Stello/XXXVII

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Charles Gosselin (p. 385-389).


CHAPITRE XXXVII


De l’ostracisme perpétuel


Les dernières paroles du Docteur Noir résonnaient encore dans la grande chambre de Stello, lorsque celui-ci s’écria, en levant les deux bras au-dessus de sa tête :

« Oui, cela dut se passer ainsi !

— Mes histoires, dit rudement le conteur satirique, sont, comme toutes les paroles des hommes, à moitié vraies.

— Oui, cela dut se passer ainsi, poursuivit Stello, oui, je l’atteste par tout ce que j’ai souffert en écoutant. Comme l’on sent la ressemblance du portrait d’un inconnu ou d’un mort, je sens la ressemblance des vôtres. Oui, leurs passions et leurs intérêts les firent parler de la sorte. Donc, des trois formes de Pouvoir possibles, la première nous craint, la seconde nous dédaigne comme inutiles, la troisième nous hait et nous nivelle comme supériorités aristocratiques. Sommes-nous donc les ilotes éternels des sociétés ?

— Ilotes ou Dieux, dit le Docteur, la Multitude, tout en vous portant dans ses bras, vous regarde de travers comme tous ses enfants, et de temps en temps vous jette à terre et vous foule aux pieds. C’est une mauvaise mère.

« Gloire éternelle à l’homme d’Athènes… — Oh ! pourquoi ne sait-on pas son nom ? Pourquoi le sublime anonyme qui créa la Vénus de Milo ne lui a-t-il pas réservé la moitié de son bloc de marbre ? Pourquoi ne l’a-t-on pas écrit en lettres d’or, ce nom grossier sans doute, en tête des Hommes illustres de Plutarque ? — Gloire à l’homme d’Athènes… — Je ne cesserai de le vénérer et de le considérer comme le type éternel, le magnifique représentant du Peuple de toutes les nations et de tous les siècles. Je ne cesserai de penser à lui toutes les fois que je verrai des hommes assemblés pour juger quelque chose, ou quelqu’un, ou seulement des hommes réunis qui se parleront d’une œuvre ou d’une action illustre, ou seulement des hommes qui prononceront un nom célèbre, comme la Multitude les prononce d’ordinaire, avec un accent indéfinissable ; c’est un accent pincé, roide, jaloux et hostile. On dirait que le nom sort de la bouche avec explosion, malgré celui qui le prononce, contraint par un charme magique, une puissance secrète qui en arrache les syllabes importunes. Lorsqu’il passe, la bouche grimace, les lèvres flottent vaguement entre le sourire du mépris et la contraction d’un examen profond et sérieux. Il y a du bonheur si, dans ce combat, le nom, en passant, n’est pas estropié ou suivi d’une rude et flétrissante épithète. Ainsi, lorsqu’on a goûté par complaisance une liqueur amère, si les lèvres la jettent loin d’elles, il est rare que ce mouvement ne soit pas suivi d’un souffle et d’une expression de dégoût.

« O Multitude ! Multitude sans nom ! vous êtes née ennemie des noms ! — Considérez ce que vous faites lorsque vous vous assemblez au théâtre. Le fond de vos sentiments est le désir secret de la chute et la crainte du succès. Vous venez comme malgré vous, vous voudriez ne pas être charmée. Il faut que le Poète vous dompte par son interprète, l’acteur. Alors vous vous soumettez, non sans murmure et sans une longue suite de reproches sourds et obstinés. Car proclamer un succès, un nom, c’est pour chacun mettre ce nom au-dessus du sien, lui reconnaître une supériorité qui offense celui qui s’y soumet. Et jamais, je l’affirme, vous ne vous y soumettriez, ô fière Multitude ! si vous ne sentiez en même temps (heureuse consolation !) que vous faites acte de protection. Votre position de juge, qui verse l’or à pleines mains, vous soutient un peu dans le cruel effort que vous faites en signant, par des applaudissements, l’aveu d’une supériorité. Mais partout où ce dédommagement secret ne vous est pas donné, à peine avez-vous fait une gloire, vous la trouvez trop haute et vous la minez sourdement, vous la rognez par le pied et la tête jusqu’à ce qu’elle retombe à votre niveau.

Votre unique passion est l’égalité, ô Multitude ! et tant que vous serez, vous vous sentirez poussée par le besoin simultané d’un ostracisme perpétuel.

Gloire à l’homme d’Athènes… Eh ! mon Dieu, me faut-il donc ne pas savoir comment il fut appelé ! — Lui qui exprima, avec une immortelle naïveté, vos sentiments innés :

« Pourquoi le bannis-tu ?

— Je suis fatigué, dit-il, d’entendre louer son nom. »