Stello/XXXVI

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Charles Gosselin (p. 361-384).


CHAPITRE XXXVI


Un tour de roue


Ici le Docteur Noir fut quelque temps sans pouvoir continuer. Tout à coup il se leva et dit ce qui suit, en marchant vivement dans la chambre de Stello :

— Une rage incroyable me saisit alors ! Je sortis violemment de ma chambre en criant sur l’escalier : « Les bourreaux ! les scélérats ! livrez-moi si vous voulez, venez me chercher ! me voilà ! » — Et j’allongeais ma tête, comme la présentant au couteau. J’étais dans le délire.

Eh ! que faisais-je ? — Je ne trouvai sur les marches de l’escalier que deux petits enfants, ceux du portier. Leur innocente présence m’arrêta. Ils se tenaient par la main et, tout effrayés de me voir, se serraient contre la muraille pour me laisser passer comme un fou que j’étais. Je m’arrêtai et je me demandai où j’allais, et comment cette mort transportait ainsi celui qui avait tant vu mourir. — Je redevins à l’instant maître de moi ; et me repentant profondément d’avoir été assez insensé pour espérer pendant un quart d’heure de ma vie, je redevins l’impassible spectateur des choses que je fus toujours. — J’interrogeai ces enfants sur mon canonnier ; il était venu depuis le 5 Thermidor tous les matins à huit heures ; il avait brossé mes habits et dormi près du poêle. Ensuite, ne me voyant pas venir, il était parti sans questionner personne. — Je demandai aux enfants où était leur père. Il était allé sur la place voir la cérémonie. Moi, je l’avais trop bien vue.

Je descendis plus lentement, et pour satisfaire le désir violent qui me restait, celui de voir comment se conduirait la Destinée, et si elle aurait l’audace d’ajouter le triomphe général de Robespierre à ce triomphe partiel. Je n’en aurais pas été surpris.

La foule était si grande encore et si attentive sur la place, que je sortis, sans être vu, par ma grande porte, ouverte et vide. Là je me mis à marcher, les yeux baissés, sans sentir la pluie. La nuit ne tarda pas à venir. Je marchais toujours en pensant. Partout j’entendais à mes oreilles les cris populaires, le roulement lointain de l’orage, le bruissement régulier de la pluie. Partout je croyais voir la Statue et l’Echafaud se regardant tristement par-dessus les têtes vivantes et les têtes coupées. J’avais la fièvre. Continuellement j’étais arrêté dans les rues par des troupes qui passaient, par des hommes qui couraient en foule. Je m’arrêtais, je laissais passer, et mes yeux baissés ne pouvaient regarder que le pavé luisant, glissant et lavé par la pluie. Je voyais mes pieds marcher, et je ne savais pas où ils allaient. Je réfléchissais sagement, je raisonnais logiquement, je voyais nettement, et j’agissais en insensé. L’air avait été rafraîchi, la pluie avait séché dans les rues et sur moi sans que je m’en fusse aperçu. Je suivais les quais, je passais les ponts, je les repassais, cherchant à marcher seul sans être coudoyé, et je ne pouvais y réussir. J’avais du peuple à côté de moi, du peuple devant, du peuple derrière, du peuple dans la tête, du peuple partout : c’était insupportable. On me croisait, on me poussait, on me serrait. Je m’arrêtais alors et m’asseyais sur une borne ou une barrière : je continuais à réfléchir. Tous les traits du tableau me revenaient plus colorés devant les yeux ; je revoyais les Tuileries rouges, la place houleuse et noire, le gros nuage et la grande Statue et la grande Guillotine se regardant. Alors je partais de nouveau ; le peuple me reprenait, me heurtait et me roulait encore. Je le fuyais machinalement, mais sans en être importuné ; au contraire, la foule berce et endort. J’aurais voulu qu’elle s’occupât de moi, pour être délivré par l’extérieur de l’intérieur de moi-même. La moitié de la nuit se passa ainsi dans un vagabondage de fou. Enfin, comme je m’étais assis sur le parapet d’un quai, et que l’on m’y pressait encore, je levai les yeux et regardai autour de moi et devant moi. J’étais devant l’Hôtel de Ville ; je le reconnus à ce cadran lumineux, éteint depuis, rallumé nouvellement tel qu’on le voit, et qui, tout rouge alors, ressemblait de loin à une large lune de sang sur laquelle des heures magiques étaient marquées. Le cadran disait minuit et vingt minutes : je crus rêver. Ce qui m’étonna surtout fut de voir réellement autour de moi une quantité d’hommes assemblés. Sur la Grève, sur les quais, partout on allait sans savoir où. Devant l’Hôtel de Ville surtout on regardait une grande fenêtre éclairée. C’était celle du conseil de la Commune. Sur les marches du vieux palais était rangé un bataillon épais d’hommes en bonnets rouges, armés de piques et chantant La Marseillaise, le reste du peuple était dans la stupeur et parlait à voix basse.

