Stello/XXIV

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Charles Gosselin (p. 211-218).


CHAPITRE XXIV


La maison Lazare


Saint-Lazare est une vieille maison couleur de boue. Ce fut jadis un Prieuré. Je crois ne me tromper guère en disant qu’on n’acheva de la bâtir qu’en 1465, à la place de l’ancien monastère de Saint-Laurent dont parle Grégoire de Tours, comme vous le savez parfaitement, au sixième livre de son Histoire, chapitre neuvième. Les rois de France y faisaient halte deux fois : à leur entrée à Paris, ils s’y reposaient ; à leur sortie, on les y déposait en les portant à Saint-Denis. En face le Prieuré était, à cet effet, un petit hôtel dont il ne reste pas pierre sur pierre et qui se nommait le Logis du Roi. Le Prieuré devint caserne, prison d’État et maison de correction ; pour les moines, les soldats, les conspirateurs et les filles, on a tour à tour agrandi, élargi, barricadé et verrouillé ce bâtiment sale, où tout était alors d’un aspect gris, maussade et maladif. Il me fallut quelque temps pour me rendre de la place de la Révolution à la rue du Faubourg-Saint-Denis, où est située cette prison. Je la reconnus de loin à une sorte de guenille bleue et rouge toute mouillée de pluie, attachée à un grand bâton noir planté au-dessus de la porte. Sur un marbre noir, en grosses lettres blanches, était gravée l’inscription générale de tous les monuments, l’inscription qui me semblait l’épitaphe de la Nation :

 
Unité, Indivisibilité de la République.
Egalité, Fraternité ou la Mort.


Devant la porte du corps de garde infect, des Sans-Culottes, assis sur des bancs de chêne, aiguisaient leurs piques dans le ruisseau, jouaient à la drogue, chantaient La Carmagnole, et ôtaient la lanterne d’un réverbère pour la remplacer par un homme qu’on voyait amené du haut du faubourg par des poissardes qui hurlaient le Ça ira !

On me connaissait, on avait besoin de moi, j’entrai. Je frappai à une porte épaisse, placée à droite sous la voûte. La porte s’ouvrit à moitié, comme d’elle-même, et comme j’hésitais, attendant qu’elle s’ouvrît tout à fait, la voix du geôlier me cria : « Allons donc ! entrez donc ! » Et dès que j’eus mis le pied dans l’intérieur, je sentis le froissement de la porte sur mes talons, et je l’entendis se refermer violemment, comme pour toujours, de tout le poids de ses ais massifs, de ses clous épais, de ses garnitures de fer et de ses verrous.

Le geôlier riait dans les trois dents qui lui restaient. Ce vieux coquin était accroupi dans un grand fauteuil de cuir noir, de ceux qu’on nomme à crémaillère, parce qu’ils ont de chaque côté des crans de fer qui soutiennent le dossier et mesurent sa courbe lorsqu’il se renverse pour servir de lit. Là dormait et veillait, sans se déranger jamais, l’immobile portier. Sa figure ridée, jaune, ironique, s’avançait au-dessus de ses genoux, et s’y appuyait par le menton. Ses deux jambes passaient à droite et à gauche par-dessus les deux bras du fauteuil, pour se délasser d’être assis à la manière accoutumée, et il tenait de la main droite ses clefs, de la gauche la serrure de la porte massive. Il l’ouvrait et la fermait comme par ressort et sans fatigue. — Je vis derrière son fauteuil une jeune fille debout, les mains dans les poches de son petit tablier. Elle était toute ronde, grasse et fraîche, un petit nez retroussé, des lèvres d’enfant, de grosses hanches, des bras blancs, et une propreté rare en cette maison. Robe d’étoffe rouge relevée dans les poches, et bonnet blanc orné d’une grande cocarde tricolore. Je l’avais déjà remarquée en passant, mais jamais avec attention. Cette fois, tout rempli des demi-confidences de mon canonnier Blaireau, je reconnus sa bonne amie Rose avec ce sentiment inné qui fait qu’on se dit, sans se tromper, d’un inconnu que l’on désirait voir : C’est lui.

Cette belle fille avait un air de bonté et de prestance tout à la fois qui faisait, à la voir là, l’effet de redoubler la tristesse du lieu, pour lequel elle ne semblait pas faite. Toute cette fraîche personne sentait si bien le grand air de la campagne, le village, le thym et le serpolet, que je mets en fait qu’elle devait arracher un soupir à chaque prisonnier par sa présence, en leur rappelant les plaines et les blés.

