Stendhal - De l’amour, I, 1927, éd. Martineau/Chapitre 13

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (Ip. 67-69).

CHAPITRE XIII

Du premier pas, du grand monde, des malheurs.


Ce qu’il y a de plus étonnant dans la passion de l’amour, c’est le premier pas, c’est l’extravagance du changement qui s’opère dans la tête d’un homme.

Le grand monde, avec ses fêtes brillantes, sert l’amour comme favorisant ce premier pas.

Il commence par changer l’admiration simple (n° 1) en admiration tendre (n° 2) : Quel plaisir de lui donner des baisers, etc.

Une valse rapide, dans un salon éclairé de mille bougies, jette dans les jeunes cœurs une ivresse qui éclipse la timidité, augmente la conscience des forces et leur donne enfin l’audace d’aimer. Car voir un objet très aimable ne suffit pas ; au contraire, l’extrême amabilité décourage les âmes tendres, il faut le voir, sinon vous aimant[1], du moins dépouillé de sa majesté.

Qui s’avise de devenir amoureux d’une reine, à moins qu’elle ne fasse des avances[2] ?

Rien n’est donc plus favorable à la naissance de l’amour, que le mélange d’une solitude ennuyeuse et de quelques bals rares et longtemps désirés ; c’est la conduite des bonnes mères de famille qui ont des filles.

Le vrai grand monde tel qu’on le trouvait à la cour de France[3], et qui je crois n’existe plus depuis 1780[4], était peu favorable à l’amour, comme rendant presque impossibles la solitude et le loisir, indispensables pour le travail des cristallisations.

La vie de la cour donne l’habitude de voir et d’exécuter un grand nombre de nuances, et la plus petite nuance peut être le commencement d’une admiration et d’une passion[5].

Quand les malheurs propres de l’amour sont mêlés d’autres malheurs (de malheurs de vanité, si votre maîtresse offense votre juste fierté, vos sentiments d’honneur et de dignité personnelle ; de malheurs de santé, d’argent, de persécution politique, etc.), ce n’est qu’en apparence que l’amour est augmenté par ces contretemps ; comme ils occupent à autre chose l’imagination, ils empêchent, dans l’amour espérant, les cristallisations, et, dans l’amour heureux, la naissance des petits doutes. La douceur de l’amour et sa folie reviennent quand ces malheurs ont disparu.

Remarquez que les malheurs favorisent la naissance de l’amour chez les caractères légers ou insensibles ; et qu’après sa naissance, si les malheurs sont antérieurs, ils favorisent l’amour en ce que l’imagination, rebutée des autres circonstances de la vie, qui ne fournissent que des images tristes, se jette tout entière à opérer la cristallisation.

  1. De là la possibilité des passions à origine factice, celles-ci, et celle de Bénédict et Béatrix (Shakspeare).
  2. Voir les Amours de Struenzée dans les Cours du nord, de Brown, trois vol., 1819.
  3. Voir les lettres de madame du Deffant, de mademoiselle de Lespinasse, les Mémoires de Bezenval, de Lauzun, de madame d’Épinay, le Dictionnaire des Étiquettes, de madame de Genlis, les Mémoires de Dangeau, d’Horace Walpole.
  4. Si ce n’est peut-être à la cour de Pétersbourg.
  5. Voir Saint-Simon et Werther. Quelque tendre et délicat que soit un solitaire, son âme est distraite, une partie de son imagination est employée à prévoir la société. La force de caractère est un des charmes qui séduisent le plus les cœurs vraiment féminins. De là le succès des jeunes officiers fort graves. Les femmes savent fort bien faire la différence de la violence des mouvements de passion, qu’elles sentent si possibles dans leurs cœurs, à la force de caractère ; les femmes les plus distinguées sont quelquefois dupes d’un peu de charlatanisme en ce genre. On peut s’en servir sans nulle crainte, aussitôt que l’on s’aperçoit que la cristallisation a commencé.