Stendhal - De l’amour, I, 1927, éd. Martineau/Chapitre 12

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (Ip. 64-66).

CHAPITRE XII

Suite de la cristallisation.


Pourquoi jouit-on avec délices de chaque nouvelle beauté que l’on découvre dans ce qu’on aime ?

C’est que chaque nouvelle beauté nous donne la satisfaction pleine et entière d’un désir. Vous la voulez tendre, elle est tendre ; ensuite vous la voulez fière comme l’Émilie de Corneille, et, quoique ces qualités soient probablement incompatibles, elle paraît à l’instant avec une âme romaine. Voilà la raison morale pour laquelle l’amour est la plus forte des passions. Dans les autres, les désirs doivent s’accommoder aux froides réalités ; ici ce sont les réalités qui s’empressent de se modeler sur les désirs ; c’est donc celle des passions où les désirs violents ont les plus grandes jouissances.

Il y a des conditions générales de bonheur qui étendent leur empire sur toutes les satisfactions de désirs particuliers.

1o Elle semble votre propriété, car c’est vous seul qui pouvez la rendre heureuse.

2o Elle est juge de votre mérite. Cette condition était fort importante dans les cours galantes et chevaleresques de François Ier et de Henri II, et à la cour élégante de Louis XV. Sous un gouvernement constitutionnel et raisonneur, les femmes perdent toute cette branche d’influence.

3o Pour les cœurs romanesques, plus elle aura l’âme sublime, plus seront célestes et dégagés de la fange de toutes les considérations vulgaires les plaisirs que vous trouverez dans ses bras.

La plupart des jeunes français de dix-huit ans sont élèves de J.-J. Rousseau ; cette condition de bonheur est importante pour eux.

Au milieu d’opérations si décevantes pour le désir du bonheur, la tête se perd.

Du moment qu’il aime, l’homme le plus sage ne voit plus aucun objet tel qu’il est. Il s’exagère en moins ses propres avantages, et en plus les moindres faveurs de l’objet aimé. Les craintes et les espoirs prennent à l’instant quelque chose de romanesque (de wayward). Il n’attribue plus rien au hasard ; il perd le sentiment de la probabilité ; une chose imaginée est une chose existante pour l’effet sur son bonheur[1].

Une marque effrayante que la tête se perd, c’est qu’en pensant à quelque petit fait, difficile à observer, vous le voyez blanc, et vous l’interprétez en faveur de votre amour ; un instant après vous vous apercevez qu’en effet il était noir, et vous le trouvez encore concluant en faveur de votre amour.

C’est alors qu’une âme en proie aux incertitudes mortelles sent vivement le besoin d’un ami ; mais pour un amant il n’est plus d’ami. On savait cela à la cour. Voilà la source du seul genre d’indiscrétion qu’une femme délicate puisse pardonner.

  1. Il y a une cause physique, un commencement de folie, une affluence du sang au cerveau, un désordre dans les nerfs et dans le centre cérébral. Voir le courage éphémère des cerfs et la couleur des pensées d’un soprano. En 1922, la physiologie nous donnera la description de la partie physique de ce phénomène. Je le recommande à l’attention de M. Edwards.