Je pris la sinistre résolution d’aller chez Joseph Chénier. J’arrivai bientôt à une étroite rue de l’île Saint-Louis où il s’était réfugié. Une vieille femme, notre confidente, qui m’ouvrit en tremblant après m’avoir fait longtemps attendre, me dit « qu’il dormait ; qu’il était bien content de sa journée ; qu’il avait reçu dix Représentants sans oser sortir ; que demain on allait attaquer Robespierre et que, le 9, il irait avec moi délivrer M. André ; qu’il prenait des forces ».

L’éveiller pour lui dire : « Ton frère est mort ; tu arriveras trop tard. Tu crieras : Mon frère ! et l’on ne te répondra pas ; tu diras : Je voulais le sauver, — et l’on ne te croira jamais, ni pendant ta vie ni après ta mort ! et tous les jours on t’écrira : « Caïn, qu’as-tu fait de ton frère ? »

L’éveiller pour lui dire cela ? — Oh ! non !

« Qu’il prenne des forces, dis-je, il en aura besoin demain. »

Et je recommençai dans la rue ma nocturne marche, résolu de ne pas rentrer chez moi que l’événement ne fût accompli. Je passai la nuit à rôder de l’Hôtel de Ville au Palais-National, des Tuileries à l’Hôtel de Ville. Tout Paris semblait aussi bivouaquer.

Le jour du 8 Thermidor se leva bientôt, très brillant. Ce fut un bien long jour que celui-là. Je vis du dehors le combat intérieur du grand corps de la République. Au Palais-National, contre l’ordinaire, le silence était sur la place, et le bruit dans le château. Le peuple attendit encore son arrêt tout le jour, mais vainement. Les partis se formaient. La Commune enrôlait des Sections entières de la garde nationale. Les Jacobins étaient ardents à pérorer dans les groupes. On portait des armes ; on les entendait essayer par des explosions inquiétantes. La nuit revint, et l’on apprit seulement que Robespierre était plus fort que jamais, et qu’il avait frappé d’un discours puissant ses ennemis de la Convention. Quoi ! il ne tomberait pas ! Quoi ! il vivrait, il tuerait, il régnerait ! — Qui aurait eu, cette autre nuit, un toit, un lit, un sommeil ? — Personne autour de moi ne s’en souvint, et moi je ne quittai pas la place. J’y vécus, j’y pris racine.

Il arriva enfin, le second jour, le jour de crise, et mes yeux fatigués le saluèrent de loin. La Dispute foudroyante hurla tout le jour encore dans le Palais qu’elle faisait trembler. Quand un cri, quand un mot s’envolait au-dehors, il bouleversait Paris, et tout changeait de face. Les dés étaient jetés sur le tapis, et les têtes aussi. — Quelquefois un des pâles joueurs venait respirer et s’essuyer le front à une fenêtre ; alors le peuple lui demandait avec anxiété qui avait gagné la partie où il était joué lui-même.

Tout à coup on apprend avec la fin du jour et de la séance, on apprend qu’un cri étrange, inattendu, imprévu, inouï, a été jeté : A bas le tyran ! et que Robespierre est en prison. La guerre commence aussitôt. Chacun court à son poste. Les tambours roulent, les armes brillent, les cris s’élèvent. — L’Hôtel de Ville gémit avec son tocsin, et semble appeler son maître. — Les Tuileries se hérissent de fer, Robespierre reconquis règne en son palais, l’Assemblée dans le sien. Toute la nuit la Commune et la Convention appellent à leur secours, et mutuellement s’excommunient.

Le peuple était flottant entre ces deux puissances. Les citoyens erraient par les rues, s’appelant, s’interrogeant, se trompant et craignant de se perdre eux-mêmes et la Nation ; beaucoup demeuraient en place, et frappant le pavé de la crosse de leurs fusils, s’y appuyaient le menton en attendant le jour et la vérité.

