Statistique et expérience (Simiand)/Chapitre III

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III

Quel est le caractère le plus propre
à la recherche statistique


Arrivés à ce point de vue, nous pouvons revenir utilement, semble-t-il, sur ces conditions par lesquelles les méthodologistes que nous avons cités définissaient le domaine de la recherche statistique.

Lorsqu’on étudie les caractères d’une espèce, d’une race, que fait-on ? On cherche à dégager des traits qui manifestement caractérisent l’ensemble des individus de cette espèce ou de cette race, sans jamais cependant que ces traits soient ni seulement ni pleinement présentés dans aucun de ces individus. Et on appellera proprement étude statistique de cette espèce ou de cette race une étude, par des indices quantitatifs, de ceux de ces caractères qui, de quelque manière, de façon directe ou indirecte, en tout ou en partie, se prêtent à quelque observation quantitative. L’étude statistique s’attachera à exprimer, de la manière la plus exacte et la plus complète possible, à la fois la dominante et la différenciation de ce caractère. Elle permettra avec précision de reconnaître si ce caractère varie ou non, de le comparer d’une espèce ou d’une race à une autre, de rechercher des traits concomitants ou des relations avec tels ou tels autres faits.

Mais où voyons-nous en tout cela que ces faits aient pour caractère différentiel de pouvoir varier sans règle assignable en toute rigueur ? Qui nous dit qu’une telle règle n’existe pas, même si nous ne l’apercevons pas ? Et par contre ne nous indique-t-on pas aujourd’hui, sur des relations, sur des lois établies par l’expérimentation des sciences de la nature, qu’elles ne sont que des lois approchées ? — Où voyons-nous davantage que ces traits d’espèce ou de race, comme tels, soient forcément des traits affectés par une multiplicité de causes ? Qu’en savons-nous encore ? — Mais ce qui les caractérise, n’est-ce pas plus proprement d’être des faits qui, quoique ne se trouvant pleinement réalisés dans aucun des individus, sont bien cependant une réalité existant et reconnaissable dans l’ensemble de ces individus comme ensemble ?

Tout comptage, même d’un grand nombre d’unités ou de cas ou même d’une pluralité variable, n’est pas une statistique. C’est le professeur Benini qui le remarque : le kilométrage d’une station de chemin de fer à toutes les autres stations du réseau n’est pas un fait statistique ; le nombre de fois où un certain jour de la semaine se rencontre au cours d’un mois n’est pas un fait statistique[1]. Mais est-ce bien pour la raison qu’il nous en dit, c’est-à-dire parce que ce ne sont pas des faits sans règle assignable en toute rigueur ?

N’est-ce pas plutôt parce que ces comptages, parce que ces données numériques ne s’appliquent pas à quelque ensemble, à quelque groupe ayant une certaine consistance, une certaine réalité en tant qu’ensemble, en tant que groupe, ou tout au moins à quelque ensemble, à quelque groupe soupçonné d’avoir une certaine consistance comme tel, et dont le traitement statistique nous indiquera justement s’il en est ainsi ou non ? Le comptage des personnes qui passent par jour sur un certain pont d’une ville, par exemple, ne prend-il pas seulement une valeur statistique dans la mesure où il apparaît n’être pas aussi instable et aussi peu défini qu’on aurait pu le croire d’abord ? Mais n’est-ce point précisément parce qu’au lieu de résulter du seul caprice des individus ou du seul hasard des circonstances, il décèle ce que l’on appelle un courant de circulation, — courant qui, bien que se manifestant seulement par certains actes individuels dont aucun ne le constitue en propre, est bien cependant (tous les commerçants le savent) une réalité propre, distincte des actions ou réactions conscientes de ces individus, et susceptible d’avoir une variation propre, et peut-être une cause spécifique ?

En ces années-ci, que d’efforts statistiques nous voyons s’attacher à déterminer et à suivre ce qu’on appelle le mouvement général des prix ! Ce qui caractérise une telle notion, est-ce d’être le résultat d’une multiplicité de causes ? Certaine théorie économique, qui jouit d’une faveur étendue, y assigne au contraire une cause unique. Ce qui la caractérise, n’est-ce pas bien plutôt d’exprimer, au travers des prix individuels des diverses marchandises et des divers échanges qui sont la seule réalité concrète observable, quelque chose qui, bien que ne se réalisant seulement ni pleinement en aucun d’eux, cependant (et nous le sentons bien tous en ces années) est bien une réalité ?

M. Bowley a rapproché des procédés statistiques appliqués à la détermination de ce mouvement général des prix les procédés appliqués par l’astronomie à déterminer, au moyen d’observations sur un certain nombre d’astres, le mouvement propre du système solaire[2]. Ne faut-il pas prendre garde que, si la technique mathématique, si je puis dire, peut être sensiblement la même dans ces deux recherches, le sens et le caractère en sont cependant bien différents ? Dans celle-ci, on dégage de données multiples un fait que l’homme ne peut observer directement, mais qui est un fait réalisé matériellement comme tel et qu’un observateur autrement placé pourrait constater par des moyens physiques. Par l’autre, au contraire, on dégage de données multiples un fait qui d’aucune manière n’existe matériellement réalisé, qui n’est directement observable, comme tel, d’aucun point de vue, et qui cependant est bien une réalité.

La moyenne des observations de la densité d’un certain corps peut bien être obtenue par une opération mathématique identique à celle qui dégage, par exemple, d’un certain nombre d’observations sur des individus l’indice céphalique d’une race ; mais le caractère de ces deux données n’est-il pas tout différent ? Alors que pour la première nous concevons qu’un instrument ou un observateur placé dans de meilleures conditions puisse l’établir par une constatation directe et unique, pour la seconde il n’est pas d’instrument ou de condition d’observation qui nous permette jamais l’observation matérielle, directe, unique d’un indice céphalique qui, par définition, peut-on dire, ne se trouve réalisé comme tel dans aucun des individus et cependant est bien une caractéristique réelle de l’ensemble de ces individus.

N’est-ce pas à cette seconde sorte de données que, consciemment ou non, l’usage commun du mot applique plus habituellement le nom de statistique ?

  1. Benini, op. cit., p. 2.
  2. Bowley, op. cit., ch. ix p. 218. — Cf. M. Huber, Discours de présidence, « Journal de la Soc. de stat. », février 1914, p. 62.