Stello/XXV

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Charles Gosselin (p. 219-228).


CHAPITRE XXV


Une jeune mère


Comme le porte-clefs avait ouvert brusquement la porte, j’entendis un petit cri de femme, et je vis que madame de Saint-Aignan était surprise, et honteuse de l’être. Pour moi, je ne fus étonné que d’une chose à laquelle je ne pouvais m’accoutumer : c’était la grâce parfaite et la noblesse de son maintien, son calme, sa résignation douce, sa patience d’ange et sa timidité imposante. Elle se faisait obéir les yeux baissés, par un ascendant que je n’ai vu qu’à elle. Cette fois, elle était déconcertée de notre entrée ; mais elle s’en tira à merveille, et voici comment.

Sa cellule était petite et brûlante, exposée au midi, et Thermidor était, je vous assure, tout aussi chaud que l’eût été juillet à sa place… Madame de Saint-Aignan n’avait d’autre moyen de se garantir du soleil qui tombait d’aplomb dans sa pauvre petite chambre, que de suspendre à la fenêtre un grand châle, le seul, je pense, qu’on lui eût laissé. Sa robe très simple était fort décolletée, ses bras étaient nus, ainsi que tout ce que laisserait voir une robe de bal, mais rien de plus que cela. C’était peu pour moi, mais beaucoup trop pour elle. Elle se leva en disant : « Eh ! mon Dieu ! » et croisa ses deux bras sur sa poitrine comme une baigneuse surprise l’aurait pu faire. Tout rougit en elle ; depuis le front jusqu’au bout des doigts, et ses yeux se mouillèrent un instant.

Ce fut une impression très passagère. Elle se remit bientôt en voyant que j’étais seul et, jetant sur ses épaules une sorte de peignoir blanc, elle s’assit sur le bord de son lit pour m’offrir une chaise de paille, le seul meuble de sa prison. — Je m’aperçus alors qu’un de ses pieds était nu ; et qu’elle tenait à la main un petit bas de soie noir et brodé à jour.

« Bon Dieu ! dis-je ; si vous m’aviez fait dire un mot de plus…

— La pauvre reine en a fait autant ! » dit-elle vivement, et elle sourit avec une assurance et une dignité charmantes, en levant ses grands yeux sur moi ; mais bientôt sa bouche reprit une expression grave, et je remarquai sur son noble visage une altération profonde et nouvelle, ajoutée à sa mélancolie accoutumée.

— Asseyez-vous ! asseyez-vous ! me dit-elle en parlant vite, d’une voix altérée et avec une prononciation saccadée. Depuis que ma grossesse a été déclarée, grâce à vous, et je vous en dois…

— C’est bon, c’est bon, dis-je en l’interrompant à mon tour, par aversion pour les phrases.

— J’ai un sursis, continua-t-elle ; mais il va, dit-on, arriver des chariots aujourd’hui, et ils ne partiront pas vides pour le tribunal révolutionnaire. »

Ici ses yeux s’attachèrent à la fenêtre et me parurent un peu égarés.

« Les chariots ! les terribles chariots ! dit-elle. Leurs roues ébranlent tous les murs de Saint-Lazare ! Le bruit de leurs roues m’ébranle tous les nerfs. Comme ils sont légers et bruyants quand ils roulent sous la voûte en entrant, et comme ils sont lents et lourds en sortant avec leur charge ! — Hélas ! ils vont venir se remplir d’hommes, de femmes et d’enfants aujourd’hui, à ce que j’ai entendu dire. C’est Rose qui l’a dit dans la cour, sous ma fenêtre, en chantant. La bonne Rose a une voix qui fait du bien à tous les prisonniers. Cette pauvre petite ! »

Elle se remit un peu, se tut un moment, passa sa main sur ses yeux qui s’attendrissaient, et reprenant son air noble et confiant :

« Ce que je voulais vous demander, me dit-elle en appuyant légèrement le bout de ses doigts sur la manche de mon habit noir, c’est un moyen de préserver de l’influence de mes peines et de mes souffrances l’enfant que je porte dans mon sein. J’ai peur pour lui… »

Elle rougit ; mais elle continua malgré la pudeur, et la soumit à entendre ce qu’elle voulait me dire…

Elle s’animait en parlant.

« Vous autres hommes, et vous, tout docteur que vous êtes, vous ne savez pas ce que c’est que cette fierté et cette crainte que ressent une femme dans cet état. Il est vrai que je n’ai vu aucune femme pousser aussi loin que moi ces terreurs. »

Elle leva les yeux au ciel.

« Mon Dieu ! quel effroi divin ! quel étonnement toujours nouveau ! Sentir un autre cœur battre dans mon cœur, une âme angélique se mouvoir dans mon âme troublée, et y vivre d’une vie mystérieuse qui ne lui sera jamais comptée, excepté par moi qui la partage ! Penser que tout ce qui est agitation pour moi est peut-être souffrance pour cette créature vivante et invisible, que mes craintes peuvent lui être des douleurs, mes douleurs des angoisses, mes angoisses la mort ! — Quand j’y pense, je n’ose plus remuer ni respirer. J’ai peur de mes idées, je me reproche d’aimer comme de haïr, de crainte d’être émue. — Je me vénère, je me redoute comme si j’étais une sainte ! — Voilà mon état. »

Elle avait l’air d’un ange en parlant ainsi, et elle pressait ses deux bras croisés sur sa ceinture, qui commençait à peine à s’élargir depuis deux mois.

