Stadler. — La téléologie de Kant
Stadler. — La téléologie de Kant et sa valeur comme théorie de la connaissance. — Kant’s Teleologie und ihre erkenntnisstheoretische Bedeutung. (155 p., Berlin, 1874.)
L’étude de M. Stadler sur la téléologie de Kant se divise en quatre parties. La première présente à grands traits l’esquisse de la théorie de l’expérience telle qu’elle est contenue dans la Critique de la Raison pure. La seconde expose le principe général du jugement téléologique dont la troisième et la quatrième analysent successivement les deux formes essentielles : la « finalité formelle » (formale Zweckmässigkeit) et la « finalité objective » (objective Zweckm.)
Dans la Ire partie, M. Stadler ne fait, comme il le dit lui-même, que résumer les conclusions de la savante étude de M. Cohen[1]. « L’expérience, » dont Kant s’attache exclusivement, dans la première de ses Critiques, à déterminer les conditions, à mesurer les limites, n’atteint que des phénomènes et des lois. Les premiers constituent l’élément matériel ; les secondes, l’élément formel de la connaissance expérimentale. L’esthétique transcendentale analyse les uns ; la logique transcendentale, les autres. L’esprit de l’homme ne saisit dans les Phénomènes (Erscheinungen) que ses propres sensations, ramenées, à l’aide des formes à priori du temps et de l’espace, à l’unité des Intuitions (Anschauungen) sensibles ; et, dans les lois des phénomènes, il ne découvre que l’ordre, dont il porte en lui-même le principe, et dont il édicte à priori les règles inflexibles (catégories). La pensée ne sort jamais d’elle-même, soit qu’elle se borne à rattacher à l’unité fragile de la « conscience empirique » la diversité confuse des impressions sensibles, soit qu’elle coordonne les sensations en les soumettant aux catégories, créées par l’Entendement lui-même. Le dernier mot du système est donc l’idéalisme : mais un idéalisme qui fait profession d’ignorer à la fois l’essence de l’âme comme celle du corps. — L’auteur s’attache à prouver que la conception de la « Chose en soi » ou du « Noumène, » qui couronne l’analytique, n’est pas, comme Kuno Fischer le prétend, une conception contradictoire. Elle doit être considérée comme la plus haute catégorie de l’Entendement, qui prend conscience en elle de ses limites et de sa nature essentiellement subjective. On ne peut qu’accuser le langage, et non la pensée de Kant, des contradictions qu’on a reprochées à la théorie du noumène. Cette petite discussion, qui a incontestablement le mérite d’analyser finement le concept kantien du Noumène, nous paraît d’ailleurs assez étrangère à l’objet du livre de M. Stadler.
Avec la deuxième partie commence réellement l’étude de la téléologie de Kant. M. Stadler se sert surtout, pour éclairer le langage, les divisions et aussi les idées de son auteur, de l’Introduction à la Critique du Jugement (1791), et du petit opuscule qui la suit à quatre ans environ de distance : De la philosophie en général. (Ueber Philosophie überhaupt, zur Einleitung in die Kritik der Urtheilskraft, 1794). — Kant distingue d’ordinaire trois espèces de jugement, comme il a distingué trois facultés dans la connaissance : le jugement théorique, le jugement esthétique et le jugement pratique (voir Bona Meyer, dont M. Stadler cite et met à profit le travail si estimé sur la psychologie de Kant). Mais le mot jugement prend, dans la Critique du Jugement, un sens tout spécial, et ne se dit plus que des jugements, par lesquels l’esprit réfléchit sur la nature des objets (reflectirend Urtheil), tandis que les jugements portés par l’Entendement prononcent catégoriquement sur la réalité des choses (bestimmend.) Par les premiers, l’esprit applique à un cas particulier une règle déjà connue : ainsi l’Entendement soumet aux catégories les faits donnés par les sens. Les seconds résultent d’un travail de la réflexion, qui cherche une loi générale, à laquelle puisse se ramener le fait particulier. — Les « jugements de la réflexion » (Reftexionsurtheile) se divisent à leur tour en jugements théoriques et en jugements esthétiques : d’où la division connue de la Critique du Jugement.
