais généralement à chacun de mes séjours, et je pensais terminer par une visite à Mrs. Collins. Continuez-vous votre promenade ?

— Non, j’étais sur le point de rentrer.

Ils reprirent ensemble le chemin du presbytère.

— Avez-vous toujours le projet de partir samedi prochain ?

— Oui, si Darcy ne remet pas encore notre départ. Je suis ici à sa disposition et il arrange tout à sa guise.

— Et si l’arrangement ne le satisfait point, il a toujours eu le plaisir de la décision. Je ne connais personne qui semble goûter plus que Mr. Darcy le pouvoir d’agir à sa guise.

— Certes, il aime faire ce qui lui plaît ; mais nous en sommes tous là. Il a seulement pour suivre son inclination plus de facilité que bien d’autres, parce qu’il est riche et que tout le monde ne l’est pas. J’en parle en connaissance de cause. Les cadets de famille, vous le savez, sont habitués à plus de dépendance et de renoncements.

— Je ne me serais pas imaginé que le fils cadet d’un comte avait de tels maux à supporter. Sérieusement, que connaissez-vous de la dépendance et des renoncements ? Quand le manque d’argent vous a-t-il empêché d’aller où vous vouliez ou de vous accorder une fantaisie ?

— Voilà des questions bien directes. Non, il faut que je l’avoue, je n’ai pas eu à souffrir beaucoup d’ennuis de ce genre. Mais le manque de fortune peut m’exposer à des épreuves plus graves. Les cadets de famille, vous le savez, ne peuvent guère se marier selon leur choix.

— À moins que leur choix ne se porte sur des héritières, ce qui arrive, je crois, assez fréquemment.

— Nos habitudes de vie nous rendent trop dépendants, et peu d’hommes de mon rang peuvent se marier sans tenir compte de la fortune.

« Ceci serait-il pour moi ? » se demanda Elizabeth que cette idée fit rougir. Mais se reprenant, elle dit avec enjouement :

— Et quel est, s’il vous plaît, le prix ordinaire du fils cadet d’un comte ? À moins que le frère aîné ne soit d’une santé spécialement délicate, vous ne demandez pas, je pense, plus de cinquante mille livres ?

Il lui répondit sur le même ton, puis, pour rompre un silence qui aurait pu laisser croire qu’elle était affectée de ce qu’il avait dit, Elizabeth reprit bientôt :

— J’imagine que votre cousin vous a amené pour le plaisir de sentir près de lui quelqu’un qui soit à son entière disposition. Je m’étonne qu’il ne se marie pas, car le mariage lui assurerait cette commodité d’une façon permanente. Mais peut-être sa sœur lui suffit-elle pour l’instant ; il doit faire d’elle ce que bon lui semble puisqu’elle est sous sa seule direction.

— Non, répliqua le colonel Fitzwilliam, c’est un avantage qu’il partage avec moi, car nous sommes tous deux co-tuteurs de miss Darcy.

— Vraiment ? Et dites-moi donc quelle sorte de tuteur vous faites ? Votre pupille vous donne-t-elle beaucoup de peine ? Les jeunes filles de cet âge sont parfois difficiles à mener, et si c’est une vraie Darcy elle est sans doute assez indépendante.

Comme elle prononçait ces paroles, elle remarqua que Fitzwilliam la regardait attentivement, et la façon dont il lui demanda pourquoi elle supposait que la tutelle de miss Darcy pût lui donner quelque peine convainquit Elizabeth qu’elle avait, d’une manière ou d’une autre, touché la vérité.

— N’ayez aucune crainte, répliqua-t-elle aussitôt. Je n’ai jamais entendu médire, si peu que ce soit, de votre pupille, et je suis persuadée de sa docilité. Deux dames de ma connaissance ne jurent que par elle, Mrs. Hurst et miss Bingley ; — il me semble vous avoir entendu dire que vous les connaissiez aussi.

— Je les connais un peu. Leur frère est un homme aimable et bien élevé, et c’est le grand ami de Darcy.

— Oh ! je sais, dit Elizabeth un peu sèchement. Mr. Darcy montre beaucoup de bonté pour Mr. Bingley et veille sur lui avec une extraordinaire sollicitude.

— Oui, je crois en effet que Darcy veille sur son ami qui, sous certains rapports, a besoin d’être guidé. Une chose qu’il m’a dite en venant ici m’a même fait supposer que Bingley lui doit à ce titre quelque reconnaissance. Mais je parle peut-être un peu vite, car rien ne m’assure que Bingley soit la personne dont il était question. C’est pure conjecture de ma part.

— De quoi s’agissait-il ?

— D’une circonstance dont Darcy désire certainement garder le secret, car, s’il devait en revenir quelque chose à la famille intéressée, ce serait fort désobligeant.

