Stello/XXXVIII

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Charles Gosselin (p. 391-402).


CHAPITRE XXXVIII


Le ciel d’Homère


Ilotes ou Dieux, répéta le Docteur Noir, vous souvient-il en outre d’un certain Platon qui nommait les poètes « imitateurs de fantômes » et les chassait de sa République ? Mais aussi il les nommait : Divins. Platon aurait eu raison de les adorer, en les éloignant des affaires ; mais l’embarras où il est pour conclure (ce qu’il ne fait pas) et pour unir son adoration à son bannissement, montre à quelles pauvretés et quelles injustices est conduit un esprit rigoureux et logicien sévère, lorsqu’il veut tout soumettre à une règle universelle. Platon veut l’utilité de tous dans chacun ; mais voilà que tout à coup il trouve en son chemin des inutiles sublimes comme Homère, et il n’en sait que faire. Tous les hommes de l’art le gênent ; il leur applique son équerre, et il ne peut les mesurer : cela le désole. Il les range tous, Poètes, Peintres, Sculpteurs, Musiciens, dans la catégorie des imitateurs ; déclare que tout art n’est qu’un badinage d’enfants, que les arts s’adressent à la plus faible partie de l’âme, celle qui est susceptible d’illusions, la partie peureuse, qui s’attendrit sur les misères humaines ; que les arts sont déraisonnables, lâches, timides, contraires à la raison ; que pour plaire à la Multitude confuse, les Poètes s’attachent à peindre les caractères passionnés, plus aisés à saisir par leur variété ; qu’ils corrompraient l’esprit des plus sages, si on ne les condamnait ; qu’ils feraient régner le plaisir et la douleur dans l’État, à la place des lois et de la raison. Il dit encore qu’Homère, s’il eût été en état d’instruire et de perfectionner les hommes, et non un inutile chanteur, comme il était, (incapable même, ajoute-t-il, d’empêcher Créophile, son ami, d’être gourmand, ô niaiserie antique !), on ne l’eût pas laissé mendier pieds nus, mais on l’eût estimé, honoré et servi autant que Protagoras d’Abdère et Prodicus de Céos, sages philosophes, portés en triomphe partout.

— Dieu tout-puissant ! s’écria Stello, qu’est-ce, je vous prie, à présent, pour nous autres, que les honorables Protagoras et Prodicus, tandis que tout vieillard, tout homme et tout enfant adorent en pleurant le divin Homère ?

— Ah ! ah ! reprit le Docteur, les yeux animés par un triomphe désespérant, vous voyez donc qu’il n’y a pas plus de pitié pour les Poètes parmi les philosophes que parmi les hommes du Pouvoir. Ils se tiennent tous la main, en foulant les arts sous les pieds.

— Oui, je le sens, dit Stello, pâle et agité, mais quelle en est donc la cause impérissable ?

— Leur sentiment est l’envie, dit l’inflexible Docteur, leur idée (prétexte indestructible !) est L’INUTILITE DES ARTS A L’ETAT SOCIAL.

« La pantomime de tous, en face du Poète, est un sourire protecteur et dédaigneux ; mais tous sentent au fond du cœur quelque chose, comme la présence d’un Dieu supérieur.

Et en cela ils sont encore bien au-dessus des hommes vulgaires qui, ne sentant qu’à demi cette supériorité, éprouvent seulement près des Poètes cette gêne que leur causerait aussi le voisinage d’une grande passion qu’ils ne comprendraient pas. Ils ont la gêne que sentirait un fat ou un froid pédant, transporté subitement à côté de Paul au moment du départ de Virginie ; de Werther au moment où il va saisir ses pistolets ; à côté de Roméo quand il vient de boire le poison ; de Desgrieux quand il suit pieds nus la charrette des filles perdues. Cet indifférent les croira fous indubitablement, mais il sentira pourtant quelque chose de grand et de respectable dans ces hommes voués à une émotion profonde, et il se taira en s’éloignant, se croyant supérieur à eux, parce qu’il n’est pas ému.

— Juste ! ô juste ! dit Stello dans sa poitrine et s’enfonçant de plus en plus dans son fauteuil, comme pour se dérober au son de voix dur et puissant qui le poursuivait.

— Pour en revenir à Platon, il y avait aussi rivalité de divinité entre Homère et lui. Une jalouse humeur animait cet esprit vaste et justement immortel, mais positif comme tous ceux qui n’appuient leur domination intellectuelle que sur le développement infini du Jugement et repoussent l’Imagination.