L’auteur croit, à l’encontre d’Uberweg et de K. Fischer, que la réduction des deux formes des jugements de la réflexion à une même et seule faculté est une maladresse de Kant, et qu’elle a contribué à égarer les interprètes sur le véritable objet que le philosophe s’y propose. Tandis que les historiens cités assignent comme objet essentiel à la troisième critique la conciliation des deux critiques précédentes, l’union de l’Entendement et de la Raison pratique, M. Stadler soutient (sans nous avoir pourtant tout à fait convaincu) que cette conséquence, dont il ne conteste point d’ailleurs la vérité, n’est qu’un résultat accessoire dans l’entreprise de Kant. — La réunion du jugement téléologique et esthétique a plus incontestablement pour résultat de faire tort à l’étude du premier. Il semble, en effet, que le jugement téléologique soit une superfétation, ou une contradiction dans la doctrine de Kant. Schopenhauer, dans sa pénétrante, mais excessive critique de cette philosophie, s’exprime à ce sujet en ces termes : « On pourrait accuser Kant d’une grossière inconséquence. Après avoir répété à satiété, dans la Critique de la Raison pure, que l’Entendement est le pouvoir de juger, et que les formes de ses jugements sont les principes essentiels de toute véritable connaissance, il nous présente dans une autre critique une espèce particulière de jugements, qui est toute différente de la première. » M. Stadler se propose de montrer que « malgré les défauts du plan suivi par Kant et l’oubli où il laisse la critique de la Raison pure, il n’y a pas entre la critique du jugement téléologique et la précédente de contradiction réelle, mais qu’elles sont, au contraire, étroitement enchaînées l’une à l’autre. » — Il ne faut pas reprocher à Kant d’avoir méconnu le lien du jugement et de l’entendement. Toutes les fois qu’il parle du Jugement comme d’une faculté distincte de l’Entendement, il entend surtout par le premier le jugement esthétique. Dans la lettre où il annonce à Reinhold en 1787 qu’il travaille à sa troisième critique, les mots « téléologie » et critique du « goût » (Geschmack) sont pour lui synonymes. Et plus tard, quand il distinguera le jugement esthétique et le jugement téléologique, il aura soin d’ajouter que la critique du premier est la partie essentielle de la théorie du jugement {ihr wesentlich angehörig) ; que le second n’est pas une faculté distincte, et qu’il aurait pu être rattaché à la philosophie théorique « allenfalls dem theoretischen Theile der Philosophie angehängt. » Ainsi, Kant n’a jamais présenté le jugement téléologique comme indépendant de l’entendement.
Quel est maintenant l’objet propre du jugement téléologique ? C’est de ramener les différences spécifiques des choses à l’unité systématique, à l’ordre logique, à la classification. L’Entendement ne saisit que les propriétés générales : mais les concepts de cause, de substance, de mouvement, de figure, etc., auxquels il réduit tout, se diversifient à l’infini dans la réalité. Ce sont « ces modifications des concepts généraux, » qu’il faut, comme dit Kant, coordonner, sous peine de voir l’esprit se perdre « dans le labyrinthe de la diversité. » Qui nous dit que les caractères particuliers des choses se prêtent à la classification ? Kant ne reconnaît-il pas lui-même que les phénomènes « pourraient obéir aux lois du mécanisme, qui seules permettent de distinguer la réalité de l’illusion, sans que leurs propriétés particulières fussent pour cela susceptibles d’être ramenées à une explication logique, à la classification ». « L’hypothèse » du jugement téléogique est une « règle », un fil conducteur, non un principe constitutif. N’avons-nous pas déjà, dans la critique de la raison pure, énuméré les principes constitutifs et les principes régulatifs, qui doivent gouverner l’expérience ? Les catégories répondent aux premiers ; les idées transcendentales, aux seconds. À quoi bon un principe nouveau ? Le jugement téléologique fait donc double emploi. Kant oublie, en apparence au moins, que, pour ramener à un système logique l’infinie diversité des propriétés des choses, il a fait appel, dans la Critique de la Raison pure, à l’idée transcendentale, surtout à la troisième Idée. — M. Stadler n’a pas de peine à montrer qu’en effet l’Idéal de la raison pure n’est pas autre chose que l’idée d’un système logique de toutes les réalités (Inbegriff aller möglichen Prädicate). Dans l’appendice, qui accompagne la dialectique transcendentale, l’Idée comme principe régulatif de classification est étudiée dans la variété de ses formes et de ses conséquences. Mais la dialectique transcendentale insiste surtout sur la signification générale de l’Idée, et s’attache principalement à en prévenir l’usage « transcendant ; » l’introduction à la critique du jugement et la théorie du jugement cherchent à déterminer dans le détail les applications empiriques, qui peuvent être faites du principe téléologique. Kant lui-même d’ailleurs reconnaît expressément le rapport de l’Idéal de la raison et de l’Hypothèse du jugement, lorsqu’il appelle cette dernière une maxime « que la raison {Vernunft) suggère au jugement (Urtheilskraft), un principe subjectif, que la raison donne au jugement. »
