Les Cinq Filles de Mrs Bennet/32

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Les Cinq Filles de Mrs Bennet (Pride and Prejudice) (1813)
Traduction par V. Leconte et Ch. Pressoir.
Librairie Plon (p. 158-163).
XXXII


Le lendemain matin, tandis que Mrs. Collins et Maria faisaient des courses dans le village, Elizabeth, restée seule au salon, écrivait à Jane lorsqu’un coup de sonnette la fit tressaillir. Dans la crainte que ce ne fût lady Catherine, elle mettait de côté sa lettre inachevée afin d’éviter des questions importunes, lorsque la porte s’ouvrit, et, à sa grande surprise, livra passage à Mr. Darcy.

Il parut étonné de la trouver seule et s’excusa de son indiscrétion en alléguant qu’il avait compris que Mrs. Collins était chez elle. Puis ils s’assirent et quand Elizabeth eut demandé des nouvelles de Rosings, il y eut un silence qui menaçait de se prolonger. Il fallait à tout prix trouver un sujet de conversation. Elizabeth se rappelant leur dernière rencontre en Hertfordshire, et curieuse de voir ce qu’il dirait sur le départ précipité de ses hôtes, fit cette remarque :

— Vous avez tous quitté Netherfield bien rapidement en novembre dernier, Mr. Darcy. Mr. Bingley a dû être agréablement surpris de vous revoir si tôt, car, si je m’en souviens bien, il n’était parti que de la veille. Lui et ses sœurs allaient bien, je pense, quand vous avez quitté Londres ?

— Fort bien, je vous remercie.

Voyant qu’elle n’obtiendrait pas d’autre réponse, elle reprit au bout d’un moment :

— Il me semble avoir compris que Mr. Bingley n’avait guère l’intention de revenir à Netherfield.

— Je ne le lui ai jamais entendu dire. Je ne serais pas étonné, cependant, qu’il y passe peu de temps à l’avenir. Il a beaucoup d’amis et se trouve à une époque de l’existence où les obligations mondaines se multiplient.

— S’il a l’intention de venir si rarement à Netherfield, il vaudrait mieux pour ses voisins qu’il l’abandonne tout à fait. Nous aurions peut-être des chances de voir une famille s’y fixer d’une façon plus stable. Mais peut-être Mr. Bingley, en prenant cette maison, a-t-il pensé plus à son plaisir qu’à celui des autres et il règle sans doute ses allées et venues d’après le même principe.

— Je ne serais pas surpris, dit Darcy, de le voir céder Netherfield si une offre sérieuse se présentait.

Elizabeth ne répondit pas ; elle craignait de trop s’étendre sur ce chapitre, et ne trouvant rien autre à dire, elle résolut de laisser à son interlocuteur la peine de chercher un autre sujet. Celui-ci le sentit et reprit bientôt :

— Cette maison paraît fort agréable. Lady Catherine, je crois, y a fait faire beaucoup d’aménagements lorsque Mr. Collins est venu s’installer à Hunsford.

— Je le crois aussi, et ses faveurs ne pouvaient certainement exciter plus de reconnaissance.

— Mr. Collins, en se mariant, paraît avoir fait un heureux choix.

— Certes oui ; ses amis peuvent se réjouir qu’il soit tombé sur une femme de valeur, capable à la fois de l’épouser et de le rendre heureux, Mon amie a beaucoup de jugement, bien qu’à mon sens son mariage ne soit peut-être pas ce qu’elle a fait de plus sage, mais elle paraît heureuse, et vue à la lumière de la froide raison, cette union présente beaucoup d’avantages.

— Elle doit être satisfaite d’être installée à si peu de distance de sa famille et de ses amis.

— À si peu de distance, dites-vous ? Mais il y a près de cinquante milles entre Meryton et Hunsford.

— Qu’est-ce que cinquante milles, avec de bonnes routes ? Guère plus d’une demi-journée de voyage. J’appelle cela une courte distance,

— Pour moi, s’écria Elizabeth, jamais je n’aurais compté cette « courte distance » parmi les avantages présentés par le mariage de mon amie. Je ne trouve pas qu’elle soit établie à proximité de sa famille.

— Ceci prouve votre attachement pour le Hertfordshire. En dehors des environs immédiats de Longbourn, tout pays vous semblerait éloigné, sans doute ?