Il était minuit. J’étais sur la place du Carrousel lorsque dix pièces de canon y arrivèrent. A la lueur des mèches allumées et de quelques torches, je vis que les officiers plaçaient leurs pièces avec indifférence sur la place comme en un parc d’artillerie, les unes braquées contre le Louvre, les autres vers la rivière. Ils n’avaient dans les ordres qu’ils donnaient aucune intention décidée. Ils s’arrêtèrent et descendirent de cheval, ne sachant guère à la disposition de qui il venaient se mettre. Les canonniers se couchèrent à terre. Comme je m’approchais d’eux, j’en remarquai un, le plus fatigué peut-être, mais à coup sûr le plus grand de tous, qui s’était établi commodément sur l’affût de sa pièce et commençait à ronfler déjà. Je le secouai par le bras : c’était mon paisible canonnier, c’était Blaireau.

Il se gratta la tête un moment avec un peu d’embarras, me regarda sous le nez, puis, me reconnaissant, se releva de toute son étendue assez languissamment. Ses camarades, habitués à le vénérer comme chef de pièce, vinrent pour l’aider à quelque manœuvre. Il allongea un peu ses bras et ses jambes pour se dégourdir, et leur dit :

« Oh ! restez, restez ; allez, ce n’est rien : c’est le citoyen que voilà qui vient boire un peu la goutte avec moi. Hein ? »

Les camarades recouchés ou éloignés :

« Eh bien ! dis-je, mon grand Blaireau, qu’est-ce donc qui arrive aujourd’hui ? »

Il prit la mèche de son canon et s’amusa à y allumer sa pipe.

« Oh ! c’est pas grand-chose, me dit-il.

— Diable ! » dis-je.

Il huma sa pipe avec bruit et la mit en train.

Oh ! mon Dieu ! mon Dieu, non ! pas la peine de faire attention à ça ! »

Il tourna la tête par-dessus ses hautes épaules pour regarder d’un air de mépris le palais national des Tuileries, avec toutes ses fenêtres éclairées.

« C’est, me dit-il, un tas d’avocats qui se chamaillent là-bas ! Et c’est tout.

— Ah ! ça ne te fait pas d’autre effet, à toi ? lui dis-je, en prenant un ton cavalier et voulant lui frapper sur l’épaule, mais n’y arrivant pas.

— Pas davantage », me dit Blaireau avec un air de supériorité incontestable.

Je m’assis sur son affût et je rentrai en moi-même. J’avais honte de mon peu de philosophie à côté de lui.

Cependant j’avais peine à ne pas faire attention à ce que je voyais. Le Carrousel se chargeait de bataillons qui venaient se serrer en masse devant les Tuileries et se reconnaissaient avec précaution. C’étaient la section de la Montagne, celle de Guillaume-Tell, celles des Gardes-Françaises et de la Fontaine-Grenelle qui se rangeaient autour de la Convention. Etait-ce pour la cerner ou la défendre ?

Comme je me faisais cette question, des chevaux accoururent. Ils enflammaient le pavé de leurs pieds. Ils vinrent droit aux canonniers.

Un gros homme, qu’on distinguait mal à la lueur des torches, et qui beuglait d’une étrange façon, devançait tous les autres. Il brandissait un grand sabre courbe, et criait de loin :

« Citoyens canonniers ! A vos pièces ! — Je suis le général Henriot. Criez : Vive Robespierre ! mes enfants ! Les traîtres sont là, enfants ! Brûlezleur un peu la moustache ! Hein ! faudra voir s’ils feront aller les bons enfants comme ils voudront, hein ! C’est que je suis là, moi ! — Hein ! vous me connaissez bien, mes fils, pas vrai ? ».

Pas un mot de réponse. Il chancelait sur son cheval et, se renversant en arrière, soutenait son gros corps sur les rênes et faisait cabrer le pauvre animal, qui n’en pouvait plus.

« Eh bien ! où sont donc les officiers ici, mille dieux ! continuait-il. Vive la Nation ! Dieu de Dieu ! et Robespierre ! les amis ! — Allons ! nous sommes des Sans-Culottes et de bons garçons, qui ne nous mouchons pas du pied, n’est-ce pas ? — Vous me connaissez bien ? — Hein ! vous savez, canonniers, que je n’ai pas froid aux yeux, moi ! Tournez-moi vos pièces sur cette baraque, où sont tous les filous et les gredins de la Convention. »

Un officier s’approcha et lui dit : « Salut ! — Va te coucher ! Je n’en suis pas. — Ni vu ni connu, — tu m’ennuies. »

Un second dit au premier :

« Mais dis donc, toi, on ne sait pas au fait s’il n’est pas général, ce vieil ivrogne ?