M. Stadler passe ensuite à l’examen des objections qui ont été dirigées contre le principe téléologique de Kant par Stuart-Mill, Trendelenburg et Herbart. Le premier en nie les caractères à priori, et n’y voit qu’une généralisation de l’expérience ; le second en conteste le caractère subjectif et purement régulatif. Herbart enfin déclare expressément qu’il considère la critique du jugement comme indigne du génie de Kant ; et lui reproche principalement de confondre les concepts du possible, du réel, du nécessaire, alors que la critique de la raison pure les avait si nettement définis. Les réponses de l’auteur méritent d’être étudiées. Indiquons rapidement celles qu’il fait à Mill. Ce philosophe enveloppe le principe des causes finales dans la même critique qu’il dirige contre celui des causes efficientes. Il soutient que rien n’empêche la raison de concevoir que le principe de causalité ne régisse pas une planète différente de la nôtre : il oublie que la certitude de l’existence de cet autre monde reposerait elle-même sur l’application du principe de causalité. — Le logicien anglais nie encore que l’expérience puisse établir la certitude soit de la causalité, soit de la finalité, mais il ne va pas jusqu’à nous interdire de calculer les probabilités : cependant la mesure de la probabilité ne peut se fonder que sur les données de l’expérience, et celle-ci, à son tour, repose sur la causalité. — Pour Kant, la légitimité du principe de la finalité formelle, comme celle de tout autre principe transcendental, ressort évidemment de ce qu’il est une condition nécessaire de l’expérience.
Le jugement téléologique, en tant qu’il apprécie la finalité formelle, n’est au fond que ce que nous appelons Induction : c’est le nom que Kant lui donne lui-même dans sa logique. « Le jugement, qui va du particulier au général, et dont les affirmations générales sont tirées de l’expérience, empiriques par conséquent, non à priori, conclut de plusieurs individus à tous les individus d’une même espèce, ou de plusieurs qualités que présentent en commun les choses d’une même espèce à la ressemblance de leurs autres qualités… La première forme de raisonnement s’appelle l’induction, la seconde, l’analogie. » — De toutes les formules qu’on a données du principe de l’induction, celle de Kant paraît encore la plus expressive dans sa concision : « la finalité formelle de la nature » ; et cette expression n’est que la traduction abrégée de cette autre : « la disposition en vertu de laquelle la nature se prête à une explication systématique et logique, comme les besoins de notre intelligence l’exigent. » — Cette formule permet de trancher ce que Mill appelle « le grand problème de l’induction », et qu’il met les logiciens au défi de résoudre. « Pourquoi, dans certains cas, un seul exemple suffit-il pour établir une induction parfaite, alors que, dans d’autres cas, des milliers d’expériences concordantes, sans aucune exception, ne garantissent en aucune façon la solidité de la conclusion générale qu’on en tire ? » C’est qu’un seul cas nous découvre parfois une règle, où l’unité logique, que le jugement téléologique, c’est-à-dire l’induction recherche dans la nature, se manifeste à nous dans tout son éclat : ainsi l’hypothèse récente en physiologie, qui admet, pour expliquer la différence des sensations, la différence correspondante des nerfs sensitifs. Cette hypothèse ne peut invoquer sans doute en sa faveur que des expériences très-insuffisantes ; et cependant elle s’impose à l’esprit du savant par la simplicité et l’ordre qu’elle introduit dans l’explication des phénomènes. Nous sommes obligés malheureusement de récuser l’autorité de l’exemple que M. Stadler invoque. M. Wundt, à la suite de Horwicz et de Lewes, ne s’élève-t-il pas justement contre l’hypothèse dont il s’agit, dans sa nouvelle psychologie physiologique? (Voir préface, v.)