Sa conviction était profonde, parce qu’il la puisait dans le sentiment des facultés de son être, auxquelles chacun veut toujours mesurer les autres. Platon avait un esprit exact, géométrique et raisonneur, tel que depuis l’eut Pascal, et tous deux repoussèrent durement la Poésie, qu’ils ne sentaient pas. Mais je ne poursuis que Platon, parce qu’il ne sort pas de notre sujet de conversation, ayant eu de gigantesques prétentions de législateur et d’homme d’État.

Je crois me souvenir, monsieur, qu’il dit à peu près ceci :

La faculté qui juge tout selon la mesure et le calcul est ce qu’il y a de plus excellent dans l’âme ; donc, l’autre faculté qui lui est opposée est une des choses les plus frivoles qui soient en nous. »

Et cet honnête homme part de là pour traiter Homère du haut en bas ; il le met sur la sellette, et lui dit d’un air de rhéteur, vers le livre sixième de sa République :

« Mon cher Homère, s’il n’est pas vrai que vous soyez un ouvrier éloigné de trois degrés de la vérité, incapable de faire autre chose que des fantômes de vertu (car il tient à ses fantômes) ; si vous êtes un ouvrier du second ordre, capable de connaître ce qui peut rendre meilleurs ou pires les États et les particuliers, dites-nous quelle ville vous doit la réforme de son gouvernement, comme Lacédémone en est redevable à Lycurgue, l’Italie et la Sicile à Charondas, Athènes à Solon ? Quelle guerre avez-vous conduite ou conseillée ? Quelle utile découverte, quelle invention bonne à la perfection des arts ou aux besoins de la vie ont signalé votre nom ? »

« Et continuant ainsi avec son complaisant Glaucon, qui répond sans cesse : Fort bien, — voici qui est vrai, — vous avez raison, à peu près sur le ton que prend un petit séminariste répondant à son abbé dans une conférence, voilà mon philosophe qui chasse par les épaules le mendiant divin hors de sa République (fantastique, heureusement pour l’humanité).

A ce familier discours le bon Homère ne répondit rien, par la raison qu’il dormait, non de ce petit sommeil (dormitat) qu’un autre osa lui reprocher pour s’amuser à poser des règles aussi, mais du sommeil qui pèse cette nuit sur les yeux de Gilbert, de Chatterton et d’André Chénier. »

Ici Stello poussa un profond soupir et cacha sa tête dans ses mains.

« Cependant, poursuivit le Docteur Noir, supposons que nous tenions ici entre nous deux le divin Platon, ne pourrions-nous, s’il vous plaît, le conduire au musée Charles X (pardon de la liberté grande, je ne lui sais pas d’autre nom), sous le plafond sublime qui représente le règne, que dis-je ? le ciel d’Homère ? Nous lui montrerions ce vieux pauvre, assis sur un trône d’or avec son bâton de mendiant et d’aveugle comme un sceptre entre les jambes, ses pieds fatigués, poudreux et meurtris, mais à ses pieds ses deux filles (deux déesses), l’Iliade et l’Odyssée. Une foule d’hommes couronnés le contemple et l’adore, mais debout, selon qu’il sied aux génies. Ces hommes sont les plus grands dont les noms aient été conservés, les Poètes, et si j’avais dit les plus malheureux, ce seraient eux aussi. Ils forment, de son temps au nôtre, une chaîne presque sans interruption de glorieux exilés, de courageux persécutés, de penseurs affolés par la misère, de guerriers inspirés au camp, de marins sauvant leur lyre de l’Océan et non des cachots ; hommes remplis d’amour et rangés autour du premier et du plus misérable, comme pour lui demander compte de tant de haine qui les immobiles d’étonnement.

Agrandissons ce plafond sublime dans notre pensée, haussons et élargissons cette coupole, jusqu’à ce qu’elle contienne tous les infortunés que la Poésie ou l’Imagination frappa d’une réprobation universelle ! Ah ! le firmament, en un beau jour d’août, n’y suffirait pas ; non, le firmament d’azur et d’or tel qu’on le voit au Caire, pur de toute légère et imperceptible vapeur, ne serait pas une toile assez large pour servir de fond à leurs portraits.

