Stendhal - De l’amour, I, 1927, éd. Martineau/Chapitre 10

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (Ip. 58-61).

CHAPITRE X


Pour preuve de la cristallisation, je me contenterai de rappeler l’anecdote suivante[1].

Une jeune personne entend dire qu’Édouard, son parent qui va revenir de l’armée, est un jeune homme de la plus grande distinction ; on lui assure qu’elle en est aimée sur sa réputation ; mais il voudra probablement la voir avant de se déclarer et de la demander à ses parents. Elle aperçoit un jeune étranger à l’église, elle l’entend appeler Édouard, elle ne pense plus qu’à lui, elle l’aime. Huit jours après, arrive le véritable Édouard, ce n’est pas celui de l’église, elle pâlit, et sera pour toujours malheureuse si on la force à l’épouser.

Voilà ce que les pauvres d’esprit appellent une des déraisons de l’amour.

Un homme généreux comble une jeune fille malheureuse des bienfaits les plus délicats ; on ne peut pas avoir plus de vertus, et l’amour allait naître, mais il porte un chapeau mal retapé, et elle le voit monter à cheval d’une manière gauche ; la jeune fille s’avoue en soupirant, qu’elle ne peut répondre aux empressements qu’il lui témoigne.

Un homme fait la cour à la femme du monde la plus honnête ; elle apprend que ce monsieur a eu des malheurs physiques et ridicules ; il lui devient insupportable. Cependant elle n’avait nul dessein de se jamais donner à lui, et ces malheurs secrets ne nuisent en rien à son esprit et à son amabilité. C’est tout simplement que la cristallisation est rendue impossible.

Pour qu’un être humain puisse s’occuper avec délices à diviniser un objet aimable, qu’il soit pris dans la forêt des Ardennes ou au bal de Coulon, il faut d’abord qu’il lui semble parfait, non pas sous tous les rapports possibles, mais sous tous les rapports qu’il voit actuellement ; il ne lui semblera parfait à tous égards, qu’après plusieurs jours de la seconde cristallisation. C’est tout simple, il suffit alors d’avoir l’idée d’une perfection pour la voir dans ce qu’on aime.

On voit en quoi la beauté est nécessaire à la naissance de l’amour. Il faut que la laideur ne fasse pas obstacle. L’amant arrive bientôt à trouver belle sa maîtresse telle qu’elle est, sans songer à la vraie beauté.

Les traits qui forment la vraie beauté, lui promettraient s’il les voyait, et si j’ose m’exprimer ainsi, une quantité de bonheur que j’exprimerai par le nombre un, et les traits de sa maîtresse tels qu’ils sont lui promettent mille unités de bonheur.

Avant la naissance de l’amour, la beauté est nécessaire comme enseigne ; elle prédispose à cette passion par les louanges qu’on entend donner à ce qu’on aimera. Une admiration très vive rend la plus petite espérance décisive.

Dans l’amour-goût, et peut-être dans les premières cinq minutes de l’amour-passion, une femme en prenant un amant tient plus de compte de la manière dont les autres femmes voient cet homme, que de la manière dont elle le voit elle-même.

De là les succès des princes et des officiers[2].

Les jolies femmes de la cour du vieux Louis XIV étaient amoureuses de ce prince.

Il faut bien se garder de présenter des facilités à l’espérance, avant d’être sûr qu’il y a de l’admiration. On ferait naître la fadeur, qui rend à jamais l’amour impossible, ou du moins que l’on ne peut guérir que par la pique d’amour-propre.

On ne sympathise pas avec le niais, ni avec le sourire à tout venant ; de là, dans le monde, la nécessité d’un vernis de rouerie ; c’est la noblesse des manières. On ne cueille pas même le rire sur une plante trop avilie. En amour, notre vanité dédaigne une victoire trop facile  ; et, dans tous les genres, l’homme n’est pas sujet à s’exagérer le prix de ce qu’on lui offre.

  1. Empoli, juin 1819.
  2. Those who remarked in the countenance of this young hero a dissolute audacity mingled with extreme haughtiness and indifference to the feelings of others, could not yet deny to his countenance that sort of comeliness which belongs to an open set of features, well formed by nature, modelled by art to the usual rules of courtesy, yet so far frank and honest, that they seemed as if they disclaimed to conceal the natural working of the soul. Such an expression is often mistaken for manly frankness, when in truth it arises from the reckless indifference of a libertine disposition, conscious of superiority of birth, of wealth, or of some other adventitious advantage totally unconnected with personal merit.
    Ivanhoe, tome I, p. 145.