Le principe de la finalité formelle ainsi défini et ramené à celui de l’induction, M. Stadler le suit dans ses applications principales. Il montre comment les modernes physiciens sont tout pénétrés, souvent à leur insu, par l’esprit de la téléologie kantienne, dans les tentatives de classification qu’ils font des forces naturelles. L’auteur met à contribution sur ce point les livres de Fechner sur « la théorie des atomes, 1864 », l’essai de Helmholtz « sur la conservation de l’énergie, 1847 », enfin l’ouvrage de Zollner « sur la nature des comètes, 1872 ». — Les récentes théories de la chimie, la théorie atomique surtout, apportent au principe de la finalité formelle une justification encore plus décisive, en même temps qu’elles condamnent les propres idées de Kant sur la chimie. Kant, dans l’introduction aux « Principes de la. métaphysique de la nature », ne considère la chimie que comme un art empirique, et lui refuse le nom de science, parce qu’il ne croit pas qu’elle comporte l’application des mathématiques. On sait ce qu’il faut penser aujourd’hui de ce jugement. Il n’en est pas moins remarquable de voir avec quelle pénétration le philosophe devinait la voie, qui seule pouvait conduire la chimie aux découvertes. — C’est surtout dans les récents progrès des sciences naturelles, que M. Stadler découvre la confirmation la plus complète des vues de Kant sur la finalité formelle. Les lois de la classification se retrouvent dans les principes d’homogénéité, de spécification et de continuité que l’appendice à la dialectique transcendentale nous expose en détail. La distinction et le rôle respectif des classifications naturelles et artificielles n’ont pas toujours été aussi bien entendus par les modernes logiciens, Uberweg, Trendelenburg, Mill, que par le père de la téléologie critique. Si, depuis Darwin, la morphologie (Haeckel a rendu le mot classique) fonde la séparation des espèces et des genres, non plus sur les caractères qui différencient les êtres, mais sur leurs rapports généalogiques ; si, en un mot, elle attache plus d’importance à l’histoire du développement qu’à la description des organismes : cette distinction féconde avait été déjà faite par Kant dans les trois essais suivants : « Des différentes races humaines, 1775. » — « De la notion d’une race humaine, 4785. » — De l’usage des principes téléologiques dans la philosophie, 1788. » Les classifications, fondées sur la description des êtres, offrent « l’aspect imposant de vastes systèmes » : mais ce ne sont en réalité que des répertoires utiles pour la mémoire. « Une véritable histoire de la nature, qui nous manque aujourd’hui complètement… aurait sans nul doute pour effet de déduire une foule de prétendues espèces à n’être que des variétés d’une seule et même espèce. Elle transformerait la classification si répandue dans les écoles, qui ne repose que sur la pure description, en un système vraiment fait pour l’entendement, et ajouterait à notre science des phénomènes physiques. » Kant pressent, dans une certaine mesure, les hypothèses de la doctrine évolutionniste. Il s’arrête même un instant à la pensée que l’origine des espèces pourrait s’expliquer par le jeu des forces mécaniques. On connaît le célèbre passage de la critique du jugement, où il nous représente la nature s’éveillant au sein du chaos comme un immense animal (ein grosses Thier) ; et, dans cet état primitif de fécondité exceptionnelle, produisant par des générations successives des êtres de formes de plus en plus parfaites, qui s’accommodent aux milieux les plus différents et finissent par se fixer dans les types désormais immuables des espèces actuelles. Kant, au milieu des témérités où son imagination se complaît un instant, s’en tient néanmoins prudemment à la doctrine de la fixité des espèces une fois constituées ; et cela, au nom du principe de la finalité formelle, c’est-à-dire sous le prétexte que l’ordre et l’intelligibilité de la nature exigent qu’il en soit ainsi. L’état où se trouvait la science de son temps explique sa manière de voir ; mais ici encore, son principe vaut mieux que les applications qu’il en fait.