« Donnez-moi une idée qui me reste toujours présente, là, dans l’esprit, poursuivit-elle en me regardant fixement, et qui m’empêche de faire mal à mon fils. »

Ainsi, comme toutes les jeunes mères que j’ai connues, elle disait d’avance mon fils, par un désir inexplicable et une préférence instinctive. Cela me fit sourire malgré moi.

« Vous avez pitié de moi, dit-elle ; je le vois bien, allez ! — Vous savez que rien ne peut cuirasser notre pauvre cœur au point de l’empêcher de bondir, de faire tressaillir tout notre être et de marquer au front nos enfants pour le moindre de nos désirs.

Cependant, poursuivit-elle en laissant tomber sa belle tête avec abandon sur sa poitrine, il est de mon devoir d’amener mon enfant jusqu’au jour de sa naissance, qui sera la veille de ma mort. — On ne me laisse sur la terre que pour cela, je ne suis bonne qu’à cela, je ne suis rien que la frêle coquille qui le conserve et qui sera brisée après qu’il aura vu le jour. Je ne suis pas autre chose ! pas autre chose, monsieur ! Croyez-vous… (et elle me prit la main), croyez-vous qu’on me laisse au moins quelques bonnes heures pour le regarder, quand il sera né ? — S’ils vont me tuer tout de suite, ce sera bien cruel, n’est-ce pas ? — Eh bien ! si j’ai seulement le temps de l’entendre crier et de l’embrasser tout un jour, je leur pardonnerai, je crois, tant je désire ce moment-là ! »

Je ne pouvais que lui serrer les mains ; je les baisai avec un respect religieux et sans rien dire, crainte de l’interrompre.

Elle se mit à sourire avec toute la grâce d’une jolie femme de vingt-quatre ans, et ses larmes parurent joyeuses un moment.

« Il me semble toujours que vous savez tout, vous. Il me semble qu’il n’y a qu’à dire : Pourquoi ? et que vous allez répondre, vous. — Pourquoi, dites-moi, une femme est-elle tellement mère qu’elle est moins toute autre chose ? moins amie, moins fille, moins épouse même, et moins vaine, moins délicate, et peut-être moins pensante ? — Qu’un enfant qui n’est rien soit tout ! — Que ceux qui vivent soient moins que lui ! c’est injuste, et cela est. Pourquoi cela est-il ? — Je me le reproche.

— Calmez-vous ! calmez-vous ! lui dis-je ; vous avez un peu de fièvre, vous parlez vite et haut. Calmez-vous.

— Eh ! mon Dieu ! cria-t-elle, celui-là, je ne le nourrirai pas ! »

En disant cela, elle me tourna le dos tout d’un coup, et se jeta la figure sur son petit lit, pour y pleurer quelque temps sans se contraindre devant moi : son cœur débordait.

Je regardais avec attention cette douleur si franche qui ne cherchait point à se cacher, et j’admirais l’oubli total où elle était de la perte de ses biens, de son rang, des recherches délicates de la vie. Je retrouvais en elle ce qu’à cette époque j’eus souvent occasion d’observer, c’est que ceux qui perdent le plus sont toujours aussi ceux qui se plaignent le moins.

L’habitude du grand monde et d’une continuelle aisance élève l’esprit au-dessus du luxe que l’on voit tous les jours, et ne plus le voir est à peine une privation. Une éducation élégante donne le dédain des souffrances physiques, et ennoblit par un doux sourire de pitié les soins minutieux et misérables de la vie, apprend à ne compter pour quelque chose que les peines de l’âme, à voir sans surprise une chute mesurée d’avance par l’instruction, les méditations religieuses, et même toutes les conversations des familles et des salons, et surtout à se mettre au-dessus de la puissance des événements par le sentiment de ce qu’on vaut.

Madame de Saint-Aignan avait, je vous assure, autant de dignité en cachant sa tête sur la couverture de laine de son lit de sangle, que je lui en avais vu lorsqu’elle appuyait son front sur ses meubles de soie. La dignité devient à la longue une qualité qui passe dans le sang, et de là dans tous les gestes, qu’elle ennoblit. Il ne serait venu à la pensée de personne de trouver ridicule ce que je vis mieux que jamais en ce moment, c’est-à-dire le joli petit pied nu que j’ai dit, croisé sur l’autre que chaussait un bas de soie noir. Je n’y pense même à présent que parce qu’il y a des traits caractéristiques dans tous les tableaux de ma vie, qui ne s’effacent jamais de ma mémoire. Malgré moi je la revois ainsi. Je la peindrais dans cette attitude.

Comme on ne pleure guère une journée de suite, je regardai mes deux montres : je vis à l’une dix heures et demie, à l’autre onze heures précises ; je pris le terme moyen, et jugeai qu’il devait être dix heures trois quarts. J’avais du temps, et je me mis à considérer la chambre, et particulièrement ma chaise de paille.