En parlant ainsi, il eut un léger sourire qu’Elizabeth crut comprendre. Il supposait sans doute qu’elle pensait à Jane et à Netherfield ; aussi est-ce en rougissant qu’elle répondit :

— Je ne veux pas dire qu’une jeune femme ne puisse être trop près de sa famille. Les distances sont relatives, et quand un jeune ménage a les moyens de voyager, l’éloignement n’est pas un grand mal. Mr. et Mrs. Collins, bien qu’à leur aise, ne le sont pas au point de se permettre de fréquents déplacements, et je suis sûre qu’il faudrait que la distance fût réduite de moitié pour que mon amie s’estimât à proximité de sa famille.

Mr. Darcy rapprocha un peu son siège d’Elizabeth :

— Quant à vous, dit-il, il n’est pas possible que vous soyez aussi attachée à votre pays. Sûrement, vous n’avez pas toujours vécu à Longbourn.

Elizabeth eut un air surpris. Mr. Darcy parut se raviser. Reculant sa chaise, il prit un journal sur la table, y jeta les yeux, et poursuivit d’un ton détaché :

— Le Kent vous plaît-il ?

Suivit alors un court dialogue sur le pays, auquel mit fin l’entrée de Charlotte et de sa sœur qui revenaient de leurs courses. Ce tête-à-tête ne fut pas sans les étonner. Darcy raconta comment il avait, par erreur, dérangé miss Bennet, et après être resté quelques minutes sans dire grand’chose, prit congé et quitta le presbytère.

— Qu’est-ce que cela signifie ? demanda Charlotte aussitôt après son départ. Il doit être amoureux de vous, Eliza, sans quoi jamais il ne viendrait vous rendre visite si familièrement.

Mais lorsque Elizabeth eut raconté combien Darcy s’était montré taciturne, cette supposition ne parut pas très vraisemblable, et on en vint à cette conclusion : Darcy était venu parce qu’il n’avait rien de mieux à faire.

À cette époque, la chasse était fermée. Dans le château, il y avait bien lady Catherine, une bibliothèque et un billard ; mais des jeunes gens ne peuvent rester enfermés du matin au soir. Que ce fût la proximité du presbytère, l’agrément du chemin qui y conduisait ou des personnes qui l’habitaient, toujours est-il que le colonel Fitzwilliam et Mr. Darcy en firent dès lors le but presque quotidien de leurs promenades. Ils arrivaient à toute heure, tantôt ensemble et tantôt séparément, parfois même accompagnés de leur tante. Il était visible que le colonel Fitzwilliam était attiré par la société des trois jeunes femmes. La satisfaction qu’Elizabeth éprouvait à le voir, aussi bien que l’admiration qu’il laissait paraître pour elle, lui rappelaient son ancien favori, George Wickham, et si en les comparant elle trouvait moins de séduction aux manières du colonel Fitzwilliam, elle avait l’impression que, des deux, c’était lui sans doute qui possédait l’esprit le plus cultivé.

Mais Mr. Darcy ! Comment expliquer ses fréquentes apparitions au presbytère ? Ce ne pouvait être par amour de la société ? Il lui arrivait souvent de rester dix minutes sans ouvrir la bouche, et, quand il parlait, il semblait que ce fût par nécessité plutôt que par plaisir. Rarement lui voyait-on de l’animation. La façon dont Fitzwilliam le plaisantait sur son mutisme prouvait que, d’habitude, il n’était point aussi taciturne. Mrs. Collins ne savait qu’en penser. Elle eût aimé se persuader que cette attitude était l’effet de l’amour, et l’objet de cet amour son amie Elizabeth. Pour résoudre ce problème, elle se mit à observer Darcy, à Rosings et à Hunsford, mais sans grand succès. Il regardait certainement beaucoup Elizabeth, mais d’une manière difficile à interpréter. Charlotte se demandait souvent si le regard attentif qu’il attachait sur elle contenait beaucoup d’admiration, et par moments il lui semblait simplement le regard d’un homme dont l’esprit est ailleurs. Une ou deux fois, Charlotte avait insinué devant son amie que Mr. Darcy nourrissait peut-être une préférence pour elle, mais Elizabeth s’était contentée de rire, et Mrs. Collins avait jugé sage de ne pas insister de peur de faire naître des espérances stériles. Pour elle il ne faisait pas de doute que l’antipathie d’Elizabeth aurait vite fait de s’évanouir si elle avait pu croire qu’elle eût quelque pouvoir sur le cœur de Mr. Darcy. Parfois, dans les projets d’avenir qu’elle faisait pour son amie, Charlotte la voyait épousant le colonel Fitzwilliam. Des deux cousins, c’était sans contredit le plus agréable ; il admirait Elizabeth, et sa situation faisait de lui un beau parti. Seulement, pour contre-balancer tous ces avantages, Mr. Darcy avait une influence considérable dans le monde clérical, tandis que son cousin n’en possédait aucune.