— Ah bah ! qu’est-ce que ça me fait ? » dit le premier. Et il s’assit.

Henriot écumait. « Je te fendrai le crâne comme un melon si tu n’obéis pas, mille tonnerres !

— Oh ! pas de ça, Lisette ! reprit l’officier en lui montrant le bout d’un écouvillon. Tiens-toi tranquille, s’il vous plaît, citoyen. »

Les espèces d’aides de camp qui suivaient Henriot s’efforçaient inutilement d’enlever les officiers et de les décider : ils les écoutaient beaucoup moins encore que leur gros buveur de général.

Le vin, le sang, la colère étranglaient l’ignoble Henriot. Il criait, il jurait Dieu, il maugréait, il hurlait ; il se frappait la poitrine ; il descendait de cheval et se jetait par terre ; il remontait et perdait son chapeau à grandes plumes. Il courait de la droite à la gauche et embarrassait les pieds du cheval dans les affûts. Les canonniers le regardaient sans se déranger et riaient. Les citoyens armés venaient le regarder avec des chandelles et des torches, et riaient.

Henriot recevait de grossières injures et rendait des imprécations de cabaretier saoul.

« Oh ! le gros sanglier, — sanglier sans défense. — Oh ! oh ! qu’est-ce qu’il nous veut, le porc empanaché ? »

Il criait : « A moi les bons Sans-Culottes ! à moi les solides à trois poils ! que j’extermine toute cette enragée canaille de Tallien ! Fendons la gorge à Boissy d’Anglas ; éventrons Collot d’Herbois ; coupons le sifflet à Merlin-Thionville ; faisons un hachis de conventionnels sur le Billaud-Varennes, mes enfants !

— Allons ! dit l’adjudant-major des canonniers, commence par faire demi-tour, vieux fou. En v’là assez. C’est assez d’parade comm’ça. Tu ne passeras pas. »

En même temps il donna un coup de pommeau de sabre dans le nez du cheval d’Henriot. Le pauvre animal se mit à courir dans la place du Carrousel, emportant son gros maître, dont le sabre et le chapeau traînaient à terre, et renversant sur son chemin des soldats pris par le dos, des femmes qui étaient venues accompagner les Sections, et de pauvres petits garçons accourus pour regarder, comme tout le monde.

L’ivrogne revint encore à la charge et, avec un peu plus de bon sens (le froid sur la tête et le galop l’avaient un peu dégrisé), dit à un autre officier :

« Songe bien, citoyen, que l’ordre de faire feu sur la Convention, c’est de la Commune que je te l’apporte, et de la part de Robespierre, Saint-Just et Couthon. J’ai le commandement sur toute la garnison. Tu entends, citoyen ? »

L’autre ôta son chapeau. Mais il répondit avec un sang-froid parfait :

« Donne-moi un ordre par écrit, citoyen. Crois-tu que je serai assez bête pour faire feu sans preuve d’ordre ? — Oui ! pas mal ! — Je ne suis pas au service d’hier, va ! pour me faire guillotiner demain. Donne-moi un ordre signé, et je brûle le Palais-National et la Convention comme un paquet d’allumettes. »

Là-dessus, il retroussa sa moustache et tourna le dos.

« Autrement, ajouta-t-il, ordonne le feu toi-même aux artilleurs, et je ne soufflerai pas. »

Henriot le prit au mot. Il vint droit à Blaireau :

« Canonnier, dit-il, je te connais. »

Blaireau ouvrit de grands yeux hébétés et dit :

« Tiens ! il me connaît !

— Je t’ordonne de tourner la pièce sur le mur là-bas, et de faire feu. »

Blaireau bâilla. Puis il se mit à l’ouvrage, et d’un tour de bras la pièce fut braquée. Il ploya ses grands genoux, et en pointeur expérimenté ajusta le canon, mettant en ligne les deux points de mire vis-à-vis la plus grande fenêtre allumée du château.

Henriot triomphait.