Nous arrivons enfin à l’analyse de la deuxième forme de la finalité, la finalité objective. C’est, à vrai dire, la finalité au sens habituel du mot, le règne des causes finales dans la nature, surtout dans le monde des êtres vivants. Si la doctrine de Kant sur la finalité ainsi entendue n’a pas exercé toute l’influence qu’elle aurait dû, cela tient en grande partie à la confusion qui règne dans le langage et les divisions de la critique du jugement téléologique. M. Stadler fait très-bien ressortir ces défauts de la troisième critique, surtout pp. 112 et 121 de son livre.
La finalité objective remonte la série des causes dans l’explication d’un fait, et transforme le nexus effectivus en nexus finalis, c’est-à-dire qu’elle fait du résultat produit par les causes efficientes le principe même de l’action de ces causes, et du tout idéal la cause de la production des parties qui constituent le tout réel. Comme elle explique des objets réels, des produits de la nature, des individus vivants, et ne s’applique plus comme la finalité formelle à des rapports abstraits entre les individus, on voit pourquoi le nom de finalité objective lui est habituellement donné dans la critique du jugement : il est vrai que c’est plutôt encore pour la distinguer de la finalité esthétique que de la finalité formelle. — La finalité objective se manifeste dans les êtres vivants, avons-nous dit : mais qu’est-ce que l’être vivant ? Pour Kant, c’est un corps organisé, qui se distingue des corps inorganiques par trois caractères : la faculté de se reproduire, celle de se développer, et la corrélation de ses parties. Mais de ces caractères, le troisième convient à des corps inorganiques, au cristal par exemple. Tous les corps vivants, d’ailleurs, ne sont pas composés de parties. Les savants et les philosophes semblent d’accord aujourd’hui pour voir des individualités distinctes et vivantes dans les monères, dans les organismes unicellulaires, dans les cellules même. Enfin le développement organique et la reproduction sont regardés par les modernes embryogénistes comme des variétés de la nutrition. La science actuelle inclinerait donc à caractériser la vie par une seule fonction, par la nutrition, ou la faculté de s’assimiler les matériaux du dehors. Mais ce travail, qu’il soit accompli par un organisme unicellulaire ou par un système d’organes, suppose toujours un consensus de toutes les parties de la matière vivante : la définition de Kant reste donc vraie dans son fonds essentiel.
Le rôle de la finalité objective dans l’explication de la vie ainsi déterminé, il faut démontrer que ce principe est vraiment transcendental, c’est-à-dire qu’il a l’universalité et la nécessité d’une règle à priori. Cette « Déduction » qu’on attend dans l’analytique du jugement ne s’y rencontre pas. M. Stadler entreprend de combler cette lacune, en rattachant le principe de la finalité objective à celui de la finalité formelle, dont la déduction est faite dans l’introduction à la critique du jugement. La finalité objective nous permet de classer les êtres, en les divisant en organisés et inorganiques : elle n’est plus par suite qu’une application des plus importantes, sans doute, de la finalité formelle.