— Vous pouvez compter sur ma discrétion.

— Et notez bien que je ne suis pas certain qu’il s’agisse de Bingley. Darcy m’a simplement dit qu’il se félicitait d’avoir sauvé dernièrement un ami du danger d’un mariage imprudent. J’ai supposé que c’était Bingley dont il s’agissait parce qu’il me semble appartenir à la catégorie des jeunes gens capables d’une étourderie de ce genre, et aussi parce que je savais que Darcy et lui avaient passé l’été ensemble.

— Mr. Darcy vous a-t-il donné les raisons de son intervention ?

— J’ai compris qu’il y avait contre la jeune fille des objections très sérieuses.

— Et quels moyens habiles a-t-il employés pour les séparer ?

— Il ne m’a pas conté ce qu’il avait fait, dit Fitzwilliam en souriant ; il m’a dit seulement ce que je viens de vous répéter.

Elizabeth ne répondit pas et continua d’avancer, le cœur gonflé d’indignation. Après l’avoir observée un moment, Fitzwilliam lui demanda pourquoi elle était si songeuse.

— Je pense à ce que vous venez de me dire. La conduite de votre cousin m’étonne. Pourquoi s’est-il fait juge en cette affaire ?

— Vous trouvez son intervention indiscrète ?

— Je ne vois pas quel droit avait Mr. Darcy de désapprouver l’inclination de son ami, ni de décider comment celui-ci pouvait trouver le bonheur. Mais, dit-elle en se ressaisissant, comme nous ignorons tous les détails il n’est pas juste de le condamner. On peut supposer aussi que le sentiment de son ami n’était pas très profond.

— Cette supposition n’est pas invraisemblable, dit Fitzwilliam, mais elle enlève singulièrement de sa valeur à la victoire de mon cousin.

Ce n’était qu’une réflexion plaisante, mais qui parut à Elizabeth peindre très justement Mr. Darcy. Craignant, si elle poursuivait ce sujet, n’être plus maîtresse d’elle-même, la jeune fille changea brusquement la conversation, et il ne fut plus question que de choses indifférentes jusqu’à l’arrivée au presbytère.

Dès que le visiteur fut parti, elle eut le loisir de réfléchir longuement à ce qu’elle venait d’entendre. Sur l’identité des personnages elle ne pouvait avoir de doute : il n’y avait pas deux hommes sur qui Mr. Darcy pût avoir une influence aussi considérable. Elizabeth avait toujours supposé qu’il avait dû coopérer au plan suivi pour séparer Bingley de Jane, mais elle en attribuait l’idée principale et la réalisation à miss Bingley. Cependant, si Mr. Darcy ne se vantait pas, c’était lui, c’étaient son orgueil et son caprice qui étaient la cause de tout ce que Jane avait souffert et souffrait encore. Il avait brisé pour un temps tout espoir de bonheur dans le cœur le plus tendre, le plus généreux qui fût ; et le mal qu’il avait causé, nul n’en pouvait prévoir la durée.

« Il y avait des objections sérieuses contre la jeune fille, » avait dit le colonel Fitzwilliam. Ces objections étaient sans nul doute qu’elle avait un oncle avoué dans une petite ville, et un autre dans le commerce à Londres. « À Jane, que pourrait-on reprocher ? se disait Elizabeth. Jane, le charme et la bonté personnifiés, dont l’esprit est si raisonnable et les manières si séduisantes ! Contre mon père non plus on ne peut rien dire ; malgré son originalité, il a une intelligence que Mr. Darcy peut ne point dédaigner, et une respectabilité à laquelle lui-même ne parviendra peut-être jamais. » À la pensée de sa mère, elle sentit sa confiance s’ébranler. Mais non, ce genre d’objection ne pouvait avoir de poids aux yeux de Mr. Darcy dont l’orgueil, elle en était sûre, était plus sensible à l’infériorité du rang qu’au manque de jugement de la famille où voulait entrer son ami. Elizabeth finit par conclure qu’il avait été poussé par une détestable fierté, et sans doute aussi par le désir de conserver Bingley pour sa sœur.

L’agitation et les larmes qui furent l’effet de ces réflexions provoquèrent une migraine dont Elizabeth souffrait tellement vers le soir que, sa répugnance à revoir Mr. Darcy aidant, elle décida de ne pas accompagner ses cousins à Rosings où ils étaient invités à aller prendre le thé. Mrs. Collins, voyant qu’elle était réellement souffrante, n’insista pas pour la faire changer d’avis mais Mr. Collins ne lui cacha point qu’il craignait fort que lady Catherine ne fût mécontente en voyant qu’elle était restée au logis.