« C’est une cruauté, dis-je en m’arrêtant, une cruauté véritable que de montrer cette enfant-là aux détenus. »

Elle ne comprit pas plus que si j’eusse parlé grec, et je ne prétendais pas être compris. Elle fit de grands yeux, montra les plus belles dents du monde, et cela sans sourire, en ouvrant ses lèvres, qui s’épanouirent comme un œillet que l’on presse du doigt.

Le père grogna. Mais il avait la goutte, et il ne me dit rien. J’entrai dans les corridors en tâtant la pierre avec ma canne devant mes pieds, parce qu’alors les larges et longues avenues humides étaient sombres et mal éclairées, en plein jour, par des réverbères rouges et infects.

Aujourd’hui que tout devient propre et poli, si vous alliez visiter Saint-Lazare, vous verriez une belle infirmerie, des cellules neuves et bien rangées, des murs blanchis, des carreaux lavés, de la lumière, de l’air, de l’ordre partout. Les geôliers, les guichetiers, les porte-clefs d’aujourd’hui se nomment directeurs, conducteurs, correcteurs, surveillants, portent uniforme bleu à boutons d’argent, parlent d’une voix douce, et ne connaissent que par ouï-dire leurs anciens noms, qu’ils trouvent ridicules.

Mais en 1794, cette noire Maison Lazare ressemblait à une grande cage d’animaux féroces. Il n’existait là que le vieux bâtiment gris qu’on y voit encore, bloc énorme et carré. Quatre étages de prisonniers gémissaient et hurlaient l’un sur l’autre. Au-dehors, on voyait aux fenêtres des grilles, des barreaux énormes, formant en largeur des anneaux, en hauteur des piques de fer, et entrelaçant de si près la lance et la chaîne, que l’air y pouvait à peine pénétrer. Au-dedans, trois larges corridors mal éclairés divisaient chaque étage, coupés eux-mêmes par quarante portes de loges dignes d’enfermer des loups, et souvent pénétrées d’une odeur de tanière ; de lourdes grilles de fer massives et noires au bout de chaque corridor, et à toutes les portes des loges de petites ouvertures carrées et grillées, que l’on nomme guichets, et que les geôliers ouvrent en dehors pour surprendre et surveiller le prisonnier à toute heure.

Je traversai, en entrant, la grande cour vide où l’on rangeait d’ordinaire les terribles chariots destinés à emporter des charges de victimes. Je grimpai sur le perron à demi détruit par lequel elles descendaient pour monter dans leur dernière voiture. Je passai un lieu abominable, humide et sinistre, usé par le frottement des pieds, brisé et marqué sur les murs, comme s’il s’y passait chaque jour quelque combat. Une sorte d’auge pleine d’eau, d’une mauvaise odeur, en était le seul meuble. Je ne sais ce qu’on y faisait, mais ce lieu se nommait et se nomme encore Le Casse-Gueule.

J’arrivai au préau, large et laide cour enchâssée dans de hautes murailles ; le soleil y jette quelquefois un rayon triste, du haut d’un toit. Une énorme fontaine de pierre est au milieu, quatre rangées d’arbres autour. Au fond, tout au fond, un Christ blanc sur une croix rouge, rouge d’un rouge de sang. Deux femmes étaient au pied de ce grand Christ, l’une très jeune et l’autre très âgée. La plus jeune priait à deux genoux, à deux mains, la tête baissée et fondant en larmes ; elle ressemblait tant à la belle princesse de Lamballe que je détournai la tête. Ce souvenir m’était odieux.

La plus âgée arrosait deux vignes qui poussaient lentement au pied de la croix. Les vignes y sont encore. Que de gouttes et de larmes ont arrosé leurs grappes, rouges et blanches comme le sang et les pleurs !

Un guichetier lavait son linge, en chantant, dans la fontaine du milieu. J’entrai dans les corridors, et à la douzième loge du rez-de-chaussée je m’arrêtai. Un porte-clefs vint, me toisa, me reconnut, mis sa patte grossière sur la main plus élégante du verrou, et l’ouvrit. — J’étais chez madame la duchesse de Saint-Aignan.