La dialectique du jugement téléologique est mieux traitée que l’analytique : les paragraphes 70, et 73 à 76 sont peut-être les meilleurs de la critique du jugement. Il n’y a pas contradiction entre la maxime de l’entendement qui commande d’expliquer mécaniquement tous les phénomènes de la nature, et celle du jugement qui nous fait une loi de recourir aux causes finales dans l’étude des organismes : car ce ne sont que deux maximes régulatives, qui répondent bien à des besoins de notre pensée, mais ne nous permettent de rien affirmer sur la nature des choses. M. Stadler répond victorieusement, en s’inspirant non-seulement de la doctrine, mais des textes précis de Kant, aux objections dirigées par Herbart et Trendelenburg contre la théorie des deux maximes régulatives. Kant ne veut pas, ainsi qu’on le prétend, que l’explication téléologique nous dispense de pousser aussi loin que possible l’explication mécanique des organismes : ce serait encourager la paresse ou la précipitation. Il ne croit pas davantage que les lois du mécanisme souffrent la moindre exception ; et que l’action des causes finales puisse jamais se substituer ou faire obstacle à celle des causes efficientes. « Sans le mécanisme, dit-il, les êtres organisés où l’on continuerait de voir des fins de la nature, cesseraient d’être les produits de la nature. » Mais il maintient que la finalité se concilie avec le mécanisme. Il va même plus loin. Ce n’est pas seulement un rapport de coordination qu’il établit entre les deux principes : à la façon de Leibniz, il n’hésite pas à subordonner le mécanisme à la finalité. Notre entendement considère le mécanisme « comme l’instrument employé par une cause agissant suivant un dessein, par une cause dont la nature réalise les fins tout en obéissant à ses lois mécaniques. »
Kant n’admet pas pour cela l’hylozoïsme ; il s’élève avec force contre l’abus qu’on est toujours tenté de faire du concept de force dans l’explication de la nature. Sa téléologie conduit directement à la négation du vitalisme. Une force agissant sans conscience, mais en vue d’une fin, n’est pas une donnée de l’expérience, et doit être sévèrement bannie de la science. Si nous tenons absolument à faire une hypothèse, pour nous expliquer l’activité organique, bornons-nous à supposer l’action d’un être intelligent : « non pas que, comme le vénérable Mendelsshon et d’autres l’ont cru, nous soyons en état de démontrer que l’activité organique ne peut dériver d’une autre cause. » Il semble, malgré cette condamnation du vitalisme, que Kant soit adversaire de toute explication mécanique de la vie, si l’on en juge par les éloges qu’il donne à Blumenbach dans la critique du jugement, et par certains passages du petit essai sur « l’usage des principes téléologiques en philosophie » ; et l’on s’explique ainsi, le jugement sévère de Haeckel, qui considère la téléologie de Kant, « comme une construction manquée de la base au sommet. » Mais des passages très-significatifs ne permettent pas de s’arrêter à cette première impression. Qu’on rapproche des textes cités précédemment ce passage non moins décisif, également extrait de la critique du jugement : « C’est de la matière brute, c’est sous l’action des forces qu’elle déploie et des lois mécaniques qui la régissent et qui président également à la production des cristaux, que toute l’industrie de la nature {die ganze Technik der Natur) paraît en réalité dériver, bien qu’elle nous soit incompréhensible dans les êtres organisés, et que nous nous croyions forcés de la rattacher chez eux à un principe spécial. » — Au fond, la pensée de Kant est que tout dans la nature se fait mécaniquement ; mais que notre investigation ne peut pénétrer la subtilité infinie du mécanisme naturel, dans la production des organismes. Il n’est pas moins fermement convaincu que le mécanisme n’est que l’instrument de la finalité : seulement cette finalité ne peut être l’objet d’une connaissance scientifique ; et la téléologie ne saurait faire partie de la science physique véritable. « C’est que nous ne comprenons complétement que ce que nous pouvons nous-même reproduire et réaliser à l’aide des idées que nous nous faisons. » Kant n’admet pas que la physiologie puisse recourir à l’expérimentation, ni atteindre par l’analyse les derniers éléments des organismes, pour les recomposer par la synthèse. Mais il en juge avec les connaissances de son temps. Les progrès de la biologie ont montré que l’expérimentation s’applique aussi aux phénomènes de la vie ; nous commençons à les gouverner, à les reproduire en partie ; et notre science ne désespère pas de pousser beaucoup plus loin ses tentatives et ses découvertes.