Blaireau se redressa de toute sa hauteur et dit à ses quatre camarades, qui se tenaient à leur poste pour servir la pièce, deux à droite, deux à gauche :

« Ce n’est pas tout à fait ça, mes petits amis. — Un petit tour de roue encore ! »

Moi, je regardai cette roue du canon qui tournait en avant, puis retournait en arrière, et je crus voir la roue mythologique de la Fortune. Oui, c’était elle… C’était elle-même, réalisée, en vérité.

A cette roue était suspendu le destin du monde. Si elle allait en avant et pointait la pièce, Robespierre était vainqueur. En ce moment même les Conventionnels avaient appris l’arrivée d’Henriot ; en ce moment même, ils s’asseyaient pour mourir sur leurs chaises curules. Le peuple des tribunes s’était enfui et le racontait autour de nous. Si le canon faisait feu, l’Assemblée se séparait, et les Sections réunies passaient au joug de la Commune. La Terreur s’affermissait, puis s’adoucissait, puis restait… restait un Richard III, ou un Cromwell, ou, après un Octave… qui sait ?

Je ne respirais pas, je regardais, je ne voulais rien dire. Si j’avais dit un mot à Blaireau, si j’avais mis un grain de sable, le souffle d’un geste sous la roue, je l’aurais fait reculer. Mais non, je n’osai le faire, je voulus voir ce que le Destin seul enfanterait.

Il y avait un petit trottoir usé devant la pièce ; les quatre servants ne pouvaient y poser également les roues, qui glissaient toujours en arrière.

Blaireau recula et se croisa les bras en artiste découragé et mécontent. Il fit la moue.

Il se tourna vers un officier d’artillerie :

« Lieutenant ! c’est trop jeune tout ça ! — C’est trop jeune, ces servants-là, ça ne sait pas manier sa pièce. Tant que vous me donnerez ça, il n’y a pas moyen d’aller ! — N’y a pas de plaisir ! »

Le lieutenant répondit avec humeur :

« Je ne te dis pas de faire feu, moi, je ne dis rien.

— Ah bien ! c’est différent, dit Blaireau en bâillant. Ah ! bien, ni moi non plus, je ne suis plus du jeu. Bonsoir. »

En même temps il donna un coup de pied à sa pièce, la fit rouler en travers, et se coucha dessus.

Henriot tira son sabre, qu’on lui avait ramassé.

« Feras-tu feu ? » dit-il.

Blaireau fumait, et tenant à la main sa mèche éteinte, répondit :

« Ma chandelle est morte ! va te coucher ! »

Henriot, suffoqué de rage, lui donna un coup de sabre à fendre un mur ; mais c’était un revers d’ivrogne, si mal appliqué, qu’il ne fit qu’effleurer la manche de l’habit et à peine la peau, à ce que je jugeai.

C’en fut assez pour décider l’affaire contre Henriot. Les canonniers furieux firent pleuvoir sur son cheval une grêle de coups de poing, de pied, d’écouvillon ; et le malencontreux général, couvert de boue, ballotté par son coursier comme un sac de blé sur un âne, fut emporté vers le Louvre, pour arriver, comme vous savez, à l’Hôtel de Ville, où Coffinhal le Jacobin le jeta par la fenêtre sur un tas de fumier, son lit naturel.

En ce moment même arrivent les commissaires de la Convention ; ils crient de loin que Robespierre, Saint-Just, Couthon, Henriot sont mis hors la loi. Les Sections répondent à ce mot magique par des cris de joie. Le Carrousel s’illumine subitement. Chaque fusil porte un flambeau. Vive la liberté ! Vive la Convention ! A bas les tyrans ! sont les cris de la foule armée. Tout marche à l’Hôtel de Ville, et tout le peuple se soumet ou se disperse au cri magique qui fut l’interdit républicain : Hors la loi !

La Convention assiégée fit une sortie et vint des Tuileries assiéger la Commune à l’Hôtel de Ville. Je ne la suivis pas ; je ne doutais pas de sa victoire. Je ne vis pas Robespierre se casser le menton au lieu de la cervelle et recevoir l’injure comme il eût reçu l’hommage, avec orgueil et en silence. Il avait attendu la soumission de Paris, au lieu d’envoyer et d’aller la conquérir comme la Convention. Il avait été lâche. Tout était dit pour lui. Je ne vis pas son frère se jeter sur les baïonnettes par le balcon de l’Hôtel de Ville, Lebas se casser la tête, et Saint-Just aller à la guillotine aussi calme qu’en y faisant conduire les autres, les bras croisés, les yeux et les pensées au ciel comme le Grand Inquisiteur de la Liberté.