Levez les yeux à ce plafond et figurez-vous y voir monter ces fantômes mélancoliques : Torquato Tasso, les yeux brûlés de pleurs, couvert de haillons, dédaigné même de Montaigne (ah ! philosophe, qu’as-tu fait là !), et réduit à n’y plus voir, non par cécité, mais… Ah ! je ne le dirai pas en français ; que la langue des Italiens soit tachée de ce cri de misère qu’il a jeté :

Non avendo candella per escrivere i suoi versi ;

Milton aveugle, jetant à un libraire son Paradis perdu pour dix livres sterling ; — Camoëns recevant l’aumône à l’hôpital des mains de ce sublime esclave qui mendiait pour lui sans le quitter ; — Cervantès tendant la main de son lit de misère et de mort ; — Lesage en cheveux blancs, suivi de sa femme et de ses filles, allant demander un asile, pour mourir, à un pauvre chanoine, son fils ; — Corneille manquant de tout, même de bouillon, dit Racine au Roi, au grand Roi ! — Dryden à soixante-dix ans mourant de misère et cherchant dans l’astrologie une vaine consolation aux injustices humaines ; — Spenser errant à pied à travers l’Irlande, moins pauvre et moins désolée que lui, et mourant avec la Reine des fées dans sa tête, Rosalinda dans son cœur, et pas un morceau de pain sur les lèvres. — Que je voudrais pouvoir m’arrêter là !…

Vondel, ce vieux Shakespeare de la Hollande, mort de faim à quatre-vingt-dix ans, et dont le corps fut porté par quatorze poètes misérables et pieds nus ; — Samuel Royer, qui fut trouvé mort de froid dans un grenier ; — Butler, qui fit Hudibras et mourut de misère ; — Floyer, Sydenham et Rushworth chargés de chaînes comme des forçats ; — J.-J. Rousseau qui se tua pour ne pas vivre d’aumônes ; — Malfilâtre que la faim mit au tombeau, dit Gilbert à l’hôpital…

Et tous ceux encore dont les noms sont écrits dans le ciel de chaque nation et sur les registres de ses hôpitaux.

Supposez que Platon s’avance seul au milieu de tous, et lise à la céleste famille cette feuille de sa République que je vous ai citée. Pensez-vous qu’Homère ne puisse pas lui dire du haut de son trône :

Mon cher Platon, il est vrai que le pauvre Homère et, comme lui, tous les infortunés immortels qui l’entourent, ne sont rien que des imitateurs de la Nature ; il est vrai qu’ils ne sont pas tourneurs parce qu’ils font la description d’un lit, ni médecins parce qu’ils racontent une guérison ; il est vrai que par une couche de mots et d’expressions figurées, soutenues de mesure, de nombre et d’harmonie, ils simulent la science qu’ils décrivent ; il est bien vrai qu’ils ne font ainsi que présenter aux yeux des mortels un miroir de la vie, et que, trompant leurs regards, ils s’adressent à la partie de l’âme qui est susceptible d’illusion ; mais, ô divin Platon ! votre faiblesse est grande, lorsque vous croyez la plus faible cette partie de notre âme qui s’émeut et qui s’élève, pour lui préférer celle qui pèse et qui mesure. L’Imagination, avec ses élus, est aussi supérieure au Jugement, seul avec ses orateurs, que les dieux de l’Olympe aux demi-dieux. Le don du ciel le plus précieux, c’est le plus rare. — Or ne voyez-vous pas qu’un siècle fait naître trois Poètes, pour une foule de logiciens et de sophistes très sensés et très habiles ? L’Imagination contient en elle-même le Jugement et la Mémoire sans lesquels elle ne serait pas. Qui entraîne les hommes, si ce n’est l’émotion ? qui enfante l’émotion, si ce n’est l’art ? et qui enseigne l’art, si ce n’est Dieu lui-même ? Car le Poète n’a pas de maître, et toutes les sciences sont apprises, hors la sienne. — Vous me demandez quelles institutions, quelles lois, quelles doctrines j’ai données aux villes ? Aucune aux nations, mais une éternelle au monde. — Je ne suis d’aucune ville, mais de l’univers. — Vos doctrines, vos lois, vos institutions, ont été bonnes pour un âge et un peuple, et sont mortes avec eux ; tandis que les œuvres de l’Art céleste restent debout pour toujours à mesure qu’elles s’élèvent, et toutes portent les malheureux mortels à la loi impérissable de l’AMOUR et de la PITIE. »

Stello joignit les mains malgré lui, comme pour prier. Le Docteur se tut un moment, et bientôt continua ainsi :