Kant est également dominé par les idées de son siècle, lorsqu’il se prononce contre la théorie de la génération spontanée, et soutient que tout organisme vient d’une matière organisée. Il ne condamne pas pour cela à priori, et ne déclare pas absolument vaine toute tentative d’explication mécanique des origines de la vie : c’est une question de fait qu’il laisse aux efforts des observateurs le soin de décider. — Du reste sur l’influence des milieux et de l’hérédité dans la transformation des espèces, il pressent et devance les vues de Darwin : M. Stadler revient ici sur des considérations déjà présentées. Le Darvinisme, bien loin d’être la réfutation définitive de la téléologie Kantienne, ne fait, au contraire, que la rajeunir, qu’en rendre plus vigoureuse la démonstration. Ne tire-t-il pas toutes les modifications, tous les développements des individus et par suite des espèces de la tendance originelle et indestructible qui pousse tout être à se conserver, à se perfectionner ? N’est-ce pas, quoi qu’en disent certains disciples de Darwin, restituer à la finalité ses droits dans l’explication des choses ? — Sans doute Kant trouverait que la part qui lui est ainsi faite n’est pas suffisante : mais, en tout cas, il ne verrait dans la théorie évolutionniste aucune menace pour son principe.
Les conceptions de Kant sur le système des fins, qui a son couronnement et son principe sur la nature dans la suprématie de l’homme en tant que volonté pure, v’est-à-dire en tant qu’être raisonnable, ont encore moins à redouter les progrès de la science. Kant n’a rien de commun avec ces causes finales que raillait si spirituellement Voltaire, et dont l’optimisme puéril veut réduire toutes les fins de la nature à la seule satisfaction de l’homme sensible. — Ce n’est pas un moins grand mérite de Kant d’avoir nettement séparé la théologie et la téléologie. Combien de nos savants et de nos philosophes auraient besoin d’apprendre de lui que la conscience religieuse ou morale n’a rien à gagner, ni rien à perdre aux nouveautés scientifiques ; que les hypothèses les plus audacieuses, celles de l’évolution, de la descendance, de la génération spontanée, par exemple, ne sont pas faites pour alarmer ni même émouvoir le vrai philosophe ? Kant ne trouverait pas moins déplacées les attaques dirigées contre Darwin par de prétendus défenseurs de la morale, que le soin superflu, que prend Darwin lui-même, de placer sa défense dans la bouche d’un théologien (V. Origine des espèces).
On comprend qu’un grand esprit, comme celui de Goethe, ait été ramené par la lecture de la Critique du Jugement au culte raisonnable des causes finales, qu’il avait complètement abandonné. « Ma défiance à l’endroit des causes finales en fut à la fois corrigée et justifiée. J’appris à distinguer nettement la fin et ’effet ; et je compris pourquoi l’entendement humain les confond si souvent l’une et l’autre. »
En résumé, il ressort de l’intéressant et savant travail de M. Stadler que la téléologie de Kant, malgré d’incontestables et très-grands défauts de composition et de style, est exempte des inconséquences, et se défend aisément contre la plupart des erreurs, que lui ont reprochées Schopenhauer, Herbart et Trendelenburg ; et qu’elle n’a rien à craindre des nouveautés de la science contemporaine. Elle garde toujours son prix incomparable comme méthode féconde de libre et prudente investigation dans les sciences inductives ; enfin nulle doctrine ne saurait lui être préférée par les esprits qui sont aussi respectueux et jaloux des droits de la conscience que de ceux de l’expérience. »
S’il fallait formuler quelque critique d’ensemble, nous n’aurions à regretter dans le livre de D. Stadler qu’une certaine confusion, que des longueurs ou des digressions que l’exemple de Kant semble avoir provoquées, et peut en tout cas expliquer et excuser en partie.
- ↑ Kant’s Theorie der Erfahrung. 1871.