Statistique et expérience (Simiand)/Chapitre II

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II

Statistique s’oppose-t-elle vraiment
à expérimentation ?


Mais cette opposition est-elle bien pleinement satisfaisante ? Il est bien exact que, dans l’étude expérimentale de ce qui est donné par la nature, la démarche essentielle de l’esprit humain est de simplifier, de s’efforcer à séparer dans la complexité des causes et des effets (qui est le cas commun où se présente la réalité), un élément seul, une relation d’un seul élément avec un seul autre. Mais, par ailleurs, ne nous est-il pas dit, et avec raison, que la statistique s’emploie à permettre à l’esprit humain de se faire d’ensembles complexes une représentation relativement simple, d’apprécier la valeur de ces représentations simplifiées, d’étudier et de reconnaître si elles soutiennent entre elles des relations et avec quel fondement, et jusqu’à quel degré ces relations sont établies[1] ? N’y a-t-il pas analogie plutôt qu’opposition entre ces démarches de notre esprit ?

Essayons de préciser sur un ou deux exemples. Voici une série de données mensuelles, pendant un certain nombre d’années, sur le taux de chômage d’un certain ensemble ouvrier. La variation, telle quelle, de ces données apparaît, au premier examen, comme assez complexe et mêlant probablement une variation à période annuelle, selon les mois ou saisons, et une variation à période plus longue, tendance à une hausse ou tendance à une baisse à travers plusieurs années. Par des procédés statistiques appropriés, nous éliminons, d’une part, la variation interannuelle, de façon à dégager et isoler la variation intérieure à l’année ou variation saisonnière propre ; puis nous éliminons, d’autre part, cette variation saisonnière pour dégager et isoler la variation à période plus longue. Et cela fait, nous étudions la relation que chacune de ces variations peut respectivement soutenir avec tel ou tel facteur. En quoi est-ce que cet ensemble d’opérations se distingue, dans son principe, de l’ensemble d’opérations par lesquelles l’étude d’un mouvement matériel complexe dans telle ou telle des sciences de la nature dégage et isole successivement chacun des mouvements composants et étudie séparément ce qui se produit avec chacun d’eux ?

Autre exemple, où les deux processus se rapprochent encore davantage. Voici un ensemble d’opérations : semis de certaines plantes, fécondation des fleurs dans de certaines conditions, choix et semis de graines nouvelles, nouveau semis, nouvelle récolte, observations sur certains caractères de ces diverses générations de plantes, qui, par une élaboration appropriée, aboutissent à une des thèses dites mendéliennes. Voici, d’autre part, un ensemble d’opérations sur diverses générations d’hommes ou d’animaux : observations sur les tailles ou autres caractères somatiques de ces diverses générations, traitement statistique de ces constatations pour en dégager des résultats simplifiés de certaine façon, qui, par une élaboration appropriée, aboutit à une des thèses dites galtoniennes. Quelle différence essentielle y a-t-il entre les deux ensembles d’opérations initiales qui permettent à l’esprit humain d’aboutir à de certaines relations ?

Dans cet exemple, comme dans le précédent, ne trouvons-nous pas, des deux côtés, une application de la formule par laquelle M. Yule définissait l’expérimentation, c’est-à-dire un remplacement d’un système complexe par un système simple de façon à permettre à l’esprit humain de reconnaître une relation entre les éléments séparés ?

Sans doute il y a, entre ces deux ordres de cas, cette première différence (il y en a d’autres, nous le verrons) que la simplification des données, l’isolement d’un élément, et la recherche d’une relation avec un autre facteur séparé sont réalisés par le savant, dans l’un des cas, au moyen d’opérations matérielles, physiques ; dans l’autre, au moyen d’opérations non physiques, intellectuelles. Mais est-ce donc le moyen, — matériel ou intellectuel, — de l’opération de l’homme dans l’expérience qui est l’essentiel de l’expérience, et non pas l’objet même de cette opération ? La méthodologie courante a déjà remarqué qu’il se présente certains cas, — l’histoire de diverses sciences en témoigne, — où, sans action de l’homme, par le seul concours de circonstances appropriées, se trouve réalisée une simplification suffisante pour permettre au savant d’apercevoir une relation ; c’est-à-dire qu’à côté de l’expérience par l’action de l’homme (qui est assurément le cas de beaucoup, le plus fréquent et, disons aussi, le plus fécond), il y a cependant des exemples d’expérience naturelle ou spontanée. Mais, si l’intervention du savant n’est même pas absolument nécessaire pour qu’il y ait expérience, à plus forte raison il ne peut y être indispensable que cette action de l’homme, lorsqu’elle s’y trouve, soit telle et non pas telle. Et nous atteignons bien plus sûrement l’essentiel, si nous reconnaissons qu’il y a expérience partout où et seulement là où il y a disposition des faits telle que l’esprit de l’homme puisse tirer une relation entre ces faits.

Mais, s’il en est ainsi, est-ce que la nature des opérations statistiques propres ne s’éclaire pas de quelque nouveau jour ? M. Bowley nous dit quelque part que la statistique pourrait à peu près s’appeler la science des moyennes[2]. Mais qu’est-ce donc qu’une moyenne, sinon une opération de l’esprit humain sur un ensemble complexe de données telle que non seulement il puisse en prendre une notion relativement simple, mais encore qu’il puisse établir une relation entre cet ensemble ainsi simplifié et tel ou tel autre facteur ? Et davantage encore, si nous passons aux opérations plus spéciales et plus caractéristiques de la technique statistique, n’apercevons-nous pas qu’elles ont ce caractère commun de s’employer à simplifier des ensembles complexes de données, de façon à permettre de dégager entre les représentations simplifiées obtenues une relation proprement expérimentale ?

  1. Cf. notamment Bowley, Elements of statistics, London, King, p. 4 et passim.
  2. Bowley, op. cit., p. 7.