Ils étaient vaincus, peu m’importait le reste.

Je restai sur la même place, et prenant les mains longues et ignorantes de mon canonnier naïf, je lui fis cette petite allocution :

« O Blaireau ! ton nom ne tiendra pas la moindre place dans l’Histoire, et tu t’en soucies peu, pourvu que tu dormes le jour et la nuit, et que ce ne soit pas loin de Rose. Tu es trop simple et trop modeste, Blaireau, car je te jure que, de tous les hommes appelés grands par les conteurs d’histoire, il y en a peu qui aient fait des choses aussi grandes que celles que tu viens de faire. Tu as retranché du monde un règne et une Ere démocratique ; tu as fait reculer la Révolution d’un pas, tu as blessé à mort la République… Voilà ce que tu as fait, ô grand Blaireau ! — D’autres hommes vont gouverner qui seront félicités de ton œuvre ; et qu’un souffle de toi aurait pu disperser comme la fumée de ta pipe solennelle. On écrira beaucoup et longtemps, et peut-être toujours, sur le 9 Thermidor ; et jamais on ne pensera à te rapporter l’hommage d’adoration qui t’est dû tout aussi justement qu’à tous les hommes d’action qui pensent si peu et qui savent si peu comment ce qu’ils ont fait s’est fait, et qui sont bien loin de ta modestie et de ta candeur philosophique. Qu’il ne soit pas dit qu’on ne t’ait pas rendu hommage ; c’est toi, ô Blaireau ! qui es véritablement l’homme de la Destinée. »

Cela dit, je m’inclinai avec un respect réel et plein d’humiliation, après avoir vu ainsi tout au fond de la source d’un des plus grands événements politiques du monde.

Blaireau pensa, je ne sais pourquoi, que je me moquais de lui. Il retira sa main des miennes très doucement, par respect, et se gratta la tête :

« Si c’était, dit ce grand homme, un effet de votre bonté de regarder un peu mon bras gauche, seulement pour voir.

— C’est juste », dis-je.

Il ôta sa manche ; et je pris une torche.

« Remercie Henriot, mon fils, lui dis-je, il t’a défait des plus dangereux de tes hiéroglyphes. Les fleures de lis, les Bourbons et Madeleine sont enlevés avec l’épiderme, et après-demain tu seras guéri et marié si tu veux. »

Je lui serrai le bras avec mon mouchoir, je l’emmenai chez moi, et ce qui fut dit fut fait.

De longtemps encore je ne pus dormir, car le serpent était écrasé, mais il avait dévoré le cygne de la France.

Vous connaissez trop votre monde pour que je cherche à vous persuader que mademoiselle de Coigny s’empoisonna et que madame de Saint-Aignan se poignarda. Si la douleur fut un poison pour elles, ce fut un poison lent. Le 9 Thermidor les fit sortir de prison. Mademoiselle de Coigny se réfugia dans le mariage, mais bien des choses m’ont porté à croire qu’elle ne se trouva pas très bien de ce lieu d’asile. — Pour madame de Saint-Aignan, une mélancolie douce et affectueuse, mais un peu sauvage, et l’éducation de trois beaux enfants, remplirent toute sa vie et son veuvage dans la solitude du château de Saint-Aignan. Un an environ après sa prison, une femme vint me demander de sa part un portrait. Elle avait attendu la fin du deuil de son mari pour me faire reprendre ce trésor. — Elle désirait ne pas me voir. — Je donnais la précieuse boîte de maroquin violet, et je ne la revis pas. — Tout cela était très bien, très pur, très délicat. — J’ai respecté ses volontés, et je respecterai toujours son souvenir charmant, car elle n’est plus.

Jamais aucun voyage ne lui fit quitter ce portrait, n’a-t-on dit ; jamais elle ne consentit à le laisser copier ; peut-être l’a-t-elle brisé en mourant, peut-être est-il resté dans un tiroir de secrétaire du vieux château, où les petits-enfants de la belle duchesse l’auront toujours pris pour un grand-oncle : c’est la destinée des portraits. Il ne font battre qu’un seul cœur, et quand ce cœur ne bat plus, il faut les effacer.